Document fourni par les éditions Acamedia http://www.acamedia.fr Poésies diverses [Document électronique] / [Chateaubriand] Les Tombeaux champêtres Elégie imitée de Gray [Cette imitation a été imprimée à Londres, dans le journal de Peltier. Voyez la Préface. (N.d.A.)]. Londres, 1796. Dans les airs frémissants j'entends le long murmure De la cloche du soir qui tinte avec lenteur ; Les troupeaux en bêlant errent sur la verdure ; Le berger se retire et livre la nature A la nuit solitaire, à mon penser rêveur Dans l'orient d'azur l'astre des nuits s'avance, Et tout l'air se remplit d'un calme solennel. Du vieux temple verdi sous ce lierre immortel L'oiseau de la nuit seul trouble le grand silence. On n'entend que le bruit de l'insecte incertain, Et quelquefois encore, au travers de ces hêtres, Les sons interrompus des sonnettes champêtres Du troupeau qui s'endort sur le coteau lointain. Dans ce champ où l'on voit l'herbe mélancolique Flotter sur les sillons que forment ces tombeaux, Les rustiques aïeux de nos humbles hameaux Au bruit du vent des nuits dorment sous l'if antique. De la jeune Progné le ramage confus, Du zéphyr, au matin, la voix fraîche et céleste, Les chants perçants du coq ne réveilleront plus Ces bergers endormis sous cette couche agreste. Près de l'âtre brûlant une épouse modeste N'apprête plus pour eux le champêtre repas ; Jamais à leur retour ils ne verront, hélas ! D'enfants au doux parler une troupe légère, Entourant leurs genoux et retardant leurs pas, Se disputer l'amour et les baisers d'un père. Souvent, ô laboureurs ! Cérès mûrit pour vous Les flottantes moissons dans les champs qu'elle dore ; Souvent avec fracas tombèrent sous vos coups Les pins retentissants dans la forêt sonore. En vain l'ambition, qu'enivrent ses désirs, Méprise et vos travaux et vos simples loisirs : Eh ! que sont les honneurs ? L'enfant de la victoire, Le paisible mortel qui conduit un troupeau, Meurent également ; et les pas de la gloire, Comme ceux du plaisir, ne mènent qu'au tombeau. Qu'importe que pour nous de vains panégyriques D'une voix infidèle aient enflé les accents ? Les bustes animés, les pompeux monuments, Font-ils parler des morts les muettes reliques ? Jetés loin des hasards qui forment la vertu, Glacés par l'indigence aux jours qu'ils ont vécu, Peut-être ici la mort enchaîne en son empire De rustiques Newtons de la terre ignorés, D'illustres inconnus dont les talents sacrés Eussent charmé les dieux sur le luth qui respire : Ainsi brille la perle au fond des vastes mers ; Ainsi meurent aux champs des roses passagères Qu'on ne voit point rougir, et qui, loin des bergères, D'inutiles parfums embaument les déserts. Là dorment dans l'oubli des poètes sans gloire, Des orateurs sans voix, des héros sans victoire : Que dis-je ? des Titus faits pour être adorés. Mais si le sort voila tant de vertus sublimes, Sous ces arbres en deuil combien aussi de crimes Le silence et la mort n'ont-ils point dévorés ! Loin d'un monde trompeur, ces bergers sans envie, Emportant avec eux leurs tranquilles vertus, Sur le fleuve du temps passagers inconnus, Traversèrent sans bruit les déserts de la vie. Une pierre, aux passants demandant un soupir, Du naufrage des ans a sauvé leur mémoire ; Une Muse ignorante y grava leur histoire Et le texte sacré qui nous aide à mourir. En fuyant pour toujours les champs de la lumière. Qui ne tourne la tête au bout de la carrière ? L'homme qui va passer cherche un secours nouveau : Que la main d'un ami, que ses soins chers et tendres, Entrouvrent doucement la pierre du tombeau ! Le feu de l'amitié vit encor dans nos cendres. Pour moi qui célébrai ces tombes sans honneurs, Si quelque voyageur, attiré sur ces rives Par l'amour de rêver et le charme des pleurs, S'informe de mon sort dans ses courses pensives, Peut-être un vieux pasteur, en gardant ses troupeaux, Lui fera simplement mon histoire en ces mots : " Souvent nous l'avons vu, dans sa marche posée, Au souris du matin, dans l'orient vermeil, Gravir les frais coteaux à travers la rosée, Pour admirer au loin le lever du soleil. Là-bas, près du ruisseau, sur la mousse légère, A l'ombre du tilleul que baigne le courant, Immobile il rêvait, tout le jour demeurant Les regards attachés sur l'onde passagère. Quelquefois dans les bois il méditait ses vers Au murmure plaintif du feuillage et des airs. Un matin nos regards, sous l'arbre centenaire, Le cherchèrent en vain au repli du ruisseau ; L'aurore reparut, et l'arbre et le coteau, Et la bruyère encor, tout étoit solitaire. Le jour suivant, hélas ! à la file allongé. Un convoi s'avança par le chemin du temple. Approche, voyageur ! lis ces vers, et contemple Ce triste monument que la mousse a rongé. " Epitaphe. Ici dort à l'abri des orages du monde Celui qui fut longtemps jouet de leur fureur. Des forêts il chercha la retraite profonde, Et la mélancolie habita dans son coeur. De l'amitié divine il adora les charmes, Aux malheureux donna tout ce qu'il eut, des larmes. Passant, ne porte point un indiscret flambeau Dans l'abîme où la mort le dérobe à ta vue ; Laisse le reposer sur la rive inconnue, De l'autre côté du tombeau. II. A Lydie Imitation d'Alcée, poète grec. Londres, 1797. Lydie, es-tu sincère ? Excuse mes alarmes : Tu t'embellis en accroissant mes feux ; Et le même moment qui t'apporte des charmes Ride mon front et blanchit mes cheveux. Au matin de tes ans, de la foule chérie, Tout est pour toi joie, espérance, amour ; Et moi, vieux voyageur, sur ta route fleurie Je marche seul et vois finir le jour. Ainsi qu'un doux rayon quand ton regard humide Pénètre au fond de mon coeur ranimé, J'ose à peine effleurer d'une lèvre timide De ton beau front le voile parfumé. Tout à la fois honteux et fier de ton caprice, Sans croire en toi, je m'en laisse enivrer. J'adore tes attraits, mais je me rends justice : Je sens l'amour et ne puis l'inspirer. Par quel enchantement ai-je pu te séduire ? N'aurais-tu point dans mon dernier soleil Cherché l'astre de feu qui sur moi semblait luire Quand de Sapho je chantais le réveil ? Je n'ai point le talent qu'on encense au Parnasse. Eussé-je un temple au sommet d'Hélicon, Le talent ne rend point ce que le temps efface ; La gloire, hélas ! ne rajeunit qu'un nom. Le Guerrier de Samos, le Berger d'Aphélie [Deux ouvrages d'Alcée. (N.d.A.)], Mes fils ingrats, m'ont-ils ravi ta foi ? Ton admiration me blesse et m'humilie : Le croirais-tu ? je suis jaloux de moi. Que m'importe de vivre au delà de ma vie ? Qu'importe un nom par la mort publié ? Pour moi-même un moment aime-moi, ma Lydie, Et que je sois à jamais oublié ! III. Milton et Davenant Londres, 1797. Charles avait péri : des bourreaux-commissaires, Des lois qu'on appelait révolutionnaires, L'exil et l'échafaud, la confiscation. C'était la France enfin sous la Convention. Dans les nombreux suivants de l'étendard du crime L'Angleterre voyait un homme magnanime : Milton, le grand Milton (pleurons sur les humains) Prodiguait son génie à de sots puritains ; Il détestait surtout, dans son indépendance, Ce parti malheureux qu'une noble constance Attachait à son roi. Par ce zèle cruel, Milton s'était flétri des honneurs de Cromwell. Un matin que du sang il avait appétence, Des prédicants-soldats traînent en sa présence Un homme jeune encor, mais dont le front pâli Est prématurément par le chagrin vieilli, Un royaliste enfin. Dans le feu qui l'anime, Milton d'un oeil brûlant mesure sa victime, Qui, loin d'être sensible à ses propres malheurs, Semble admirer son juge et plaindre ses erreurs. " Dis-nous quel est ton nom, sycophante d'un maître, Vassal au double coeur d'un esclave et d'un traître. Réponds-moi. " - " Mon nom est Davenant. " A ce nom Vous eussiez vu soudain le terrible Milton Tressaillir, se lever, et, renversant son siège, Courir au prisonnier que la cohorte assiège. " Ton nom est Davenant, dis-tu ? ce nom chéri ! Serais-tu ce mortel, par les Muses nourri, Qui, dans les bois sacrés égarant sa jeunesse, Enchanta de ses vers les rives du Permesse ? " Davenant repartit : " Il est vrai qu'autrefois La lyre d'Aonie a frémi sous mes doigts. " A ces mots, répandant une larme pieuse, Oubliant des témoins la présence envieuse, Milton serre la main du poète admiré. Et puis de cette voix, de ce ton inspiré Qui d'Eve raconta les amours ineffables : " Tu vivras, peintre heureux des élégantes fables ; J'en jure par les arts qui nous avaient unis Avant que d'Albion le sort les eût bannis. A des coeurs embrasés d'une flamme si belle, Eh ! qu'importe d'un Pym la vulgaire querelle ? La mort frappe au hasard les princes, les sujets ; Mais les beaux vers, voilà ce qui ne meurt jamais, Soit qu'on chante le peuple ou le tyran injuste : Virgile est immortel en célébrant Auguste ! Quoi ! la loi frapperait de son glaive irrité Un enfant d'Apollon ?... Non, non, postérité ! Soldats, retirez-vous ; merci de votre zèle ! Cet homme est sûrement un citoyen fidèle, Un grand républicain : je sais de bonne part Qu'il s'est fort réjoui de la mort de Stuart. " " Non " criait Davenant, que ce reproche touche. Mais Milton, de sa main en lui couvrant la bouche, Au fond du cabinet le pousse tout d'abord, L'enferme à double tour, puis avec un peu d'or Econduit poliment la horde jacobine. Vers son hôte captif ensuite il s'achemine, Fait apporter du vin, qu'il lui verse à grands flots. Sème le déjeûner d'agréables propos : De politique point, mais beaucoup de critiques Sur l'esprit des Latins et les grâces attiques. Davenant récita l'idylle du ruisseau ; Milton lui repartit par le vif Allegro, Du doux Penseroso redit le chant si triste Et déclama les choeurs du Samson agoniste. Les poète, charmés de leurs talents divers, Se quittèrent enfin en murmurant leurs vers. Cependant, fatigué de ses longues misères, Le peuple soupirait pour les lois de ses pères : Il rappela son Roi ; les crimes réfrénés Furent par un édit sagement pardonnés. On excepta pourtant quelques hommes perfides. Complices et fauteurs des sanglants régicides : Milton, au premier rang, s'était placé parmi. Dénoncé par sa gloire, au toit d'un vieil ami Il avait espéré trouver ombre et silence. De son sort, une nuit, il pesoit l'inconstance : D'une lampe empruntée à la tombe des morts La lueur pâlissante éclairait ses remords Il entend tout à coup, vers la douzième heure, Heurter de son logis la porte extérieure ; Les verrous sont brisés par de nombreux soldats. La fille de Milton accourt ; on suit ses pas. Dans l'asile secret un chef se précipite : Un chapeau de ses yeux venant toucher l'orbite Voile à demi ses traits ; il a les yeux remplis De larmes qu'un manteau reçoit dans ses replis. Milton ne le voit point : privé de la lumière, La nuit règne à jamais sous sa triste paupière. " Eh bien ! que me veut-on ? dit le chantre d'Adam. Parlez : faut-il mourir ? " - " C'est encor Davenant, " Répond l'homme au manteau. Milton soudain s'écrie : " O noire trahison ! moi qui sauvai ta vie ! " " Oui, " repart le poète interdit, rougissant, " Mais vous êtes coupable et j'étais innocent. Ferme stoïcien, montrez votre courage ! Mon vieil ami, la mort est le commun partage : Ou plus tôt, ou plus tard, le trajet est égal Pour tous les voyageurs. Voici l'ordre fatal. " La fille de Milton, objet rempli de charmes, Ouvre l'affreux papier qu'elle baigne de larmes : C'est elle qui souvent, dans un docte entretien, Relit le vieil Homère à l'Homère chrétien Et des textes sacrés interprète modeste, A son père elle rend la lumière céleste En échange du jour qu'elle reçut de lui. Au chevet paternel empruntant un appui, D'une voix altérée elle lit la sentence : " Voulant à la justice égaler la clémence, Il nous plaît d'octroyer, de pleine autorité, A Davenant, pour prix de sa fidélité, La grâce de Milton. Charles. " Qu'on se figure Les transports que causa la touchante aventure, Combien furent de pleurs dans Londres répandus Pour les talents sauvés et les bienfaits rendus ! IV. Clarisse Imitation d'un poète écossais. Londres, 1797. Oui, je me plais, Clarisse, à la saison tardive, Image de cet âge où le temps m'a conduit ; Du vent à tes foyers j'aime la voix plaintive Durant la longue nuit. Philomèle a cherché des climats plus propices ; Progné fuit à son tour : sans en être attristé, Des beaux jours près de toi retrouvant les délices, Ton vieux cygne est resté. Viens dans ces champs déserts où la bise murmure Admirer le soleil, qui s'éloigne de nous ; Viens goûter de ces bois qui perdent leur parure Le charme triste et doux. Des feuilles que le vent détache avec ses ailes Voltige dans les airs le défaillant essaim : Ah ! puissé-je en mourant me reposer comme elles Un moment sur ton sein ! Pâle et dernière fleur qui survit à Pomone, La veilleuse [Nom populaire du colchique. (N.d.A.)] en ces prés peint mon sort et ma foi : De mes ans écoulés tu fais fleurir l'automne, Et je veille pour toi. Ce ruisseau, sous tes pas, cache au sein de la terre Son cours silencieux et ses flots oubliés : Que ma vie inconnue, obscure et solitaire, Ainsi passe à tes pieds ! Aux portes du couchant le ciel se décolore ; Le jour n'éclaire plus notre aimable entretien : Mais est-il un sourire aux lèvres de l'Aurore Plus charmant que le tien ? L'astre des nuits s'avance en chassant les orages : Clarisse, sois pour moi l'astre calme et vainqueur Qui de mon front troublé dissipe les nuages Et fait rêver mon coeur. V. L'Esclave Tunis, 1807. Le vigilant derviche à la prière appelle Du haut des minarets teints des feux du couchant. Voici l'heure au lion qui poursuit la gazelle ; Une rose au jardin moi je m'en vais cherchant. Musulmane aux longs yeux, d'un maître que je brave Fille délicieuse, amante des concerts, Est-il un sort plus doux que d'être ton esclave, Toi que je sers, toi que je sers ? Jadis, lorsque mon bras faisait voler la prame Sur le fluide azur de l'abîme calmé, Du sombre désespoir les pleurs mouillaient ma rame : Un charme m'a guéri : j'aime et je suis aimé. Le noir rocher me plaît ; la tour que le flot lave Me sourit maintenant aux grèves de ces mers : Le flambeau du signal y luit pour ton esclave, Toi que je sers, toi que je sers ! Belle et divine es-tu, dans toute ta parure, Quand la nuit au harem je glisse un pied furtif ! Les tapis, l'aloès, les fleurs et l'onde pure, Sont par toi prodigués à ton jeune captif. Quel bonheur ! au milieu du péril que j'aggrave, T'entourer de mes bras, te parer de mes fers, Mêler à tes colliers l'anneau de ton esclave, Toi que je sers, toi que je sers ! Dans les sables mouvants, de ton blanc dromadaire Je reconnais de loin le pas sûr et léger ; Tu m'apparais soudain : un astre solitaire Est moins doux sur la vague au pauvre passager ; Du matin parfumé le souffle est moins suave, Le palmier moins charmant au milieu des déserts. Quel sultan glorieux égale ton esclave, Toi que je sers, toi que je sers ! Mon pays, que j'aimais jusqu'à l'idolâtrie, N'est plus dans les soupirs de ma simple chanson ; Je ne regrette plus ma mère et ma patrie ; Je crains qu'un prêtre saint n'apporte ma rançon. Ne m'affranchis jamais ! laisse-moi mon entrave ! Oui, sois ma liberté, mon Dieu, mon univers ! Viens, sous tes beaux pieds nus, viens fouler ton esclave, Toi que je sers, toi que je sers ! VI. Souvenir du pays de France Romance. Combien j'ai douce souvenance Du joli lieu de ma naissance ! Ma soeur, qu'ils étaient beaux les jours De France ! O mon pays, sois mes amours Toujours ! Te souvient-il que notre mère, Au foyer de notre chaumière, Nous pressait sur son coeur joyeux, Ma chère ? Et nous baisions ses blancs cheveux Tous deux. Ma soeur, te souvient-il encore Du château que baignait la Dore ; Et de cette tant vieille tour Du Maure, Où l'airain sonnait le retour Du jour ? Te souvient-il du lac tranquille Qu'effleurait l'hirondelle agile, Du vent qui courbait le roseau Mobile, Et du soleil couchant sur l'eau, Si beau ? Oh ! qui me rendra mon Hélène, Et ma montagne et le grand chêne ? Leur souvenir fait tous les jours Ma peine : Mon pays sera mes amours Toujours ! VII. Ballade de l'Abencerage Le roi don Juan Un jour chevauchant Vit sur la montagne Grenade d'Espagne ; Il lui dit soudain : Cité mignonne, Mon coeur te donne Avec ma main. Je t'épouserai, Puis apporterai En dons à ta ville Cordoue et Séville. Superbes atours Et perles fines Je te destine Pour nos amours. Grenade répond : Grand roi de Léon, Au Maure liée, Je suis mariée. Garde tes présents : J'ai pour parure Riche ceinture Et beaux enfants. Ainsi tu disais ; Ainsi tu mentais. O mortelle injure ! Grenade est parjure ! Un chrétien maudit D'Abencerage Tient l'héritage : C'était écrit ! Jamais le chameau N'apporte au tombeau, Près de la piscine, L'haggi de Médine. Un chrétien maudit D'Abencerage Tient l'héritage : C'était écrit ! O bel Alhambra ! O palais d'Allah ! Cité des fontaines ! Fleuve aux vertes plaines ! Un chrétien maudit D'Abencerage Tient l'héritage : C'était écrit ! VIII. Le Cid Romance. Air des Folies d'Espagne. Prêt à partir pour la rive africaine, Le Cid armé, tout brillant de valeur, Sur la guitare, aux pieds de sa Chimène, Chantait ces vers que lui dictait l'honneur : Chimène a dit : Va combattre le Maure ; De ce combat surtout reviens vainqueur. Oui, je croirai que Rodrigue m'adore, S'il fait céder son amour à l'honneur. - Donnez, donnez et mon casque et ma lance ! Je veux montrer que Rodrigue a du coeur : Dans les combats signalant sa vaillance, Son cri sera pour sa dame et l'honneur. Maure vanté par ta galanterie, De tes accents mon noble chant vainqueur D'Espagne un jour deviendra la folie, Car il peindra l'amour avec l'honneur. Dans le vallon de notre Andalousie, Les vieux chrétiens conteront ma valeur : Il préféra, diront-ils, à la vie Son Dieu, son roi, sa Chimène et l'honneur. IX. Nous verrons Paris, 1810. Le passé n'est rien dans la vie, Et le présent est moins encor : C'est à l'avenir qu'on se fie Pour nous donner joie et trésor. Tout mortel dans ses voeux devance Cet avenir où nous courons ; Le bonheur est en espérance, On vit, en disant : Nous verrons. Mais cet avenir plein de charmes, Qu'est-il lorsqu'il est arrivé ? C'est le présent qui de nos larmes Matin et soir est abreuvé ! Aussitôt que s'ouvre la scène Qu'avec ardeur nous désirons, On bâille, on la regarde à peine ; On voit, en disant : Nous verrons. Ce vieillard penche vers la terre ; Il touche à ses derniers instants : Y pense-t-il ? Non ; il espère Vivre encor soixante et dix ans. Un docteur, fort d'expérience, Veut lui prouver que nous mourons : Le vieillard rit de la sentence, Et meurt en disant : Nous verrons. Valère et Damis n'ont qu'une âme ; C'est le modèle des amis. Valère en un malheur réclame La bourse et les soins de Damis : " Je viens à vous, ami sincère, Ou ce soir au fond des prisons... - Quoi ! ce soir même ? - Oui ! - Cher Valère, Revenez demain : Nous verrons. " Gare ! faites place aux carrosses Où s'enfle l'orgueilleux manant Qui jadis conduisait deux rosses A trente sous, pour le passant. Le peuple écrasé par la roue Maudit l'enfant des Porcherons ; Moi, du prince évitant la boue, Je me range, et dis : Nous verrons. Nous verrons est un mot magique Qui sert dans tous les cas fâcheux : Nous verrons, dit le politique ; Nous verrons, dit le malheureux. Les grands hommes de nos gazettes, Les rois du jour, les fanfarons, Les faux amis et les coquettes, Tout cela vous dit : Nous verrons. X. Peinture de Dieu Tirée de l'Ecriture. Paris, 1810. Savez-vous, ô pécheur ! quel est ce Dieu jaloux Quand l'oeuvre de l'impie allume son courroux ? Sur un char foudroyant il roule dans l'espace ; La Mort et le Démon volent devant sa face ; Les trois cieux, dont il fait trembler l'immensité, S'abaissent sous les pas de son éternité ; Le soleil pâlissant et la lune sanglante Marchent à la lueur de sa lance brûlante ; Des gouffres de l'enfer il fait sortir la nuit Il parle, tout se tait ; la mer le voit, et fuit, Et l'Abîme, du fond des vagues tourmentées, Lève en criant vers lui ses mains épouvantées. Au crime couronné ce Dieu redit : " Malheur ! " Et c'est le même Dieu qui bénit la douleur ! XI. Pour le mariage de mon neveu Au Ménil, 1812. L'autel est prêt ; la foule l'environne : Belle Zélie, il réclame ta foi. Viens, de ton front est la blanche couronne Moins virginale et moins pure que toi. J'ai quelquefois peint la grâce ingénue Et la pudeur sous ses voiles nouveau : Ah ! si mes yeux plus tôt t'avaient connue, On aurait moins critiqué mes tableaux. Mon cher Louis, chez la race étrangère Tu n'iras point t'égarer comme moi : A qui la suit la fortune est légère ; Il faut l'attendre et l'enfermer chez soi. Cher orphelin, image de ta mère, Au ciel pour toi je demande ici-bas Les jours heureux retranchés à ton père Et les enfants que ton oncle n'a pas. Fais de l'honneur l'idole de ta vie ; Rends tes aïeux fiers de leur rejeton, Et ne permets qu'à la seule Zélie Pour un moment de rougir à ton nom. XII. Pour la fête de Madame de *** Verneuil, 1812. De tes amis vois la troupe fidèle Pour te fêter s'unir à tes enfants : Tu nous parais toujours fraîche et nouvelle Comme la fleur qu'ils t'offrent tous les ans. Par la vertu quand la grâce est produite, Son charme au temps ne peut être soumis. Des jours pour toi nous seuls marquons la fuite : Tu restes jeune avec de vieux amis. XIII. Vers trouvés sur le pont du Rhône Il est minuit, et tu sommeilles ; Tu dors, et moi je vais mourir. Que dis-je, hélas ! peut-être que tu veilles ! Pour qui ?... L'enfer me fera moins souffrir. Demain quand, appuyée au bras de ta conquête, Lasse de trop d'amour et cherchant le repos, Tu passeras ce fleuve, avance un peu la tête Et regarde couler ces flots. XIV. Les malheurs de la révolution Paris, 1813. Sors des demeures souterraines, Néron, des humains le fléau ! Que le triste bruit de nos chaînes Te réveille au fond du tombeau. Tout est plein de trouble et d'alarmes : Notre sang coule avec nos larmes ; Ramper est la première loi : Nous traînons d'ignobles entraves ; On ne voit plus que des esclaves : Viens : le monde est digne de toi. Ils sont dévastés dans nos temples Les monuments sacrés des rois : Mon oeil effrayé les contemple ; Je tremble et je pleure à la fois. Tandis qu'une fosse commune Des grandeurs et de la fortune Reçoit les funèbres lambeaux, Un spectre, à la voix menaçante, A percé la tombe récente Qui dévora les vieux tombeaux. Sa main d'une pique est armée : Un bonnet cache son orgueil ; Par la mort sa vue est charmée : Il cherche un tyran [Louis XI. Ce roi ne fut point enterré à Saint-Denis : peu importe au poète. (N.d.A.)] au cercueil. Courbé sur la poudre insensible, Il saisit un sceptre terrible Qui du lis a flétri la fleur, Et d'une couronne gothique Chargeant son bonnet anarchique, Il se fait roi de la douleur. Voilà le fantôme suprême, Français, qui va régner sur vous Du républicain diadème Portez le poids léger et doux. L'anarchie et le despotisme, Au vil autel de l'athéisme, Serrent un noeud ensanglanté, Et s'embrassant dans l'ombre impure, Ils jouissent de la torture De leur double stérilité. L'échafaud, la torche fumante, Couvrent nos campagnes de deuil. La Révolution béante Engloutit le fils et l'aïeul. L'adolescent qu'atteint sa rage Va mourir au champ du carnage Ou dans un hospice exilé ; Avant qu'en la tombe il s'endorme, Sur un appui de chêne ou d'orme, Il traîne un buste mutilé. Ainsi quand l'affreuse Chimère [Prise ici pour le monstre marin d'Andromède. (N.d.A.)] Apparut non loin d'Ascalon, En vain la tendre et faible mère Cacha ses enfants au vallon. Du Jourdain les roseaux frémirent ; Au Liban les cèdres gémirent, Les palmiers à Jézeraël, Et le chameau laissé sans guides, Pleura dans les sables arides Avec les femmes d'Ismaël. Napoléon de son génie Enfin écrase les pervers ; L'ordre renaît : la France unie Reprend son rang dans l'univers. Mais, géant, fils aîné de l'homme, Faut-il d'un trône qu'on te nomme Usurpateur ? Mal fécondé, L'illustre champ de ta victoire Devait-il renier la gloire Du vieux Cid et du grand Condé ? Racontez, nymphes de Vincenne, Racontez des faits inouïs [Mort du duc d'Enghien. (N.d.A.)], Vous qui présidiez sous un chêne A la justice de Louis ! Oh ! de la mort chantre sublime [Bossuet. (N.d.A.)]. Toi qui d'un héros magnanime Rends plus grand le grand souvenir, Quels cris aurais-tu fait entendre, Si, quand tu pleurais sur sa cendre, Ton oeil eût sondé l'avenir ? Le vielllard-roi dont la clef sainte De Rome garde les débris N'a pu, dans l'éternelle enceinte, A son front trouver des abris On peut charger ses mains débiles De fers ingrats [Le pape à Fontainebleau. (N.d.A.)], mais inutiles, Car il reste au juste nouveau La force de sa croix divine, Et de sa couronne d'épine, Et de son sceptre de roseau. Triomphateur, notre souffrance Se fatigue de tes lauriers ; Loin du doux soleil de la France Devais-tu laisser nos guerriers [Campagne de Moscou. (N.d.A.)] ? La Duna, que tourmente Eole, Au Neptune inconnu du pôle Roule leurs ossements blanchis, Tandis que le noir Borysthène Va conter le deuil de la Seine Aux mers brillantes de Colchis. A l'avenir ton âme aspire ; Avide encore du passé, Tu veux Memphis ; du temps l'empire Par l'aigle sera traversé. Mais, Napoléon, ta mémoire Ne se montrera dans l'histoire Que sous le voile de nos pleurs : Lorsqu'à t'admirer tu m'entraînes, La liberté me dit ses chaînes La vertu m'apprend ses douleurs. XV. Vers écrits sur un souvenir Donné [Ce Souvenir renfermait des pensées de l'illustre voyageur, et était orné de fleurs peintes par Mme de Grollier. (N.d.A.)] par la marquise de Grollier à M. le baron de Humbolt. Paris, 1818. Vous qui vivrez toujours, comment pourrez-vous croire Qu'on vous offre des fleurs si promptes à mourir ? " Présentez, direz-vous, ces filles du Zéphyr A la beauté, mais non pas à la gloire. " Des dons de l'amitié connaissez mieux le prix. Dédaignez moins ces fleurs nouvelles : En les peignant sur vos écrits, J'ai trouvé le secret de les rendre immortelles. XVI. Charlottembourg Ou le tombeau de la reine de Prusse. Berlin, 1821. Le voyageur. Sous les hauts pins qui protègent ces sources, Gardien, dis-moi quel est ce monument nouveau ? Le gardien. Un jour il deviendra le terme de tes courses : O voyageur ! c'est un tombeau. Le voyageur. Qui repose en ces lieux ? Le gardien. Un objet plein de charmes. Le voyageur. Qu'on aima ? Le gardien. Qui fut adoré. Le voyageur. Ouvre-moi. Le gardien. Si tu crains les larmes, N'entre pas. Le voyageur. J'ai souvent pleuré. Le voyageur et le gardien entrent. Le voyageur. De la Grèce ou de l'Italie On a ravi ce marbre à la pompe des morts. Quel tombeau l'a cédé pour enchanter ces bords ? Est-ce Antigone ou Cornélie ? Le gardien. La beauté dont l'image excite tes transports Parmi nos bois passa sa vie. Le voyageur. Qui pour elle à ces murs de marbre revêtus A suspendu ces couronnes fanées ? Le gardien. Les beaux enfants dont ses vertus Ici-bas furent couronnées. Le voyageur. On vient. Le gardien. C'est un époux : il porte ici ses pas Pour nourrir en secret un souvenir funeste. Le voyageur. Il a donc tout perdu ? Le gardien. Non : un trône lui reste. Le voyageur. Un trône ne console pas. XVII. Les Alpes ou l'Italie 1822. Donc reconnaissez-vous au fond de vos abîmes Ce voyageur pensif, Au coeur triste, aux cheveux blanchis comme vos cimes, Au pas lent et tardif ? Jadis de ce vieux bois, où fait une eau limpide, Je sondais l'épaisseur Hardi comme un aiglon, comme un chevreuil rapide, Et gai comme un chasseur. Alpes, vous n'avez point subi mes destinées ! Le temps ne vous peut rien. Vos fronts légèrement ont porté les années Qui pèsent sur le mien. Pour la première fois, quand, rempli d'espérance, Je franchis vos remparts, Ainsi que l'horizon, un avenir immense S'ouvrait à mes regards. L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde, Quel champ pour mes désirs ! Je volai, j'évoquai cette Rome féconde En puissants souvenirs. Du Tasse une autre fois je revis la patrie : Imitant Godefroi, Chrétien et chevalier, j'allais vers la Syrie Plein d'ardeur et de foi. Ils ne sont plus ces jours que point mon coeur n'oublie, Et ce coeur aujourd'hui Sous le brillant soleil de la belle Italie Ne sent plus que l'ennui. Pompeux ambassadeurs que la faveur caresse, Ministres, valez-vous Les obscurs compagnons de ma vive jeunesse Et mes plaisirs si doux ? Vos noms aux bords riants que l'Adige décore Du temps seront vaincus, Que Catulle et Lesbie enchanteront encore Les flots du Bénacus. Politiques, guerriers, vous qui prétendez vivre Dans la postérité, J'y consens : mais on peut arriver sans vous suivre, A l'immortalité. J'ai vu ces fiers sentiers tracés par la Victoire, Au milieu des frimas, Ces rochers du Simplon que le bras de la Gloire Pendit pour nos soldats : Ouvrage d'un géant, monument du génie, Serez-vous plus connus Que la roche où Saint-Preux contait à Meillerie Les tourments de Vénus ? Je vous peignis aussi, chimère enchanteresse, Fictions des amours ! Aux tristes vérités le temps, qui fuit sans cesse, Livre à présent mes jours. L'histoire et le roman font deux parts de la vie, Qui si tôt se ternit : Le roman la commence, et lorsqu'elle est flétrie L'histoire la finit. XVIII. Le Départ Paris, 1827. Compagnons, détachez des voûtes du portique Ces dons du voyageur, ce vêtement antique, Que j'avais consacrés aux dieux hospitaliers. Pour affermir mes pas dans la course prochaine, Remettez dans ma main le vieil appui de chêne Qui reposait à mes foyers. Où vais-je aller mourir ? Dans les bois des Florides ? Aux rives du Jourdain, aux monts des Thébaïdes ? Ou bien irai-je encore à ce bord renommé, Chez un peuple affranchi par les efforts du brave, Demander le sommeil que l'Eurotas esclave M'offrit dans son lit embaumé ? Ah ! qu'importe le lieu ? Jamais un peu de terre, Dans le champ du potier, sous l'arbre solitaire, Ne peut manquer aux os du fils de l'étranger. Nul ne rira du moins de ma mort advenue ; Du pèlerin assis sur ma tombe inconnue Du moins le pas sera léger.