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Version 1.1, Aout 1999
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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
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<IDENT vignypoesie>
<IDENT_AUTEURS vignya>
<IDENT_COPISTES douillardl>
<ARCHIVE http://abu.cnam.fr/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Oeuvres Complètes>
<GENRE vers>
<AUTEUR Alfred de Vigny>
<COPISTE Ludovic Douillard>
<NOTESPROD>
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER vignypoesie1 --------------------------------
OEUVRES COMPLÈTES
DE
Alfred de Vigny
POÉSIES
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL,
27-31
M D CCC LXXXIII
PRÉFACE
Ces poèmes sont choisis
par l'Auteur parmi ceux qu'il composa dans sa
vie errante et militaire. Ce
sont les seuls qu'il juge dignes d'être conservés.
Plusieurs nouveaux poèmes
en remplacent d'autres qu'il retranche de l'élite de
ses créations.
L'avenir accepte rarement tout ce que lui lègue un poète. Il est bon de
chercher à deviner son goût et de lui épargner, autant qu'on peut le faire,
son
travail d'épurations rigides. Si cela est praticable, c'est, comme ici,
lorsque
doivent paraître des oeuvres complètes sous les yeux de leur auteur
et lorsqu'il
sait se connaître lui-même et se juger sévèrement.
Le seul mérite qu'on n'ait jamais disputé à ces compositions, c'est
d'avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles une
pensée
philosophique est mise en scène sous une forme épique ou
dramatique.
Ces poèmes portent chacun leur date. Cette date peut être
à la fois un
titre pour tous et une excuse pour plusieurs; car, dans cette
route
d'innovations, l'auteur se mit en marche bien jeune, mais le
premier.
Août 1837.
LIVRE MYSTIQUE
MOÏSE
POÈME
Le soleil prolongeait sur la cime des
tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces
d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux
déserts.
5 La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile
Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans
orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'oeil.
Il voit
d'abord Phasga, que des figuiers entourent;
10 Puis, au-delà des monts que
ses regards parcourent,
S'étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,
Dont le
pays fertile à sa droite est place;
Vers le Midi, Juda, grand et stérile,
étale
Ses sables où s'endort la mer occidentale;
15 Plus loin, dans un
vallon que le soir a pâli,
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali;
Dans
des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s'aperçoit : c'est la
ville des palmes;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,
20 Le
lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor.
Il voit tout Chanaan, et la terre
promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit, sur les
Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son
chemin.
25 Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d'Israël
s'agitaient au vallon
Comme les blés épais qu'agite l'aquilon.
Dès
l'heure où la rosée humecte l'or des sables
30 Et balance sa perle au sommet
des érables,
Prophète centenaire environné d'honneur,
Moïse était parti
pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête,
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
35 Lorsque son front
perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu,
L'encens brûla partout sur les autels de pierre.
Et six cent mille
Hébreux, courbés dans la poussière,
À l'ombre du parfum par le soleil doré,
40 Chantèrent d'une voix le cantique sacré;
Et les fils de Lévi
s'élevant sur la foule,
Tels qu'un bois de cyprès sur le sable qui roule,
Du peuple avec la harpe accompagnant les voix,
Dirigeaient vers le ciel
l'hymne du Roi des rois.
45 Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris
place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
Il disait au
Seigneur : " Ne finirai-je pas?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire?
50 Laissez-moi m'endormir
du sommeil de la terre.
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu?
J'ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche
à la terre promise.
De vous à lui qu'un autre accepte l'entremise,
55 Au
coursier d'Israël qu'il attache le frein;
Je lui lègue mon livre et la verge
d'airain.
" Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me
laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb jusques au mont
Nébo
60 Je n'ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau?
Hélas! vous
m'avez fait sage parmi les sages!
Mon doigt du peuple errant a guidé les
passages.
J'ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois ;
L'avenir à
genoux adorera mes lois ;
65 Des tombes des humains j'ouvre la plus antique,
La mort trouve à ma voix une voix prophétique,
Je suis très grand, mes
pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations. -
Hélas! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
70 Laissez-moi
m'endormir du sommeil de la terre!
" Hélas! je sais aussi tous les
secrets des cieux,
Et vous m'avez prêté la force de vos yeux.
Je
commande à la nuit de déchirer ses voiles;
Ma bouche par leur nom a compté
les étoiles,
75 Et, dès qu'au firmament mon geste l'appela,
Chacune
s'est hâtée en disant : " Me voilà. "
J'impose mes deux mains sur le front
des nuages
Pour tarir, dans leurs flancs la source des orages;
J'engloutis les cités sous les sables mouvants;
80 Je renverse les
monts, sous les ailes des vents;
Mon pied infatigable est plus fort que
l'espace;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix
de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu'il lui
faut des lois,
85 J'élève mes regards, votre esprit me visite;
La terre
alors chancelle et le soleil hésite,
Vos anges sont jaloux et m'admirent
entre eux. --
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux;
Vous
m'avez fait vieillir puissant et solitaire,
90 Laissez-moi m'endormir du
sommeil de la terre!
" Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : " Il nous est étranger; "
Et les yeux se
baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas! d'y voir plus
que mon âme.
95 J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir;
Les
vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la
colonne noire,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon coeur : " Que vouloir à présent? "
100 Pour dormir
sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi sur la main
qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche;
Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous,
Et, quand j'ouvre
les bras, on tombe à mes genoux.
105 Ô Seigneur! j'ai vécu puissant et
solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre! "
Or, le
peuple attendait, et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont
du Dieu jaloux;
Car s'il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
110
Roulaient et redoublaient les foudres de l'orage,
Et le feu des éclairs,
aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. -
Il fut pleuré. -- Marchant
vers la terre promise,
115 Josué s'avançait pensif, et pâlissant,
Car il
était déjà l'élu du Tout-Puissant.
Écrit en 1822,
ÉLOA OU LA SOEUR DES ANGES.
MYSTÈRE
" C'est
le serpent, dit-elle; je l'ai écouté, et il m'a trompée. "
Genèse.
CHANT PREMIER
NAISSANCE.
Il naquit sur la terre un Ange,
dans le temps
Où le Médiateur sauvait ses habitants.
Avec sa suite
obscure et comme lui bannie,
Jésus avait quitté les murs de Béthanie;
5
À travers la campagne il fuyait d'un pas lent,
Quelquefois s'arrêtait,
priant et consolant,
Assis au bord d'un champ le prenait pour symbole,
Ou du Samaritain disait la parabole,
La brebis égarée, ou le mauvais
pasteur,
10 Ou le sépulcre blanc pareil à l'imposteur;
Et, de là,
poursuivant sa paisible conquête,
De la Chananéenne écoutait la requête,
À la fille sans guide enseignait ses chemins,
Puis aux petits enfants il
imposait les mains.
15 L'aveugle-né voyait, sans pouvoir le comprendre,
Le lépreux et le sourd se toucher et s'entendre,
Et tous, lui consacrant
des larmes pour adieu,
Ils quittaient le désert où l'on exilait Dieu.
Fils de l'homme et sujet aux maux de la naissance,
20 Il les commençait
tous par le plus grand, l'absence,
Abandonnant sa ville et subissant l'Édit,
Pour accomplir en tout ce qu'on avait prédit.
Or, pendant ces
temps-là, ses amis en Judée
Voyaient venir leur fin qu'il avait retardée :
25 Lazare, qu'il aimait et ne visitait plus,
Vint à mourir, ses jours
étant tous révolus.
Mais l'amitié de Dieu n'est-elle pas la vie?
Il
partit dans la nuit; sa marche était suivie
Par les deux jeunes soeurs du
malade expiré,
30 Chez qui dans ses périls il s'était retiré.
C'étaient
Marthe et Marie; or Marie était celle
Qui versa les parfums et fit blâmer
son zèle.
Tous s'affligeaient; Jésus disait en vain : " Il dort. "
Et
lui-même, en voyant le linceul et le mort,
35 Il pleura. -- Larme sainte à
l'amitié donnée,
Oh! vous ne fûtes point aux vents abandonnée!
Des
Séraphins penchés l'urne de diamant,
Invisible aux mortels, vous reçut
mollement,
Et comme une merveille, au Ciel même étonnante,
40 Aux pieds
de l'Éternel vous porta rayonnante.
De l'oeil toujours ouvert un regard
complaisant
Émut et fit briller l'ineffable présent;
Et l'Esprit-Saint
sur elle épanchant sa puissance,
Donna l'âme et la vie à la divine essence.
45 Comme l'encens qui brûle aux rayons du soleil
Se change en un feu
pur, éclatant et vermeil,
On vit alors du sein de l'urne éblouissante
S'élever une forme et blanche et grandissante,
Une voix s'entendit qui
disait : " Éloa! "
50 Et l'Ange apparaissant répondit : " Me voilà. "
Toute parée, aux yeux du Ciel qui la contemple,
Elle marche vers
Dieu comme une épouse au Temple;
Son beau front est serein et pur comme un
beau lis,
Et d'un voile d'azur il soulève les plis;
55 Ses cheveux,
partagés comme des gerbes blondes,
Dans les vapeurs de l'air perdent leurs
molles ondes,
Comme on voit la comète errante dans les cieux
Fondre au
sein de la nuit ses rayons gracieux;
Une rose aux lueurs de l'aube matinale
60 N'a pas de son teint frais la rougeur virginale;
Et la lune, des bois
éclairant l'épaisseur,
D'un de ses doux regards n'atteint pas la douceur.
Ses ailes sont d'argent; sous une pâle robe,
Son pied blanc tour à tour
se montre et se dérobe,
65 Et son sein agité, mais à peine aperçu,
Soulève les contours du céleste tissu.
C'est une femme aussi, c'est une
Ange charmante;
Car ce peuple d'Esprits, cette famille aimante,
Qui,
pour nous, près de nous, prie et veille toujours,
70 Unit sa pure essence en
de saintes amours :
L'Archange Raphaël, lorsqu'il vint sur la Terre,
Sous le berceau d'Éden conta ce doux mystère.
Mais nulle de ces soeurs
que Dieu créa pour eux
N'apporta plus de joie au ciel des Bienheureux.
75 Les Chérubins brûlants qu'enveloppent six ailes,
Les tendres
Séraphins, dieux des amours fidèles,
Les Trônes, les Vertus, les Princes,
les Ardeurs,
Les Dominations, les Gardiens, les Splendeurs,
Et les Rêves
pieux, et les saintes Louanges,
80 Et tous les Anges purs, et tous les
grands Archanges,
Et tout ce que le Ciel renferme d'habitants,
Tous, de
leurs ailes d'or voilés en même temps,
Abaissèrent leurs fronts jusqu'à ses
pieds de neige,
Et les Vierges ses soeurs, s'unissant en cortège,
85
Comme autour de la Lune on voit les feux du soir,
Se tenant par la main,
coururent pour la voir.
Des harpes d'or pendaient à leur chaste ceinture;
Et des fleurs qu'au Ciel seul fit germer la nature,
Des fleurs qu'on ne
voit pas dans l'Été des humains,
90 Comme une large pluie abondaient sous
leurs mains.
" Heureux, chantaient alors des voix incomparables,
Heureux le monde offert à ses pas secourables!
Quand elle aura passé
parmi les malheureux,
L'esprit consolateur se répandra sur eux.
95 Quel
globe attend ses pas? Quel siècle la demande?
Naîtra-t-il d'autres cieux
afin qu'elle y commande? "
Un jour... (Comment oser nommer du nom de jour
Ce qui n'a pas de fuite et n'a pas de retour?
Des langages humains
défiant l'indigence,
100 L'éternité se voile à notre intelligence,
Et,
pour nous faire entendre un de ces courts instants,
Il faut chercher pour
eux un nom parmi les temps.)
Un jour, les habitants de l'immortel empire,
Imprudents une fois, s'unissaient pour l'instruire.
105 " Éloa,
disaient-ils, oh! veillez bien sur vous :
Un Ange peut tomber; le plus beau
de nous tous
N'est plus ici : pourtant dans sa vertu première
On le
nommait celui qui porte la lumière;
Car il portait l'amour et la vie
en tout lieu,
110 Aux astres il portait tous les ordres de Dieu;
La
terre consacrait sa beauté sans égale,
Appelant Lucifer l'étoile
matinale,
Diamant radieux, que sur son front vermeil,
Parmi ses cheveux
d'or a posé le soleil.
115 Mais on dit qu'à présent il est sans diadème,
Qu'il gémit, qu'il est seul, que personne ne l'aime,
Que la noirceur
d'un crime appesantit ses yeux,
Qu'il ne sait plus parler le langage des
Cieux;
La mort est dans les mots que prononce sa bouche;
120 Il brûle ce
qu'il voit, il flétrit ce qu'il touche;
Il ne peut plus sentir le mal ni les
bienfaits;
Il est même sans joie aux malheurs qu'il a faits.
Le Ciel
qu'il habita se trouble à sa mémoire,
Nul ange n'oserait vous conter son
histoire,
125 Nul ange n'oserait dire une fois son nom. "
Et l'on crut
qu'Éloa le maudirait; mais non,
L'effroi n'altéra point son paisible visage,
Et ce fut pour le Ciel un alarmant présage.
Son premier mouvement ne fut
pas de frémir,
130 Mais plutôt d'approcher comme pour secourir;
La
tristesse apparut sur sa lèvre glacée
Aussitôt qu'un malheur s'offrit à sa
pensée;
Elle apprit à rêver, et son front innocent
De ce trouble inconnu
rougit en s'abaissant;
135 Une larme brillait auprès de sa paupière.
Heureux ceux dont le coeur verse ainsi la première!
Un ange eut ces
ennuis qui troublent tant nos jours,
Et poursuivent les grands dans la pompe
des cours;
Mais, au sein des banquets, parmi la multitude,
140 Un homme
qui gémit trouve la solitude;
Le bruit des nations, le bruit que font les
rois,
Rien n'éteint dans son coeur une plus forte voix.
Harpes du
Paradis, vous étiez sans prodiges!
Chars vivants dont les yeux ont
d'éclatants prestiges!
145 Armures du Seigneur, pavillons du saint lieu,
Étoiles des bergers tombant des doigts de Dieu,
Saphirs des encensoirs,
or du céleste dôme,
Délices du nebel, senteurs du cinnamome,
Vos bruits
harmonieux, vos splendeurs, vos parfums
150 Pour un ange attristé devenaient
importuns;
Les cantiques sacrés troublaient sa rêverie,
Car rien n'y
répondait à son âme attendrie
Et soit lorsque Dieu même, appelant les
esprits,
Dévoilait sa grandeur à leurs regards surpris,
155 Et montrait
dans les cieux, foyer de la naissance,
Les profondeurs sans nom de sa triple
puissance,
Soit quand les chérubins représentaient entre eux
Ou les
actes du Christ ou ceux des bienheureux,
Et répétaient au Ciel chaque
nouveau mystère
160 Qui, dans les mêmes temps, se passait sur la terre,
La crèche offerte aux yeux des mages étrangers,
La famille au désert, le
salut des bergers,
Éloa, s'écartant de ce divin spectacle,
Loin de leur
foule et loin du brillant tabernacle,
165 Cherchait quelque nuage où dans
l'obscurité
Elle pourrait du moins rêver en liberté.
Les anges ont
des nuits comme la nuit humaine.
Il est dans le Ciel même une pure fontaine;
Une eau brillante y court sur un sable vermeil;
170 Quand un ange la
puise, il dort, mais d'un sommeil
Tel que le plus aimé des amants de la
terre
N'en voudrait pas quitter le charme solitaire,
Pas même pour
revoir dormant auprès de lui
La beauté dont la tête a son bras pour appui.
175 Mais en vain Éloa s'abreuvait dans son onde,
Sa douleur inquiète en
était plus profonde;
Et toujours dans la nuit un rêve lui montrait
Un
ange malheureux qui de loin l'implorait.
Les vierges quelquefois, pour
connaître sa peine,
180 Formant une prière inentendue et vaine,
L'entouraient, et, prenant ces soins qui font souffrir,
Demandaient
quels trésors il lui fallait offrir,
Et de quel prix serait son éternelle
vie,
Si le bonheur du Ciel flattait peu son envie;
185 Et pourquoi son
regard ne cherchait pas enfin
Les regards d'un archange ou ceux d'un
séraphin.
Éloa répondait une seule parole :
" Aucun d'eux n'a besoin de
celle qui console.
On dit qu'il en est un... " Mais détournant leurs pas,
190 Les vierges s'enfuyaient et ne le nommaient pas.
Cependant,
seule, un jour, leur timide compagne,
Regarde autour de soi la céleste
campagne,
Étend l'aile et sourit, s'envole, et dans les airs
Cherche sa
terre amie ou des astres déserts.
195 Ainsi dans les forêts de la
Louisiane,
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu l'oeuf
d'or par le soleil mûri,
Sort de son lit de fleurs l'éclatant Colibri;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
200 Des ailes sur son dos la
pourpre est déjà prête,
La cuirasse d'azur garnit son jeune coeur,
Pour
les luttes de l'air l'oiseau part en vainqueur...
Il promène en des lieux
voisins de la lumière
Ses plumes de corail qui craignent la poussière;
205 Sous son abri sauvage étonnant le ramier,
Le hardi voyageur visite
le palmier.
La plaine des parfums est d'abord délaissée;
Il passe,
ambitieux, de l'érable à l'alcée,
Et de tous ses festins croit trouver les
apprêts
210 Sur le front du palmiste ou les bras du cyprès;
Mais les
bois sont trop grands pour ses ailes naissantes.
Et les fleurs du berceau de
ces lieux sont absentes;
Sur la verte savane il descend les chercher;
Les serpents-oiseleurs qu'elles pourraient cacher
215 L'effarouchent
bien moins que les forêts arides.
Il poursuit près des eaux le jasmin des
Florides,
La nonpareille au fond de ses chastes prisons,
Et la fraise
embaumée au milieu des gazons.
C'est ainsi qu'Éloa, forte dès sa
naissance,
220 De son aile argentée essayant la puissance,
Passant la
blanche voie où des feux immortels
Brûlent aux pieds de Dieu comme un amas
d'autels,
Tantôt se balançant sur deux jeunes planètes,
Tantôt posant
ses pieds sur le front des comètes,
225 Afin de découvrir les êtres nés
ailleurs,
Arriva seule au fond des Cieux inférieurs.
L'Éther a ses
degrés, d'une grandeur immense,
Jusqu'à l'ombre éternelle où le chaos
commence.
Sitôt qu'un ange a fui l'azur illimité,
230 Coupole de saphirs
qu'emplit la Trinité,
Il trouve un air moins pur; là passent des nuages,
La tournent des vapeurs, serpentent des orages,
Comme une garde agile,
et dont la profondeur
De l'air que Dieu respire éteint pour nous l'ardeur.
235 Mais, après nos soleils et sous les atmosphères
Où, dans leur cercle
étroit, se balancent nos sphères,
L'espace est désert, triste, obscur, et
sillonné
Par un noir tourbillon lentement entraîné.
Un jour douteux et
pâle éclaire en vain la nue,
240 Sous elle est le chaos et la nuit inconnue;
Et, lorsqu'un vent de feu brise son sein profond,
On devine le vide
impalpable et sans fond.
Jamais les purs esprits, enfants de la lumière,
De ces trois régions n'atteignent la dernière;
245 Et jamais ne s'égare
aucun beau séraphin
Sur ces degrés confus dont l'Enfer est la fin.
Même
les chérubins, si forts et si fidèles,
Craignent que l'air impur ne manque
sous leurs ailes,
Et qu'ils ne soient forcés, dans ce vol dangereux,
250
De tomber jusqu'au fond du chaos ténébreux.
Que deviendrait alors l'exilé
sans défense?
Du rire des démons l'inextinguible offense,
Leurs mots,
leurs jeux railleurs, lent et cruel affront,
Feraient baisser ses yeux,
feraient rougir son front.
255 Péril plus grand peut-être il lui faudrait
entendre
Quelque chant d'abandon voluptueux et tendre,
Quelque regret du
Ciel, un récit douloureux
Dit par la douce voix d'un ange malheureux.
Et
même, en lui prêtant une oreille attendrie,
260 Il pourrait oublier la
céleste patrie,
Se plaire sous la nuit et dans une amitié
Qu'auraient
nouée entre eux les chants et la pitié.
Et comment remonter à la voûte
azurée,
Offrant à la lumière éclatante et dorée
265 Des cheveux dont les
flots sont épars et ternis,
Des ailes sans couleurs, des bras, un col
brunis,
Un front plus pâle, empreint de traces inconnues
Parmi les
fronts sereins des habitants des nues,
Des yeux dont la rougeur montre
qu'ils ont pleuré,
270 Et des pieds noirs encor d'un feu pestiféré?
Voila pourquoi, toujours prudents et toujours sages,
Les anges de ces
lieux redoutent les passages.
C'était là cependant, sur la sombre
vapeur,
Que la vierge Éloa se reposait sans peur;
275 Elle ne se troubla
qu'en voyant sa puissance,
Et les bienfaits nouveaux causés par sa présence.
Quelques mondes punis semblaient se consoler;
Les globes s'arrêtaient
pour l'entendre voler.
S'il arrivait aussi qu'en ces routes nouvelles
280 Elle touchât l'un d'eux des plumes de ses ailes,
Alors tous les
chagrins s'y taisaient un moment,
Les rivaux s'embrassaient avec étonnement;
Tous les poignards tombaient oubliés par la haine;
Le captif souriant
marchait seul et sans chaîne;
285 Le criminel rentrait au temple de la loi;
Le proscrit s'asseyait au palais de son roi;
L'inquiète insomnie
abandonnait sa proie;
Les pleurs cessaient partout, hors les pleurs de la
joie;
Et, surpris d'un bonheur rare chez les mortels,
290 Les amants
séparés s'unissaient aux autels.
CHANT DEUXIÈME
SÉDUCTION
Souvent parmi les monts qui dominent la terre
S'ouvre un puits
naturel, profond et solitaire;
L'eau qui tombe du ciel s'y garde, obscur
miroir
Où, dans le jour, on voit les étoiles du soir.
5 Là, quand la
villageoise a, sous la corde agile,
De l'urne, au fond des eaux, plongé la
frêle argile,
Elle y demeure oisive, et contemple longtemps
Ce magique
tableau des astres éclatants,
Qui semble orner son front, dans l'onde
souterraine,
10 D'un bandeau qu'enviraient les cheveux d'une reine.
Telle, au fond du chaos qu'observaient ses beaux yeux,
La vierge, en se
penchant, croyait voir d'autres Cieux.
Ses regards, éblouis par les soleils
sans nombre,
N'apercevaient d'abord qu'un abîme et que l'ombre.
15 Mais
elle y vit bientôt des feux errants et bleus
Tels que des froids marais les
éclairs onduleux;
Ils fuyaient, revenaient, puis échappaient encore;
Chaque étoile semblait poursuivre un météore;
Et l'ange, en souriant au
spectacle étranger,
20 Suivait des yeux leur vol circulaire et léger.
Bientôt il lui sembla qu'une pure harmonie
Sortait de chaque flamme à
l'autre flamme unie:
Tel est le choc plaintif et le son vague et clair
Des cristaux suspendus au passage de l'air,
25 Pour que, dans son
palais, la jeune Italienne
S'endorme en écoutant la harpe éolienne.
Ce
bruit lointain devint un chant surnaturel
Qui parut s'approcher de la fille
du Ciel;
Et ces feux réunis furent comme l'aurore
30 D'un jour inespéré
qui semblait près d'éclore.
A sa lueur de rose un nuage embaumé
Montait
en longs détours dans un air enflammé,
Puis lentement forma sa couche
d'ambroisie,
Pareille à ces divans où dort la molle Asie.
35 Là, comme
un ange assis, jeune, triste et charmant,
Une forme céleste apparut
vaguement.
Quelquefois un enfant de la Clyde écumeuse,
En bondissant
parcourt sa montagne brumeuse,
Et chasse un daim léger que son cor étonna,
40 Des glaciers de l'Arven aux brouillards du Crona,
Franchit les rocs
mousseux, dans les gouffres s'élance,
Pour passer le torrent aux arbres se
balance,
Tombe avec un pied sûr, et s'ouvre des chemins
Jusqu'à la neige
encor vierge de pas humains;
45 Mais bientôt, s'égarant an milieu des
nuages,
Il cherche les sentiers voilés par les orages;
Là, sous un
arc-en-ciel qui couronne les eaux,
S'il a vu, dans la nue et ses vagues
réseaux,
Passer le plaid léger d'une Écossaise errante,
50 Et s'il
entend sa voix dans les échos mourante,
Il s'arrête enchanté, car il croit
que ses yeux
Viennent d'apercevoir la soeur de ses aïeux,
Qui va faire
frémir, ombre encore amoureuse,
Sous ses doigts transparents la harpe
vaporeuse;
55 Il cherche alors comment Ossian la nomma,
Et, debout sur
sa roche, appelle Évir-Coma.
Non moins belle apparut, mais non moins
incertaine,
De l'ange ténébreux la forme encor lointaine,
Et des
enchantements non moins délicieux
60 De la vierge céleste occupèrent les
yeux.
Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile
blanche à l'onde fugitive,
Le jeune homme inconnu mollement s'appuyait
Sur ce lit de vapeurs qui sous ses bras fuyait.
65 Sa robe était de
pourpre, et, flamboyante ou pâle,
Enchantait les regards des teintes de
l'opale.
Ses cheveux étaient noirs, mais pressés d'un bandeau;
C'était
une couronne ou peut-être un fardeau :
L'or en était vivant comme ces feux
mystiques
70 Qui, tournoyants, brûlaient sur les trépieds antiques.
Son
aile était ployée, et sa faible couleur
De la brume des soirs imitait la
pâleur.
Des diamants nombreux rayonnent avec grâce
Sur ses pieds
délicats qu'un cercle d'or embrasse;
75 Mollement entourés d'anneaux
mystérieux,
Ses bras et tous ses doigts éblouissent les yeux.
Il agite
sa main d'un sceptre d'or armée,
Comme un roi qui d'un mont voit passer son
armée,
Et, craignant que ses voeux ne s'accomplissent pas,
80 D'un geste
impatient accuse tous ses pas :
Son front est inquiet; mais son regard
s'abaisse,
Soit que, sachant des yeux la force enchanteresse,
Il veuille
ne montrer d'abord que par degrés
Leurs rayons caressants encor mal assurés,
85 Soit qu'il redoute aussi l'involontaire flamme
Qui dans un seul
regard révèle l'âme à l'âme.
Tel que dans la forêt le doux vent du matin
Commence ses soupirs par un bruit incertain
Qui réveille la terre et
fait palpiter l'onde;
90 Élevant lentement sa voix douce et profonde,
Et
prenant un accent triste comme un adieu,
Voici les mots qu'il dit à la fille
de Dieu :
" D'où viens-tu, bel Archange? où vas-tu? quelle voie
Suit
ton aile d'argent qui dans l'air se déploie?
95 Vas-tu, te reposant au
centre d'un Soleil,
Guider l'ardent foyer de son cercle vermeil;
Ou,
troublant les amants d'une crainte idéale,
Leur montrer dans la nuit
l'Aurore boréale;
Partager la rosée aux calices des fleurs,
100 Ou
courber sur les monts l'écharpe aux sept couleurs?
Tes soins ne sont-ils pas
de surveiller les âmes
Et de parler, le soir, au coeur des jeunes femmes;
De venir comme un rêve en leurs bras te poser,
Et de leur apporter un
fils dans un baiser ?
105 Tels sont tes doux emplois, si du moins j'en veux
croire
Ta beauté merveilleuse et tes rayons de gloire.
Mais plutôt
n'es-tu pas un ennemi naissant
Qu'instruit à me haïr mon rival trop
puissant?
Ah! peut-être est-ce toi qui, m'offensant moi-même,
110
Conduiras mes Païens sous les eaux du baptême;
Car toujours l'ennemi
m'oppose triomphant
Le regard d'une vierge ou la voix d'un enfant.
Je
suis un exilé que tu cherchais peut-être :
Mais, s'il est vrai, prends garde
au Dieu jaloux ton maître;
115 C'est pour avoir aimé, c'est pour avoir
sauvé,
Que je suis malheureux, que je suis réprouvé.
Chaste beauté!
viens-tu me combattre ou m'absoudre?
Tu descends de ce Ciel qui m'envoya la
foudre,
Mais si douce à mes yeux, que je ne sais pourquoi
120 Tu viens
aussi d'en haut, bel Ange, contre moi. "
Ainsi l'esprit parlait. A sa
voix caressante,
Prestige préparé contre une âme innocente,
A ces douces
lueurs, au magique appareil
De cet ange si doux, à ses frères pareil,
125 L'habitante des Cieux, de son aile voilée,
Montait en reculant sur
sa route étoilée,
Comme on voit la baigneuse au milieu des roseaux
Fuir
un jeune nageur qu'elle a vu sous les eaux.
Mais en vain ses deux pieds
s'éloignaient du nuage,
130 Autant que la colombe en deux jours de voyage
Peut s'éloigner d'Alep et de la blanche tour
D'où la sultane envoie une
lettre d'amour :
Sous l'éclair d'un regard sa force fut brisée;
Et, dès
qu'il vit ployer son aile maîtrisée,
135 L'ennemi séducteur continua tout
bas :
" Je suis celui qu'on aime et qu'on ne connaît pas.
Sur l'homme
j'ai fondé mon empire de flamme,
Dans les désirs du coeur, dans les rêves de
l'âme,
Dans les liens des corps, attraits mystérieux,
140 Dans les
trésors du sang, dans les regards des yeux.
C'est moi qui fais parler
l'épouse dans ses songes;
La jeune fille heureuse apprend d'heureux
mensonges;
Je leur donne des nuits qui consolent des jours,
Je suis le
Roi secret des secrètes amours.
145 J'unis les coeurs, je romps les chaînes
rigoureuses,
Comme le papillon sur ses ailes poudreuses
Porte aux gazons
émus des peuplades de fleurs,
Et leur fait des amours sans périls et sans
pleurs.
J'ai pris au Créateur sa faible créature;
150 Nous avons, malgré
lui, partagé la Nature :
Je le laisse, orgueilleux des bruits du jour
vermeil,
Cacher des astres d'or sous l'éclat d'un Soleil;
Moi, j'ai
l'ombre muette, et je donne à la terre
La volupté des soirs et les biens du
mystère.
155 " Es-tu venue, avec quelques Anges des cieux,
Admirer
de mes nuits le cours délicieux?
As-tu vu leurs trésors? Sais-tu quelles
merveilles
Des Anges ténébreux accompagnent les veilles?
" Sitôt
que, balancé sous le pâle horizon,
160 Le soleil rougissant a quitté le
gazon,
Innombrables Esprits, nous volons dans les ombres
En secouant
dans l'air nos chevelures sombres :
L'odorante rosée alors jusqu'au matin
Pleut sur les orangers, les lilas et le thym.
165 La Nature, attentive
aux lois de mon empire,
M'accueille avec amour, m'écoute et me respire;
Je redeviens son âme, et pour mes doux projets
Du fond des éléments
j'évoque mes sujets.
Convive accoutumé de ma nocturne fête,
170 Chacun
d'eux en chantant à s'y rendre s'apprête.
Vers le ciel étoilé, dans
l'orgueil de son vol,
S'élance, le premier, l'élégant rossignol;
Sa voix
sonore, à l'onde, à la terre, à la nue,
De mon heure chérie annonce la
venue;
175 Il vante mon approche aux pâles alisiers,
Il la redit encore
aux humides rosiers;
Héraut harmonieux, partout il me proclame;
Tous les
oiseaux de l'ombre ouvrent leurs yeux de flamme.
Le vermisseau reluit; son
front de diamant
180 Répète auprès des fleurs les feux du firmament,
Et
lutte de clartés avec le météore
Qui rôde sur les eaux comme une pâle
aurore.
L'étoile des marais, que détache ma main,
Tombe et trace dans
l'air un lumineux chemin.
185 " Dédaignant le remords et sa triste
chimère,
Si la vierge a quitté la couche de sa mère,
Ces flambeaux
naturels s'allument sous ses pas,
Et leur feu clair la guide et ne la trahit
pas.
Si sa lèvre s'altère et vient près du rivage
190 Chercher comme une
coupe un profond coquillage,
L'eau soupire et bouillonne, et devant ses
pieds nus
Jette aux bords sablonneux la conque de Vénus.
Des esprits lui
font voir de merveilleuses choses,
Sous des bosquets remplis de la senteur
des roses;
195 Elle aperçoit sur l'herbe, où leur main la conduit,
Ces
fleurs dont la beauté ne s'ouvre que la nuit,
Pour qui l'aube du jour aussi
sera cruelle,
Et dont le sein modeste a des amours comme elle.
Le
silence la suit; tout dort profondément;
200 L'ombre écoute un mystère avec
recueillement.
Les vents, des prés voisins, apportent l'ambroisie
Sur la
couche des bois que l'amant a choisie.
Bientôt deux jeunes voix murmurent
des propos
Qui des bocages sourds animent le repos.
205 Au fond de
l'orme épais dont l'abri les accueille,
L'oiseau réveillé chante et bruit
sous la feuille.
L'hymne de volupté fait tressaillir les airs,
Les
arbres ont leurs chants, les buissons leurs concerts,
Et, sur les bords
d'une eau qui gémit et s'écoule,
210 La colombe de nuit languissamment
roucoule.
" La voilà sous tes yeux l'oeuvre du Malfaiteur;
Ce
méchant qu'on accuse est un Consolateur
Qui pleure sur l'esclave et le
dérobe au maître,
Le sauve par l'amour des chagrins de son être,
215 Et,
dans le mal commun lui-même enseveli,
Lui donne un peu de charme et
quelquefois l'oubli. "
Trois fois, durant ces mots, de l'Archange naissante
La rougeur colora la joue adolescente,
Et, luttant par trois fois contre
un regard impur,
220 Une paupière d'or voila ses yeux d'azur.
CHANT
TROISIÈME
CHUTE
D'où venez-vous, Pudeur, noble crainte, ô
Mystère,
Qu'au temps de son enfance a vu naître la terre,
Fleurs de ses
premiers jours qui germez parmi nous,
Rose du Paradis! Pudeur, d'où
venez-vous?
5 Vous pouvez seule encor remplacer l'innocence,
Mais
l'arbre défendu vous a donné naissance;
Au charme des vertus votre charme
est égal,
Mais vous êtes aussi le premier pas du mal;
D'un chaste
vêtement votre sein se décore :
10 Ève avant le serpent n'en avait pas
encore;
Et, si le voile pur orne votre maintien,
C'est un voile
toujours, et le crime a le sien;
Tout vous trouble, un regard blesse votre
paupière,
Mais l'enfant ne craint rien, et cherche la lumière.
15 Sous
ce pouvoir nouveau, la Vierge fléchissait,
Elle tombait déjà, car elle
rougissait;
Déjà presque soumise au joug de l'Esprit sombre,
Elle
descend, remonte, et redescend dans l'ombre.
Telle on voit la perdrix
voltiger et planer
20 Sur des épis brisés qu'elle voudrait glaner,
Car
tout son nid l'attend; si son vol se hasarde,
Son regard ne peut fuir celui
qui la regarde...
Et c'est le chien d'arrêt qui, sombre surveillant,
La
suit, la suit toujours d'un oeil fixe et brillant.
25 Ô des instants
d'amour ineffable délire!
Le coeur répond au coeur comme l'air à la lyre.
Ainsi qu'un jeune amant, interprète adoré,
Explique le désir par
lui-même inspiré,
Et contre la pudeur aidant sa bien-aimée,
30
Entraînant dans ses bras sa faiblesse charmée,
Tout enivré d'espoir, plus
qu'à demi vainqueur,
Prononce les serments qu'elle fait dans son coeur,
Le prince des Esprits, d'une voix oppressée,
De la Vierge timide
expliquait la pensée.
35 Éloa, sans parler, disait : " Je suis à toi; "
Et l'Ange ténébreux dit tout bas : " Sois à moi!
" Sois à moi, sois ma
soeur, je t'appartiens moi-même;
Je t'ai bien méritée, et dès longtemps je
t'aime,
Car je t'ai vue un jour. Parmi les fils de l'air
40 Je me
mêlais, voilé comme un soleil d'hiver.
Je revis une fois l'ineffable
contrée,
Des peuples lumineux la patrie azurée,
Et n'eus pas un regret
d'avoir quitté ces lieux
Où la crainte toujours siège parmi les Dieux.
45 Toi seule m'apparus comme une jeune étoile
Qui de la vaste nuit perce
à l'écart le voile;
Toi seule me parus ce qu'on cherche toujours,
Ce que
l'homme poursuit dans l'ombre de ses jours,
Le dieu qui du bonheur connaît
seul le mystère,
50 Et la Reine qu'attend mon trône solitaire.
Enfin,
par ta présence, habile à me charmer,
Il me fut révélé que je pouvais aimer.
" Soit que tes yeux, voilés d'une ombre de tristesse,
Aient entendu
les miens qui les cherchaient sans cesse,
55 Soit que ton origine, aussi
douce que toi,
T'ait fait une patrie un peu plus près de moi,
Je ne
sais, mais depuis l'heure qui te vit naître,
Dans tout être créé j'ai cru te
reconnaître;
J'ai trois fois en pleurant passé dans l'Univers;
60 Je te
cherchais partout : dans un souffle des airs,
Dans un rayon tombé du disque
de la lune,
Dans l'étoile qui fuit le ciel qui l'importune,
Dans
l'arc-en-ciel, passage aux Anges familier,
Ou sur le lit moelleux des neiges
du glacier;
65 Des parfums de ton vol je respirais la trace;
En vain
j'interrogeai les globes de l'espace,
Du char des astres purs j'obscurcis
les essieux,
Je voilai leurs rayons pour attirer tes yeux,
J'osai même,
enhardi par mon nouveau délire,
70 Toucher les fibres d'or de la céleste
lyre.
Mais tu n'entendis rien, mais tu ne me vis pas.
Je revins à la
terre, et je glissai mes pas
Sous les abris de l'homme où tu reçus
naissance.
Je croyais t'y trouver protégeant l'innocence,
75 Au berceau
balancé d'un enfant endormi,
Rafraîchissant sa lèvre avec un souffle ami;
Ou bien comme un rideau développant ton aile,
Et gardant contre moi,
timide sentinelle,
Le sommeil de la vierge aux côtés de sa soeur,
80
Qui, rêvant, sur son sein la presse avec douceur.
Mais seul je retournai
sous ma belle demeure,
J'y pleurai comme ici, j'y gémis, jusqu'à l'heure
Où le son de ton vol m'émut, me fit trembler,
Comme un prêtre qui sent
que son Dieu va parler. "
85 Il disait; et bientôt comme une jeune
reine,
Qui rougit de plaisir au nom de souveraine,
Et fait à ses sujets
un geste gracieux,
Ou donne à leurs transports un regard de ses yeux,
Éloa, soulevant le voile de sa tête,
90 Avec un doux sourire à lui
parler s'apprête,
Descend plus près de lui, se penche, et mollement
Contemple avec orgueil son immortel amant.
Son beau sein, comme un flot
qui sur la rive expire,
Pour la première fois se soulève et soupire;
95
Son bras, comme un lis blanc sur le lac suspendu,
S'approche sans effroi
lentement étendu;
Sa bouche parfumée en s'ouvrant semble éclore,
Comme
la jeune rose aux faveurs de l'aurore,
Quand, le matin lui verse une fraîche
liqueur,
100 Et qu'un rayon du jour entre jusqu'à son coeur.
Elle parle,
et sa voix dans un beau son rassemble
Ce que les plus doux bruits auraient
de grâce ensemble;
Et la lyre accordée aux flûtes dans les bois,
Et
l'oiseau qui se plaint pour la première fois,
105 Et la mer quand ses flots
apportent sur la grève
Les chants du soir aux pieds du voyageur qui rêve,
Et le vent qui se joue aux cloches des hameaux,
Ou fait gémir les joncs
de la fuite des eau :
" Puisque vous êtes beau, vous êtes bon, sans
doute;
110 Car, sitôt que des Cieux une âme prend la route,
Comme un
saint vêtement nous voyons sa bonté
Lui donner en entrant l'éternelle
beauté.
Mais pourquoi vos discours m'inspirent-ils la crainte?
Pourquoi
sur votre front tant de douleur empreinte?
115 Comment avez-vous pu
descendre du Saint Lieu?
Et comment m'aimez-vous, si vous n'aimez pas Dieu?
"
Le trouble des regards, grâce de la décence,
Accompagnait ces
mots, forts comme l'innocence;
Ils tombaient de sa bouche, aussi doux, aussi
purs,
120 Que la neige en hiver sur les coteaux obscurs;
Et comme, tout
nourris de l'essence première,
Les anges ont au coeur des sources de
lumière,
Tandis qu'elle parlait, ses ailes à l'entour,
Et son sein et
son bras répandirent le jour :
125 Ainsi le diamant luit au milieu des
ombres.
L'archange s'en effraye, et sous ses cheveux sombres
Cherche un
épais refuge à ses yeux éblouis;
Il pense qu'à la fin des temps évanouis,
Il lui faudra de même envisager son maître,
130 Et qu'un regard de Dieu
le brisera peut-être;
Il se rappelle aussi tout ce qu'il a souffert
Après avoir tenté Jésus dans le désert.
Il tremble; sur son coeur où
l'enfer recommence,
Comme un sombre manteau jette son aile immense,
135
Et veut fuir. La terreur réveillait tous ses maux.
Sur la neige des
monts, couronne des hameaux,
L'Espagnol a blessé l'aigle des Asturies,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries;
Hérissé, l'oiseau part et
fait pleuvoir le sang,
140 Monte aussi vite au ciel que l'éclair en descend,
Regarde son Soleil, d'un bec ouvert l'aspire,
Croit reprendre la vie au
flamboyant empire;
Dans un fluide d'or il nage puissamment,
Et parmi les
rayons se balance un moment;
145 Mais l'homme l'a frappé d'une atteinte trop
sûre;
Il sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure;
Son aile se
dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu'arrache le couteau.
Dépossédé des airs, son poids le précipite;
150 Dans la neige du mont il
s'enfonce et palpite,
Et la glace terrestre a d'un pesant sommeil
Fermé
cet oeil puissant respecté du Soleil.
Tel, retrouvant ses maux au fond
de sa mémoire,
L'Ange maudit pencha sa chevelure noire,
155 Et se dit,
pénétré d'un chagrin infernal :
" Triste amour du péché! sombres désirs du
mal!
De l'orgueil, du savoir gigantesques pensées!
Comment ai-je connu
vos ardeurs insensées?
Maudit soit le moment où j'ai mesuré Dieu!
160
Simplicité du coeur, à qui j'ai dit adieu!
Je tremble devant toi, mais
pourtant je t'adore;
Je suis moins criminel puisque je t'aime encore;
Mais dans mon sein flétri tu ne reviendras pas!
Loin de ce que j'étais,
quoi! j'ai fait tant de pas!
165 Et de moi-même à moi si grande est la
distance,
Que je ne comprends plus ce que dit l'innocence;
Je souffre,
et mon esprit, par le mal abattu,
Ne peut plus remonter jusqu'à tant de
vertu.
" Qu'êtes-vous devenus, jours de paix, jours célestes?
170
Quand j'allais, le premier de ces Anges modestes,
Prier à deux genoux devant
l'antique loi,
Et ne pensais jamais au delà de la foi?
L'éternité pour
moi s'ouvrait comme une fête;
Et, des fleurs dans mes mains, des rayons sur
ma tête,
175 Je souriais, j'étais... J'aurais peut-être aimé! "
Le
Tentateur lui-même était presque charmé;
Il avait oublié son art et sa
victime,
Et son coeur un moment se reposa du crime.
Il répétait tout
bas, et le front dans ses mains :
180 " Si je vous connaissais, ô larmes des
humains! "
Ah! si dans ce moment la Vierge eût pu l'entendre,
Si la
céleste main qu'elle eût osé lui tendre
L'eût saisi repentant, docile à
remonter...
Qui sait? le mal peut-être eût cessé d'exister.
185 Mais,
sitôt qu'elle vit sur sa tête pensive
De l'Enfer décelé la douleur
convulsive,
Étonnée et tremblante, elle éleva ses yeux;
Plus forte, elle
parut se souvenir des Cieux,
Et souleva deux fois ses ailes argentées,
190 Entr'ouvrant pour gémir ses lèvres enchantées,
Ainsi qu'un jeune
enfant, s'attachant aux roseaux,
Tente de faibles cris étouffés sous les
eaux.
Il la vit prête à fuir vers les Cieux de lumière.
Comme un tigre
éveillé bondit dans la poussière,
195 Aussitôt en lui-même, et plus fort
désormais,
Retrouvant cet esprit qui ne fléchit jamais,
Ce noir esprit
du mal qu'irrite l'innocence,
Il rougit d'avoir pu douter de sa puissance,
Il rétablit la paix sur son front radieux,
200 Rallume tout à coup
l'audace de ses yeux,
Et longtemps en silence il regarde et contemple
La
victime du Ciel qu'il destine à son temple;
Comme pour lui montrer qu'elle
résiste en vain,
Et s'endurcir lui-même à ce regard divin.
205 Sans
amours, sans remords, au fond d'un coeur de glace,
Des coups qu'il va porter
il médite la place,
Et, pareil au guerrier qui, tranquille à dessein,
Dans les défauts du fer cherche à frapper le sein,
Il compose ses traits
sur les désirs de l'ange;
210 Son air, sa voix, son geste et son maintien,
tout change
Sans venir de son coeur, des pleurs fallacieux
Paraissent
tout à coup sur le bord de ses yeux.
La vierge dans le Ciel n'avait pas vu
de larmes,
Et s'arrête; un soupir augmente ses alarmes.
215 Il pleure
amèrement comme un homme exilé,
Comme une veuve auprès de son fils immolé;
Ses cheveux dénoués sont épars; rien n'arrête
Les sanglots de son sein
qui soulèvent sa tête.
Éloa vient et pleure; ils se parlent ainsi :
220 " Que vous ai-je donc fait? Qu'avez-vous? Me voici.
-- Tu
cherches à me fuir, et pour toujours peut-être.
Combien tu me punis de
m'être fait connaître!
-- J'aimerais mieux rester; mais le Seigneur
m'attend.
Je veux parler pour vous, souvent il nous entend.
225 -- Il ne
peut rien sur moi, jamais mon sort ne change,
Et toi seule es le Dieu qui
peut sauver un Ange.
-- Que puis-je faire? Hélas! dites, faut-il rester?
-- Oui, descends jusqu'à moi, car je ne puis monter.
-- Mais quel don
voulez-vous? -- Le plus beau, c'est nous-mêmes.
230 Viens! -- M'exiler du
Ciel? -- Qu'importe, si tu m'aimes?
Touche ma main. Bientôt dans un mépris
égal
Se confondront pour nous et le bien et le mal.
Tu n'as jamais
compris ce qu'on trouve de charmes
A présenter son sein pour y cacher des
larmes.
235 Viens, il est un bonheur que moi seul t'apprendrai;
Tu
m'ouvriras ton âme, et je l'y répandrai.
Comme l'aube et la lune au couchant
reposée
Confondent leurs rayons, ou comme la rosée
Dans une perle seule
unit deux de ses pleurs
240 Pour s'empreindre du baume exhalé par les
fleurs,
Comme un double flambeau réunit ses deux flammes,
Non moins
étroitement nous unirons nos âmes.
-- Je t'aime et je descends. Mais que
diront les Cieux? "
En ce moment passa dans l'air, loin de leurs yeux,
245 Un des célestes choeurs, où, parmi les louanges,
On entendit ces
mots que répétaient des Anges :
" Gloire dans l'Univers, dans les Temps, à
celui
Qui s'immole à jamais pour le salut d'autrui. "
Les Cieux
semblaient parler. C'en était trop pour elle.
250 Deux fois encor levant
sa paupière infidèle,
Promenant des regards encore irrésolus,
Elle
chercha ses Cieux qu'elle ne voyait plus.
Des Anges au Chaos allaient
puiser des mondes.
Passant avec terreur dans ses plaines profondes,
255
Tandis qu'ils remplissaient les messages de Dieu,
Ils ont tous vu tomber un
nuage de feu.
Des plaintes de douleur, des réponses cruelles,
Se
mêlaient dans la flamme au battement des ailes.
" Où me conduisez-vous,
bel Ange? -- Viens toujours.
260 -- Que votre voix est triste, et quel
sombre discours!
N'est-ce pas Éloa qui soulève ta chaîne?
J'ai cru
t'avoir sauvé. -- Non, c'est moi qui t'entraîne.
-- Si nous sommes unis, peu
m'importe en quel lieu!
Nomme-moi donc encore ou ta soeur ou ton Dieu!
265 -- J'enlève mon esclave et je tiens ma victime.
-- Tu paraissais si
bon! Oh! qu'ai-je fait? -- Un crime.
-- Seras-tu plus heureux? du moins
es-tu content?
-- Plus triste que jamais. -- Qui donc es-tu? -- Satan. "
Écrit en 1823, dans les Vosges.
LE DÉLUGE
MYSTÈRE.
" Serait-il dit que vous fassiez mourir le juste avec le
méchant ? "
Genèse.
I
La Terre était riante et dans
sa fleur première;
Le jour avait encor cette même lumière
Qui du Ciel
embelli couronna les hauteurs
Quand Dieu la fit tomber de ses doigts
créateurs.
5 Rien n'avait dans sa forme altéré la nature,
Et des monts
réguliers l'immense architecture
S'élevait jusqu'aux Cieux par ses degrés
égaux,
Sans que rien de leur chaîne eût brisé les anneaux.
La forêt,
plus féconde, ombrageait, sous ses dômes,
10 Des plaines et des fleurs les
gracieux royaumes,
Et des fleuves aux mers le cours était réglé
Dans un
ordre parfait qui n'était pas troublé.
Jamais un voyageur n'aurait, sous le
feuillage,
Rencontré, loin des flots, l'émail du coquillage,
15 Et la
perle habitait son palais de cristal :
Chaque trésor restait dans l'élément
natal,
Sans enfreindre jamais la céleste défense;
Et la beauté du monde
attestait son enfance;
Tout suivait sa loi douce et son premier penchant,
20 Tout était pur encor. Mais l'homme était méchant.
Les peuples
déjà vieux, les races déjà mûres,
Avaient vu jusqu'au fond des sciences
obscures;
Les mortels savaient tout, et tout les affligeait;
Le prince
était sans joie ainsi que le sujet,
25 Trente religions avaient eu leurs
prophètes,
Leurs martyrs, leurs combats, leurs gloires, leurs défaites,
Leur temps d'indifférence et leur siècle d'oubli;
Chaque peuple, à son
tour dans l'ombre enseveli,
Chantait languissamment ses grandeurs effacées.
30 La mort régnait déjà dans les âmes glacées;
Même plus haut que
l'homme atteignaient ses malheurs.
D'autres êtres cherchaient ses plaisirs
et ses pleurs.
Souvent, fruit inconnu d'un orgueilleux mélange,
Au sein
d'une mortelle on vit le fils d'un ange.
[" Les enfants de Dieu, voyant que
les filles des
hommes étaient belles, prirent pour femmes celles qui
leur avaient plu. " (Gen., chap. VI, V. 2.)]
35 Le crime
universel s'élevait jusqu'aux cieux.
Dieu s'attrista lui-même et détourna
les yeux.
Et cependant, un jour, au sommet solitaire
Du mont sacré
d'Arar, le plus haut de la Terre,
Apparut une vierge et près d'elle un
pasteur :
40 Tous deux nés dans les champs, loin d'un peuple imposteur,
Leur langage était doux, leurs mains étaient unies
Comme au jour fortuné
des unions bénies;
Ils semblaient, en passant sur ces monts inconnus,
Retourner vers le Ciel dont ils étaient venus;
45 Et, sans l'air de
douleur, signe que Dieu nous laisse,
Rien n'eût de leur nature indiqué la
faiblesse,
Tant les traits primitifs et leur simple beauté
Avaient sur
leur visage empreint de majesté.
Quand du mont orageux ils touchèrent la
cime,
50 La campagne à leurs pieds s'ouvrit comme un abîme.
C'était
l'heure où la nuit laisse le Ciel au jour :
Les constellations pâlissaient
tour à tour;
Et, jetant à la Terre un regard triste encore,
Couraient
vers l'Orient se perdre dans l'aurore,
55 Comme si pour toujours elles
quittaient les yeux
Qui lisaient leur destin sur elles dans les Cieux.
Le Soleil, dévoilant sa figure agrandie,
S'éleva sur les bois comme un
vaste incendie;
Et la Terre aussitôt, s'agitant longuement,
60 Salua son
retour par un gémissement.
Réunis sur les monts, d'immobiles nuages
Semblaient y préparer l'arsenal des orages;
Et sur leurs fronts noircis
qui partageaient les Cieux
Luisait incessamment l'éclair silencieux.
65
Tous les oiseaux, poussés par quelque instinct funeste,
S'unissaient dans
leur vol en un cercle céleste;
Comme des exilés qui se plaignent entre eux,
Ils poussaient dans les airs de longs cris douloureux.
La Terre
cependant montrait ses lignes sombres
70 Au jour pâle et sanglant qui
faisait fuir les ombres;
Mais, si l'homme y passait, on ne pouvait le voir :
Chaque cité semblait comme un point vague et noir,
Tant le mont
s'élevait à des hauteurs immenses
Et des fleuves lointains les faibles
apparences
75 Ressemblaient au dessin par le vent effacé
Que le doigt
d'un enfant sur le sable a tracé.
Ce fut là que deux voix, dans le
désert perdues,
Dans les hauteurs de l'air avec peine entendues,
Osèrent
un moment prononcer tour à tour
80 Ce dernier entretien d'innocence et
d'amour :
-- " Comme la Terre est belle en sa rondeur immense!
La
vois-tu qui s'étend jusqu'où le Ciel commence?
La vois-tu s'embellir de
toutes ses couleurs?
Respire un jour encor le parfum de ses fleurs,
85
Que le vent matinal apporte à nos montagnes.
On dirait aujourd'hui que les
vastes campagnes
Élèvent leur encens, étalent leur beauté,
Pour toucher,
s'il se peut, le Seigneur irrité.
Mais les vapeurs du ciel, comme de noirs
fantômes,
90 Amènent tous ces bruits, ces lugubres symptômes
Qui
devaient, sans manquer au moment attendu,
Annoncer l'agonie à l'univers
perdu.
Viens, tandis que l'horreur partout nous environne,
Et qu'une
vaste nuit lentement nous couronne,
95 Viens, ô ma bien-aimée! et, fermant
tes beaux yeux,
Qu'épouvante l'aspect du désordre des cieux,
Sur mon
sein, sous mes bras repose encor ta tête,
Comme l'oiseau qui dort au sein de
la tempête;
Je te dirai l'instant où le ciel sourira,
100 Et durant le
péril ma voix te parlera. "
La vierge sur son coeur pencha sa tête
blonde;
Un bruit régnait au loin, pareil au bruit de l'onde,
Mais tout
était paisible et tout dormait dans l'air;
Rien ne semblait vivant, rien,
excepté l'éclair.
105 Le pasteur poursuivit d'une voix solennelle :
"
Adieu, monde sans borne, ô terre maternelle!
Formes de l'horizon, ombrages
des forêts,
Antres de la montagne, embaumés et secrets;
Gazons verts,
belles fleurs de l'Oasis chérie,
110 Arbres, rochers connus, aspects de la
patrie!
Adieu! tout va finir, tout doit être effacé,
Le temps qu'a reçu
l'homme est aujourd'hui passé;
Demain rien ne sera. Ce n'est point par
l'épée,
Postérité d'Adam, que tu seras frappée,
115 Ni par les maux du
corps ou les chagrins du coeur;
Non, c'est un élément qui sera ton
vainqueur.
La Terre va mourir sous des eaux éternelles,
Et l'Ange en la
cherchant fatiguera ses ailes.
Toujours succédera, dans l'Univers sans
bruits,
120 Au silence des jours le silence des nuits.
L'inutile Soleil,
si le matin l'amène,
N'entendra plus la voix et la parole humaine;
Et
quand sur un flot mort sa flamme aura relui,
Le stérile rayon remontera vers
lui.
125 Oh! pourquoi de mes yeux a-t-on levé les voiles?
Comment ai-je
connu le secret des étoiles?
Science du désert, annales des pasteurs!
Cette nuit, parcourant vos divines hauteurs
Dont l'Égypte et Dieu seul
connaissent le mystère,
130 Je cherchais dans le Ciel l'avenir de la terre;
Ma houlette savante, orgueil de nos bergers,
Traçait l'ordre éternel sur
les sables légers,
Comparant, pour fixer l'heure où l'étoile passe,
Les
cailloux de la plaine aux lueurs de l'espace.
135 " Mais un ange a paru
dans la nuit sans sommeil;
Il avait de son front quitté l'éclat vermeil,
Il pleurait, et disait dans sa douleur amère :
" Que n'ai-je pu mourir
lorsque mourut ta mère!
" J'ai failli, je l'aimais. Dieu punit cet amour,
140 " Elle fut enlevée en te laissant au jour.
" Le nom d'Emmanuel que
la terre te donne,
" C'est mon nom. J'ai prié pour que Dieu te pardonne;
" Va seul au mont Arar, prends ses rocs pour autels,
" Prie, et seul,
sans songer au destin des mortels,
145 " Tiens toujours tes regards plus
hauts que sur la Terre;
" La mort de l'Innocence est pour l'homme un
mystère;
" Ne t'en étonne pas, n'y porte pas tes yeux;
" La pitié du
mortel n'est point celle des Cieux.
" Dieu ne fait point de pacte avec la
race humaine;
150 " Qui créa sans amour fera périr sans haine.
" Sois
seul, si Dieu m'entend, je viens. " Il m'a quitté;
Avec combien de pleurs,
hélas! l'ai-je écouté!
J'ai monté sur l'Arar, mais avec une femme. "
Sara lui dit : " Ton âme est semblable à mon âme,
155 Car un mortel m'a
dit : " Venez sur Gelboé,
" Je me nomme Japhet, et mon père est Noé.
"
Devenez mon épouse, et vous serez sa fille;
" Tout va périr demain, si ce
n'est ma famille. "
Et moi je l'ai quitté sans avoir répondu,
160 De
peur qu'Emmanuel n'eût longtemps attendu. "
Puis tous deux embrassés, ils se
dirent ensemble :
" Ah! louons l'Éternel, il punit, mais rassemble! "
Le
tonnerre grondait; et tous deux à genoux
S'écrièrent alors : " Ô Seigneur,
jugez-nous! "
II
LE DÉLUGE.
165 Tous les vents
mugissaient, les montagnes tremblèrent,
Des fleuves arrêtés les vagues
reculèrent,
Et du sombre horizon dépassant la hauteur,
Des vengeances de
Dieu l'immense exécuteur,
L'Océan apparut. Bouillonnant et superbe,
170
Entraînant les forêts comme le sable et l'herbe,
De la plaine inondée
envahissant le fond,
Il se couche en vainqueur dans le désert profond,
Apportant avec lui comme de grands trophées
Les débris inconnus des
villes étouffées,
175 Et là bientôt plus calme en son accroissement,
Semble, dans ses travaux, s'arrêter un moment,
Et se plaire à mêler, à
briser sur son onde
Les membres arrachés au cadavre du Monde.
Ce fut
alors qu'on vit des hôtes inconnus
180 Sur les bords étrangers tout à coup
survenus;
Le cèdre jusqu'au Nord vint écraser le saule;
Les ours noyés,
flottants sur les glaçons du pôle,
Heurtèrent l'éléphant près du Nil
endormi,
Et le monstre, que l'eau soulevait à demi,
185 S'étonna
d'écraser, dans sa lutte contre elle,
Une vague où nageaient le tigre et la
gazelle.
En vain des larges flots repoussant les premiers,
Sa trompe
tournoyante arracha les palmiers;
Il fut roulé comme eux dans les plaines
torrides,
190 Regrettant ses roseaux et ses sables arides,
Et de ses
hauts bambous le lit flexible et vert,
Et jusqu'au vent de flamme exilé du
désert.
Dans l'effroi général de toute créature,
La plus féroce même
oubliait sa nature;
195 Les animaux n'osaient ni ramper ni courir;
Chacun d'eux résigné se coucha pour mourir,
En vain fuyant aux cieux
l'eau sur ses rocs venue
L'aigle tomba des airs, repoussé par la nue.
Le
péril confondit tous les êtres tremblants.
200 L'homme seul se livrait à des
projets sanglants.
Quelques rares vaisseaux qui se faisaient la guerre,
Se disputaient longtemps les restes de la terre;
Mais, pendant leurs
combats, les flots non ralentis
Effaçaient à leurs yeux ces restes
engloutis.
205 Alors un ennemi plus terrible que l'onde
Vint achever
partout la défaite du monde;
La faim de tous les coeurs chassa les passions;
Les malheureux, vivants après leurs nations,
N'avaient qu'une pensée,
effroyable torture,
210 L'approche de la mort, la mort sans sépulture.
On vit sur un esquif, de mers en mers jeté,
L'oeil affamé du fort sur le
faible arrêté;
Des femmes, à grands cris, insultant la nature,
Y
réclamaient du sort leur humaine pâture;
215 L'athée, épouvanté de voir Dieu
triomphant,
Puisait un jour de vie aux veines d'un enfant;
Des derniers
réprouvés telle fut l'agonie.
L'amour survivait seul à la bonté bannie;
Ceux qu'unissaient entre eux des serments mutuels,
220 Et que
persécutait la haine des mortels,
S'offraient ensemble à l'onde avec un
front tranquille,
Et contre leurs douleurs trouvaient un même asile.
Mais sur le mont Arar, encor loin du trépas,
Pour sauver ses enfants
l'ange ne venait pas;
225 En vain le cherchaient-ils : les vents et les
orages
N'apportaient sur leurs fronts que de sombres nuages.
Cependant sous les flots montés également
Tout avait par degrés
disparu lentement :
Les cités n'étaient plus, rien ne vivait, et l'onde
230 Ne donnait qu'un aspect à la face du monde.
Seulement quelquefois
sur l'élément profond
Un palais englouti montrait l'or de son front;
Quelques dômes, pareils à de magiques îles,
Restaient pour attester la
splendeur de leurs villes.
235 Là parurent encore un moment deux mortels :
L'un, la honte d'un trône, et l'autre, des autels;
L'un se tenant au
bras de sa propre statue,
L'autre au temple élevé d'une idole abattue.
Tous deux jusqu'à la mort s'accusèrent en vain
240 De l'avoir attirée
avec le flot divin.
Plus loin, et contemplant la solitude humide,
Mourait un autre roi, seul sur sa pyramide.
Dans l'immense tombeau,
s'était d'abord sauvé
Tout son peuple ouvrier qui l'avait élevé;
245
Mais la mer implacable, en fouillant dans les tombes,
Avait tout arraché du
fond des catacombes;
Les mourants et les dieux, les spectres immortels,
Et la race embaumée, et le sphinx des autels;
Et ce roi fut jeté sur les
sombres momies
250 Qui dans leurs lits flottants se heurtaient endormies.
Expirant, il gémit de voir à son côté
Passer ses demi-dieux sans
immortalité,
Dérobés à la mort, mais reconquis par elle
Sous les palais
profonds de leur tombe éternelle;
255 Il eut le temps encor de penser une
fois
Que nul ne saurait plus le nom de tant de rois,
Qu'un seul jour
désormais comprendrait leur histoire,
Car la postérité mourait avec leur
gloire.
L'arche de Dieu passa comme un palais errant.
260 Le voyant
assiégé par les flots du courant,
Le dernier des enfants de la famille élue
Lui tendit en secret sa main irrésolue,
Mais d'un dernier effort : "
Va-t'en, lui cria-t-il :
De ton lâche salut je refuse l'exil;
265 Va,
sur quelques rochers qu'aura dédaignés l'onde,
Construire tes cités sur le
tombeau du monde;
Mon peuple mort est 1à, sous la mer je suis roi.
Moins
coupables que ceux qui descendront de toi,
Pour étonner tes fils sous ces
plaines humides,
270 Mes géants [" Or, il y avait des géants sur la terre.
Car, depuis que les fils de Dieu eurent épousé les filles
des hommes, il
en sortit des enfants fameux et puissants dans le siècle.
" (Genèse,
ch. VI, V. 4)] glorieux laissent les pyramides;
Et sur le haut des monts
leurs vastes ossements,
De ces rivaux du Ciel terribles monuments,
Trouvés dans les débris de la terre inondée,
Viendront humilier ta race
dégradée. "
275 Il disait, s'essayant par le geste et la voix,
A l'air
impérieux des hommes qui sont rois,
Quand, roulé sur la pierre et touché par
la foudre,
Sur sa tombe immobile il fut réduit en poudre.
Mais sur
le mont Arar l'ange ne venait pas;
280 L'eau faisait sur les rocs de
gigantesques pas,
Et ses flots rugissants vers le mont solitaire
Apportaient avec eux tous les bruits du tonnerre.
Enfin le fléau
lent qui frappait les humains
Couvrit le dernier point des oeuvres de leurs
mains;
285 Les montagnes, bientôt par l'onde escaladées,
Cachèrent dans
son sein leurs têtes inondées.
Le volcan s'éteignit, et le feu périssant
Voulut en vain y rendre un combat impuissant,
A l'élément vainqueur il
céda le cratère,
290 Et sortit en fumant des veines de la Terre.
III
LA MORT DES JUSTES.
Rien ne se voyait plus, pas même des débris;
L'univers écrasé ne jetait plus ses cris.
Quand la mer eut des monts
chassé tous les nuages,
On vit se disperser l'épaisseur des orages;
295
Et les rayons du jour, dévoilant leur trésor,
Lançaient jusqu'à la mer des
jets d'opale et d'or;
La vague était paisible, et molle et cadencée,
En
berceaux de cristal mollement balancée ;
Les vents, sans résistance, étaient
silencieux;
300 La foudre, sans échos, expirait dans les cieux;
Les
cieux devenaient purs, et, réfléchis dans l'onde,
Teignaient d'un azur clair
l'immensité profonde.
Tout s'était englouti sous les flots triomphants;
Déplorable spectacle! excepté deux enfants.
305 Sur le sommet d'Arar
tous deux étaient encore,
Mais par l'onde et les vents battus depuis
l'aurore.
Sous les lambeaux mouillés des tuniques de lin,
La vierge
était tombée aux bras de l'orphelin;
Et lui, gardant toujours sa tête
évanouie,
310 Mêlait ses pleurs sur elle aux gouttes de la pluie.
Cependant, lorsqu'enfin le soleil renaissant
Fit tomber un rayon sur son
front innocent,
Par la beauté du jour un moment abusée,
Comme un lis
abattu, secouant la rosée,
315 Elle entr'ouvrit les yeux et dit : "
Emmanuel!
Avons-nous obtenu la clémence du Ciel?
J'aperçois dans l'azur
la colombe qui passe;
Elle porte un rameau; Dieu nous a-t-il fait grâce?
-- La colombe est passée et ne vient pas à nous.
320 -- Emmanuel, la mer
a touché mes genoux.
-- Dieu nous attend ailleurs à l'abri des tempêtes.
-- Vois-tu l'eau sur nos pieds? -- Vois le ciel sur nos têtes.
-- Ton
père ne vient pas; nous serons donc punis?
-- Sans doute après la mort nous
serons réunis.
325 -- Venez, Ange du Ciel, et prêtez-lui vos ailes!
--
Recevez-la, mon père, aux voûtes éternelles! "
Ce fut le dernier cri du
dernier des humains.
Longtemps, sur l'eau croissante élevant ses deux mains.
Il soutenait Sara par les flots poursuivie;
330 Mais, quand il eut perdu
sa force avec la vie,
Par le ciel et la mer le monde fut rempli,
Et
l'arc-en-ciel brilla, tout étant accompli.
Écrit à Oloron, dans les
Pyrénées, en 1823.
LIVRE ANTIQUE
ANTIQUITÉ BIBLIQUE
LA FILLE DE JEPHTÉ
POÈME.
" Et de là vient la coutume qui s'est toujours observée depuis en
Israël,
" Que toutes les filles d'Israël s'assemblent une fois l'année, pour
pleurer la
fille de Jephté de Galaad
pendant quatre jours. "
Juges, ch. IX, V. 40.
Voilà ce qu'ont chanté les filles
d'Israël,
Et leurs pleurs ont coulé sur l'herbe du Carmel :
--
Jephté de Galaad a ravagé trois villes;
Abel! la flamme a lui sur tes vignes
fertiles!
5 Aroër sous la cendre éteignit ses chansons,
Et Mennith s'est
assise en pleurant ses moissons!
Tous les guerriers d'Ammon sont
détruits, et leur terre
Du Seigneur notre Dieu reste la tributaire.
Israël est vainqueur, et par ses cris perçants
10 Reconnaît du Très-Haut
les secours tout-puissants.
À l'hymne universel que le désert répète
Se mêle en longs éclats le son de la trompette,
Et l'armée, en marchant
vers les tours de Maspha,
Leur raconte de loin que Jephté triompha.
15 Le peuple tout entier tressaille de la fête.
-- Mais le sombre
vainqueur marche en baissant la tête;
Sourd à ce bruit de gloire, et seul,
silencieux,
Tout à coup il s'arrête, il a fermé ses yeux.
Il a fermé
ses yeux, car, au loin, de la ville,
20 Les vierges, en chantant, d'un pas
lent et tranquille,
Venaient; il entrevoit le choeur religieux;
C'est
pourquoi, plein de crainte, il a fermé ses yeux.
Il entend le concert
qui s'approche et l'honore :
La harpe harmonieuse et le tambour sonore,
25 Et la lyre aux dix voix, et le kinnor, léger,
Et les sons argentins
du nebel étranger,
Puis, de plus près, les chants, leurs paroles
pieuses,
Et les pas mesurés en des danses joyeuses,
Et, par des bruits
flatteurs, les mains frappant les mains,
30 Et de rameaux fleuris parfumant
les chemins.
Ses genoux ont tremblé sous le poids de ses armes;
Sa
paupière s'entr'ouvre à ses premières larmes :
C'est que, parmi les voix, le
père a reconnu
La voix la plus aimée à ce chant ingénu :
35 -- " Ô
vierges d'Israël! ma couronne s'apprête
La première à parer les cheveux de
sa tête;
C'est mon père, et jamais un autre enfant que moi
N'augmenta la
famille heureuse sous sa loi. "
Et ses bras à Jephté donnés avec
tendresse,
40 Suspendant à son col leur pieuse caresse :
" Mon père,
embrassez-moi! D'où naissent vos retards?
Je ne vois que vos pleurs et non
pas vos regards.
Je n'ai point oublié l'encens du sacrifice :
J'offrais pour vous hier la naissante génisse.
45 Qui peut vous
affliger? Le Seigneur n'a-t-il pas
Renversé les cités au seul bruit de vos
pas? "
-- " C'est vous, hélas! c'est vous, ma fille bien-aimée? "
Dit le père en rouvrant sa paupière enflammée;
" Faut-il que ce soit
vous! ô douleur des douleurs!
50 Que vos embrassements feront couler de
pleurs!
Seigneur, vous êtes bien le Dieu de la vengeance;
En échange
du crime il vous faut l'innocence.
C'est la vapeur du sang qui plaît au Dieu
jaloux!
Je lui dois une hostie, ô ma fille! et c'est vous!
55 -- "
Moi! " dit-elle. Et ses yeux se remplirent de larmes.
Elle était jeune et
belle, et la vie a des charmes.
Puis elle répondit : " Oh! si votre serment
Dispose de mes jours, permettez seulement "
" Qu'emmenant avec moi
les vierges mes compagnes,
60 J'aille, deux mois entiers, sur le haut des
montagnes,
Pour la dernière fois, errante en liberté,
Pleurer sur ma
jeunesse et ma virginité! "
" Car je n'aurai jamais, de mes mains
orgueilleuses,
Purifié mon fils sous les eaux merveilleuses;
65 Vous
n'aurez pas béni sa venue, et mes pleurs
Et mes chants n'auront pas endormi
ses douleurs;
" Et, le jour de ma mort, nulle vierge jalouse
Ne
viendra demander de qui je fus l'épouse,
Quel guerrier prend pour moi le
cilice et le deuil :
70 Et seul vous pleurerez autour de mon cercueil. "
Après ces mots, l'armée assise tout entière
Pleurait, et sur son
front répandait la poussière.
Jephté sous un manteau tenait ses pleurs
voilés;
Mais, parmi les sanglots, on entendit : " Allez "
75 Elle
inclina la tête et partit. Ses compagnes,
Comme nous la pleurons, pleuraient
sur les montagnes,
Puis elle vint s'offrir au couteau paternel.
-- Voilà
ce qu'ont chanté les filles d'Israël.
Écrit en 1824.
LA FEMME ADULTÈRE
POÈME.
" L'adultère attend
le soir, et se
dit : " Aucun oeil ne me
" verra; " et il se cache le
visage, car la lumière est pour
lui comme la mort. "
Job, ch.
XXIV, V. 15-17.
I
" Mon lit est parfumé d'aloès et de myrrhe;
L'odorant cinnamome et le nard de Palmyre
Ont chez moi de l'Égypte
embaumé les tapis.
J'ai placé sur mon front et l'or et le lapis;
5
Venez, mon bien-aimé, m'enivrer de délices
Jusqu'à l'heure où le jour
appelle aux sacrifices.
Aujourd'hui que l'époux n'est plus dans la cité,
Au nocturne bonheur soyez donc invité;
Il est allé bien loin. " --
C'était ainsi dans l'ombre,
10 Sur les toits aplanis et sous l'oranger
sombre,
Qu'une femme parlait, et son bras abaissé
Montrait la porte
étroite à l'amant empressé.
Il a franchi le seuil où le cèdre s'entr'ouvre,
Et qu'un verrou secret rapidement recouvre;
15 Puis ces mots ont frappé
le cyprès des lambris :
" Voilà ces yeux si purs dont mes yeux sont épris!
Votre front est semblable au lis de la vallée;
De vos lèvres toujours la
rose est exhalée.
Que votre voix est douce et douces vos amours!
20 Oh!
quittez ces colliers et ces brillants atours!
-- Non; ma main veut tarir
cette humide rosée
Que l'air sur vos cheveux a longtemps déposée :
C'est
pour moi que ce front s'est glacé sous la nuit!
-- Mais ce coeur est
brûlant, et l'amour l'a conduit.
25 Me voici devant vous, ô belle entre les
belles!
Qu'importent les dangers? que sont les nuits cruelles
Quand du
palmier d'amour le fruit va se cueillir,
Quand sous mes doigts tremblants je
le sens tressaillir?
-- Oui... Mais d'où vient ce cri, puis ces pas sur la
pierre?
30 -- C'est un des fils d'Aaron qui sonne la prière.
Eh quoi!
vous palissez! Que le feu du baiser
Consume nos amours qu'il peut seul
apaiser,
Qu'il vienne remplacer cette crainte farouche,
Et fermer au
refus la pourpre de ta bouche!..."
35 On n'entendit plus rien, et les feux
abrégés
Dans les lampes d'airain moururent négligés.
II
Quand le soleil levant embrasa la campagne
Et les verts oliviers de
la sainte montagne,
A cette heure paisible où les chameaux poudreux
40
Apportent du désert leur tribut aux Hébreux;
Tandis que, de sa tente ouvrant
la blanche toile,
Le pasteur qui de l'aube a vu pâlir l'étoile
Appelle
sa famille au lever solennel,
Et salue en ses chants le jour et l'Éternel;
45 Le séducteur, content du succès de son crime,
Fuit l'ennui des
plaisirs et sa jeune victime.
Seule, elle reste assise, et son front sans
couleur
Du remords qui s'approche a déjà la pâleur :
Elle veut retenir
cette nuit, sa complice,
50 Et la première aurore est son premier supplice :
Elle vit tout ensemble et la faute et le lieu,
S'étonna d'elle-même et
douta de son Dieu.
Elle joignit les mains, immobile et muette,
Ses yeux
toujours fixés sur la porte secrète;
55 Et semblable à la mort, seulement
quelques pleurs
Montraient encor sa vie en montrant ses douleurs.
Telle
Sodome a vu cette femme imprudente
Frappée au jour où Dieu versa la pluie
ardente,
Et, brûlant d'un seul feu deux peuples détestés,
60 Éteignit
leurs palais dans des flots empestés :
Elle voulut, bravant la céleste
défense,
Voir une fois encor les lieux de son enfance,
Ou, peut-être,
écoutant un coeur ambitieux,
Surprendre d'un regard le grand secret des
cieux;
65 Mais son pied tout à coup, à la fuite inhabile,
Se fixe; elle
pâlit sous un sel immobile,
Et le juste vieillard, en marchant vers Ségor,
N'entendit plus ses pas qu'il écoutait encor.
Tel est le front glacé
de la Juive infidèle.
70 Mais quel est cet enfant qui paraît auprès d'elle?
Il voit des pleurs, il pleure, et, d'un geste incertain,
Demande, comme
hier, le baiser du matin.
Sur ses pieds chancelants il s'avance, et, timide,
De sa mère ose enfin presser la joue humide.
75 Qu'un baiser serait
doux! elle veut l'essayer;
Mais l'époux, dans le fils, la revient effrayer;
Devant ce lit, ces murs et ces voûtes sacrées,
Du secret conjugal encore
pénétrées,
Où vient de retentir un amour criminel,
80 Hélas! elle rougit
de l'amour maternel,
Et tremble de poser, dans cette chambre austère,
Sur une bouche pure une lèvre adultère.
Elle voulut parler, mais les
sons de sa voix,
Sourds et demi-formés, moururent à la fois,
85 Et sa
parole éteinte et vaine fut suivie
D'un soupir qui sembla le dernier de sa
vie.
Elle repousse alors son enfant étonné,
Tant la honte a rempli son
coeur désordonné!
Elle entr'ouvre le seuil, mais là tombe abattue,
90
Telle que de sa base une blanche statue.
III
Ce jour-là, des
remparts, on voyait revenir
Un voyageur parti pour la ville de Tyr.
Sa
suite et ses chevaux montraient son opulence;
Guidés nonchalamment par le
fer d'une lance,
95 Fléchissaient sous leur poids, et l'onagre rayé,
Et
l'indolent chameau, par son guide effrayé;
Et douze serviteurs, suivant
l'étroite voie,
Courbaient leurs fronts brûlés sous la pourpre et la soie;
Et le maître disait : " Maintenant, Séphora
100 Cherche dans l'horizon
si l'époux reviendra;
Elle pleure, elle dit : " Il est bien loin encore!
" Des feux du jour pourtant le désert se colore!
" Et du côté de Tyr je
ne l'aperçois pas. "
Mais elle va courir au-devant de mes pas;
105 Et je
dirai : " Tenez, livrez-vous à la joie!
" Ces présents sont pour vous, et la
pourpre et la soie,
" Et les moelleux tapis, et l'ambre précieux,
" Et
l'acier des miroirs que souhaitaient vos yeux. "
Voila ce qu'il disait, et
de Sion la sainte
110 Traversait à grands pas la tortueuse enceinte.
IV
Tout Juda cependant, aux fêtes introduit,
Vers le temple,
en courant, se pressait à grand bruit :
Les vieillards, les enfants, les
femmes affligées,
Dans les longs repentirs et les larmes plongées,
115
Et celles que frappait un mal secret et lent,
Et l'aveugle aux longs cris,
et le boiteux tremblant,
Et le lépreux impur, le dégoût de la terre,
Tous, de leurs maux guéris racontant le mystère,
Aux pieds de leur
Sauveur l'adoraient prosternés.
120 Lui, né dans les douleurs, roi des
infortunés,
D'une féconde main prodiguait les miracles,
Et de sa voix
sortait une source d'oracles :
De la vie avec l'homme il partageait l'ennui,
Venait trouver le pauvre et s'égalait à lui.
125 Quelques hommes, formés
à sa divine école,
Nés simples et grossiers, mais forts de sa parole,
Le
suivaient lentement, et son front sérieux
Portait les feux divins en
bandeaux glorieux.
Par ses cheveux épars une femme entraînée,
130
Qu'entoure avec clameur la foule déchaînée,
Paraît : ses yeux brûlants au
ciel sont dirigés,
Ses yeux, car de longs fers ses bras nus sont chargés.
Devant le Fils de l'Homme on l'amène en tumulte.
Puis, provoquant
l'erreur et méditant l'insulte,
135 Les scribes assemblés s'avancent, et
l'un d'eux :
" Maître, dit-il, jugez de ce péché hideux;
Cette femme
adultère est coupable et surprise :
Que doit faire Israël de la loi de
Moïse? "
Et l'épouse infidèle attendait, et ses yeux
140 Semblaient
chercher encor quelque autre dans ces lieux;
Et la pierre à la main, la
foule sanguinaire
S'appelait, la montrait : " C'est la femme adultère!
Lapidez-la : déjà le séducteur est mort! "
Et la femme pleura. -- Mais
le juge d'abord :
145 " Qu'un homme d'entre vous, dit-il, jette une pierre
S'il se croît sans péché, qu'il jette la première! "
Il dit, et,
s'écartant des mobiles Hébreux,
Apaisés par ces mots et déjà moins nombreux,
Son doigt mystérieux, sur l'arène légère,
150 Écrivait une langue aux
hommes étrangère,
En caractères saints dans le Ciel retracés...
Quand il
se releva, tous s'étaient dispersés.
Écrit en 1819.
LE BAIN.
FRAGMENT D'UN POÈME DE SUZANNE
……………………………………………………………………………………………………………………………………
……………………………………………………………………………………………………………………………………
C'était près d'une
source à l'onde pure et sombre,
Le large sycomore y répandait son ombre.
Là, Suzanne, cachée aux cieux déjà brûlants,
Suspend sa rêverie et ses
pas indolents,
5 Sur une jeune enfant que son amour protège
S'appuie, et
sa voix douce appelle le cortège
Des filles de Juda, de Gad et de Ruben
Qui doivent la servir et la descendre au bain;
Et toutes à l'envi,
rivales attentives,
10 Détachent sa parure entre leurs mains actives.
L'une ôte la tiare où brille le saphir
Dans l'éclat arrondi de l'or poli
d'Ophir;
Aux cheveux parfumés dérobe leurs longs voiles,
Et la gaze
brodée en tremblantes étoiles;
15 La perle, sur son front enlacée en
bandeau,
Ou pendante à l'oreille en mobile fardeau;
Les colliers de
rubis, et, par des bandelettes,
L'ambre au cou suspendu dans l'or des
cassolettes.
L'autre fait succéder les tapis préparés
20 Aux cothurnes
étroits dont ses pieds sont parés;
Et, puisant l'eau du bain, d'avance elle
en arrose
Leurs doigts encore empreints de santal et de rose,
Puis,
tandis que Suzanne enlève lentement
Les anneaux de ses mains, son plus cher
ornement,
25 Libres des noeuds dorés dont sa poitrine est ceinte,
Dégagés des lacets, le manteau d'hyacinthe,
Et le lin pur et blanc comme
la fleur du lis,
Jusqu'à ses chastes pieds laissent couler leurs plis.
Qu'elle fut belle alors! Une rougeur errante
30 Anima de son front la
blancheur transparente;
Car, sous l'arbre où du jour vient s'éteindre
l'ardeur,
Un oeil accoutumé blesse encore sa pudeur;
Mais, soutenue
enfin par une esclave noire,
Dans un cristal liquide on croirait que
l'ivoire
35 Se plonge, quand son corps, sous l'eau même éclairé,
Du
ruisseau pur et frais touche le fond doré.
ANTIQUITÉ
HOMÉRIQUE
LE SOMNAMBULE.
POÈME.
A M. SOUMET
Auteur de Clytemnestre et de Saül.
" Ora di plhgaz
tasde, cardiaz siqin.
Eddousa gar jqhn ommasin lamprunitai,
'En hmerade
moir' aprdscopoz brotw. "
Aisculoz
" O?a d? p????? t?sde, ?a?d?a?
s????.
Eddo?sa ??? f??? ?µµas?? ?aµp????ta?,
'E? ?µ??ad? µo??'
?p?ds?opo? ß??t?. "
?(s?????.
" Voyez, en esprit, ces blessures :
l'esprit, quand on dort, a des
yeux, et, quand on veille, il est
aveugle. "
ESCHYLE.
" Déjà, mon jeune époux? Quoi! l'aube
paraît-elle?
Non; la lumière, au fond de l'albâtre, étincelle
Blanche et
pure, et suspend son jour mystérieux;
La nuit règne profonde et noire dans
les cieux.
5 Vois, la Clepsydre encor n'a pas versé trois heures;
Dors
près de ta Néra, sous nos chastes demeures,
Viens, dors près de mon sein. "
Mais lui, furtif et lent,
Descend du lit d'ivoire et d'or étincelant.
Il
va, d'un pied prudent, chercher la lampe errante,
10 Dont il garde les feux
dans sa main transparente,
Son corps blanc est sans voile, il marche pas à
pas,
L'oeil ouvert, immobile, en murmurant tout bas :
" Je la vois,
la parjure!... Interrompez vos fêtes,
Aux mânes un autel... des cyprès sur
vos têtes...
15 Ouvrez, ouvrez la tombe... Allons... qui descendra? "
Cependant à genoux et tremblante, Néra,
Ses blonds cheveux épars, se
traîne. " Arrête, écoute,
Arrête, ami! les dieux te poursuivent, sans doute;
Au nom de la pitié, tourne tes yeux sur moi;
20 Vois, c'est moi, ton
épouse en larmes devant toi;
Mais tu fuis; par tes cris ma voix est
étouffée!
Phoebé, pardonnez-lui; pardonne-lui, Morphée. "
"
J'irai... je frapperai... le glaive est dans ma main;
Tous les deux...
Pollion... c'est un jeune Romain...
25 Il ne résiste pas. Dieux ! qu'il est
faible encor!
D'un blond duvet, son front à peine se décore,
L'amour a
couronné ce luxe éblouissant...
Écartez ce manteau, je ne vois pas le sang.
"
Mais elle : " Ô mon amant! compagnon de ma vie!
30 Des foyers
maternels si ton char m'a ravie
Tremblante mais complice, et si nos voeux
sacrés
Ont fait luire à l'Hymen des feux prématurés,
Par cette sainte
amour nouvellement jurée,
Par l'antique Vesta, par l'immortelle Rhée
35
Dont j'embrasse l'autel, jamais nulle autre ardeur
De mes pieux serments
n'altéra la candeur;
Non, jamais Pénélope, à l'aiguille pudique,
Plus
chaste n'a vécu sous la foi domestique.
Pollion, quel est-il? -- Je tiens
tes longs cheveux...
40 Je dédaigne tes pleurs et tes tardifs aveux,
Corinne, tu mourras... -- Ce n'est pas moi! Ma mère,
Il ne m'a point
aimée! Oh! ta sainte colère
A comme un Dieu vengeur poursuivi nos amours!
Que n'ai-je cru ma mère, et ses prudents discours?
45 Je ne détourne
plus ta sacrilège épée;
Tiens, frappe, j'ai vécu, puisque tu m'as trompée…
Ah! Cruel!... mon sang coule!... Ah! reçois mes adieux,
Puisses-tu ne
jamais t'éveiller! -- Justes dieux! "
Écrit en 1819
LA DRYADE
IDYLLE DANS LE GOUT DE THÉOCRITE
Prwton men euch prosdeuw qewn
Thn prwtomaten Gaian…
Sidw di
Numjaz…
Aisculoz
???to? µ?? e??? p?osde?? ????
T?? p??toµate?
Ga?a?…
S?d? d? ??µfa?…
?(s?????.
" Honorons d'abord la Terre,
qui, la
première entre les dieux, rendit
ici les oracles...
"
J'adore aussi les nymphes. "
ESCHYLE.
Vois-tu ce vieux tronc d'arbre
aux immenses racines?
Jadis il s'anima de paroles divines;
Mais par les
noirs hivers le chêne fut vaincu.
Et la dryade aussi, comme l'arbre, a vécu.
5 (Car, tu le sais, berger, ces déesses fragiles,
Envieuses des jeux et
des danses agiles,
Sous l'écorce d'un bois où les fixa le sort,
Reçoivent avec lui la naissance et la mort.)
Celle dont la présence
enflamma ces bocages
10 Répondait aux pasteurs du sein de verts feuillages,
Et, par des bruits secrets, mélodieux et sourds,
Donnait le prix du
chant ou jugeait les amours.
Bathylle aux blonds cheveux, Ménalque aux
noires tresses,
Un jour lui racontaient leurs rivales tendresses.
15
L'un parait son front blanc de myrte et de lotus;
L'autre, ses cheveux bruns
de pampres revêtus,
Offrait à la dryade une coupe d'argile;
Et les
roseaux chantants enchaînés par Bathylle,
Ainsi que le dieu Pan l'enseignait
aux mortels,
20 S'agitaient, suspendus aux verdoyants autels.
J'entendis
leur prière, et de leur simple histoire
Les Muses et le temps m'ont laissé
la mémoire.
MÉNALQUE.
Ô déesse propice! écoute, écoute-moi!
Les faunes, les sylvains dansent autour de toi,
25 Quand Bacchus a reçu
leur brillant sacrifice;
Ombrage mes amours, ô déesse propice!
BATHYLLE.
Dryade du vieux chêne, écoute mes aveux!
Les
vierges, le matin, dénouant leurs cheveux,
Quand du brûlant amour la saison
est prochaine,
30 T'adorent; je t'adore, ô dryade du chêne!
MÉNALQUE.
Que Liber protecteur, père des longs festins,
Entoure de ses dons tes champêtres destins,
Et qu'en écharpe d'or la
vigne tortueuse
Serpente autour de toi, fraîche et voluptueuse!
BATHYLLE.
35 Que Vénus te protège et t'épargne ses maux,
Qu'elle anime, au printemps, tes superbes rameaux;
Et, si de quelque
amour, pour nous mystérieuse,
Le charme te liait à quelque jeune yeuse,
Que ses bras délicats et ses feuillages verts
40 A tes bras amoureux se
mêlent dans les airs!
MÉNALQUE.
Ida! j'adore Ida, la légère
bacchante :
Ses cheveux noirs, mêlés de grappes et d'acanthe,
Sur le
tigre, attaché par une griffe d'or,
Roulent abandonnés; sa bouche rit encor
45 En chantant Évoé; sa démarche chancelle;
Les pieds nus, ses genoux
que la robe décèle,
S'élancent, et son oeil, de feux étincelant,
Brille
comme Phébus sous le signe brûlant.
BATHYLLE.
C'est toi que je
préfère, ô toi, vierge nouvelle,
50 Que l'heure du matin à nos désirs
révèle!
Quand la lune au front pur, reine des nuits d'été,
Verse au
gazon bleuâtre un regard argenté,
Elle est moins belle encor que ta paupière
blonde,
Qu'un rayon chaste et doux sous son long voile inonde.
MÉNALQUE.
55 Si le fier léopard, que les jeunes sylvains
Attachent rugissant au char du dieu des vins,
Voit amener au loin
l'inquiète tigresse
Que les faunes, troublés par la joyeuse ivresse,
N'ont pas su dérober à ses regards brûlants,
60 Il s'arrête, il s'agite,
et de ses cris roulants
Les bois sont ébranlés; de sa gueule béante,
L'écume coule à flots sur une langue ardente;
Furieux, il bondit, il
brise ses liens,
Et le collier d'ivoire et les jougs phrygiens :
65 Il
part, et, dans les champs qu'écrasent ses caresses,
Prodigue à ses amours de
fougueuses tendresses.
Ainsi, quand tu descends des cimes de nos bois,
Ida! lorsque j'entends ta voix, ta jeune voix,
Annoncer par des chants
la fête bacchanale,
70 Je laisse les troupeaux, la bêche matinale,
Et la
vigne et la gerbe où mes jours sont liés :
Je pars, je cours, je tombe et je
brûle à tes pieds.
BATHYLLE.
Quand la vive hirondelle est enfin
réveillée,
Elle sort de l'étang, encore toute mouillée,
75 Et, se
montrant au jour avec un cri joyeux,
Au charme d'un beau ciel, craintive,
ouvre les yeux;
Puis, sur le pâle saule, avec lenteur voltige,
Interroge
avec soin le bouton et la tige;
Et, sûre du printemps, alors, et de l'amour,
80 Par des cris triomphants célèbre leur retour.
Elle chante sa joie aux
rochers, aux campagnes,
Et, du fond des roseaux excitant ses compagnes :
" Venez! dit-elle; allons, paraissez, il est temps!
Car voici la
chaleur, et voici le printemps. "
85 Ainsi, quand je te vois, ô modeste
bergère!
Fouler de tes pieds nus la riante fougère,
J'appelle autour de
moi les pâtres nonchalants,
A quitter le gazon, selon mes voeux, trop lents;
Et crie, en te suivant dans ta course rebelle :
90 " Venez! oh! venez
voir comme Glycère est belle! "
MÉNALQUE.
Un jour, jour de
Bacchus, loin des jeux égaré,
Seule je la surpris au fond du bois sacré :
Le soleil et les vents, dans ces bocages sombres,
Des feuilles sur ses
traits faisaient flotter les ombres;
95 Lascive, elle dormait sur le thyrse
brisé;
Une molle sueur, sur son front épuisé,
Brillait comme la perle en
gouttes transparentes,
Et ses mains, autour d'elle, et sous le lin errantes,
Touchant la coupe vide, et son sein tour à tour,
100 Redemandaient
encore et Bacchus et l'Amour.
BATHYLLE.
Je vous adjure ici,
nymphes de la Sicile,
Dont les doigts, sous les fleurs, guident l'onde
docile;
Vous reçûtes ses dons, alors que sous nos bois,
Rougissante,
elle vint pour la première fois.
105 Ses bras blancs soutenaient sur sa tête
inclinée
L'amphore, oeuvre divine aux fêtes destinée,
Qu'emplit la molle
poire, et le raisin doré,
Et la pêche au duvet de pourpre coloré;
Des
pasteurs empressés l'attention jalouse
110 L'entourait, murmurant le nom
sacré d'épouse;
Mais en vain : nul regard ne flatta leur ardeur;
Elle
fut toute aux dieux et toute à la pudeur.
Ici, je vis rouler la coupe
aux flancs d'argile;
Le chêne ému tremblait, la flûte de Bathylle
115
Brilla d'un feu divin; la dryade un moment,
Joyeuse, fit entendre un long
frémissement,
Doux comme les échos dont la voix incertaine
Murmure la
chanson d'une flûte lointaine.
Écrit en 1815.
SYMÉTHA
ÉLÉGIE
A PICHALD
Auteur de
Léonidas et de Guillaume Tell.
" Navire aux larges flancs
de guirlandes ornés,
Aux Dieux d'ivoire, aux mâts de roses couronnés,
Oh! qu'Éole, du moins, soit facile à tes voiles!
Montrez vos feux amis,
fraternelles étoiles!
5 Jusqu'au port de Lesbos guidez le nautonier,
Et
de mes voeux pour elle exaucez le dernier :
Je vais mourir, hélas! Symétha
s'est fiée
Aux flots profonds; l'Attique est par elle oubliée.
Insensée!
elle fuit nos bords mélodieux,
10 Et les bois odorants, berceaux des
demi-Dieux,
Et les choeurs cadencés dans les molles prairies,
Et, sous
les marbres frais, les saintes Théories.
Nous ne la verrons plus, au pied du
Parthénon,
Invoquer Athénée, en répétant son nom;
15 Et, d'une main
timide, à nos rites fidèle,
Ses longs cheveux dorés couronnés d'asphodèle,
Consacrer ou le voile, ou le vase d'argent,
Ou la pourpre attachée au
fuseau diligent.
Ô vierge de Lesbos! que ton île abhorrée
20
S'engloutisse dans l'onde à jamais ignorée,
Avant que ton navire ait pu
toucher ses bords!
Qu'y vas-tu faire? Hélas! quel palais, quels trésors
Te vaudront notre amour? Vierge, qu'y vas-tu faire?
N'es-tu pas,
Lesbienne, à Lesbos étrangère?
25 Athène a vu longtemps s'accroître ta
beauté,
Et, depuis que trois fois t'éclaira son été,
Ton front s'est
élevé jusqu'au front de ta mère;
Ici, loin des chagrins de ton enfance
amère,
Les Muses t'ont souri. Les doux chants de ta voix
30 Sont nés
Athéniens; c'est ici, sous nos bois,
Que l'amour t'enseigna le joug que tu
m'imposes;
Pour toi mon seuil joyeux s'est revêtu de roses. "
" Tu
pars; et cependant m'as-tu toujours haï,
Symétha? Non, ton coeur quelquefois
s'est trahi;
35 Car, lorsqu'un mot flatteur abordait ton oreille,
La
pudeur souriait sur ta lèvre vermeille;
Je l'ai vu, ton sourire aussi beau
que le jour;
Et l'heure du sourire est l'heure de l'amour.
Mais le flot
sur le flot en mugissant s'élève,
40 Et voile à ma douleur le vaisseau qui
t'enlève;
C'en est fait, et mes pieds sont déjà chez les morts;
Va, que
Vénus du moins t'épargne le remords!
Lie un nouvel hymen! va; pour moi, je
succombe;
Un jour, d'un pied ingrat tu fouleras ma tombe,
45 Si le
destin vengeur te ramène en ces lieux
Ornés du monument de tes cruels
adieux. "
- Dans le port du Pirée, un jour fut entendue
Cette
plainte innocente, et cependant perdue;
Car la vierge enfantine, auprès des
matelots,
50 Admirait et la rame et l'écume des flots;
Puis, sur la
haute poupe accourue et couchée,
Saluait, dans la mer, son image penchée,
Et lui jetait des fleurs et des rameaux flottants,
Et riait de leur
chute et les suivait longtemps;
55 Ou, tout à coup rêveuse, écoutait le
Zéphire,
Qui, d'une aile invisible, avait ému sa lyre.
Écrit en
1815.
LE BAIN D'UNE DAME ROMAINE.
Une esclave
d'Égypte, au teint luisant et noir,
Lui présente, à genoux, l'acier pur du
miroir;
Pour nouer ses cheveux une Vierge de Grèce
Dans le compas d'Isis
unit leur double tresse;
5 Sa tunique est livrée aux femmes de Milet,
Et
ses pieds sont lavés dans un vase de lait.
Dans l'ovale d'un marbre aux
veines purpurines
L'eau rose la reçoit; puis les filles latines,
Sur ses
bras indolents versant de doux parfums,
10 Voilent d'un jour trop vif les
rayons importuns,
Et sous les plis épais de la pourpre onctueuse
La
lumière descend molle et voluptueuse :
Quelques-unes, brisant des couronnes
de fleurs,
D'une hâtive main dispersent leurs couleurs,
15 Et, les
jetant en pluie aux eaux de la fontaine,
De débris embaumés couvrent leur
souveraine,
Qui, de ses doigts distraits touchant la lyre d'or,
Pense au
jeune Consul et, rêveuse, s'endort.
Le 20 mai 1817.
LIVRE MODERNE.
DOLORIDA
POÈME.
Yo amo mas d tu amor que á tu vida.
(Prov. espagnol.)
J'aime mieux ton amour que ta vie.
Est-ce la Volupté qui, pour ses
doux mystères,
Furtive, a rallumé ces lampes solitaires?
La gaze et le
cristal sont leur pâle prison.
Aux souffles purs d'un soir de l'ardente
saison
5 S'ouvre sur le balcon la moresque fenêtre;
Une aurore imprévue
à minuit semble naître,
Quand la lune apparaît, quand ses gerbes d'argent
Font pâlir les lueurs du feu rose et changeant;
Les deux clartés à
l'oeil offrent partout leurs pièges;
10 Caressent mollement le velours bleu
des sièges,
La soyeuse ottomane où le livre est encor,
La pendule mobile
entre deux vases d'or,
La Madone d'argent, sous deux roses cachée,
Et
sur un lit d'azur une beauté couchée.
15 Oh! jamais dans Madrid un noble
cavalier
Ne verra tant de grâce à plus d'art s'allier;
Jamais pour plus
d'attraits, lorsque la nuit commence,
N'a frémi la guitare et langui la
romance;
Jamais dans nulle église on ne vit plus beaux yeux
20 Des
grains du chapelet se tourner vers les cieux;
Sur les mille degrés du vaste
amphithéâtre
On n'admira jamais plus belles mains d'albâtre
Sous la
mantille noire et ses paillettes d'or,
Applaudissant, de loin, l'adroit
toréador.
25 Mais, ô vous qu'en secret nulle oeillade attentive
Dans
ses rayons brillants ne chercha pour captive,
Jeune foule d'amants.
Espagnols à l'oeil noir,
Si sous la perle et l'or vous l'adoriez le soir,
Qui de vous ne voudrait (dût la dague andalouse
30 Le frapper au retour
de sa pointe jalouse)
Prosterner ses baisers sur ces pieds découverts,
Ce col, ce sein d'albâtre, à l'air nocturne ouverts,
Et ces longs
cheveux noirs tombant sur son épaule,
Comme tombe à ses pieds le vêtement du
saule?
35 Dolorida n'a plus que ce voile incertain,
Le premier que
revêt le pudique matin
Et le dernier rempart que, dans sa nuit folâtre,
L'amour ose enlever d'une main idolâtre.
Ses bras nus à sa tête offrent
un mol appui.
40 Mais ses yeux sont ouverts, et bien du temps a fui
Depuis que, sur l'émail, dans ses douze demeures,
Ils suivent ce compas
qui tourne avec les heures.
Que fait-il donc, celui que sa douleur attend?
Sans doute il n'aime pas, celui qu'elle aime tant.
45 A peine chaque
jour l'épouse délaissée
Voit un baiser distrait sur sa lèvre empressée
Tomber seul, sans l'amour; son amour cependant
S'accroît par les dédains
et souffre plus ardent.
Près d'un constant époux, peut-être, ô jeune
femme!
50 Quelque infidèle espoir eût égaré ton âme;
Car l'amour d'une
femme est semblable à l'enfant
Qui, las de ses jouets, les brise triomphant,
Foule d'un pied volage une rose immobile,
Et suit l'insecte ailé qui
fuit sa main débile.
55 Pourquoi Dolorida, seule en ce grand palais
Où l'on n'entend, ce soir, ni le pied des valets,
Ni, dans la galerie et
les corridors tristes,
Les enfantines voix des vives caméristes?
Trois heures cependant ont lentement sonné;
60 La voix du temps est
triste au coeur abandonné;
Ses coups y réveillaient la douleur de l'absence,
Et la lampe luttait; sa flamme sans puissance
Décroissait inégale, et
semblait un mourant
Qui sur la vie encor jette un regard errant.
65 A
ses yeux fatigués tout se montre plus sombre,
Le crucifix penché semble
agiter son ombre;
Un grand froid la saisit; mais les fortes douleurs
Ignorent les sanglots, les soupirs et les pleurs :
Elle reste immobile,
et, sous un air paisible,
70 Mord, d'une dent jalouse, une main insensible.
Que le silence est long! Mais on entend des pas!
La porte s'ouvre,
il entre : elle ne tremble pas!
Elle ne tremble pas, à sa pâle figure
Qui de quelque malheur semble traîner l'augure;
75 Elle voit sans effroi
son jeune époux, si beau,
Marcher jusqu'à son lit comme on marche au
tombeau.
Sous les plis du manteau se courbe sa faiblesse;
Même sa longue
épée est un poids qui le blesse.
Tombé sur ses genoux, il parle à demi-voix
:
80 " Je viens te dire adieu; je me meurs, tu le vois,
Dolorida, je
meurs! une flamme inconnue,
Errante, est dans mon sang jusqu'au coeur
parvenue,
Mes pieds sont froids et lourds, mon oeil est obscurci;
Je
suis tombé trois fois en revenant ici.
85 Mais je voulais te voir; mais,
quand l'ardente fièvre
Par des frissons brûlants a fait trembler ma lèvre,
J'ai dit : " Je vais mourir; que la fin de mes jours
" Lui fasse au
moins savoir qu'absent j'aimais toujours. "
Alors je suis parti, ne
demandant qu'une heure
90 Et qu'un peu de soutien pour trouver ta demeure.
Je me sens plus vivant à genoux devant toi.
-- Pourquoi mourir ici,
quand vous viviez sans moi?
-- Ô coeur inexorable! oui, tu fus offensée!
Mais écoute mon souffle, et sens ma main glacée;
95 Viens toucher sur
mon front cette froide sueur;
Du trépas dans mes yeux vois la terne lueur.
Donne, oh! donne une main; dis mon nom. Fais entendre
Quelque mot
consolant, s'il ne peut être tendre.
Des jours qui m'étaient dus je n'ai pas
la moitié;
100 Laisse en aller mon âme en rêvant ta pitié!
Hélas! devant
la mort montre un peu d'indulgence!
-- La mort n'est que la mort et
n'est pas la vengeance.
-- Ô dieux! si jeune encor! tout son coeur
endurci!
Qu'il t'a fallu souffrir pour devenir ainsi!
105 Tout mon crime
est empreint au fond de ton langage,
Faible amie, et ta force horrible est
mon ouvrage.
Mais viens, écoute-moi, viens, je mérite et veux
Que ton
âme apaisée entende mes aveux.
Je jure, et tu le vois, en expirant, ma
bouche
110 Jure devant ce christ qui domine ta couche,
Et, si par leur
faiblesse ils n'étaient pas liés,
Je lèverais mes bras jusqu'au sang de ses
pieds;
Je jure que jamais mon amour égarée
N'oublia loin de toi ton
image adorée;
115 L'infidélité même était pleine de toi,
Je te voyais
partout entre ma faute et moi,
Et sur un autre coeur mon coeur rêvait tes
charmes,
Plus touchants par mon crime et plus beaux par tes larmes.
Séduit par ces plaisirs qui durent peu de temps,
120 Je fus bien
criminel; mais, hélas! j'ai vingt ans.
-- T'a-t-elle vu pâlir ce soir
dans tes souffrances?
-- J'ai vu son désespoir passer tes espérances.
Oui, sois heureuse, elle a sa part dans nos douleurs;
Quand j'ai crié
ton nom, elle a versé des pleurs;
125 Car je ne sais quel mal circule dans
mes veines;
Mais je t'invoquais seule avec des plaintes vaines.
J'ai cru
d'abord mourir et n'avoir pas le temps
D'appeler ton pardon sur mes derniers
instants.
Oh! parle; mon coeur fuit; quitte ce dur langage;
130 Qu'un
regard... Mais quel est ce blanchâtre breuvage
Que tu bois à longs traits et
d'un air insensé?
-- Le reste du poison qu'hier je t'ai versé. "
Écrit en 1823, dans les Pyrénées.
LE MALHEUR
Suivi du Suicide impie,
A travers les piles cités,
Le Malheur
rôde, il nous épie,
Près de nos seuils épouvantés.
5 Alors il demande sa
proie;
La jeunesse, au sein de la joie,
L'entend, soupire et se flétrit;
Comme au temps où la feuille tombe,
Le vieillard descend dans la tombe,
10 Privé du feu qui le nourrit.
Où fuir? Sur le seuil de ma porte
Le Malheur, un jour, s'est assis;
Et, depuis ce jour, je l'emporte
A
travers mes jours obscurcis.
15 Au soleil, et dans les ténèbres,
En tous
lieux ses ailes funèbres
Me couvrent comme un noir manteau
De mes
douleurs ses bras avides
M'enlacent; et ses mains livides
20 Sur mon
coeur tiennent le couteau.
J'ai jeté ma vie aux délices,
Je souris à
la volupté;
Et les insensés, mes complices;
Admirent ma félicité.
25
Moi-même, crédule à ma joie,
J'enivre mon coeur, je me noie
Aux torrents
d'un riant orgueil;
Mais le Malheur devant ma face
A passé : le rire
s'efface,
30 Et mon front a repris son deuil.
En vain je redemande
aux fêtes
Leurs premiers éblouissements,
De mon coeur les molles
défaites
Et les vagues enchantements :
35 Le spectre se mêle à la danse;
Retombant avec la cadence,
Il tâche le sol de ses pleurs,
Et, de mes
yeux trompant l'attente,
Passe sa tête dégoûtante
40 Parmi les fronts
ornés de fleurs.
Il me parle dans le silence,
Et mes nuits entendent sa
voix;
Dans les arbres il se balance
Quand je cherche la paix des bois,
45 Près de mon oreille il soupire;
On dirait qu'un mortel expire :
Mon coeur se serre épouvanté.
Vers les astres mon oeil se lève,
Mais
il y voit pendre le glaive
50 De l'antique fatalité.
Sur mes mains
ma tête penchée
Croit trouver l'innocent sommeil.
Mais, hélas! elle
m'est cachée,
Sa fleur au calice vermeil.
55 Pour toujours elle m'est
ravie,
La douce absence de la vie;
Ce bain qui rafraîchit les jours,
Cette mort de l'âme affligée,
Chaque nuit à tous partagée,
60 Le
sommeil m'a fui pour toujours.
" Ah! puisqu'une éternelle veille
Brûle mes yeux toujours ouverts,
Viens, ô Gloire! ai-je dit; réveille
Ma sombre vie au bruit des vers.
65 Fais qu'au moins mon pied périssable
Laisse une empreinte sur le sable. "
La Gloire a dit : " Fils de
douleur,
Où veux-tu que je te conduise?
Tremble; si je t'immortalise,
70 J'immortalise le Malheur. "
Malheur! oh! quel jour favorable
De ta rage sera vainqueur?
Quelle main forte et secourable
Pourra
t'arracher de mon coeur,
75 Et dans cette fournaise ardente,
Pour moi
noblement imprudente,
N'hésitant pas à se plonger,
Osera chercher dans
la flamme,
Avec force y saisir mon âme,
80 Et l'emporter loin du danger?
Écrit un 1820.
LA PRISON
POÈME
XVIIe
SIÈCLE
Oh! ne vous jouez plus d'un vieillard et d'un prêtre!
Étranger dans ces lieux, comment les reconnaître?
Depuis une heure au
moins, cet importun bandeau
Presse mes yeux souffrants de son épais fardeau.
5 Soin stérile et cruel! car de ces édifices
Ils n'ont jamais tenté les
sombres artifices.
Soldats! vous outragez le ministre et le Dieu,
Dieu
même que mes mains apportent dans ce lieu. "
Il parle; mais en vain sa
crainte les prononce :
10 Ces mots et d'autres cris se taisent sans réponse.
On l'entraîne toujours en des détours savants.
Tantôt crie à ses pieds
le bois des ponts mouvants,
Tantôt sa voix s'éteint à de courts intervalles,
Tantôt fait retentir l'écho des vastes salles,
15 Dans l'escalier
tournant on dirige ses pas;
Il monte à la prison que lui seul ne voit pas,
Et, les bras étendus, le vieux prêtre timide
Tâte les murs épais du
corridor humide.
On s'arrête; il entend le bruit des pas mourir,
20 Sous
de bruyantes clés des gonds de fer s'ouvrir.
Il descend trois degrés sur la
pierre glissante,
Et, privé du secours de sa vue impuissante,
La chaleur
l'avertit qu'on éclaire ces lieux;
Enfin, de leur bandeau l'on délivre ses
yeux.
25 Dans un étroit cachot dont les torches funèbres
Ont peine à
dissiper les épaisses ténèbres,
Un vieillard expirant attendait ses secours
:
Du moins ce fut ainsi qu'en un brusque discours
Ses sombres
conducteurs le lui firent entendre.
30 Un instant, en silence, on le pria
d'attendre.
" Mon prince, dit quelqu'un, le saint homme est venu,
-- Eh!
que m'importe, à moi? " soupira l'inconnu.
Cependant, vers le lit que deux
lourdes tentures
Voilent du luxe ancien de leurs pâles peintures,
35 Le
prêtre s'avança lentement, et, sans voir
Le malade caché, se mit à son
devoir.
LE PRETRE.
Écoutez-moi, mon fils.
LE MOURANT.
Hélas! malgré ma haine,
J'écoute votre voix, c'est une voix humaine :
40 J'étais né pour l'entendre, et je ne sais pourquoi
Ceux qui m'ont
fait du mal ont tant d'attrait pour moi.
Jamais je ne connus cette rare
parole
Qu'on appelle amitié, qui, dit-on, vous console;
Et les chants
maternels qui charment vos berceaux
45 N'ont jamais résonné sous mes tristes
arceaux;
Et pourtant, lorsqu'un mot m'arriva moins sévère,
Il ne fut pas
perdu pour mon coeur solitaire.
Mais, puisque vous m'aimez, ô vieillard
inconnu,
Pourquoi jusqu'à ce jour n'êtes-vous pas venu?
LE PRÊTRE.
50 Ô, qui que vous soyez! vous que tant de mystère,
Avant le temps
prescrit, sépara de la terre,
Vous n'aurez plus de fers dans l'asile des
morts :
Si vous avez failli, rappelez les remords,
Versez-les dans le
sein du Dieu qui vous écoute;
55 Ma main du repentir vous montrera la route.
Entrevoyez le Ciel par vos maux acheté :
Je suis prêtre, et vous porte
ici la liberté.
De la confession j'accomplis l'oeuvre sainte;
Le
tribunal divin siège dans cette enceinte.
60 Répondez, le pardon déjà vous
est offert;
Dieu même...
LE MOURANT.
Il est un Dieu? J'ai
pourtant bien souffert!
LE PRÊTRE.
Vous avez moins souffert
qu'il ne l'a fait lui-même.
Votre dernier soupir sera-t-il un blasphème?
65 Et quel droit avez-vous de plaindre vos malheurs,
Lorsque le sang du
Christ tomba dans les douleurs?
Ô mon fils, c'est pour nous, tout ingrats
que nous sommes,
Qu'il a daigné descendre aux misères des hommes;
A la
vie, en son nom, dites un mâle adieu.
LE MOURANT.
70 J'étais
peut-être roi.
LE PRÊTRE.
Le sauveur était Dieu;
Mais, sans nous
élever jusqu'à ce divin Maître,
Si j'osais, après lui, nommer encor le
prêtre,
Je vous dirais : Et moi, pour combattre l'enfer,
75 J'ai
resserré mon sein dans un corset de fer;
Mon corps a revêtu l'inflexible
cilice,
Où chacun de mes pas trouve un nouveau supplice.
Au cloître est
un pavé que, durant quarante ans,
Ont usé chaque jour mes genoux pénitents.
80 Et c'est encor trop peu que de tant de souffrance
Pour acheter du
Ciel l'ineffable espérance.
Au creuset douloureux il faut être épuré
Pour conquérir son rang dans le séjour sacré.
Le temps nous presse; au
nom de vos douleurs passées,
85 Dites-moi vos erreurs pour les voir
effacées;
Et devant cette croix où Dieu monta pour nous,
Souhaitez avec
moi de tomber à genoux.
Sur le front du vieux moine, une rougeur légère
Fit renaître une ardeur à son âge étrangère;
90 Les pleurs qu'il
retenait coulèrent un moment;
Au chevet du captif il tomba pesamment;
Et
ses mains présentaient le crucifix d'ébène,
Et tremblaient en l'offrant, et
le tenaient à peine.
Pour le coeur du chrétien demandant des remords,
95
Il murmurait tout bas la prière des morts.
Et, sur le lit, sa tête, avec
douleur penchée,
Cherchait du prisonnier la figure cachée.
Un flambeau
la révèle entière : ce n'est pas
Un front décoloré par un prochain trépas,
100 Ce n'est pas l'agonie et son dernier ravage;
Ce qu'il voit est sans
traits, et sans vie, et sans âge:
Un fantôme immobile à ses yeux est offert,
Et les feux ont relui sur un masque de fer...
Plein d'horreur à
l'aspect de ce sombre mystère,
105 Le prêtre se souvient que, dans le
monastère,
Une fois, en tremblant, on se parlait tout bas
D'un
prisonnier d'État que l'on ne nommait pas;
Qu'on racontait de lui des choses
merveilleuses,
De berceau dérobé, de craintes orgueilleuses,
110 De
royale naissance, et de droits arrachés,
Et de ses jours captifs sous un
masque cachés.
Quelques pères disaient qu'à sa descente en France,
De
secouer ses fers il conçut l'espérance;
Qu'aux geôliers un instant il
s'était dérobé,
115 Et, quoiqu'entre leurs mains aisément retombé,
L'on
avait vu ses traits; et qu'une Provençale,
Arrivée au couvent de
Saint-François de Sale
Pour y prendre le voile, avait dit, en pleurant,
Qu'elle prenait la Vierge et son Fils pour garant
120 Que le Masque de
fer avait vécu sans crime,
Et que son jugement était illégitime;
Qu'il
tenait des discours pleins de grâce et de foi,
Qu'il était jeune et beau,
qu'il ressemblait au roi,
Qu'il avait dans la voix une douceur étrange,
125 Et que c'était un prince ou que c'était un ange.
Il se souvint encor
qu'un vieux bénédictin,
S'étant acheminé vers la tour, un matin,
Pour
rendre un vase d'or tombé sur son passage,
N'était pas revenu de ce triste
voyage:
130 Sur quoi, l'abbé du lieu pour toujours défendit
Les
entretiens touchant le prisonnier maudit!
Nul ne devait sonder la récente
aventure;
Le Ciel avait puni la coupable lecture
Des mystères gravés sur
ce vase indiscret.
135 Le temps fit oublier ce dangereux secret.
Le
prêtre regardait le malheureux célèbre;
Mais ce cachot tout plein d'un
appareil funèbre,
Et cette mort voilée, et ces longs cheveux blancs,
Nés
captifs et jetés sur des membres tremblants,
140 L'arrêtèrent longtemps en
un sombre silence.
Il va parler enfin; mais, tandis qu'il balance,
L'agonisant du lit se soulève et lui dit :
" Vieillard, vous abaissez
votre front interdit;
Je n'entends plus le bruit de vos conseils frivoles;
145 L'aspect de mon malheur arrête vos paroles.
Oui, regardez-moi bien,
et puis dites, après,
Qu'un Dieu de l'innocent défend les intérêts;
Des
péchés tant proscrits, où toujours l'on succombe,
Aucun n'a séparé mon
berceau de ma tombe;
150 Seul, toujours seul, par l'âge et la douleur
vaincu,
Je meurs tout chargé d'ans, et je n'ai pas vécu.
Du récit de mes
maux vous êtes bien avide :
Pourquoi venir fouiller dans ma mémoire vide,
Où, stérile de jours, le temps dort effacé?
155 Je n'eus point d'avenir
et n'ai point de passé;
J'ai tenté d'en avoir; dans mes longues journées,
Je traçais sur les murs mes lugubres années;
Mais je ne pus les suivre
en leur douloureux cours.
Les murs étaient remplis, et je vivais toujours.
160 Tout me devint alors obscurité profonde;
Je n'étais rien pour lui,
qu'était pour moi le monde?
Que m'importaient des temps où je ne comptais
pas?
L'heure que j'invoquais, c'est l'heure du trépas.
Écoutez, écoutez
: quand je tiendrais la vie
165 De l'homme qui toujours tint la mienne
asservie,
J'hésiterais, je crois, à le frapper des maux
Qui rongèrent
mes jours, brûlèrent mon repos;
Quand le règne inconnu d'une impuissante
ivresse
Saisit mon coeur oisif d'une vague tendresse,
170 J'appelais le
bonheur, et ces êtres amis
Qu'à mon âge brûlant un songe avait promis.
Mes larmes ont rouillé mon masque de torture;
J'arrosais de mes pleurs
ma noire nourriture;
Je déchirais mon sein par mes gémissements;
175
J'effrayais mes geôliers de mes longs hurlements;
Des nuits, par mes
soupirs, je mesurais l'espace;
Aux hiboux des créneaux je disputais leur
place,
Et, pendant aux barreaux où s'arrêtaient mes pas,
Je vivais hors
des murs d'où je ne sortais pas. "
180 Ici tomba sa voix. Comme après le
tonnerre
De tristes sons encore épouvantent la terre,
Et, dans l'antre
sauvage où l'effroi l'a placé,
Retiennent en grondant le voyageur glacé,
Longtemps on entendit ses larmes retenues
185 Suivre encore une fois des
routes bien connues;
Les sanglots murmuraient dans ce coeur expirant.
Le
vieux prêtre toujours priait en soupirant,
Lorsqu'un des noirs geôliers se
pencha pour lui dire
Qu'il fallait se hâter, qu'il craignait le délire.
190 Un nouveau zèle alors ralluma ses discours.
" Ô mon fils! criait-il,
votre vie eut son cours;
Heureux, trois fois heureux, celui que Dieu
corrige!
Gardons de repousser les peines qu'il inflige :
Voici l'heure
où vos maux vous seront précieux,
195 Il vous a préparé lui-même pour les
cieux.
Oubliez votre corps, ne pensez qu'à votre âme;
Dieu lui-même l'a
dit : " L'homme né de la femme
" Ne vit que peu de temps, et c'est dans les
douleurs. "
Ce monde n'est que vide et ne vaut pas des pleurs.
200
Qu'aisément de ses biens notre âme est assouvie!
Me voilà, comme vous, au
bout de cette vie;
J'ai passé bien des jours, et ma mémoire en deuil
De
leur peu de bonheur n'est plus que le cercueil.
C'est à moi d'envier votre
longue souffrance,
205 Qui d'un monde plus beau vous donne l'espérance;
Les anges à vos pas ouvriront le saint lieu :
Pourvu que vous disiez un
mot à votre Dieu,
Il sera satisfait. " Ainsi, dans sa parole,
Mêlant les
saints propos du livre qui console,
210 Le vieux prêtre engageait le mourant
à prier,
Mais en vain : tout à coup on l'entendit crier,
D'une voix
qu'animait la fièvre du délire,
Ces rêves du passé : " Mais enfin je
respire!
Ô bords de la Provence! ô lointain horizon!
215 Sable jaune où
des eaux murmure le doux son!
Ma prison s'est ouverte. Oh! que la mer est
grande!
Est-il vrai qu'un vaisseau jusque là-bas se rende?
Dieu! qu'on
doit être heureux parmi les matelots!
Que je voudrais nager dans la
fraîcheur des flots!
220 La terre vient, nos pieds à marcher se disposent,
Sur nos mâts arrêtés les voiles se reposent.
Ah! j'ai fui les soldats;
en vain ils m'ont cherché;
Je suis libre, je cours, le masque est arraché;
De l'air dans mes cheveux j'ai senti le passage,
225 Et le soleil un
jour éclaira mon visage.
-- " Oh! pourquoi fuyez-vous? Restez sur vos
gazons,
Vierges! continuez vos pas et vos chansons;
Pourquoi vous
retirer aux cabanes prochaines?
Le monde autant que moi déteste donc les
chaînes? "
230 Une seule s'arrête et m'attend sans terreur :
Quoi! du
Masque de fer elle n'a pas horreur!
Non, j'ai vu la pitié sur ses lèvres si
belles,
Et de ses yeux en pleurs les douces étincelles.
-- " Soldats!
que voulez-vous? quel lugubre appareil!
235 J'ai mes droits à l'amour et ma
part au soleil;
Laissez-nous fuir ensemble. Oh! voyez-la! c'est elle
Avec qui je veux vivre, elle est là qui m'appelle;
Je ne fais pas le
mal; allez, dites au roi
Qu'aucun homme jamais ne se plaindra de moi;
240 Que je serai content si, près de ma compagne,
Je puis errer
longtemps de montagne en montagne,
Sans jamais arrêter nos loisirs
voyageurs!
Que je ne chercherai ni parents ni vengeurs;
Et, si l'on me
demande où j'ai passé ma vie,
245 Je saurai déguiser ma liberté ravie;
Votre crime est bien grand, mais je le cacherai.
Ah! laissez-moi le
Ciel, je vous pardonnerai.
Non!... toujours des cachots... Je suis né votre
proie... "
Mais je vois mon tombeau, je m'y couche avec joie.
250 Car
vous ne m'aurez plus, et je n'entendrai plus
Les verrous se fermer sur
l'éternel reclus.
Que me veut donc cet homme avec ses habits sombres?
Captifs morts dans ces murs, est-ce une de vos ombres?
Il pleure. Ah!
malheureux, est-ce ta liberté?
LE PRÊTRE.
255 Non, mon fils, c'est
sur vous : voici l'éternité.
LE MOURANT.
A moi? Je n'en veux pas;
j'y trouverais des chaînes.
LE PRÊTRE.
Non, vous n'y trouverez que
des faveurs prochaines.
Un mot de repentir, un mot de notre foi,
Le
Seigneur vous pardonne.
LE MOURANT.
260 Ô prêtre! laissez-moi!
LE PRÊTRE.
Dites : " Je crois en Dieu. " La mort vous est ravie.
LE MOURANT.
Laissez en paix ma mort, on y laissa ma vie.
Et d'un
dernier effort l'esclave délirant
Au mur de la prison brise son bras
mourant.
265 " Mon Dieu! venez vous-même au secours de cette âme! "
Dit
le prêtre, animé d'une pieuse flamme.
Au fond d'un vase d'or, ses doigts
saints ont cherché
Le pain mystérieux où Dieu même est caché :
Tout se
prosterne alors en un morne silence.
270 La clarté d'un flambeau sur le lit
se balance;
Le chevet sur deux bras s'avance supporté,
Mais en vain : le
captif était en liberté.
Resté seul au cachot, durant la nuit entière,
Le vieux religieux récita la prière;
275 Auprès du lit funèbre il fut
toujours assis.
Quelques larmes souvent, de ses yeux obscurcis,
Interrompant sa voix, tombaient sur le saint livre.
Et, lorsque la
douleur l'empêchait de poursuivre,
Sa main jetait alors l'eau du rameau
bénit
280 Sur celui qui du ciel peut-être était banni.
Et puis, sans se
lasser, il reprenait encore,
De sa voix qui tremblait dans la prison sonore,
Le dernier chant de paix; il disait : " Ô Seigneur!
Ne brisez pas mon
âme avec votre fureur;
285 Ne m'enveloppez pas dans la mort de l'impie. "
Il ajoutait aussi : " Quand le méchant m'épie,
Me ferez-vous tomber,
Seigneur, entre ses mains?
C'est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins;
Ne me châtiez point, car mon crime est son crime.
290 J'ai crié vers le
Ciel du plus profond abîme.
Ô mon Dieu! tirez-moi du milieu des méchants! "
Lorsqu'un rayon du jour eut mis fin à ses chants,
Il entendit monter
vers les noires retraites,
Et des voix résonner sous les voûtes secrètes.
295 Un moment lui restait, il eût voulu du moins
Voir le mort qu'il
pleurait sans ces cruels témoins;
Il s'approche, en tremblant, de ce fils du
mystère
Qui vivait et mourait étranger à la terre;
Mais le Masque de fer
soulevait le linceul,
300 Et la captivité le suivit au cercueil.
Écrit en 1821, à Vincennes.
MADAME DE SOUBISE
POÈME DU XVIe SIÈCLE
A M. ANTONY DESCHAMPS
"Le 24 du mesme
mois s'exploita
l'execution tant souhaitée, qui deliura
la chrestienté
d'un nombre de pestes,
au moyen desquelles le diable se
faisoit fort de
la destruire, attendu
que deux ou trois qui en reschappe-
rent font
encore autant de mal. Ce
jour apporta merveilleux allegement
et soulas à
l'Eglise. "
La vraye et entiere histoire des troubles,
par le
frere de LAVAL.
I
" ARQUEBUSIERS! chargez ma coulevrine!
Les
lansquenets passent! sur leur poitrine
Je vois enfin la croix rouge, la
croix
Double, et tracée avec du sang, je crois!
5 Il est trop tard; le
bourdon Notre-Dame
Ne m'avait donc éveillé qu'à demi?
Nous avons bu trop
longtemps, sur mon âme!
Mais nous buvions à saint Barthélemy.
II
" Donnez une épée,
10 Et la mieux trempée,
Et mes pistolets,
Et mes chapelets.
Déjà le jour brille
Sur le Louvre noir;
15 On
va tout savoir :
-- Dites à ma fille
De venir tout voir. "
III
Le baron parle ainsi par la fenêtre;
C'est bien sa voix qu'on ne
peut méconnaître;
20 Courez, varlets, échansons, écuyers,
Suisses,
piqueux, pages, arbalétriers!
Voici venir madame Marie-Anne,
Elle
descend l'escalier de la tour;
Jusqu'aux pavés baissez la pertuisane,
25
Et que chacun la salue à son tour.
IV
Une haquenée
Est seule
amenée,
Tant elle a d'effroi
Du noir palefroi.
30 Mais son père
monte
Le beau destrier.
Ferme à l'étrier :
" N'avez-vous pas honte
Dit-il, de crier!
V
35 " Vous descendez des hauts barons, ma
mie;
Dans ma lignée, on note d'infamie
Femme qui pleure, et ce, par la
raison
Qu'il en peut naître un lâche en ma maison.
Levez la tête et
baissez votre voile;
40 Partons. Varlets, faites sonner le cor.
Sous ce
brouillard la Seine me dévoile
Ses flots rougis... Je veux voir plus encor.
VI
" La voyez-vous croître
La tour du vieux cloître?
45
Et le grand mur noir
Du royal manoir?
Entrons dans le Louvre.
Vous
tremblez, je croi
Au son du beffroi?
50 La fenêtre s'ouvre,
Saluez
le roi. "
VII
Le vieux baron, en signant sa poitrine,
Va
visiter la reine Catherine;
Sa fille reste, et dans la cour s'assied :
55 Mais sur un corps elle heurte son pied :
" Je vis encor, je vis
encor, madame;
Arrêtez-vous et donnez-moi la main;
En me sauvant, vous
sauverez mon âme;
Car j'entendrai la messe dès demain.
VIII
60 -- Huguenot profane,
Lui dit Marie-Anne,
Sur ton corselet
Mets mon chapelet.
Tu prieras la Vierge,
65 Je prierai le roi.
Prends ce palefroi,
Surtout prends un cierge,
Et viens avec moi. "
IX
Marie ordonne à tout son équipage
70 De l'emporter dans
le manteau d'un page,
Lui fait ôter ses baudriers trop lourds,
Jette sur
lui sa cape de velours,
Attache un voile avec une relique
Sur sa
blessure, et dit, sans s'émouvoir :
75 " Ce gentilhomme est un bon
catholique,
Et dans l'église il vous le fera voir. "
X
Murs
de Saint-Eustache!
Quel peuple s'attache
A vos escaliers,
80 A vos
noirs piliers,
Traînant sur la claie
Ces morts sans cercueil,
La
fureur dans l'oeil,
Et formant la haie
85 De l'autel au seuil?
XI
Dieu fasse grâce à l'année où nous sommes!
Ce sont
vraiment des femmes et des hommes;
Leur foule entonne un Te Deum en
choeur,
Et dans le sang trempe et dévoue un coeur,
90 Coeur d'amiral
arraché dans la rue,
Coeur gangrené du schisme de Calvin.
On boit, on
mange, on rit; la foule accrue
Se l'offre et dit : " C'est le pain et le
vin. "
XII
Un moine qui masque
95 Son front sous un casque
Lit au maître-autel
Le livre immortel;
Il chante au pupitre,
Et
sa main trois fois,
100 En faisant la croix,
Jette sur l'épître
Le
sang de ses doigts.
XIII
" Place! dit-il; tenons notre promesse
D'épargner ceux qui viennent à la messe.
105 Place! je vois arriver deux
enfants :
Ne tuez pas encor, je le défends;
Tant qu'ils sont là, je les
ai sous ma garde.
Saint Paul a dit : " Le temple est fait pour tous. "
Chacun son lot, le dedans me regarde;
110 Mais, une fois dehors, ils
sont à vous.
XIV
-- Je viens sans mon père;
Mais en vous
j'espère
(Dit Anne deux fois,
D'une faible voix);
115 Il est chez la
reine;
Moi, j'accours ici
Demander merci
Pour ce capitaine
Qui
vous prie aussi. "
XV
120 Le blessé dit : " Il n'est plus temps,
madame;
Mon corps n'est pas sauvé, mais bien mon âme;
Si vous voulez,
donnez-moi votre main,
Et je mourrai catholique et romain;
Épousez-moi,
je suis duc de Soubise.
125 Vous n'aurez pas à vous en repentir :
C'est
pour un jour. Hélas! dans votre église
Je suis entré, mais pour n'en plus
sortir.
XVI
" Je sens fuir mon âme!
Êtes-vous ma femme?
130 -- Hélas! dit-elle, oui, "
Se baissant vers lui.
Un mot les
marie.
Ses yeux, par l'effort
D'un dernier transport,
135 Regardent
Marie;
Puis il tombe mort.
XVII
Ce fut ainsi qu'Anne devint
duchesse;
Elle donna le fief et sa richesse
A l'ordre saint des frères
de Jésus
140 Et leur légua ses propres biens en sus.
Un faible corps
qu'un esprit troublé ronge
Résiste peu, mais ne vit pas longtemps :
Dans
le couvent des nonnes, en Saintonge,
Elle mourut vierge et veuve à vingt
ans.
Écrit à la Briche, en Beauce. Mai 1828.
LA
NEIGE
POÈME
I
QU'IL est doux, qu'il est doux d'écouter des
histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d'arbre sont
noires,
Quand la neige est épaisse, et charge un sol glacé!
5 Quand seul
dans un ciel pâle un peuplier s'élance,
Quand sous le manteau blanc qui
vient de le cacher
L'immobile corbeau sur l'arbre se balance,
Comme la
girouette au bout du long clocher!
Ils sont petits et seuls, ces deux
pieds dans la neige.
10 Derrière les vitraux dont l'azur le protège,
Le
roi pourtant regarde et voudrait ne pas voir,
Car il craint sa colère et
surtout son pouvoir.
De cheveux longs et gris son front brun
s'environne,
Et porte en se ridant le fer de la couronne;
15 Sur l'habit
dont la pourpre a peint l'ample velours,
L'empereur a jeté la lourde peau
d'un ours.
Avidement courbé, sur le sombre vitrage
Ses soupirs
inquiets impriment un nuage.
Contre un marbre frappé d'un pied appesanti,
20 La sandale romaine a vingt fois retenti.
Est-ce vous, blanche
Emma, princesse de la Gaule?
Quel amoureux fardeau pèse à sa jeune épaule?
C'est le page Éginard, qu'à ses genoux le jour
Surprit, ne dormant pas,
dans la secrète tour.
25 Doucement son bras droit étreint un cou
d'ivoire,
Doucement son baiser suit une tresse noire,
Et la joue
inclinée, et ce dos où les lis
De l'hermine entourés sont plus blancs que
ses plis.
Il retient dans son coeur une craintive haleine,
30 Et de
sa dame ainsi pense alléger la peine,
Et gémit de son poids, et plaint ses
faibles pieds
Qui, dans ses mains, ce soir; dormiront essuyés;
Lorsqu'arrêtée Emma vante sa marche sûre,
Lève un front caressant,
sourit et le rassure,
35 D'un baiser mutuel implore le secours,
Puis
repart chancelante et traverse les cours.
Mais les voix des soldats
résonnent sons les voûtes,
Les hommes d'armes noirs en ont fermé les routes;
Éginard, échappant à ses jeunes liens,
40 Descend des bras d'Emma, qui
tombe dans les siens.
II
Un grand trône ombragé des drapeaux
d'Allemagne
De son dossier de pourpre entoure Charlemagne.
Les douze
pairs, debout sur ses larges degrés,
Y font luire l'orgueil des lourds
manteaux dorés.
45 Tous posent un bras fort sur une longue épée,
Dans le sang des Saxons neuf fois par eux trempée;
Par trois vives
couleurs se peint sur leurs écus
La gothique devise autour des rois vaincus.
Sous les triples piliers des colonnes moresques,
50 En cercle sont
placés des soldats gigantesques,
Dont le casque fermé, chargé de cimiers
blancs,
Laisse à peine entrevoir les yeux étincelants.
Tous deux
joignant les mains, à genoux sur la pierre,
L'un pour l'autre en leur coeur
cherchant une prière,
55 Les beaux enfants tremblaient, en abaissant leur
front,
Tantôt pâle de crainte ou rouge de l'affront.
D'un silence
glacé régnait la paix profonde.
Bénissant en secret sa chevelure blonde,
Avec un lent effort, sous ce voile, Éginard
60 Tente vers sa maîtresse
un timide regard.
Sous l'abri de ses mains Emma cache sa tête,
Et,
pleurant, elle attend l'orage qui s'apprête :
Comme on se tait encore, elle
donne à ses yeux
A travers ses beaux doigts un jour audacieux.
65
L'empereur souriait en versant une larme,
Qui donnait à ses traits un
ineffable charme;
Il appela Turpin, l'évêque du palais,
Et d'une voix
très douce il dit : " Bénissez-les. "
Qu'il est doux, qu'il est doux
d'écouter des histoires,
70 Des histoires du temps passé,
Quand les
branches d'arbre sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol
glacé!
1830
LE COR.
POÈME
I
J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante
les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible
accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
5 Que
de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et
plus souvent pleuré!
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui
précédaient la mort des Paladins antiques.
Ô montagne d'azur! ô pays
adoré!
10 Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
Cascades qui tombez des
neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées;
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de
glace et le pied de gazons!
15 C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il
faut entendre
Les airs lointains d'un Cor mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit,
De cette voix
d'airain fait retentir la nuit;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
20 L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche
attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte au
chant de la romance.
25 Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor?
Roncevaux! Roncevaux! dans
ta sombre vallée
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée!
II
Tous les preux étaient morts, mais aucun n'avait fui.
30 Il reste
seul debout, Olivier près de lui;
L'Afrique sur les monts l'entoure et
tremble encore.
" Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More;
Tous tes pairs sont couchés dans les eaux des torrents. " --
Il
rugit comme un tigre, et dit : " Si je me rends,
35 Africain, ce sera
lorsque les Pyrénées
Sur l'onde avec leurs corps rouleront entraînées. "
-- " Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. "
Et du
plus haut des monts un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu'au fond
de l'abîme,
40 Et de ses pins, dans l'onde, il vint briser la cime.
-- " Merci, cria Roland; tu m'as fait un chemin. "
Et jusqu'au pied
des monts le roulant d'une main,
Sur le roc affermi comme un géant s'élance,
Et, prête à fuir, l'armée à ce seul pas balance.
III
45
Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et
se parlaient entre eux.
À l'horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De
Luz et d'Argelès se montraient les vallées.
L'armée applaudissait. Le
luth du troubadour
50 S'accordait pour chanter les saules de l'Adour;
Le
vin français coulait dans la coupe étrangère;
Le soldat, en riant, parlait à
la bergère.
Roland gardait les monts; tous passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir palefroi
55 Qui marchait revêtu de
housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes :
"
Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu;
Suspendez votre marche; il ne
faut tenter Dieu.
Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes
60
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
Deux éclairs ont
relui, puis deux autres encor. "
Ici l'on entendit le son lointain du Cor.
--
L'Empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la
marche aventurière.
65 " Entendez-vous? dit-il. -- Oui, ce sont des
pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Répondit
l'archevêque, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée.
"
Et l'Empereur poursuit; mais son front soucieux
70 Est plus sombre
et plus noir que l'orage des cieux.
Il craint la trahison, et, tandis qu'il
y songe,
Le Cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
" Malheur!
c'est mon neveu! malheur! car, si Roland
Appelle à son secours, ce doit être
en mourant.
75 Arrière, chevaliers, repassons la montagne!
Tremble encor
sous nos pieds, sol trompeur de l'Espagne! "
IV
Sur le plus haut
des monts s'arrêtent les chevaux;
L'écume les blanchit; sous leurs pieds,
Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
80 À l'horizon
lointain fuit l'étendard du More.
-- " Turpin, n'as-tu rien vu dans le
fond du torrent?
-- J'y vois deux chevaliers : l'un mort, l'autre expirant.
Tous deux sont écrasés sous une roche noire;
Le plus fort, dans sa main,
élève un Cor d'ivoire,
85 Son âme en s'exhalant nous appela deux fois. "
Dieu! que le son du Cor est triste au fond des bois!
Écrit à
Pau, en 1825.
LE BAL
POÈME
La harpe tremble
encore et la flûte soupire,
Car la valse bondit dans son sphérique empire,
Des couples passagers éblouissent les yeux,
Volent entrelacés en cercles
gracieux,
5 Suspendent des repos balancés en mesure,
Aux reflets d'une
glace admirent leur parure,
Repartent; puis, troublés par leur groupe riant,
Dans leurs tours moins adroits se heurtent en criant.
La danseuse,
enivrée aux transports de la fête,
10 Sème et foule en passant les bouquets
de sa tête,
Au bras qui la soutient se livre, et, pâlissant,
Tourne, les
yeux baissés sur un sein frémissant.
Courez, jeunes beautés, formez la
double danse.
Entendez-vous l'archet du bal joyeux,
15 Jeunes beautés?
Bientôt la légère cadence
Toutes va, tout à coup, vous mêler à mes yeux.
Dansez, et couronnez de fleurs vos fronts d'albâtre
Liez au blanc
muguet l'hyacinthe bleuâtre.
Et que vos pas moelleux, délices d'un amant,
20 Sur le chêne poli glissent légèrement;
Dansez, car dès demain vos
mères exigeantes
A vos jeunes travaux vous diront négligentes;
L'aiguille détestée aura fui de vos doigts,
Ou, de la mélodie
interrompant les lois,
25 Sur l'instrument mobile, harmonieux ivoire,
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire;
Demain, sous l'humble
habit du jour laborieux,
Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux...
Ils chercheront en vain, sur la feuille indocile,
30 De ses simples
discours le sens clair et facile;
Loin du papier noirci, votre esprit égaré,
Partant, seul et léger, vers le bal adoré,
Laissera de vos yeux
l'indécise prunelle
Recommencer vingt fois une page éternelle.
35
Prolongez, s'il se peut, oh! prolongez la nuit,
Qui d'un pas diligent plus
que vos pas s'enfuit!
Le signal est donné, l'archet frémit encore :
Elancez-vous, liez ces pas nouveaux
Que l'Anglais inventa, noeuds chers
à Terpsichore,
40 Qui d'une molle chaîne imitent les anneaux.
Dansez, un soir encore usez de votre vie :
L'étincelante nuit d'un
long jour est suivie;
A l'orchestre brillant le silence fatal
Succède,
et les dégoûts aux doux propos du bal.
45 Ah! reculez le jour où,
surveillantes mères,
Vous saurez du berceau les angoisses amères :
Car,
dès que de l'enfant le cri s'est élevé,
Adieu, plaisir, long voile à demi
relevé,
Et parure éclatante, et beaux joyaux des fêtes,
50 Et le soir,
en passant, les riantes conquêtes
Sous les ormes, le soir, aux heures de
l'amour,
Quand les feux suspendus ont rallumé le jour.
Mais, aux yeux
maternels, les veilles inquiètes
Ne manquèrent jamais, ni les peines muettes
55 Que dédaigne l'époux, que l'enfant méconnaît,
Et dont le souvenir
dans les songes renaît.
Ainsi, toute au berceau qui la tient asservie,
La mère avec ses pleurs voit s'écouler sa vie.
Rappelez les plaisirs,
ils fuiront votre voix,
60 Et leurs chaînes de fleurs se rompront sous vos
doigts.
Ensemble, à pas légers, traversez la carrière;
Que votre
main touche une heureuse main,
Et que vos pieds savants à leur place
première
Reviennent, balancés dans leur double chemin.
65 Dansez :
un jour, hélas! ô reines éphémères!
De votre jeune empire auront fui les
chimères.
Rien n'occupera plus vos coeurs désenchantés,
Que des rêves
d'amour bien vite épouvantés,
Et le regret lointain de ces fraîches années
70 Qu'un souffle a fait mourir, en moins de temps fanées
Que la rose et
l'oeillet, l'honneur de votre front;
Et du temps indompté lorsque viendra
l'affront,
Quelles seront alors vos tardives alarmes?
Un teint, déjà
flétri, pâlira sous les larmes,
75 Les larmes à présent, doux trésors des
amours,
Les larmes, contre l'âge, inutile secours :
Car les ans
maladifs, avec un doigt de glace,
Des chagrins dans vos coeurs auront marqué
la place,
La morose vieillesse... Ô légères beautés!
80 Dansez,
multipliez vos pas précipités,
Et dans les blanches mains les mains
entrelacées,
Et les regards de feu, les guirlandes froissées,
Et le rire
éclatant, cri des joyeux loisirs,
Et que la salle au loin tremble de vos
plaisirs.
Paris, 1818.
LE TRAPPISTE [" On a
proposé au roi de profiter du temps pour quitter
Madrid avec une escorte
sûre; mais l'infortuné prince n'a pu se résoudre à
suivre ce conseil. Le
bruit s'étant répandu parmi les gardes que le roi était
emmené hors du
palais, prisonnier des Cortès, l'ardeur de cette troupe fidèle ne
pouvait
plus se contenir. Elle résolut de pénétrer jusqu'au palais et de mettre
le
roi en liberté. Après une charge meurtrière, ils parvinrent sur la place du
palais. Ils attendaient impatiemment des ordres; nul ordre ne fut donné de
l'intérieur! Figurez-vous le palais du roi entouré de ses malheureux gardes,
dix
pièces de canon braquées contre les portes et les fenêtres, dix mille
personnes,
tant miliciens que bandits, poussant des cris épouvantables...
Ils ont
combattu... Le nombre des gardes échappés (vers l'armée de la Foi)
est d'environ
trois cents... Le roi a paru au balcon et a salué le peuple. "
Moniteur, 15 juillet 1822.]
POÈME
C'ETAIT une des nuits
qui des feux de l'Espagne
Par des froids bienfaisants consolent la campagne;
L'ombre était transparente, et le lac argenté
Brillait à l'horizon sous
un voile enchanté;
5 Une lune immobile éclairait les vallées
Où des
citronniers verts serpentent les allées;
Des milliers de soleils, sans
offenser les yeux,
Tels qu'une poudre d'or, semaient l'azur des cieux,
Et les monts inclinés, verdoyante ceinture
10 Qu'en cercles inégaux
enchaîna la nature,
De leurs dômes en fleurs étalaient la beauté,
Revêtus d'un manteau bleuâtre et velouté.
Mais aucun n'égalait, dans sa
magnificence,
Le mont Serrat, paré de toute sa puissance :
15 Quand des
nuages blancs sur son dos arrondi
Roulaient leurs flots chassés par le vent
du midi,
Les brisant de son front, comme un nageur habile,
Le géant
semblait fuir sous ce rideau mobile;
Tantôt un piton noir, seul dans le
firmament,
20 Tel qu'un fantôme énorme, arrivait lentement;
Tantôt un
bois riant, sur une roche agreste,
S'éclairait, suspendu comme une île
céleste.
Puis enfin, des vapeurs délivrant ses contours,
Comme une
forteresse au milieu de ses tours,
25 Sortait le pic immense : il semblait à
ses plaines
Des vents frais de la nuit partager les haleines;
Et l'orage
indécis, murmurant à ses pieds,
Pendait encor d'en haut sur les monts
effrayés.
En spectacles pompeux la nature est féconde,
30 Mais
l'homme a des pensers bien plus grands que le monde.
Quelquefois tout un
peuple endormi dans ses maux
S'éveille, et, saisissant le glaive des
hameaux,
Maudissant la révolte impure et tortueuse,
Élève tout à coup sa
voix majestueuse :
35 Il redemande à Dieu ses autels profanés,
Il
appelle à grands cris ses rois emprisonnés;
Comme un tigre, il arrache, il
emporte sa chaîne;
Il s'élève, il grandit, il s'étend comme un chêne,
Et
de ses mille bras il couvre en liberté
40 Les sillons paternels du sol qui
l'a porté.
Ainsi, terre indocile, à ton roi seul constante,
Vendée, où
la chaumière est encore une tente,
Ainsi de ton Bocage aux détours
meurtriers
Sortirent en priant les paysans guerriers :
45 Ainsi, se
relevant, l'infatigable Espagne
Fait sortir des héros du creux de la
montagne.
Sur des rochers, non loin de ces antres sacrés,
Où Pélage
appela les Goths désespérés,
D'où sort toujours la gloire, et qui gardent
encore,
50 Hélas! les os français mêlés à ceux du More,
Au-dessus de la
nue, au-dessus des torrents,
Viennent de s'assembler les montagnards
errants.
La pourpre du réseau dont leur front s'environne
Forme autour
des cheveux une mâle couronne,
55 Et la corde légère, avec des noeuds
puissants,
S'est tressée en sandale à leurs pieds bondissants.
Le
silence est profond dans la foule attentive;
Car la hache pesante, avec la
flamme active,
D'un chêne que cent ans n'ont pas su protéger
60 Ont fait
pour leur prière un autel passager.
Là ce chef dont le nom sème au loin
l'épouvante
Dépose devant Dieu son oraison fervente;
Triomphateur sans
pompe, il va d'une humble voix
Chanter le TE DEUM sous le dôme des bois.
65 Est-ce un guerrier farouche? est-ce un pieux apôtre?
Sous la robe de
l'un il a les traits de l'autre :
Il est prêtre, et, pourtant, promptement
irrité,
Il est soldat aussi, mais plein d'austérité;
Son front est
triste et pâle, et son oeil intrépide;
70 Son bras frappe et bénit, son
langage est rapide;
Il passe dans la foule et ne s'y mêle pas;
Un pain
noir et grossier compose ses repas;
Il parle, on obéit; on tremble s'il
commande,
Et nul sur son destin ne tente une demande.
75 Le Trappiste
est son nom : ce terrible inconnu,
Sorti jadis du monde, au monde est
revenu;
Car, soulevant l'oubli dont ces couvents funèbres
A leurs moines
muets imposent les ténèbres,
Il reparut au jour, dans une main la croix,
80 Dans l'autre, secouant, au nom des anciens rois,
Ce fouet dont
Jésus-Christ, de son bras pacifique,
Du haut des longs degrés du temple
magnifique,
Renversa les vendeurs qui souillaient le saint mur,
Dans les
débris épars de leur trafic impur.
85 Soit que la main de Dieu le couvre ou
se retire,
Le condamne à la gloire où l'élève au martyre,
S'il vit, il
reviendra sans plainte et sans orgueil,
D'un bras sanglant encore achever
son cercueil,
Et, reprendre, courbé, l'agriculture austère
90 Dont il
s'est trop longtemps reposé dans la guerre.
Tel un mort, évoqué par de
magiques voix,
Envoyé du sépulcre, apparaît pour les rois,
Marche,
prédit, menace, et retourne à sa tombe,
Dont la pierre éternelle en
gémissant retombe.
95 Parmi les montagnards, ces robustes bergers,
Aventuriers hardis, chasseurs aux pieds légers,
Qui rangent sous sa loi
leur troupe volontaire,
Nul n'a voulu savoir ce qu'il a voulu taire.
Dieu l'inspire et l'envoie, il le dit : c'est assez,
100 Pourvu que
leurs combats leur soient toujours laissés.
Joyeux, ils voyaient donc,
sanctifiant leur gloire,
Ce prêtre offrir à Dieu leur première victoire.
Pour lui, couvert de l'aube et de l'étole orné,
Devant l'autel agreste
il s'était retourné.
105 Déjà, soldat du Christ près d'entrer dans la lice,
Il remplissait son coeur des baumes du calice.
Mais des soupirs, des
bruits s'élèvent; un grand cri
L'interrompt; il s'étonne, et, lui-même
attendri,
Voit un jeune inconnu, dont la tête est sanglante,
110
Traînant jusqu'à l'autel sa marche faible et lente,
Montrant un fer brisé
qui soutenait sa main,
Qui défendit sa fuite et fraya son chemin.
C'est
un de ces guerriers dont la constante veille
Fait qu'en ses palais d'or la
royauté sommeille.
115 Il tombe! mais il parle, et sa tremblante voix
S'efforce à ce discours entrecoupé trois fois :
" Pour qui donc cet
autel au milieu des ténèbres?
N'y chantez pas, ou bien dites des chants
funèbres.
Quel Espagnol ne sait les hymnes du trépas?
120 Les nouveaux
noms des morts ne vous manqueront pas :
J'apporte sur vos monts de
sanglantes nouvelles.
-- Quoi! le roi n'est-il plus? disaient les voix
fidèles.
-- Pleurez! -- Il est donc mort? -- Pleurez; il est vivant! "
Et le jeune martyr, sur un bras se levant,
125 Tel qu'un gladiateur dont
la paupière errante
Cherche le sol qui tourne, et fuit sa main mourante :
" Nos combats sont finis, dit-il, en un seul jour;
Nos taureaux ont
quitté le cirque, et sans retour,
Puisque le spectateur à qui s'offrait la
lutte
130 N'a pas daigné lui-même applaudir à leur chute.
Pour vous, si
vous savez les secrets du devoir,
Partez, je vais mourir avant de les
savoir.
Mais, si vous rencontrez, non loin de ces montagnes,
Des soldats
qui vont vite à travers les campagnes,
135 Qui portent sous leurs bras des
fusils renversés,
Et passent en silence et leurs fronts abaissés,
Ne les
engagez pas à cesser leur retraite;
Ils vous refuseraient en secouant la
tête;
Car ils ont tous besoin, mon père, ainsi que moi,
140 De retremper
leur âme aux sources de la foi.
Nul ne sait s'il succombe ou fidèle ou
parjure,
Et si le dévoûment ne fut pas une injure.
Vous, habitant sacré
du mont silencieux,
Instruit des saintes morts que préfèrent les Cieux,
145 Jugez-nous et parlez... Vous savez quelle proie
Le peuple osa
vouloir dans sa féroce joie?
Vous le savez, un roi ne porte pas des fers
Sans que leur bruit s'entende an bout de l'univers.
Nous qui pensions
encore, avant l'heure où nous sommes,
150 Qu'un serment prononcé devait lier
les hommes,
Partant avec le jour, qui se levait sur nous
Brillant, mais
dont le soir n'est pas venu pour tous,
Au palais, dont le peuple envahissait
les portes,
En silence, à grands pas, marchaient nos trois cohortes
155
Quand le balcon royal à nos yeux vint s'offrir,
Nous l'avons salué, car nous
venions mourir.
Mais, comme à notre voix il n'y paraît personne,
Aux
cris des révoltés, à leur tocsin qui sonne,
A leur joie insultante, à leur
nombre croissant,
160 Nous croyons le roi mort parce qu'il est absent;
Et, gémissant alors sur de fausses alarmes,
Accusant nos retards, nous
répandions des larmes.
Mais un bruit les arrête, et, passé dans nos rangs,
Fait presque de leur mort repentir nos mourants.
165 Nous n'osons plus
frapper, de peur qu'un plomb fidèle
N'aille blesser le roi dans la foule
rebelle.
Déjà, le fer levé, s'avancent ses amis,
Par nos bourreaux
sanglants à nous tuer admis.
Nous recevons leurs coups longtemps avant d'y
croire,
170 Et notre étonnement nous ôte la victoire.
En retirant vers
vous nos rangs irrésolus,
Nous combattions toujours, mais nous ne pleurions
plus. "
II se tut. Il régna, de montagne en montagne,
Un bruit sourd
qui semblait un soupir de l'Espagne.
175 Le Trappiste incliné mit sa main
sur ses yeux.
On ne sait s'il pleura; car, tranquille et pieux,
Levant
son front creusé par les rides antiques,
Sa voix grave apaisa les bataillons
rustiques :
Comme au vent du midi la neige au loin se fond,
180 La
rumeur s'éteignit dans un calme profond.
La lune alors plus belle écartait
un nuage,
Et du moins héroïque éclairait le visage;
Troublé sur ses
sommets et dans sa profondeur,
Le mont de tous ses bruits déployait la
grandeur;
185 Aux mots entrecoupés du vainqueur catholique,
Se mêlait
d'un torrent la voix mélancolique,
Le froissement léger des mélèzes touffus,
D'un combat éloigné les coups longs et confus,
Et des loups affamés les
hurlements funèbres,
190 Et le cri des vautours volant dans les ténèbres.
" Frères, il faut mourir; qu'importe le moment?
Et si de notre mort
le fatal instrument
Est cette main des rois qui, jadis salutaire,
Touchait pour les guérir les peuples de la terre;
195 Quand même, nous
brisant sous notre propre effort,
L'arche que nous portons nous donnerait la
mort;
Quand même par nous seuls la couronne sauvée
Écraserait un jour
ceux qui l'ont relevée,
Seriez-vous étonnés, et vos fidèles bras
200
Seraient-ils moins ardents à servir les ingrats?
Vous seriez-vous flattés
qu'on trouvât sur la terre
La palme réservée au martyr volontaire?
Hommes toujours déçus, j'en appelle à vous tous;
Interrogez vos coeurs,
voyez autour de vous;
205 Rappelez vos liens, vos premières années,
Et
d'un juste coup d'oeil sondez vos destinées.
Amis, frères, amants, qui vous
a donc appris
Qu'un dévoûment jamais dût recevoir son prix?
Beaucoup
semaient le bien d'une main vigilante,
210 Qui n'ont pu récolter qu'une
moisson sanglante.
Si la couche est trompeuse et le foyer pervers,
Qu'avez-vous attendu des rois de l'univers?
Ô faiblesse mortelle, ô
misère des hommes!
Plaignons notre nature et le siècle où nous sommes
215 Gémissons en secret sur les fronts couronnés;
Mais servons-les pour
Dieu qui nous les a donnés.
Notre cause est sacrée, et dans les coeurs
subsiste.
En vain les rois s'en vont : la royauté résiste,
Son principe
est en haut, en haut est son appui;
220 Car tout vient du Seigneur, et tout
retourne à lui.
Dieu seul est juste, enfants; sans lui tout est mensonge,
Sans lui le mourant dit : " La vertu n'est qu'un songe. "
Nous allons le
prier, et pour le prince absent,
Et pour tous les martyrs dont coule encor
le sang.
225 Je donne cette nuit à vos dernières larmes :
Demain, nous
chercherons, à la pointe des armes,
Pour le roi la couronne, et des tombeaux
pour nous. "
Amen! dit l'assemblée, en tombant à genoux.
En 1822, à Courbevoie.
LA FRÉGATE LA SÉRIEUSE
OU
LA PLAINTE DU CAPITAINE
POÈME
I
QU'ELLE était
belle, ma frégate,
Lorsqu'elle voguait dans le vent!
Elle avait, au
soleil levant,
Toutes les couleurs de l'agate;
5 Ses voiles luisaient le
matin
Comme des ballons de satin;
Sa quille mince, longue et plate,
Portait deux bandes d'écarlate
Sur vingt-quatre canons cachés;
10
Ses mâts, en arrière penchés,
Paraissaient à demi-couchés.
Dix fois plus
vive qu'un pirate,
En cent jours du Havre à Surate
Elle nous emporta
souvent.
15 -- Qu'elle était belle, ma frégate,
Lorsqu'elle voguait dans
le vent!
II
BREST vante son beau port et cette rade insigne
Où peuvent manoeuvrer trois cents vaisseaux de ligne;
BOULOGNE, sa cité
haute et double, et CALAIS,
20 Sa citadelle assise en mer comme un palais;
DIEPPE a son vieux château soutenu par la dune,
Ses baigneuses cherchant
la vague au clair de lune,
Et ses deux monts en vain par la mer insultés;
CHERBOURG a ses fanaux de bien loin consultés,
25 Et gronde en menaçant
Guernsey la sentinelle
Debout près de Jersey, presque en France ainsi
qu'elle.
LORIENT, dans sa rade au mouillage inégal,
Reçoit la poudre
d'or des noirs du Sénégal;
SAINT-MALO dans son port tranquillement regarde
30 Mille rochers debout qui lui servent de garde;
LE HAVRE a pour parure
ensemble et pour appui
Notre-Dame de Grâce et HONFLEUR devant lui;
BORDEAUX, de ses longs quais parés de maisons neuves,
Porte jusqu'à la
mer ses vins sur deux grands fleuves;
35 Toute ville à MARSEILLE aurait
droit d'envier
Sa ceinture de fruits, d'orange et d'olivier;
D'or et de
fer BAYONNE en tout temps fut prodigue;
Du grand cardinal-duc LA ROCHELLE a
la digue;
Tous nos ports ont leur gloire ou leur luxe à nommer;
40 Mais
TOULON a lancé la Sérieuse en mer.
LA TRAVERSÉE
III
Quand la belle Sérieuse
Pour l'Égypte appareilla,
Sa
figure gracieuse
Avant le jour s'éveilla;
45 A la lueur des étoiles
Elle déploya ses voiles,
Leurs cordages et leurs toiles,
Comme de
larges réseaux,
Avec ce long bruit qui tremble,
50 Qui se prolonge et
ressemble
Au bruit des ailes qu'ensemble
Ouvre une troupe d'oiseaux.
IV
Dès que l'ancre dégagée,
Revient par son câble à bord,
55 La proue alors est changée,
Selon l'aiguille et le nord.
La
Sérieuse l'observe,
Elle passe la Réserve,
Et puis marche de
conserve
60 Avec le grand Orient :
Sa voilure toute blanche
Comme un sein gonflé se penche;
Chaque mât, comme une branche,
Touche la vague en pliant.
V
65 Avec sa démarche leste,
Elle glisse et prend le vent,
Laisse à l'arrière l'Alceste,
Et marche seule à l'avant.
Par son pavillon conduite,
70 L'escadre
n'est à sa suite
Que lorsqu'arrêtant sa fuite,
Elle veut l'attendre
enfin :
Mais, de bons marins pourvue,
Aussitôt qu'elle est en vue,
75 Par sa manoeuvre imprévue,
Elle part comme un dauphin.
VI
Comme un dauphin elle saute,
Elle plonge comme lui
Dans la mer
profonde et haute,
80 Où le feu Saint-Elme a lui.
Le feu serpente avec
grâce;
Du gouvernail qu'il embrasse
Il marque longtemps la trace,
Et
l'on dirait un éclair
85 Qui, n'ayant pu nous atteindre,
Dans les vagues
va s'éteindre,
Mais ne cesse de les teindre
Du prisme enflammé de l'air.
VII
Ainsi qu'une forêt sombre
90 La flotte venait après,
Et de loin s'étendait l'ombre
De ses immenses agrès.
En voyant le
Spartiate,
Le Franklin et sa frégate,
95 Le bleu, le blanc,
l'écarlate,
De cent mâts nationaux,
L'armée, en convoi, remise
Comme
en garde à l'Artémise,
Nous nous dîmes : " C'est Venise
100 Qui
s'avance sur les eaux. "
VIII
Quel plaisir d'aller si vite,
Et de voir son pavillon,
Loin des terres qu'il évite
Tracer un noble
sillon!
105 Au large on voit mieux le monde,
Et sa tête énorme et ronde
Qui se balance et qui gronde,
Comme éprouvant un affront,
Parce que
l'homme se joue
110 De sa force, et que la proue,
Ainsi qu'une lourde
roue,
Fend sa route sur son front.
IX
Quel plaisir! et quel
spectacle
Que l'élément triste et froid
115 Ouvert ainsi sans obstacle
Par un bois de chêne étroit!
Sur la plaine humide et sombre,
La
nuit, reluisaient dans l'ombre
Des insectes en grand nombre,
120 De
merveilleux vermisseaux,
Troupe brillante et frivole,
Comme un feu
follet qui vole,
Ornant chaque banderole
Et chaque mât des vaisseaux.
X
125 Et surtout la Sérieuse
Était belle, nuit et
jour;
La mer, douce et curieuse,
La portait avec amour,
Comme un
vieux lion abaisse
130 Sa longue crinière épaisse,
Et, sans l'agiter, y
laisse
Se jouer le lionceau;
Comme sur sa tête agile
Une femme tient
l'argile,
135 Ou le jonc souple et fragile
D'un mystérieux berceau.
XI
Moi, de sa poupe hautaine
Je ne m'absentais jamais,
Car, étant son capitaine,
140 Comme un enfant je l'aimais :
J'aurais
moins aimé peut-être
L'enfant que j'aurais vu naître;
De son coeur on
n'est pas maître.
Moi, je suis un vrai marin;
145 Ma naissance est un
mystère;
Sans famille, et solitaire,
Je ne connais pas la terre,
Et
la vois avec chagrin.
XII
Mon banc de quart est mon trône,
150 J'y règne plus que les rois;
Sainte Barbe est ma patronne;
Mon
sceptre est mon porte-voix;
Ma couronne est ma cocarde;
Mes officiers
sont ma garde;
155 A tous les vents je hasarde
Mon peuple de matelots,
Sans que personne demande
A quel bord je veux qu'il tende,
Et
pourquoi je lui commande
160 D'être plus fort que les flots.
XIII
Voilà toute la famille
Qu'en mon temps il me fallait;
Ma frégate
était ma fille.
" Va! " lui disais-je. Elle allait,
165 S'élançait dans
la carrière,
Laissant l'écueil en arrière,
Comme un cheval sa barrière;
Et l'on m'a dit qu'une fois
(Quand je pris terre en Sicile)
170 Sa
marche fut moins facile :
Elle parut indocile
Aux ordres d'une autre
voix.
XIV
On l'aurait crue animée!
Toute l'Égypte la prit,
175 Si blanche et si bien formée,
Pour un gracieux Esprit
Des
Français compatriote,
Lorsqu'en avant de la flotte,
Dont elle était le
pilote,
180 Doublant une vieille tour,
Elle entra, sans avarie,
Aux
cris : " Vive la patrie! "
Dans le port d'Alexandrie,
Qu'on appelle
Abou-Mandour.
LE REPOS
XV
185 Une fois, par malheur, si
vous avez pris terre,
Peut-être qu'un de vous, sur un lac solitaire,
Aura vu, comme moi, quelque cygne endormi,
Qui se laissait au vent
balancer à demi.
Sa tête nonchalante, en arrière appuyée,
190 Se cache
dans la plume au soleil essuyée :
Son poitrail est lavé par le flot
transparent,
Comme un écueil où l'eau se joue en expirant;
Le duvet
qu'en passant l'air dérobe à sa plume
Autour de lui s'envole et se mêle à
l'écume;
195 Une aile est son coussin, l'autre est son éventail;
Il
dort, et de son pied le large gouvernail
Trouble encore, en ramant, l'eau
tournoyante et douce,
Tandis que sur ses flancs se forme un lit de mousse,
De feuilles et de joncs, et d'herbages errants
200 Qu'apportent près de
lui d'invisibles courants.
LE COMBAT
XVI
Ainsi près
d'Aboukir reposait ma frégate;
A l'ancre dans la rade, en avant des
vaisseaux,
On voyait de bien loin son corset d'écarlate
Se mirer dans
les eaux.
205 Ses canots l'entouraient, à leur place assignée.
Pas
une voile ouverte, on était sans dangers.
Ses cordages semblaient des filets
d'araignée,
Tant ils étaient légers.
Nous étions tous marins. Plus
de soldats timides
210 Qui chancellent à bord ainsi que des enfants;
Ils
marchaient sur leur sol, prenant des Pyramides,
Montant des éléphants.
Il faisait beau. -- La mer, de sable environnée,
Brillait comme un
bassin d'argent entouré d'or;
215 Un vaste soleil rouge annonça la journée
Du quinze thermidor.
La Sérieuse alors s'ébranla sur sa
quille :
Quand venait un combat, c'était toujours ainsi;
Je le reconnus
bien, et je lui dis : " Ma fille,
220 Je te comprends, merci! "
J'avais une lunette exercée aux étoiles;
Je la pris, et la tins
ferme sur l'horizon.
-- Une, deux, trois, -- je vis treize et quatorze
voiles :
Enfin, c'était Nelson.
225 Il courait contre nous en avant
de la brise;
Et la Sérieuse à l'ancre, immobile s'offrant,
Reçut
le rude abord sans en être surprise,
Comme un roc un torrent.
Tous
passèrent près d'elle en lâchant leur bordée;
230 Fière, elle répondit aussi
quatorze fois,
Et par tous les vaisseaux elle fut débordée,
Mais il en
resta trois.
Trois vaisseaux de haut bord -- combattre une frégate!
Est-ce l'art d'un marin? le trait d'un amiral?
235 Un écumeur de mer, un
forban, un pirate,
N'eût pas agi si mal!
N'importe! elle bondit,
dans son repos troublée,
Elle tourna trois fois jetant vingt-quatre éclairs,
Et rendit tous les coups dont elle était criblée,
240 Feux pour feux,
fers pour fers.
Ses boulets enchaînés fauchaient des mâts énormes,
Faisaient voler le sang, la poudre et le goudron,
S'enfonçaient dans le
bois, comme au coeur des grands ormes
Le coin du bûcheron.
245 Un
brouillard de fumée où la flamme étincelle
L'entourait; mais, le corps
brûlé, noir, écharpé,
Elle tournait, roulait, et se tordait sous elle,
Comme un serpent coupé.
Le soleil s'éclipsa dans l'air plein de
bitume.
250 Ce jour entier passa dans le feu, dans le bruit;
Et, lorsque
la nuit vint, sous cette ardente brume
On ne vit pas la nuit.
Nous
étions enfermés comme dans un orage:
Des deux flottes au loin le canon s'y
mêlait;
255 On tirait en aveugle à travers le nuage :
Toute la mer
brûlait.
Mais, quand le jour revint, chacun connut son oeuvre.
Les
trois vaisseaux flottaient démâtés, et si las,
Qu'ils n'avaient plus de
force assez pour la manoeuvre;
260 Mais ma frégate, hélas!
Elle ne
voulait plus obéir à son maître :
Mutilée, impuissante, elle allait au
hasard;
Sans gouvernail, sans mât, on n'eût pu reconnaître
La merveille
de l'art!
265 Engloutie à demi, son large pont à peine,
S'affaissant
par degrés, se montrait sur les flots;
Et là ne restaient plus, avec moi
capitaine,
Que douze matelots.
Je les fis mettre en mer à bord d'une
chaloupe,
270 Hors de notre eau tournante et de son tourbillon;
Et je
revins tout seul me coucher sur la poupe
Au pied du pavillon.
J'aperçus des Anglais les figures livides,
Faisant pour s'approcher
un inutile effort
275 Sur leurs vaisseaux flottants comme des tonneaux
vides,
Vaincus par notre mort.
La Sérieuse alors semblait à
l'agonie;
L'eau dans ses cavités bouillonnait sourdement;
Elle, comme
voyant sa carrière finie,
280 Gémit profondément.
Je me sentis
pleurer, et ce fut un prodige,
Un mouvement honteux; mais bientôt
l'étouffant :
" Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je;
Adieu donc, mon enfant! "
285 Elle plonge d'abord sa poupe, et puis
sa proue;
Mon pavillon noyé se montrait en dessous;
Puis elle s'enfonça,
tournant comme une roue,
Et la mer vint sur nous.
XVII
Hélas! deux mousses d'Angleterre
290 Me sauvèrent alors, dit-on,
Et me voici sur un ponton ; --
J'aimerais presque autant la terre!
Cependant je respire ici
L'odeur de la vague et des brises.
295 Vous
êtes marins. Dieu merci!
Nous causons de combats, de prises;
Nous
fumons, et nous prenons l'air
Qui vient aux sabords de la mer,
Votre
voix m'anime et me flatte,
300 Aussi je vous dirai souvent:
Qu'elle
était belle ma frégate,
Lorsqu'elle voguait dans le vent! "
Dieppe,
1828.
LES AMANTS
DE MONTMORENCY
ÉLÉVATION
I
ETAIENT-ILS malheureux? Esprits qui le savez!
Dans les
trois derniers jours qu'ils s'étaient réservés,
Vous les vîtes partir tous
deux, l'un jeune et grave,
L'autre joyeuse et jeune. Insouciante esclave,
5 Suspendue au bras droit de son rêveur amant,
Comme à l'autel un vase
attaché mollement,
Balancée en marchant sur sa flexible épaule
Comme la
harpe juive à la branche du saule;
Riant, les yeux en l'air, et la main dans
sa main,
10 Elle allait en comptant les arbres du chemin,
Pour cueillir
une fleur demeurait en arrière,
Puis revenait à lui, courant dans la
poussière,
L'arrêtait par l'habit pour l'embrasser, posait
Un oeillet
sur sa tête, et chantait, et jasait
15 Sur les passants nombreux, sur la
riche vallée
Comme un large tapis à ses pieds étalée;
Beau tapis de
velours chatoyant et changeant,
Semé de clochers d'or et de maisons
d'argent,
Tout pareils aux jouets qu'aux enfants on achète
20 Et qu'au
hasard pour eux par la chambre l'on jette.
Ainsi, pour lui complaire, on
avait sous ses pieds
Répandu des bijoux brillants, multipliés,
En forme
de troupeaux, de village aux toits roses
Ou bleus, d'arbres rangés, de
fleurs sous l'onde écloses,
25 De murs blancs, de bosquets bien noirs, de
lacs bien verts,
Et de chênes tordus, par la poitrine ouverts;
Elle
voyait ainsi tout préparé pour elle :
Enfant, elle jouait, en marchant,
toute belle,
Toute blonde amoureuse et fière; et c'est ainsi
30 Qu'ils
allèrent à pied jusqu'à Montmorency.
II
Ils passèrent deux jours
d'amour et d'harmonie,
De chants et de baisers, de voix, de lèvre unie,
De regards confondus, de soupirs bienheureux,
Qui furent deux moments et
deux siècles pour eux.
35 La nuit, on entendait leurs chants; dans la
journée,
Leur sommeil, tant leur âme était abandonnée
Aux caprices
divins du désir! Leurs repas
Etaient rares, distraits; ils ne les voyaient
pas.
Ils allaient, ils allaient au hasard et sans heures,
40 Passant des
champs aux bois, et des bois aux demeures,
Se regardant toujours, laissant
les airs chantés
Mourir, et tout à coup restaient comme enchantés.
L'extase avait fini par éblouir leur âme,
Comme seraient nos yeux
éblouis par la flamme.
45 Troublés, ils chancelaient, et, le troisième soir,
Ils étaient enivrés jusques à ne rien voir
Que les feux mutuels de leurs
yeux. La nature
Étalait vainement sa confuse peinture
Autour du front
aimé, derrière les cheveux
50 Que leurs yeux noirs voyaient tracés dans
leurs yeux bleus.
Ils tombèrent assis sous des arbres peut-être...
Ils
ne le savaient pas. Le soleil allait naître
Ou s'éteindre... Ils voyaient
seulement que le jour
Était pâle, et l'air doux, et le monde en amour...
55 Un bourdonnement faible emplissait leur oreille
D'une musique vague
au bruit des mers pareille,
Et formant des propos tendres, légers, confus,
Que tous deux entendaient, et qu'on n'entendra plus.
Le vent léger
disait de sa voix la plus douce :
60 " Quand l'amour m'a troublé, je gémis
sous la mousse. "
Les mélèzes touffus s'agitaient en disant :
" Secouons
dans les airs le parfum séduisant
Du soir, car le parfum est le secret
langage
Que l'amour enflammé fait sortir du feuillage. "
65 Le soleil
incliné sur les monts dit encor :
" Par mes flots de lumière et par mes
gerbes d'or,
Je réponds en élans aux élans de votre âme;
Pour exprimer
l'amour mon langage est la flamme. "
Et les fleurs exhalaient de suaves
odeurs;
70 Autant que les rayons de suaves ardeurs;
Et l'on eût dit des
voix timides et flûtées
Qui sortaient à la fois des feuilles veloutées;
Et, comme un seul accord d'accents harmonieux,
Tout semblait s'élever en
choeur jusques aux cieux;
75 Et ces voix s'éloignaient, en rasant les
campagnes,
Dans les enfoncements magiques des montagnes;
Et la terre
sous eux palpitait mollement,
Comme le flot des mers ou le coeur d'un amant;
Et tout ce qui vivait, par un hymne suprême,
80 Accompagnait leurs voix
qui se disaient : " Je t'aime ! "
III
Or, c'était pour mourir
qu'ils étaient venus là.
Lequel des deux enfants le premier en parla?
Comment dans leurs baisers vint la mort? Quelle balle
Traversa les deux
coeurs d'une atteinte inégale
85 Mais sûre? Quels adieux leurs lèvres
s'unissant
Laissèrent s'écouler avec l'âme et le sang?
Qui le saurait?
Heureux celui dont l'agonie
Fut dans les bras chéris avant l'autre finie!
Heureux si nul des deux ne s'est plaint de souffrir!
90 Si nul des deux
n'a dit : Qu'on a peine à mourir!
Si nul des deux n'a fait, pour se
lever et vivre,
Quelque effort en fuyant celui qu'il devait suivre;
Et,
reniant sa mort, par le mal égaré,
N'a repoussé du bras l'homicide adoré?
95 Heureux l'homme surtout s'il a rendu son âme,
Sans avoir entendu ces
angoisses de femme,
Ces longs pleurs, ces sanglots, ces cris perçants et
doux
Qu'on apaise en ses bras ou sur ses deux genoux,
Pour un chagrin;
mais qui, si la mort les arrache,
100 Font que l'on tord ses bras, qu'on
blasphème, qu'on cache
Dans ses mains son front pâle et son coeur plein de
fiel,
Et qu'on se prend du sang pour le jeter au ciel. --
Mais qui saura
leur fin? --
Sur les pauvres murailles
105 D'une auberge où depuis
l'on fit leurs funérailles,
Auberge où pour une heure ils vinrent se poser,
Ployant l'aile à l'abri pour toujours reposer,
Sur un vieux papier
jaune, ordinaire tenture,
Nous avons lu des vers d'une double écriture,
110 Des vers de fou, sans rime et sans mesure. -- Un mot
Qui n'avait pas
de suite était tout seul en haut;
Demande sans réponse, énigme inextricable,
Question sur la mort. -- Trois noms sur une table,
Profondément gravés
au couteau. -- C'était d'eux
115 Tout ce qui demeurait... et le récit joyeux
D'une fille au bras rouge. " Ils n'avaient, disait-elle,
Rien oublié. "
La bonne eut quelque bagatelle
Qu'elle montre en suivant leurs traces, pas à
pas.
-- Et Dieu? -- Tel est le siècle : ils n'y pensèrent pas.
Écrit
à Montmorency, 27 avril 1830.
PARIS.
ÉLÉVATION.
" Prends ma main. Voyageur, et montons sur la Tour.--
Regarde tout
en bas, et regarde à l'entour.
Regarde jusqu'au bout de l'horizon, regarde
Du nord au sud. Partout où ton oeil se hasarde,
5 Qu'il s'attache avec
feu, comme l'oeil du serpent
Qui pompe du regard ce qu'il suit en rampant,
Tourne sur le donjon qu'un parapet prolonge,
D'où la vue à loisir sur
tous les points se plonge
Et règne, du zénith, sur un monde mouvant
10
Comme l'éclair, l'oiseau, le nuage et le vent.
Que vois-tu dans la nuit, à
nos pieds, dans l'espace,
Et partout où mon doigt tourne, passe et repasse?
-- Je vois un cercle noir si large et si profond,
Que je n'en aperçois
ni le bout ni le fond.
15 Des collines, au loin, me semblent sa ceinture,
Et pourtant je ne vois nulle part la nature,
Mais partout la main
d'homme et l'angle que sa main
Impose à la matière en tout travail humain.
Je vois ces angles noirs et luisants qui, dans l'ombre,
20 L'un sur
l'autre entassés, sans ordre ni sans nombre,
Coupent des murs blanchis
pareils à des tombeaux.
-- Je vois fumer, brûler, éclater des flambeaux,
Brillant sur cet abîme où l'air pénètre à peine
Comme des diamants
incrustés dans l'ébène.
25 -- Un fleuve y dort sans bruit, replié dans son
cours,
Comme dans un buisson la couleuvre aux cent tours.
Des ombres de
palais, de dômes et d'aiguilles,
De tours et de donjons, de clochers, de
bastilles,
De châteaux-forts, de kiosks et d'aigus minarets;
30 De
formes de remparts, de jardins, de forêts,
De spirales, d'arceaux, de parcs,
de colonnades,
D'obélisques, de ponts, de portes et d'arcades,
Tout
fourmille et grandit, se cramponne en montant,
Se courbe, se replie, ou se
creuse ou s'étend.
35 -- Dans un brouillard de feu je crois voir ce grand
rêve.
La Tour où nous voilà dans ce cercle s'élève;
En le traçant jadis,
c'est ici, n'est-ce pas,
Que Dieu même a posé le centre du compas?
Le
vertige m'enivre, et sur mes yeux il pèse.
40 Vois-je une Roue ardente, ou
bien une Fournaise? "
-- Oui, c'est bien une Roue; et c'est la main de
Dieu
Qui tient et fait mouvoir son invisible essieu.
Vers le but inconnu
sans cesse elle s'avance.
On la nomme PARIS, le pivot de la France.
45
Quand la vivante Roue hésite dans ses tours,
Tout hésite et s'étonne, et
recule en son cours.
Les rayons effrayés disent au cercle : " Arrête. "
Il le dit à son tour aux cercles dont la crête
S'enchâsse dans la sienne
et tourne sous sa loi.
50 L'un le redit à l'autre; et l'impassible roi,
Paris, l'axe immortel, Paris, l'axe du monde,
Puise ses mouvements dans
sa vigueur profonde,
Les communique à tous, les imprime à chacun,
Les
impose de force, et n'en reçoit aucun.
55 Il se meut; tout s'ébranle, et
tournoie et circule;
Le coeur du ressort bat, et pousse la bascule;
L'aiguille tremble et court à grands pas; le levier
Monte et baisse en
sa ligne, et n'ose dévier.
Tous marchent leur chemin, et chacun d'eux écoute
60 Le pas régulateur qui leur creuse la route.
Il leur faut écouter et
suivre; il le faut bien :
Car lorsqu'il arriva, dans un temps plus ancien,
Qu'un rouage isola son mouvement diurne,
Dans le bruit du travail
demeura taciturne,
65 Et, brisa, par orgueil, sa chaîne et son ressort,
Comme un bras que l'on coupe, il fut frappé de mort.
Car Paris l'éternel
de leurs efforts se joue,
Et le moyeu divin tournerait sans la roue;
Quand même tout voudrait revenir sur ses pas,
70 Seul il irait; lui seul
ne s'arrêterait pas,
Et tu verrais la force et l'union ravie
Aux rayons
qui partaient de son centre de vie.
C'est donc bien, voyageur, une roue en
effet.
Le vertige parfois est prophétique. Il fait
75 Qu'une fournaise
ardente éblouit ta paupière?
C'est la fournaise aussi que tu vois. -- Sa
lumière
Teint de rouge les bords du ciel noir et profond;
C'est un feu
sous un dôme obscur, large et sans fond;
Là, dans les nuits d'hiver et
d'été, quand les heures
80 Font du bruit en sonnant sur le toit des
demeures,
Parce que l'homme y dort, là veillent des Esprits,
Grands
ouvriers d'une oeuvre et sans nom et sans prix.
La nuit, leur lampe brûle,
et, le jour, elle fume;
Le jour, elle a fumé, le soir, elle s'allume,
85
Et toujours et sans cesse alimente les feux
De la Fournaise d'or que nous
voyons tous deux,
Et qui, se reflétant sur la sainte coupole,
Est du
globe endormi la céleste auréole.
Chacun d'eux courbe un front pâle, il
prie, il écrit,
90 Il désespère, il pleure; il espère, il sourit;
Il
arrache son sein et ses cheveux, s'enfonce
Dans l'énigme sans fin dont Dieu
sait la réponse,
Et dont l'humanité, demandant son décret,
Tous les
mille ans rejette et cherche le secret.
95 Chacun d'eux pousse un cri
d'amour vers une idée.
L'un [M. l'abbé de Lamennais] soutient en pleurant la
croix dépossédée,
S'assied près du Sépulcre et seul, comme un banni,
Il
se frappe en disant : Lamma Sabacthani;
Dans son sang, dans ses
pleurs, il baigne, il noie, il plonge
100 La couronne d'épine et la lance et
l'éponge,
Baise le corps du Christ, le soulève, et lui dit :
" Reparais,
Roi des Juifs, ainsi qu'il est prédit;
Viens, ressuscite encore aux yeux du
seul apôtre.
L'Église meurt : renais dans sa cendre et la nôtre,
105
Règne, et sur les débris des schismes expiés,
Renverse tes gardiens des
lueurs de tes pieds. "
Rien. Le corps du Dieu ploie aux mains du dernier
homme,
Prêtre pauvre et puissant pour Rome et malgré Rome.
Le cadavre
adoré, de ses clous immortels
110 Ne laisse plus tomber de sang pour ses
autels;
Rien. Il n'ouvrira pas son oreille endormie
Aux lamentations du
nouveau Jérémie,
Et le laissera seul, mais d'une habile main,
Retremper
la tiare en l'alliage humain.
115 " Liberté! " [Benjamin Constant] crie un
autre, et soudain la tristesse
Comme un taureau le tue aux pieds de sa
déesse,
Parce qu'ayant en vain quarante ans combattu,
Il ne peut rien
construire où tout est abattu.
N'importe! Autour de lui des travailleurs
sans nombre,
120 Aveugles, inquiets, cherchent à travers l'ombre
Je ne
sais quels chemins qu'ils ne connaissent pas,
Réglant et mesurant, sans
règle et sans compas,
L'un sur l'autre semant des arbres sans racines,
Et mettant au hasard l'ordre dans les ruines.
125 Et, comme il est écrit
que chacun porte en soi
Ce mal qui le tuera, regarde en bas, et voi.
Derrière eux s'est groupée une famille forte, [L'école Saint-Simonienne]
Qui les ronge et du pied pile leur oeuvre morte,
Écrase les débris qu'a
faits la Liberté,
130 Y roule le niveau qu'on nomme Égalité,
Et veut les
mettre en cendre, afin que pour sa tête
L'homme n'ait d'autre abri que celui
qu'elle apprête;
Et c'est un temple : un temple immense, universel,
Où
l'homme n'offrira ni l'encens, ni le sel,
135 Ni le sang, ni le pain, ni le
vin, ni l'hostie,
Mais son temps et sa vie en oeuvre convertie,
Mais son
amour de tous, son abnégation
De lui, de l'héritage et de la nation.
Seuls, sans père et sans fils, soumis à la parole,
140 L'union est son
but et le travail son rôle,
Et, selon celui-là qui parle après Jésus,
Tous seront appelés et tous seront élus.
-- Ainsi tout est osé!
Tu vois, pas de statue
D'homme, de roi, de Dieu, qui ne soit abattue,
145 Mutilée à la pierre et rayée au couteau,
Démembrée à la hache et
broyée au marteau!
Or ou plomb, tout métal est plongé dans la braise,
Et
jeté pour refondre en l'ardente fournaise.
Tout brûle, craque, fume et
coule; tout cela
150 Se tord, s'unit, se fend, tombe là, sort de là,
Cela siffle et murmure ou gémit; cela crie,
Cela chante, cela sonne, se
parle et prie;
Cela reluit, cela flambe et glisse dans l'air,
Éclate en
pluie ardente ou serpente en éclair.
155 OEuvre, ouvriers, tout brûle; au
feu tout se féconde :
Salamandres partout! -- Enfer! Éden du monde!
Paris! principe et fin! ombre et flambeau!...
-- Je ne sais si c'est
mal, tout cela; mais c'est beau!
Mais c'est grand ! mais on sent jusqu'au
fond de son âme
160 Qu'un monde tout nouveau se forge à cette flamme,
Ou
soleil, ou comète, on sent bien qu'il sera;
Qu'il brûle ou qu'il éclaire, on
sent qu'il tournera,
Qu'il surgira brillant à travers la fumée,
Qu'il
vêtira pour tous quelque forme animée,
165 Symbolique, imprévue et pure, on
ne sait quoi,
Qui sera pour chacun le signe d'une foi,
Couvrira, devant
Dieu, la terre comme un voile,
Ou de son avenir sera comme l'étoile,
Et,
dans des flots d'amour et d'union, enfin
170 Guidera la famille humaine vers
sa fin;
Mais que peut-être aussi, brûlant, pareil au glaive
Dont le feu
dessécha les pleurs dans les yeux d'Eve,
Il ira labourant le globe comme un
champ,
Et semant la douleur du levant au couchant :
175 Rasant l'oeuvre
de l'homme et des temps comme l'herbe
Dont un vaste incendie emporte chaque
gerbe,
En laissant le désert, qui suit son large cours
Comme un géant
vainqueur, s'étendre pour toujours.
Peut-être que, partout où se verra sa
flamme,
180 Dans tout corps s'éteindra le coeur, dans tout coeur l'âme,
Que rois et nations, se jetant à genoux,
Aux rochers ébranlés crieront :
" Écrasez-nous!
Car voilà que Paris encore nous envoie
Une perdition qui
brise notre voie! "
185 -- Que fais-tu donc, Paris, dans ton ardent foyer?
Que jetteras-tu donc dans ton moule d'acier ?
Ton ouvrage est sans
forme, et se pétrit encore
Sous la main ouvrière et le marteau sonore;
Il s'étend, se resserre, et s'engloutit souvent
190 Dans le jeu des
ressorts et du travail savant,
Et voilà que déjà l'impatient esclave
Se
meut dans la Fournaise, et, sous les flots de lave,
Il nous montre une tête
énorme, et des regards
Portant l'ombre et le jour dans leurs rayons hagards.
195 Je cessai de parler, car, dans le grand silence,
Le sourd
mugissement du centre de la France
Monta jusqu'à la tour où nous étions
placés,
Apporté par le vent des nuages glacés.
-- Comme l'illusion de la
raison se joue!
200 Je crus sentir mes pieds tourner avec la roue,
Et le
feu du brasier qui montait vers les cieux
M'éblouit tellement que je fermai
les yeux.
-- " Ah! dit le Voyageur, la hauteur où nous sommes
De
corps et d'âme est trop pour la force des hommes.
205 La tête a ses faux pas
comme le pied les siens;
Vous m'avez soutenu, c'est moi qui vous soutiens,
Et je chancelle encor, n'osant plus sur la terre
Contempler votre ville
et son double mystère.
Mais je crains bien pour elle et pour vous, car voilà
210 Quelque chose de noir, de lourd, de vaste, là,
Au plus haut point du
ciel, où ne sauraient atteindre
Les feux dont l'horizon ne cesse de se
teindre;
Et je crois entrevoir ce rocher ténébreux
Qu'annoncèrent jadis
les prophètes hébreux.
215 Lorsqu'une meule énorme, ont-ils dit... --
Il me semble
La voir. -- ...apparaîtra sur la cité... -- Je tremble
Que ce ne soit Paris. -- ...dont les enfants auront
Effacé
Jésus-Christ du coeur comme du front...
Vous l'avez fait! -- ...alors
que la ville enivrée
220 D'elle-même, au plaisir du sang sera livrée...
Qu'en pensez-vous? -- ...alors l'Ange la rayera
Du monde, et le
rocher du ciel l'écrasera. "
Je souris tristement: -- " Il se peut
bien, lui dis-je,
Que cela nous arrive avec ou sans prodige;
225 Le ciel
est noir sur nous ; mais il faudrait alors
Qu'ailleurs, pour l'avenir, il
fût d'autres trésors,
Et je n'en connais pas. Si la force divine
Est en
ceux dont l'esprit sent, prévoit et devine,
Elle est ici. -- Le Ciel la
révère. -- Et sur nous
230 L'ange exterminateur frapperait à genoux,
Et
sa main, à la fois flamboyante et timide,
Tremblerait de commettre un second
déicide.
Mais abaissons nos yeux, et n'allons pas chercher
Si ce que
nous voyons est nuage ou rocher.
235 Descendons et quittons cette imposante
cime
D'où l'esprit voit un rêve et le corps un abîme.
-- Je ne sais
d'assurés, dans le chaos du sort,
Que deux points seulement, LA SOUFFRANCE
ET LA MORT.
Tous les hommes y vont avec toutes les villes.
240 Mais les
cendres, je crois, ne sont jamais stériles.
Si celles de Paris un jour sur
ton chemin
Se trouvent, pèse-les, et prends-nous dans ta main,
Et,
voyant à la place une rase campagne,
Dis : " Le volcan a fait éclater sa
montagne! "
245 Pense au triple labeur que je t'ai révélé,
Et songe
qu'au-dessus de ceux dont j'ai parlé
Il en fut de meilleurs et de plus purs
encore,
Rares parmi tous ceux dont leur temps se décore,
Que la foule
admirait et blâmait à moitié,
250 Des hommes pleins d'amour, de doute et de
pitié,
Qui disaient : Je ne sais, des choses de la vie,
Dont le
pouvoir ou l'or ne fut jamais l'envie,
Et qui, par dévouement, sans
détourner les yeux,
Burent jusqu'à la lie un calice odieux.
255 --
Ensuite, Voyageur, tu quitteras l'enceinte,
Tu jetteras au vent cette
poussière éteinte,
Puis, levant seul ta voix dans le désert sans bruit,
Tu crieras ; " Pour longtemps le monde est dans la nuit! "
Écrit le 16 janvier 1834, à Paris.
OEUVRES POSTHUMES
Les
Destinées
Poèmes philosophiques
LES DESTINÉES
Depuis le
premier jour de la création,
Les pieds lourds et puissants de chaque
Destinée
Pesaient sur chaque tête et sur toute action.
Chaque front
se courbait et traçait sa journée,
5 Comme le front d'un boeuf creuse un
sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée.
Ces
froides déités liaient le joug de plomb
Sur le crâne et les yeux des hommes
leurs esclaves,
Tous errants, sans étoile, en un désert sans fond;
10 Levant avec effort leurs pieds chargés d'entraves,
Suivant le
doigt d'airain dans le cercle fatal,
Le doigt des Volontés inflexibles et
graves.
Tristes divinités du monde oriental,
Femmes au voile blanc,
immuables statues,
15 Elles nous écrasaient de leur poids colossal.
Comme un vol de vautours sur le sol abattues,
Dans un ordre éternel,
toujours en nombre égal
Aux têtes des mortels sur la terre épandues,
Elles avaient posé leur ongle sans pitié
20 Sur les cheveux dressés
des races éperdues,
Traînant la femme en pleurs et l'homme humilié.
Un soir, il arriva que l'antique planète
Secoua sa poussière. -- Il
se fit un grand cri :
" Le Sauveur est venu, voici le jeune athlète; "
25 " Il a le front sanglant et le côté meurtri,
Mais la Fatalité
meurt au pied du Prophète;
La Croix monte et s'étend sur nous comme un abri!
"
Avant l'heure où, jadis, ces choses arrivèrent,
Tout homme était
courbé, le front pâle et flétri;
30 Quand ce cri fut jeté, tous ils se
relevèrent.
Détachant les noeuds lourds du joug de plomb du Sort,
Toutes les nations à la fois s'écrièrent :
" Ô Seigneur! est-il vrai? le
Destin est-il mort? "
Et l'on vit remonter vers le ciel, par volées,
35 Les filles du Destin, ouvrant avec effort
Leurs ongles qui pressaient
nos races désolées;
Sous leur robe aux longs plis voilant leurs pieds
d'airain,
Leur main inexorable et leur face inflexible;
Montant avec
lenteur en innombrable essaim,
40 D'un vol inaperçu, sans ailes,
insensible,
Comme apparaît au soir, vers l'horizon lointain,
D'un nuage
orageux l'ascension paisible.
-- Un soupir de bonheur sortit du coeur
humain;
La terre frissonna dans son orbite immense,
45 Comme un cheval
frémit délivré de son frein.
Tous les astres émus restèrent en silence,
Attendant avec l'Homme, en la même stupeur,
Le suprême décret de la
Toute-Puissance,
Quand ces filles du Ciel, retournant au Seigneur,
50 Comme ayant retrouvé leurs régions natales,
Autour de Jéhovah se
rangèrent en choeur,
D'un mouvement pareil levant leurs mains fatales,
Puis chantant d'une voix leur hymne de douleur,
Et baissant à la fois
leurs fronts calmes et pâles :
55 " Nous venons demander la Loi de
l'avenir.
Nous sommes, ô Seigneur, les froides Destinées
Dont l'antique
pouvoir ne devait point faillir. "
" Nous roulions sous nos doigts les
jours et les années :
Devons-nous vivre encore ou devons-nous finir,
60
Des Puissances du ciel, nous, les fortes aînées?
" Vous détruisez d'un
coup le grand piège du Sort
Où tombaient tour à tour les races consternées.
Faut-il combler la fosse et briser le ressort?
" Ne mènerons-nous
plus ce troupeau faible et morne,
65 Ces hommes d'un moment, ces condamnés à
mort,
Jusqu'au bout du chemin dont nous posions la borne?
" Le moule
de la vie était creusé par nous.
Toutes les passions y répandaient leur
lave,
Et les événements venaient s'y fondre tous.
70 " Sur les
tables d'airain où notre loi se grave,
Vous effacez le nom de la FATALITE,
Vous déliez les pieds de l'homme notre esclave.
" Qui va porter le
poids dont s'est épouvanté
Tout ce qui fut créé? ce poids sur la pensée,
75 Dont le nom est en bas : RESPONSABILITE? "
Il se fit un silence,
et la terre affaissée
S'arrêta comme fait la barque sans rameurs
Sur les
flots orageux, dans la nuit balancée.
Une voix descendit, venant de ces
hauteurs
80 Où s'engendrent, sans fin, les mondes dans l'espace;
Cette
voix de la terre emplit les profondeurs :
" Retournez en mon nom.
Reines, je suis la Grâce.
L'homme sera toujours un nageur incertain
Dans
les ondes du temps qui se mesure et passe.
85 " Vous toucherez son
front, ô filles du Destin!
Son bras ouvrira l'eau, qu'elle soit haute ou
basse,
Voulant trouver sa place et deviner sa fin.
" Il sera plus
heureux, se croyant maître et libre,
En luttant contre vous dans un combat
mauvais
90 Où moi seule, d'en haut, je tiendrai l'équilibre.
" De
moi naîtra son souffle et sa force à jamais.
Son mérite est le mien, sa loi
perpétuelle :
Faire ce que je veux pour venir où JE SAIS. "
Et le
choeur descendit vers sa proie éternelle
95 Afin d'y ressaisir sa domination
Sur la race timide, incomplète et rebelle.
On entendit venir la
sombre Légion
Et retomber les pieds des femmes inflexibles,
Comme sur
nos caveaux tombe un cercueil de plomb.
100 Chacune prit chaque homme en
ses mains invisibles;
Mais, plus forte à présent dans ce sombre duel,
Notre âme en deuil combat ces Esprits impassibles.
Nous soulevons
parfois leur doigt faux et cruel.
La volonté transporte à des hauteurs
sublimes
105 Notre front éclairé par un rayon du ciel.
Cependant sur
nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,
Leur doigt rude et fatal se pose
devant nous,
Et, d'un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.
Oh! dans quel désespoir nous sommes encor tous!
110 Vous avez élargi
le COLLIER qui nous lie, [vous ?
Mais qui donc tient la chaîne? - Ah! Dieu
juste, est-ce
Arbitre libre et fier des actes de sa vie,
Si notre
coeur s'entr'ouvre au parfum des vertus,
S'il s'embrase à l'amour, s'il
s'élève au génie,
115 Que l'ombre des Destins, Seigneur, n'oppose plus
A nos belles ardeurs une immuable entrave,
A nos efforts sans fin des
coups inattendus !
Ô sujet d'épouvante à troubler le plus brave!
Question sans réponse où vos saints se sont tus!
120 Ô mystère! ô
tourment de l'âme forte et grave!
Notre mot éternel est-il : C'ETAIT
ECRIT?
SUR LE LIVRE DE DIEU, dit l'Orient esclave;
Et l'Occident répond
: SUR LE LIVRE DU CHRIST.
Écrit au Maine-Giraud (Charente), 27 août
1849.
LA MAISON DU BERGER
A ÉVA
I
Si
ton coeur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un
aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un
monde fatal, écrasant et glacé;
5 S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie
immortelle,
S'il ne voit plus l'amour, son étoile fidèle,
Éclairer pour
lui seul l'horizon effacé;
Si ton âme enchaînée, ainsi que l'est mon
âme,
Lasse de son boulet et de son pain amer,
10 Sur sa galère en deuil
laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et,
cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son
épaule nue,
La lettre sociale écrite avec le fer;
15 Si ton corps,
frémissant des passions secrètes,
S'indigne des regards, timide et
palpitant;
S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux
dérober au profane insultant;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
20 Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D'un impur inconnu
qui te voit et t'entend :
Pars courageusement, laisse toutes les villes;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin;
Du haut de nos pensers
vois les cités serviles
25 Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer
autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
La Nature t'attend dans un silence austère;
30 L'herbe élève à tes
pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses
colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
35 Le
saule a suspendu ses chastes reposoirs.
Le crépuscule ami s'endort dans
.la vallée
Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon,
Sous les timides
joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,
40 Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau
gris sur le bord des rivages,
Et des fleurs de la nuit entr'ouvre la prison.
Il est sur ma montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur
ont peine à se plonger,
45 Qui plus haut que nos fronts lève sa tête
altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.
Viens y cacher
l'amour et ta divine faute;
Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,
J'y roulerai pour toi la Maison du Berger.
50 Elle va doucement avec
ses quatre roues,
Son toit n'est pas plus haut que ton front et tes yeux;
La couleur du corail et celle de tes joues
Teignent le char nocturne et
ses muets essieux.
Le seuil est parfumé, l'alcôve est large et sombre,
55 Et, là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l'ombre,
Pour nos
cheveux unis, un lit silencieux.
Je verrai, si tu veux, les pays de la
neige,
Ceux où l'astre amoureux dévore et resplendit,
Ceux que heurtent
les vents, ceux que la mer assiège,
60 Ceux où le pôle obscur sous sa glace
est maudit.
Nous suivrons du hasard la course vagabonde.
Que m'importe
le jour? que m'importe le monde?
Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux
l'auront dit.
Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante
65 Sur
le fer des chemins qui traversent les monts,
Qu'un Ange soit debout sur sa
forge bruyante,
Quand elle va sous terre ou fait trembler les ponts
Et,
de ses dents de feu dévorant ses chaudières,
Transperce les cités et saute
les rivières,
70 Plus vite que le cerf dans l'ardeur de ses bonds!
Oui, si l'Ange aux yeux bleus ne veille sur sa route,
Et le glaive à
la main ne plane et la défend,
S'il n'a compté les coups du levier, s'il
n'écoute
Chaque tour de la roue en son cours triomphant,
75 S'il n'a
l'oeil sur les eaux et la main sur la braise,
Pour jeter en éclats la
magique fournaise,
Il suffira toujours du caillou d'un enfant.
Sur
ce taureau de fer qui fume, souffle et beugle,
L'homme a monté trop tôt. Nul
ne connaît encor
80 Quels orages en lui porte ce rude aveugle,
Et le gai
voyageur lui livre son trésor,
Son vieux père et ses fils, il les jette en
otage
Dans le ventre brûlant du taureau de Carthage,
Qui les rejette en
cendre aux pieds du dieu de l'or.
85 Mais il faut triompher du temps et
de l'espace,
Arriver ou mourir. Les marchands sont jaloux.
L'or pleut
sous les charbons de la vapeur qui passe,
Le moment et le but sont l'univers
pour nous.
Tous se sont dit : " Allons! " mais aucun n'est le maître
90
Du dragon mugissant qu'un savant a fait naître;
Nous nous sommes joués à
plus fort que nous tous.
Eh bien! que tout circule et que les grandes
causes
Sur les ailes de feu lancent les actions,
Pourvu qu'ouverts
toujours aux généreuses choses,
95 Les chemins du vendeur servent les
passions!
Béni soit le Commerce au hardi caducée,
Si l'Amour que
tourmente une sombre pensée
Peut franchir en un jour deux grandes nations!
Mais, à moins qu'un ami menacé dans sa vie
100 Ne jette, en
appelant, le cri du désespoir,
Ou qu'avec son clairon la France nous convie
Aux fêtes du combat, aux luttes du savoir;
À moins qu'au lit de mort une
mère éplorée
Ne veuille encor poser sur sa race adorée
105 Ces yeux
tristes et doux qu'on ne doit plus revoir,
Évitons ces chemins. -- Leur
voyage est sans grâces,
Puisqu'il est aussi prompt, sur ses lignes de fer,
Que la flèche lancée à travers les espaces
Qui va de l'arc au but en
faisant siffler l'air,
110 Ainsi jetée au loin, l'humaine créature
Ne
respire et ne voit, dans toute la nature,
Qu'un brouillard étouffant que
traverse un éclair.
On n'entendra jamais piaffer sur une route
Le
pied vif du cheval sur les pavés en feu :
115 Adieu, voyages lents, bruits
lointains qu'on écoute,
Le rire du passant, les retards de l'essieu,
Les
détours imprévus des pentes variées,
Un ami rencontré, les heures oubliées,
L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu.
120 La distance et le
temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et
droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience,
Et l'équateur n'est
plus qu'un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
125 Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul
silencieux et froid.
Jamais la Rêverie amoureuse et paisible
N'y
verra sans horreur son pied blanc attaché;
Car il faut que ses yeux sur
chaque objet visible
130 Versent un long regard, comme un fleuve épanché,
Qu'elle interroge tout avec inquiétude,
Et, des secrets divins se
faisant une étude,
Marche, s'arrête et marche avec le col penché.
II
Poésie! ô trésor! perle de la pensée!
135 Les tumultes du coeur,
comme ceux de la mer,
Ne sauraient empêcher ta robe nuancée
D'amasser
les couleurs qui doivent te former.
Mais, sitôt qu'il te voit briller sur un
front mâle,
Troublé de ta lueur mystérieuse et pâle,
140 Le vulgaire
effrayé commence à blasphémer.
Le pur enthousiasme est craint des
faibles âmes
Qui ne sauraient porter son ardeur ni son poids.
Pourquoi
le fuir ? -- La vie est double dans les flammes.
D'autres flambeaux divins
nous brûlent quelquefois :
145 C'est le Soleil du ciel, c'est l'Amour, c'est
la Vie;
Mais qui de les éteindre a jamais eu l'envie?
Tout en les
maudissant, on les chérit tous trois.
La Muse a mérité les insolents
sourires
Et les soupçons moqueurs qu'éveille son aspect.
150 Dès que son
oeil chercha le regard des satyres,
Sa parole trembla, son serment fut
suspect;
Il lui fut interdit d'enseigner la sagesse.
Au passant du
chemin elle criait : " Largesse! "
Le passant lui donna sans crainte et sans
respect.
155 Ah! fille sans pudeur, fille du saint Orphée,
Que
n'as-tu conservé ta belle gravité!
Tu n'irais pas ainsi, d'une voix
étouffée,
Chanter aux carrefours impurs de la cité;
Tu n'aurais pas
collé sur le coin de ta bouche
160 Le coquet madrigal, piquant comme une
mouche,
Et, près de ton oeil bleu, l'équivoque effronté.
Tu tombas
dès l'enfance, et, dans la folle Grèce,
Un vieillard, t'enivrant de son
baiser jaloux,
Releva le premier ta robe de prêtresse,
165 Et, parmi les
garçons, t'assit sur ses genoux.
De ce baiser mordant ton front porte la
trace;
Tu chantas en buvant dans les banquets d'Horace,
Et Voltaire à la
cour te traîna devant nous.
Vestale aux feux éteints! les hommes les
plus graves
170 Ne posent qu'à demi ta couronne à leur front;
Ils se
croient arrêtés, marchant dans tes entraves,
Et n'être que poète est pour
eux un affront.
Ils jettent leurs pensers aux vents de la tribune,
Et,
ces vents, aveuglés comme l'est la Fortune,
175 Les rouleront comme elle et
les emporteront.
Ils sont fiers et hautains dans leur fausse attitude,
Mais le sol tremble aux pieds de ces tribuns romains.
Leurs discours
passagers flattent avec étude
La foule qui les presse et qui leur bat des
mains;
180 Toujours renouvelé sous ses étroits portiques,
Ce parterre ne
jette aux acteurs politiques
Que des fleurs sans parfums, souvent sans
lendemains.
Ils ont pour horizon leur salle de spectacle;
La chambre
où ces élus donnent leurs faux combats
185 Jette en vain, dans son temple,
un incertain oracle;
Le peuple entend de loin le bruit de leurs débats,
Mais il regarde encor le jeu des assemblées
De l'oeil dont ses enfants
et ses femmes troublées
Voient le terrible essai des vapeurs aux cent bras.
190 L'ombrageux paysan gronde à voir qu'on dételle,
Et que pour le
scrutin on quitte le labour.
Cependant le dédain de la chose immortelle
Tient jusqu'au fond du coeur quelque avocat d'un jour.
Lui qui doute de
l'âme, il croit à ses paroles.
195 Poésie, il se rit de tes graves symboles,
Ô toi des vrais penseurs impérissable amour!
Comment se garderaient
les profondes pensées
Sans rassembler leurs feux dans ton diamant pur,
Qui conserve si bien leurs splendeurs condensées?
200 Ce fin miroir
solide, étincelant et dur,
Reste de nations mortes, durable pierre
Qu'on
trouve sous ses pieds lorsque dans la poussière
On cherche les cités sans en
voir un seul mur.
Diamant sans rival, que tes feux illuminent
205
Les pas lents et tardifs de l'humaine Raison!
Il faut, pour voir de loin les
peuples qui cheminent,
Que le berger t'enchâsse au toit de sa maison.
Le
jour n'est pas levé. -- Nous en sommes encore
Au premier rayon blanc qui
précède l'aurore
210 Et dessine la terre aux bords de l'horizon.
Les
peuples tout enfants à peine se découvrent
Par-dessus les buissons nés
pendant leur sommeil,
Et leur main, à travers les ronces qu'ils
entr'ouvrent,
Met aux coups mutuels le premier appareil.
215 La barbarie
encor tient nos pieds dans sa gaine.
Le marbre des vieux temps jusqu'aux
reins nous enchaîne,
Et tout homme énergique au dieu Terme est pareil.
Mais notre esprit rapide en mouvements abonde;
Ouvrons tout
l'arsenal de ses puissants ressorts.
220 L'invisible est réel. Les âmes ont
leur monde
Où sont accumulés d'impalpables trésors.
Le Seigneur contient
tout dans ses deux bras immenses,
Son Verbe est le séjour de nos
intelligences,
Comme ici-bas l'espace est celui de nos corps.
III
225 Éva, qui donc es-tu? Sais-tu bien ta nature?
Sais-tu quel est
ici ton but et ton devoir?
Sais-tu que, pour punir l'homme, sa créature,
D'avoir porté la main sur l'arbre du savoir,
Dieu permit qu'avant tout,
de l'amour de soi-même
230 En tout temps, à tout âge, il fît son bien
suprême,
Tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir?
Mais, si Dieu
près de lui t'a voulu mettre, ô femme!
Compagne délicate! Éva! sais-tu
pourquoi?
C'est pour qu'il se regarde au miroir d'une autre âme,
235
Qu'il entende ce chant qui ne vient que de toi :
-- L'enthousiasme pur dans
une voix suave.
C'est afin que tu sois son juge et son esclave
Et règnes
sur sa vie en vivant sous sa loi.
Ta parole joyeuse a des mots
despotiques;
240 Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort
Que
les rois d'Orient ont dit dans leurs cantiques
Ton regard redoutable à
l'égal de la mort;
Chacun cherche à fléchir tes jugements rapides...
--
Mais ton coeur, qui dément tes formes intrépides,
245 Cède sans coup férir
aux rudesses du sort.
Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles,
Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui.
Le sol meurtrit ses
pieds, l'air fatigue ses ailes,
Son oeil se ferme au jour dès que le jour a
lui;
250 Parfois, sur les hauts lieux d'un seul élan posée,
Troublée au
bruit des vents, ta mobile pensée
Ne peut seule y veiller sans crainte et
sans ennui.
Mais aussi tu n'as rien de nos lâches prudences,
Ton
coeur vibre et résonne au cri de l'opprimé,
255 Comme dans une église aux
austères silences
L'orgue entend un soupir et soupire alarmé.
Tes
paroles de feu meuvent les multitudes,
Tes pleurs lavent l'injure et les
ingratitudes,
Tu pousses par le bras l'homme... Il se lève armé.
260
C'est à toi qu'il convient d'ouïr les grandes plaintes
Que l'humanité triste
exhale sourdement.
Quand le coeur est gonflé d'indignations saintes,
L'air des cités l'étouffe à chaque battement.
Mais de loin les soupirs
des tourmentes civiles,
265 S'unissant au-dessus du charbon noir des villes,
Ne forment qu'un grand mot qu'on entend clairement.
Viens donc! le
ciel pour moi n'est plus qu'une auréole
Qui t'entoure d'azur, t'éclaire et
te défend;
La montagne est ton temple et le bois sa coupole;
270
L'oiseau n'est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et
l'oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d'enfant.
Éva, j'aimerai
tout dans les choses créées,
275 Je les contemplerai dans ton regard rêveur
Qui partout répandra ses flammes colorées,
Son repos gracieux, sa
magique saveur;
Sur mon coeur déchiré viens poser ta main pure,
Ne me
laisse jamais seul avec la Nature,
280 Car je la connais trop pour n'en pas
avoir peur.
Elle me dit : " Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut
remuer le pied de ses acteurs;
Mes marches d'émeraude et mes parvis
d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
285 Je
n'entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine
Je sens passer sur moi la
comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
"
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
À côté des fourmis les
populations;
290 Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère, et je
suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon
printemps ne sent pas vos adorations.
295 " Avant vous, j'étais belle et
toujours parfumée,
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers;
Je
suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l'axe harmonieux des divins
balanciers.
Après vous, traversant l'espace où tout s'élance,
300 J'irai
seule et sereine, en un chaste silence
Je fendrai l'air du front et de mes
seins altiers. "
C'est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon coeur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde
et nos morts sous son herbe
305 Nourrissant de leurs sucs la racine des
bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
" Ailleurs
tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes,
Aimez ce que jamais on ne
verra deux fois. "
Oh! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse,
310 Ange doux et plaintif qui parle en soupirant?
Qui naîtra comme toi
portant une caresse
Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant,
Dans
les balancements de ta tête penchée,
Dans ta taille indolente et mollement
couchée,
315 Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant?
Vivez,
froide Nature, et revivez sans cesse
Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque
c'est votre loi;
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,
L'homme,
humble passager, qui dut vous être un roi;
320 Plus que tout votre règne et
que ses splendeurs vaines,
J'aime la majesté des souffrances humaines;
Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi.
Mais toi, ne veux-tu
pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule, en y posant ton front?
325 Viens du paisible seuil de la maison roulante
Voir ceux qui sont
passés et ceux qui passeront.
Tous les tableaux humains qu'un Esprit pur
m'apporte
S'animeront pour toi quand, devant notre porte,
Les grands
pays muets longuement s'étendront.
330 Nous marcherons ainsi, ne
laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé;
Nous nous parlerons d'eux à l'heure où tout est sombre,
Où tu te plais à
suivre un chemin effacé,
À rêver, appuyée aux branches incertaines,
335
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et
toujours menacé.
LES ORACLES.
DESTINÉE D'UN ROI.
I
Ainsi je t'appelais au port et sur la terre
Fille de
l'Océan, je te montrais mes bois.
J'y roulais la maison errante et
solitaire.
-- Des dogues révoltés j'entendais les abois.
5 -- Je voyais,
au sommet des longues galeries
-- L'anonyme drapeau des vieilles Tuileries
Déchiré sur le front du dernier des vieux rois.
II
L'oracle
est à présent dans l'air et dans la rue.
Le passant au passant montre au
ciel tout point noir.
10 Nous-même en mon désert nous lisions dans la nue,
Quatre ans avant l'éclair fatal. -- Mais le pouvoir
S'enferme en sa
doctrine, et, dans l'ombre, il calcule
Les problèmes sournois du jeu de sa
bascule,
N'entend rien, ne sait rien et ne veut pas savoir.
III
15 C'était l'an du Seigneur où les songes livides
Ecrivaient sur les
murs les trois mots flamboyants;
Et l'heure où les sultans, seuls sur leurs
trônes vides,
Disent au ciel muet : " Où sont mes vrais croyants? "
--
Le temps était venu des sept maigres génisses.
20 Mais en vain tous les yeux
lisaient dans les auspices,
L'aveugle Pharaon dédaignait les voyants.
IV
Ulysse avait connu les hommes et les villes.
Sondé le lac
de sang des révolutions,
Des saints et des héros les coeurs faux et
serviles.
25 Et le sable mouvant des constitutions.
-- Et pourtant, un
matin, des royales demeures,
Comme un autre en trois jours, il tombait en
trois heures,
Sous le vent. empesté des déclamations.
V
Les
parlements jouaient aux tréteaux populaires,
30 A l'assaut du pouvoir par
l'applaudissement.
Leur tribune savait, par de feintes colères,
Terrasser la raison sous le raisonnement.
Mais leurs coups secouaient la
poutre et le cordage.
Et le frêle tréteau de leur échafaudage
35 Un jour
vint à crier et croula lourdement.
VI
Les doctrines croisaient
leurs glaives de Chimères
Devant des spectateurs gravement assoupis.
Quand les lambris tombaient sur eux, ces gens austères
Ferraillaient
comme Hamlet, sous la table accroupis;
40 Poursuivant, comme un rat,
l'argument en détresse,
Ces fous, qui distillaient et vendaient la sagesse,
Tuaient Polonius à travers le tapis.
VII
Ô de tous les
grands coeurs déesses souveraines.
Qu'avez-vous dit alors, ô Justice, ô
Raison!
45 Quand, par ce long travail des ruses souterraines.
Sur le
maître étonné s'effondra la maison,
Sous le trône écrasa le divan
doctrinaire
Et l'écu d'Orléans, qu'on croyait populaire
Parce qu'il
n'avait plus fleur de lis ni blason?
VIII
50 Reines de mes
pensers, ô Raison! ô Justice!
Vous avez déployé vos balances d'acier
Pour peser ces esprits d'audace et d'artifice
Que le Destin venait,
enfin d'humilier,
Quand son glaive, en coupant le faisceau des intrigues
55 Trancha le noeud gordien des tortueuses ligues
Que leurs ongles
savaient lier et délier.
IX
Vous avez dit alors, de votre voix
sévère :
" Malheur à vos amis, comme à vos alliés,
Sophistes qui parlez
d'un ton de sermonnaire!
60 Il a croulé, ce sol qui tremblait sous vos
pieds.
Mais tomber est trop doux pour l'homme à tous funeste;
De la
punition vous subirez le reste,
Corrupteurs! vos délits furent mal expiés.
X
" Maîtres en longs discours à flots intarissables!
65 Vous
qui tout enseignez, n'aviez-vous rien appris?
Toute démocratie est un désert
de sables;
Il y fallait bâtir, si vous l'eussiez compris.
Ce n'était pas
assez d'y dresser quelques tentes
Pour un tournoi d'intrigue et de
manoeuvres lentes
70 Que le souffle de flamme un matin a surpris.
XI
" Vous avez conservé vos vanités, vos haines,
Au fond du grand abîme
où vous êtes couchés,
Comme les corps trouvés sous les cendres romaines
Debout, sous les caveaux de Pompéia cachés,
75 L'oeil fixe, lèvre
ouverte et la main étendue,
Cherchant encor dans l'air leur parole perdue,
Et s'évanouissant sitôt qu'ils sont touchés.
XII
" Partout
où vous irez, froids, importants et fourbes,
Vous porterez le trouble. En
des sentiers étroits
80 Des coalitions suivant les lignes courbes,
Traçant de faux devoirs et frappant de vrais droits,
Gonflés d'orgueil
mondain et d'ambitions folles,
Imposant par le poids de vos âpres paroles
A l'humble courageux la plus lourde des croix.
XIII
85 "
Peuple et rois ont connu quels conseillers vous êtes,
Quand, sous votre
ombre, en vain votre prince abrité,
Aux murs du grand banquet et des
funestes fêtes,
Cherchant quelque lumière en votre obscurité,
Lut ces
mots que nos mains gravèrent sur la pierre,
90 Comme autrefois Cromwell sur
sa rouge bannière :
Et nunc, reges mundi, nunc intelligite. "
24 février 1862.
POST-SCRIPTUM.
I
Mais pourquoi
de leur cendre évoquer ces journées
Que les dédains publics effacent en
passant?
Entre elles et ce jour ont marché douze années;
Oublions et la
faute et la fuite et le sang,
5 Et les corruptions des pâles adversaires.
-- Non. Dans l'histoire il est de noirs anniversaires
Dont le spectre
revient pour troubler le présent.
II
Il revient quand l'orgueil
des obstinés coupables
Sort du limon confus des révolutions
10 Ou
pêle-mêle on voit tomber les incapables.
Pour nous montrer encor ses
vieilles passions
Et hurler a grands cris quelque sombre horoscope.
En
observant la vase aux feux d'un microscope,
On voit dans les serpents ces
agitations.
III
15 S'agiter et blesser est. l'instinct des
vipères.
L'homme ainsi contre l'homme a son instinct fatal,
Il retourne
ses dards et nourrit ses colères
Au réservoir caché de son poison natal.
Dans quelque cercle obscur qu'on les ait vus descendre,
20 Homme ou
serpent blottis sous le verre ou la cendre
Mordront le diamant ou mordront
le cristal.
IV
Le cristal, c'est la vue et la clarté du JUSTE.
Du principe éternel de toute vérité,
L'examen de soi-même au tribunal
auguste
25 Où la raison , l'honneur, la bonté, l'équité,
La prévoyance à
l'oeil rapide et la science
Délibèrent en paix devant la conscience
Qui,
jugeant l'action, régit la liberté.
V
Toujours, sur ce cristal,
rempart des grandes âmes,
30 La langue du sophiste ira heurter son dard.
Qu'il se morde lui-même en ses détours infâmes,
Qu'il rampe, aveugle et
sourd, dans l'éternel brouillard.
Oublié, méprisé, qu'il conspire et se
torde,
Ignorant le vrai beau, qu'il le souille et qu'il morde
35 Ce
diamant que cherche en vain son faux regard.
VI
Le DIAMANT !
c'est l'art des choses idéales,
Et ses rayons d'argent, d'or, de pourpre et
d'azur,
Ne cessent de lancer les deux lueurs égales
Des pensers les plus
beaux, de l'amour le plus pur.
40 Il porte du génie et transmet les
empreintes.
Oui, de ce qui survit aux nations éteintes,
C'est lui le
plus brillant trésor et le plus dur.
28 mars 1862.
LA SAUVAGE.
I
Solitudes que Dieu fit
pour le Nouveau Monde.
Forêts, vierges encor, dont la voûte profonde
A
d'éternelles nuits que les brûlants soleils
N'éclairent qu'en tremblant par
deux rayons vermeils
5 (Car le couchant peut seul et seule peut l'aurore
Glisser obliquement aux pieds du sycomore),
Pour qui, dans l'abandon,
soupirent vos cyprès?
Pour qui sont épaissis? ces joncs luisants et frais?
Quels pas attendez-vous pour fouler vos prairies?
10 De quels peuples
éteints étiez-vous les patries?
Les pieds de vos grands pins, si jeunes et
si forts,
Sont-ils entrelacés sur la tête des morts?
Et vos gémissements
sortent-ils de ces urnes
Que trouve l'Indien sous ses pas taciturnes?
15
Et ces bruits du désert, dans la plaine entendus,
Est-ce un soupir dernier
des royaumes perdus?
Votre nuit est bien sombre et le vent seul murmure.
Une peur inconnue accable la nature.
Les oiseaux sont cachés dans le
creux des pins noirs,
20 Et tous les animaux ferment leurs reposoirs
Sous l'écorce, ou la mousse, ou parmi les racines,
Ou dans le creux
profond des vieux troncs en ruines.
-- L'orage sonne au loin, le bois va se
courber,
De larges gouttes d'eau commencent à tomber;
25 Le combat se
prépare et l'immense ravage
Entre la nue ardente et la forêt sauvage.
II
-- Qui donc cherche sa route en ces bois ténébreux?
Une
pauvre Indienne au visage fiévreux,
Pâle et portant au sein un faible enfant
qui pleure;
30 Sur un sapin tombé, pont tremblant qu'elle effleure,
Elle
passe, et sa main tient sur l'épaule un poids
Qu'elle baise; autre enfant,
pendu comme un carquois.
Malgré sa volonté, sa jeunesse et sa force,
Elle frissonne encor sous le pagne d'écorce
35 Et tient sur ses deux
fils la laine aux plis épais,
Sa tunique et son lit dans la guerre et la
paix.
-- Après avoir longtemps examiné, les herbes
Et la trace des pieds
sur leurs épaisses gerbes
Ou sur le sable fin des ruisseaux abondants,
40 Elle s'arrête et cherche avec des yeux ardents
Quel chemin a suivi
dans les feuilles froissées
L'homme de la Peau-Rouge aux guerres
insensées.
Comme la lice errante, affamée et chassant.
Elle flaire
l'odeur du sauvage passant,
45 Indien, ennemi de sa race indienne,
Et de
qui la famille a massacré la sienne.
Elle écoute, regarde et respire a la
fois
La marche des Hurons sur les feuilles des bois;
Un cri lointain
l'effraye, et dans la forêt verte
50 Elle s'enfonce enfin par une route
ouverte.
Elle sait que les blancs, par le fer et le feu.
Ont troué ces
grands bois semés des mains de Dieu.
Et promenant au loin la flamme qui
calcine,
Pour labourer la terre ont brûlé la racine,
55 L'arbre et les
joncs touffus que le fleuve arrosait.
Ces Anglais qu'autrefois sa tribu
méprisait
Sont maîtres sur sa terre, et l'Osage indocile
Va chercher
leur foyer pour demander asile.
III
Elle entre en une allée où
d'abord elle voit
60 La barrière d'un parc. -- Un chemin large et droit
Conduit à la maison de forme britannique,
Où le bois est cloué dans les
angles de brique
Où le toit invisible entre un double rempart
S'enfonce,
où le charbon fume de toute part,
65 Où tout est clos et sain, où vient
blanche et luisante
S'unir à l'ordre froid la propreté décente.
Fermée à
l'ennemi, la maison s'ouvre au jour,
Légère comme un kiosk, forte comme une
tour.
Le chien de Terre-Neuve y hurle près des portes,
70 Et des blonds
serviteurs les agiles cohortes
S'empressent en silence aux travaux
familiers,
Et, les plateaux en main, montent les escaliers.
Deux filles
de six ans aux lèvres ingénues
Attachaient des rubans sur leurs épaules
nues;
75 Mais, voyant l'Indienne, elles courent; leur main
L'appelle et
l'introduit par le large chemin
Dont elles ont ouvert, à deux bras, la
barrière;
Et caressant déjà la pâle aventurière :
" As-tu de beaux
colliers d'azaléa pour nous?
80 " Ces mocassins musqués, si jolis et si doux
,
" Que ma mère a ses pieds ne veut d'autre chaussure?
" Et les peaux de
castor, les a-t-on sans morsure?
" Vends-tu le lait des noix et la sagamité
[Pâte de maïs]?
" Le pain anglais n'a pas tant de suavité.
85 " C'est
Noël, aujourd'hui, Noël est notre fête,
" A nous, enfants; vois-tu? la Bible
est déjà prête;
" Devant l'orgue ma mère et nos soeurs vont s'asseoir,
"
Mon frère est sur la porte et mon père au parloir. "
L'Indienne aux grands
yeux leur sourit sans répondre,
90 Regarde tristement cette maison de Londre
Que le vent malfaiteur apporta dans ses bois,
Au lieu d'y balancer le
hamac d'autrefois.
Mais elle entre à grands pas, de cet air calme et grave
Près duquel tout regard est un regard d'esclave.
95 Le parloir est
ouvert, un pupitre au milieu;
Le Père y lit la Bible à tous les gens du
lieu.
Sa femme et ses enfants sont debout et l'écoutent,
Et des
chasseurs de daims, que les Hurons redoutent,
Défricheurs de forêt et tueurs
de bison,
100 Valets et laboureurs, composent la maison.
Le Maître
est jeune et blond, vêtu de noir, sévère
D'aspect et d'un maintien qui veut
qu'on le révère.
L'Anglais-Américain, nomade et protestant,
Pontife en
sa maison y porte, en l'habitant,
105 Un seul livre et partout où, pour
l'heure, il réside,
De toute question sa papauté décide;
Sa famille est
croyante et, sans autel, il sert,
Prêtre et père à la fois, son Dieu dans un
désert.
Celui qui règne ici d'une façon hautaine
110 N'a point voulu
parer sa maison puritaine;
Mais l'oeil trouve un miroir sur les aciers
brunis,
La main se réfléchit sur les meubles vernis;
Nul tableau sur les
murs ne fait briller l'image
D'un pays merveilleux, d'un grand homme ou d'un
sage;
115 Mais, sous un cristal pur, orné d'un noir feston,
Un billet en
dix mots qu'écrivit Washington.
Quelques livres rangés, dont le premier,
Shakspeare
(Car des deux bords anglais ses deux pieds ont l'empire),
Attendent dans un angle, à leur taille ajusté,
120 Les lectures du soir
et les heures du thé.
Tout est prêt et rangé dans sa juste mesure,
Et la
maîtresse, assise au coin d'une embrasure,
D'un sourire angélique et d'un
doigt gracieux
Fait signe à ses enfants de baisser leurs beaux yeux.
IV
125 -- La sauvage Indienne au milieu d'eux s'avance :
"
Salut, maître. Moi, femme, et seule en ta présence,
Je te viens demander
asile en ta maison.
Nourris mes deux enfants; tiens-moi dans ta prison,
Esclave de tes fils et de tes filles blanches,
130 Car ma tribu n'est
plus, et ses dernières branches
Sont mortes. Les Hurons, cette nuit, ont
scalpé
Mes frères; mon mari ne s'est point échappé.
Nos hameaux sont
brûlés comme aussi la prairie.
J'ai sauvé mes deux fils à travers la tuerie;
135 Je n'ai plus de hamac, je n'ai plus de maïs,
Je n'ai plus de
parents, je n'ai plus de pays. "
-- Elle dit sans pleurer et sur le seuil se
pose.
Sans que sa ferme voix ajoute aucune chose.
Le Maître, d'un
regard intelligent, humain.
140 Interroge sa femme en lui serrant la main.
" Ma soeur, dit-il ensuite, entre dans ma famille;
Tes pères ne sont
plus; que leur dernière fille
Soit sous mon toit solide accueillie, et chez
moi
Tes enfants grandiront innocents comme toi.
145 Ils apprendront de
nous, travailleurs, que la terre
Est sacrée et confère un droit héréditaire
A celui qui la sert de son bras endurci.
Caïn le laboureur a sa revanche
ici.
Et le chasseur Abel va, dans ses forêts vides.
150 Voir errer et
mourir ses familles livides.
Comme des loups perdus qui se mordent entre
eux,
Aveuglés par la rage, affamés, malheureux,
Sauvages animaux sans
but, sans loi, sans âme,
Pour avoir dédaigné le Travail et la Femme.
155 " Hommes à la peau rouge! Enfants, qu'avez-vous fait?
Dans l'air
d'une maison votre coeur étouffait,
Vous haïssiez la paix, l'ordre et les
lois civiles
Et la sainte union des peuples dans les villes,
Et vous
voilà cernés dans l'anneau grandissant.
160 C'est la loi qui, sur vous,
s'avance en vous pressant.
La loi d'Europe est lourde, impassible et
robuste;
Mais son cercle est divin, car au centre est le Juste.
Sur les
deux bords des mers vois-tu de tout côté
S'établir lentement cette grave
beauté?
165 Prudente fée, elle a, dans sa marche cyclique,
Sur chacun de
ses pas mis une. république.
Elle dit, en fondant chaque neuve cité :
"
Vous m'appelez la Loi, je suis la Liberté. "
Sur le haut des grands monts,
sur toutes les collines,
170 De la Louisiane aux deux soeurs Carolines.
L'oeil de l'Européen qui l'aime et la connaît
Sait voir planer de loin
sa pique et son bonnet.
Son bonnet phrygien, cette pourpre où s'attache,
Pour abattre les bois, une puissante hache.
175 Moi, simple pionnier, au
nom de la raison
J'ai planté cette pique au seuil de ma maison.
Et j'ai,
tout au milieu des forêts inconnues.
Avec ce fer de hache ouvert des
avenues;
Mes fils, puis, après eux, leurs fils et leurs neveux
180
Faucheront, tout le reste avec leurs bras nerveux.
Et la terre où je suis
doit être aussi leur terre.
Car de la sainte Loi tel est le caractère
Qu'elle a de la Nature interprété les cris.
Tourne sur tes enfants tes
grands yeux attendris,
185 Ma soeur, et sur ton sein. -- Cherche bien si la
vie
Y coule pour toi seule. -- Es-tu donc assouvie
Quand brille la santé
sur ton front triomphant?
-- Que dit le sein fécond de la mère à l'enfant?
Que disent, en tombant des veines azurées.
190 Que disent en courant les
gouttes épurées?
Que dit le coeur qui bat et les pousse à grands flots?
-- Ah! le sein et le coeur, dans leurs divins sanglots
Où les soupirs
d'amour aux douleurs se confondent.
Aux morsures d'enfant le coeur, le sein
répondent :
195 " A toi mon âme, à toi ma vie, à toi mon sang
" Qui du
coeur de ma mère au fond du tien descend.
" Et n'a passé par moi, par mes
chastes mamelles.
" Qu'issu du philtre pur des sources maternelles;
"
Que tout ce qui fut mien soit tien, ainsi que lui! "
.....................
...................................
200 " Oui! dit la blonde Anglaise en
l'interrompant.-- Oui! "
Répéta l'Indienne en offrant le breuvage
De son
sein nu et brun à son enfant sauvage.
Tandis que l'autre fils lui tendait
les deux bras.
" -- Sois donc notre convive avec nous tu vivras,
205
Poursuivit le jeune homme, et peut-être, chrétienne
Un jour, ma forte loi,
femme, sera la tienne,
Et tu célébreras avec nous. tes amis,
La fête de
Noël au foyer de tes fils. "
1843
LA COLÈRE DE
SAMSON
Le désert est muet, la tente est solitaire.
Quel pasteur
courageux la dressa sur la terre
Du sable et des lions? -- La nuit n'a pas
calmé
La fournaise du jour dont l'air est enflammé.
5 Un vent léger
s'élève à l'horizon et ride
Les flots de la poussière ainsi qu'un lac
limpide.
Le lin blanc de la tente est bercé mollement;
L'oeuf
d'autruche, allumé, veille paisiblement,
Des voyageurs voilés intérieure
étoile,
10 Et jette longuement deux ombres sur la toile.
L'une est
grande et superbe, et l'autre est à ses pieds :
C'est Dalila, l'esclave, et
ses bras sont liés
Aux genoux réunis du maître jeune et grave
Dont la
force divine obéit à l'esclave.
15 Comme un doux léopard elle est souple et
répand
Ses cheveux dénoués aux pieds de son amant.
Ses grands yeux,
entr'ouverts comme s'ouvre l'amande,
Sont brûlants du plaisir que son regard
demande,
Et jettent, par éclats, leurs mobiles lueurs.
20 Ses bras fins
tout mouillés de tièdes sueurs,
Ses pieds voluptueux qui sont croisés sous
elle,
Ses flancs, plus élancés que ceux de la gazelle,
Pressés de
bracelets, d'anneaux, de boucles d'or,
Sont bruns, et, comme il sied aux
filles de Hatsor,
25 Ses deux seins, tout chargés d'amulettes anciennes,
Sont chastement pressés d'étoffes syriennes.
Les genoux de Samson
fortement sont unis
Comme les deux genoux du colosse Anubis.
Elle
s'endort sans force et riante et bercée
30 Par la puissante main sous sa
tête placée.
Lui murmure le chant funèbre et douloureux
Prononcé dans la
gorge avec des mots hébreux.
Elle ne comprend pas la parole étrangère,
Mais le chant verse un somme en sa tête légère.
35 " Une lutte éternelle
en tout temps, en tout lieu,
Se livre sur la terre, en présence de Dieu,
Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme,
Car la femme est un être
impur de corps et d'âme.
" L'Homme a toujours besoin de caresse et
d'amour,
40 Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour,
Et ce bras
le premier l'engourdit, le balance
Et lui donne un désir d'amour et
d'indolence.
Troublé dans l'action, troublé dans le dessein,
Il rêvera
partout à la chaleur du sein,
45 Aux chansons de la nuit, aux baisers de
l'aurore,
A la lèvre de feu que sa lèvre dévore,
Aux cheveux dénoués qui
roulent sur son front,
Et les regrets du lit, en marchant, le suivront.
Il ira dans la ville, et, là, les vierges folles
50 Le prendront dans
leurs lacs aux premières paroles.
Plus fort il sera né, mieux il sera
vaincu,
Car plus le fleuve est grand et plus il est ému.
Quand le combat
que Dieu fit pour la créature
Et contre son semblable et contre la nature
55 Force l'Homme à chercher un sein où reposer,
Quand ses yeux sont en
pleurs, il lui faut un baiser.
Mais il n'a pas encor fini toute sa tâche :
Vient un autre combat plus secret, traître et lâche;
Sous son bras, sur
son coeur se livre celui-là;
60 Et, plus ou moins, la Femme est toujours
DALILA.
" Elle rit et triomphe; en sa froideur savante,
Au milieu de
ses soeurs elle attend et se vante
De ne rien éprouver des atteintes du feu.
A sa plus belle amie elle en a fait l'aveu :
65 Elle se fait aimer sans
aimer elle-même;
Un maître lui fait peur. C'est le plaisir qu'elle aime :
L'Homme est rude et le prend sans savoir le donner.
Un sacrifice
illustre et fait pour étonner
Rehausse mieux que l'or, aux yeux de ses
pareilles,
70 La beauté qui produit tant d'étranges merveilles
Et d'un
sang précieux sait arroser ses pas.
-- Donc, ce que j'ai voulu. Seigneur,
n'existe pas! --
Celle à qui va l'amour et de qui vient la vie,
Celle-là, par orgueil, se fait notre ennemie.
75 La Femme est, à
présent, pire que dans ces temps
Où, voyant les humains. Dieu dit : " Je me
repens! "
Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
La Femme aura
Gomorrhe et l'Homme aura Sodome;
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
80 Les deux sexes mourront chacun de son côté.
" Éternel! Dieu des
forts! vous savez que mon âme
N'avait pour aliment que l'amour d'une femme,
Puisant dans l'amour seul plus de sainte vigueur
Que mes cheveux divins
n'en donnaient à mon coeur.
85 -- Jugez-nous. -- La voilà sur mes pieds
endormie.
Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie,
Et trois fois a
versé des pleurs fallacieux
Qui n'ont pu me cacher la rage de ses yeux;
Honteuse qu'elle était plus encor qu'étonnée
90 De se voir découverte
ensemble et pardonnée;
Car la bonté de l'Homme est forte, et sa douceur
Écrase, en l'absolvant, l'être faible et menteur.
" Mais enfin je
suis las. J'ai l'âme si pesante,
Que mon corps gigantesque et ma tête
puissante
95 Qui soutiennent le poids des colonnes d'airain
Ne la
peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère
dorée
Qui se traîne en sa fange et s'y croit ignorée;
Toujours ce
compagnon dont le coeur n'est pas sûr,
100 La Femme, enfant malade et douze
fois impur!
Toujours mettre sa force à garder sa colère
Dans son coeur
offensé, comme en un sanctuaire
D'où le feu s'échappant irait tout dévorer;
Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer,
105 C'est trop! Dieu, s'il
le veut, peut balayer ma cendre.
J'ai donné mon secret, Dalila va le vendre.
Qu'ils seront beaux les pieds de celui qui viendra
Pour m'annoncer la
mort! -- Ce qui sera, sera! "
Il dit et s'endormit près d'elle jusqu'à
l'heure
110 Où les guerriers, tremblant d'être dans sa demeure,
Payant
au poids de l'or chacun de ses cheveux,
Attachèrent ses mains et brûlèrent
ses yeux,
Le traînèrent sanglant et chargé d'une chaîne
Que douze grands
taureaux ne tiraient qu'avec peine,
115 Le placèrent debout,
silencieusement,
Devant Dagon, leur Dieu, qui gémit sourdement
Et deux
fois, en tournant, recula sur sa base
Et fit pâlir deux fois ses prêtres en
extase,
Allumèrent l'encens, dressèrent un festin
120 Dont le bruit
s'entendait du mont le plus lointain;
Et près de la génisse aux pieds du
Dieu tuée
Placèrent Dalila, pâle prostituée,
Couronnée, adorée et reine
du repas,
Mais tremblante et disant : IL NE ME VERRA PAS!
125 Terre
et ciel! avez-vous tressailli d'allégresse
Lorsque vous avez vu la menteuse
maîtresse
Suivre d'un oeil hagard les yeux tachés de sang
Qui
cherchaient le soleil d'un regard impuissant?
Et quand enfin Samson,
secouant les colonnes
130 Qui faisaient le soutien des immenses Pylônes,
Ecrasa d'un seul coup, sous les débris mortels,
Ses trois mille ennemis,
leurs dieux et leurs autels?
Terre et ciel! punissez par de telles
justices
La trahison ourdie en des amours factices,
135 Et la délation
du secret de nos coeurs
Arraché dans nos bras par des baisers menteurs.
Écrit à Shavington (Angleterre), 7 avril 1839.
LA MORT DU LOUP
I
Les nuages couraient
sur la lune enflammée
Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée,
Et les
bois étaient noirs jusques à l'horizon.
Nous marchions, sans parler, dans
l'humide gazon,
5 Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons aperçu
les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
10 Et le pas suspendu. -- Ni
le bois ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs; seulement
La
girouette en deuil criait au firmament;
Car le vent, élevé bien au-dessus
des terres,
N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
15 Et
les chênes d'en bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient
endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête
A regardé le
sable en s'y couchant; bientôt,
20 Lui que jamais ici l'on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et
les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
25 Et, cachant nos fusils et
leurs lueurs trop blanches,
Nous allions, pas à pas, en écartant les
branches.
Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient,
J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au delà
quatre formes légères
30 Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître
revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la
danse,
Mais les enfants du Loup se jouaient en silence,
35 Sachant bien
qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi,
Se couche dans ses murs l'homme, leur
ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa Louve
reposait comme celle de marbre
Qu'adoraient les Romains, et dont les flancs
velus
40 Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et
s'assied, les deux jambes dressées,
Par leurs ongles crochus dans le sable
enfoncées.
Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite
coupée et tous ses chemins pris;
45 Alors il a saisi, dans sa gueule
brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante,
Et n'a pas
desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa
chair,
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
50 Se croisaient
en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu'au dernier moment où le chien
étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le
quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc
jusqu'à la garde,
55 Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang;
Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore,
ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
60 Refermant ses grands yeux,
meurt sans jeter un cri.
II
J'ai reposé mon front sur mon fusil
sans poudre,
Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre
A poursuivre sa
Louve et ses fils, qui, tous trois,
Avaient voulu l'attendre; et, comme je
le crois,
65 Sans ses deux Louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l'eût
pas laissé seul subir la grande épreuve;
Mais son devoir était de les
sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne
jamais entrer dans le pacte des villes
70 Que l'homme a fait avec les
animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les
premiers possesseurs du bois et du rocher.
III
Hélas! ai-je
pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,
Que j'ai honte de nous, débiles que
nous sommes!
75 Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est
vous qui le savez, sublimes animaux!
A voir ce que l'on fut sur terre et ce
qu'on laisse,
Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse.
--
Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,
80 Et ton dernier regard m'est
allé jusqu'au coeur!
Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque
fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
85 Gémir,
pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde
tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,
Puis, après, comme moi,
souffre et meurs sans parler. "
Écrit au château du M***, 1843.
LA FLÛTE
I
Un jour, je vis s'asseoir au
pied de ce grand arbre
Un pauvre qui posa sur ce vieux banc de marbre
Son sac et son chapeau, s'empressa d'achever
Un morceau de pain noir,
puis se mit à rêver.
5 Il paraissait chercher dans les longues allées
Quelqu'un pour écouter ses chansons désolées;
Il suivait à regret la
trace des passants
Rares et qui, pressés, s'en allaient en tous sens.
Avec eux s'enfuyait l'aumône disparue,
10 Prix douteux d'un lit dur en
quelque étroite rue
Et d'un amer souper dans un logis malsain.
Cependant
il tirait lentement de son sein,
Comme se préparait au martyre un apôtre,
Les trois parts d'une Flûte et liait l'une à l'autre,
15 Essayait
l'embouchure à son menton tremblant,
Faisait mouvoir la clef, l'épurait en
soufflant,
Sur ses genoux ployés frottait le bois d'ébène,
Puis jouait.
-- Mais son front en vain gonflait sa veine,
Personne autour de lui pour
entendre et juger
20 L'humble acteur d'un public ingrat et passager.
J'approchais une main du vieux chapeau d'artiste,
Sans attendre un
regard de son oeil doux et triste
En ce temps de révolte et d'orgueil si
rempli;
Mais, quoique pauvre, il fut modeste et très poli.
II
25 Il me fit un tableau de sa pénible vie.
Poussé par ce démon qui
toujours nous convie,
Ayant tout essayé, rien ne lui réussit,
Et le
chaos entier roulait dans son récit :
Ce n'était qu'élan brusque et
qu'ambitions folles,
30 Qu'entreprise avortée et grandeur en paroles.
D'abord, à son départ, orgueil démesuré,
Gigantesque écriteau sur un
front assuré,
Promené dans Paris d'une façon hautaine :
Bonaparte et
Byron, poète et capitaine,
35 Législateur aussi, chef de religion
(De
tous les écoliers c'est la contagion),
Père d'un panthéisme orné de
plusieurs choses,
De quelques âges d'or et des métempsycoses
De Bouddha,
qu'en son coeur il croyait inventer;
40 Il l'appliquait à tout, espérant
importer
Sa révolution dans sa philosophie;
Mais des contrebandiers
notre âge se défie;
Bientôt par nos fleurets le défaut est trouvé;
D'un
seul argument fin son ballon fut crevé.
45 Pour hisser sa nacelle, il en
gonfla bien d'autres
Que le vent dispersa. Fatigué des apôtres,
Il
dépouilla leur froc. (Lui-même le premier
Souriait tristement de cet air
cavalier
Dont sa marche, au début, avait été fardée
50 Et, pour
d'obscurs combats, si pesamment bardée;
Car, plus grave à présent, d'une
double lueur
Semblait se réchauffer et s'éclairer son coeur;
Le Bon Sens
qui se voit, la Candeur qui l'avoue,
Coloraient en parlant les pâleurs de sa
joue.)
55 Laissant donc les couvents, panthéistes ou non,
Sur la poupe
d'un drame il inscrivit son nom,
Et vogua sur ces mers aux trompeuses
étoiles;
Mais, faute de savoir, il sombra sous ses voiles
Avant d'avoir
montré son pavillon aux airs.
60 Alors rien devant lui que flots noirs et
déserts,
L'océan du travail si chargé de tempêtes
Où chaque vague
emporte et brise mille têtes.
Là, flottant quelques jours sans force et sans
fanal,
Son esprit surnagea dans les plis d'un journal,
65 Radeau
désespéré que trop souvent déploie
L'équipage affamé qui se perd et se noie.
Il s'y noya de même, et de même, ayant faim,
Fit ce que fait tout homme
invalide et sans pain.
" Je gémis, disait-il, d'avoir une pauvre âme
70
Faible autant que serait l'âme de quelque femme,
Qui ne peut accomplir ce
qu'elle a commencé
Et s'abat au départ sur tout chemin tracé.
L'idée à
l'horizon est à peine entrevue,
Que sa lumière écrase et fait ployer ma vue.
75 Je vois grossir l'obstacle en invincible amas,
Je tombe ainsi que
Paul en marchant vers Damas.
-- Pourquoi, me dit la voix qu'il faut aimer et
craindre,
Pourquoi me poursuis-tu, toi qui ne peux m'étreindre?
-- Et le
rayon me trouble et la voix m'étourdit,
80 Et je demeure aveugle et je me
sens maudit. "
III
" Non, criai-je en prenant ses deux mains
dans les miennes,
Ni dans les grandes lois des croyances anciennes,
Ni
dans nos dogmes froids, forgés à l'atelier,
Entre le banc du maître et ceux
de l'écolier,
85 Ces faux Athéniens dépourvus d'atticisme,
Qui nous
soufflent aux yeux des bulles de sophisme,
N'ont découvert un mot par qui
fût condamné
L'homme aveuglé d'esprit plus que l'aveugle-né.
" C'est
assez de souffrir sans se juger coupable
90 Pour avoir entrepris et pour
être incapable.
J'aime, autant que le fort, le faible courageux
Qui
lance un bras débile en des flots orageux,
De la glace d'un lac plonge dans
la fournaise
Et d'un volcan profond va tourmenter la braise.
95 Ce
Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri,
Brûlé, précipité, sans jeter
un seul cri,
Et n'avouant jamais 'qu'il saigne et qu'il succombe
A
toujours ramasser son rocher qui retombe.
Si, plus haut parvenus, de
glorieux esprits
100 Vous dédaignent jamais, méprisez leur mépris;
Car
ce sommet de tout, dominant toute gloire,
Ils n'y sont pas, ainsi que l'oeil
pourrait le croire.
On n'est jamais en haut. Les forts, devant leurs pas,
Trouvent un nouveau mont inaperçu d'en bas.
105 Tel que l'on croit
complet et maître en toute chose
Ne dit pas les savoirs qu'à tort on lui
suppose,
Et qu'il est tel grand but qu'en vain il entreprit.
-- Tout
homme a vu le mur qui borne son esprit.
" Du corps et non de l'âme accusons
l'indigence.
110 Des organes mauvais servent l'intelligence
Et touchent,
en tordant et tourmentant leur noeud,
Ce qu'ils peuvent atteindre et non ce
qu'elle veut.
En traducteurs grossiers de quelque auteur céleste
Ils
parlent... Elle chante et désire le reste.
115 Et, pour vous faire ici
quelque comparaison,
Regardez votre flûte, écoutez-en le son.
Est-ce
bien celui-là que voulait faire entendre
La lèvre? Était-il pas ou moins
rude ou moins tendre?
Eh bien! c'est au bois lourd que sont tous les
défauts!
120 Votre souffle était juste et votre chant est faux.
Pour moi
qui ne sais rien et vais du doute au rêve,
Je crois qu'après la mort, quand
l'union s'achève,
L'âme retrouve alors la vue et la clarté,
Et que,
jugeant son oeuvre avec sérénité,
125 Comprenant sans obstacle et
s'expliquant sans peine,
Comme ses soeurs du ciel elle est puissante et
reine,
Se mesure au vrai poids, connaît visiblement
Que son souffle
était faux par le faux instrument,
N'était ni glorieux ni vil, n'étant pas
libre;
130 Que le corps seulement empêchait l'équilibre,
Et, calme, elle
reprend dans l'idéal bonheur,
La sainte égalité des esprits du Seigneur. "
IV
Le pauvre alors rougit d'une joie imprévue,
Et contempla
sa Flûte avec une autre vue;
135 Puis, me connaissant mieux, sans craindre
mon aspect,
Il la baisa deux fois en signe de respect,
Et joua, pour
quitter ses airs anciens et tristes,
Ce Salve Regina que chantent les
Trappistes.
Son regard attendri paraissait inspiré,
140 La note était
plus juste et le souffle assuré.
LE MONT DES OLIVIERS
I
Alors il était nuit, et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc
ainsi qu'un mort de son linceul;
Les disciples dormaient au pied de la
colline,
Parmi les oliviers, qu'un vent sinistre incline;
5 Jésus marche
à grands pas en frissonnant comme eux;
Triste jusqu'à la mort, l'oeil sombre
et ténébreux,
Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe
Comme
un voleur de nuit cachant ce qu'il dérobe,
Connaissant les rochers mieux
qu'un sentier uni,
10 Il s'arrête en un lieu nommé Gethsémani.
Il se
courbe à genoux, le front contre la terre;
Puis regarde le ciel en appelant
: " Mon Père! "
-- Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas.
Il se
lève étonné, marche encore à grands pas,
15 Froissant les oliviers qui
tremblent. Froide et lente
Découle de sa tête une sueur sanglante.
Il
recule, il descend, il crie avec effroi :
" Ne pourriez-vous prier et
veiller avec moi? "
Mais un sommeil de mort accable les apôtres.
20
Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres.
Le Fils de l'Homme
alors remonte lentement;
Comme un pasteur d'Egypte, il cherche au firmament
Si l'Ange ne luit pas au fond de quelque étoile.
Mais un nuage en deuil
s'étend comme le voile
25 D'une veuve, et ses plis entourent le désert.
Jésus, se rappelant ce qu'il avait souffert
Depuis trente-trois ans,
devint homme, et la crainte
Serra son coeur mortel d'une invincible
étreinte.
Il eut froid. Vainement il appela trois fois :
30 " Mon Père!
" Le vent seul répondit à sa voix.
Il tomba sur le sable assis, et, dans sa
peine,
Eut sur le monde et l'homme une pensée humaine.
-- Et la terre
trembla, sentant la pesanteur
Du Sauveur qui tombait aux pieds du Créateur.
II
35 Jésus disait : " Ô Père, encor laisse-moi vivre!
Avant
le dernier mot ne ferme pas mon livre!
Ne sens-tu pas le monde et tout le
genre humain
Qui souffre avec ma chair et frémit dans ta main?
C'est que
la Terre a peur de rester seule et veuve,
40 Quand meurt celui qui dit une
parole neuve,
Et que tu n'as laissé dans son sein desséché
Tomber qu'un
mot du ciel par ma bouche épanché.
Mais ce mot est si pur, et sa douceur est
telle,
Qu'il a comme enivré la famille mortelle
45 D'une goutte de vie
et de divinité,
Lorsqu'en ouvrant les bras, j'ai dit : " Fraternité ".
"Père, oh! si j'ai rempli mon douloureux message
Si j'ai caché le
Dieu sous la face du sage,
Du sacrifice humain si j'ai changé le prix,
50 Pour l'offrande des corps recevant les esprits,
Substituant partout
aux choses le symbole,
La parole au combat, comme au trésor l'obole,
Aux
flots rouges du sang les flots vermeils du vin,
Aux membres de la chair le
pain blanc sans levain;
55 Si j'ai coupé les temps en deux parts, l'une
esclave
Et l'autre libre; -- au nom du passé que je lave,
Par le sang de
mon corps qui souffre et va finir,
Versons-en la moitié pour laver l'avenir!
Père libérateur! jette aujourd'hui, d'avance,
60 La moitié de ce sang
d'amour et d'innocence
Sur la tête de ceux .qui viendront en disant :
"
Il est permis pour tous de tuer l'innocent. "
Nous savons qu'il naîtra, dans
le lointain des âges,
Des dominateurs durs escortés de faux sages
65 Qui
troubleront l'esprit de chaque nation
En donnant un faux sens à ma
rédemption.
-- Hélas! je parle encor, que déjà ma parole
Est tournée en
poison dans chaque parabole;
Éloigne ce calice impur et plus amer
70 Que
le fiel, ou l'absinthe, ou les eaux de la mer.
Les verges qui viendront, la
couronne d'épine,
Les clous des mains, la lance au fond de ma poitrine,
Enfin toute la croix qui se dresse et m'attend,
N'ont rien, mon Père,
oh! rien qui m'épouvante autant!
75 Quand les Dieux veulent bien s'abattre
sur les mondes,
Ils n'y doivent laisser que des traces profondes;
Et, si
j'ai mis le pied sur ce globe incomplet,
Dont le gémissement sans repos
m'appelait,
C'était pour y laisser deux Anges à ma place
80 De qui la
race humaine aurait baisé la trace,
La Certitude heureuse et l'Espoir
confiant,
Qui, dans le paradis, marchent en souriant.
Mais je vais la
quitter, cette indigente terre,
N'ayant que soulevé ce manteau de misère
85 Qui l'entoure à grands plis, drap lugubre et fatal,
Que d'un bout
tient le Doute et de l'autre le Mal.
" Mal et Doute! En un mot je puis
les mettre en poudre.
Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre
De les avoir permis. -- C'est l'accusation
90 Qui pèse de partout sur la
création! --
Sur son tombeau désert faisons monter Lazare.
Du grand
secret des morts qu'il ne soit plus avare,
Et de ce qu'il a vu donnons-lui
souvenir;
Qu'il parle. -- Ce qui dure et ce qui doit finir,
95 Ce qu'a
mis le Seigneur au coeur de la Nature,
Ce qu'elle prend et donne à toute
créature,
Quels sont avec le ciel ses muets entretiens,
Son amour
ineffable et ses chastes liens;
Comment tout s'y détruit et tout s'y
renouvelle,
100 Pourquoi ce qui s'y cache et ce qui s'y révèle;
Si les
astres des cieux tour à tour éprouvés
Sont comme celui-ci coupables et
sauvés;
Si la terre est pour eux ou s'ils sont pour la terre;
Ce qu'a de
vrai la fable et de clair le mystère,
105 D'ignorant le savoir et de faux la
raison;
Pourquoi l'âme est liée en sa faible prison,
Et pourquoi nul
sentier entre deux larges voies,
Entre l'ennui du calme et des paisibles
joies
Et la rage sans fin des vagues passions,
110 Entre la léthargie et
les convulsions;
Et pourquoi pend la Mort comme une sombre épée,
Attristant la Nature à tout moment frappée;
Si le juste et le bien, si
l'injuste et le mal
Sont de vils accidents en un cercle fatal,
115 Ou si
de l'univers ils sont les deux grands pôles,
Soutenant terre et cieux sur
leurs vastes épaules;
Et pourquoi les Esprits du mal sont triomphants
Des maux immérités, de la mort des enfants;
Et si les Nations sont des
femmes guidées
120 Par les étoiles d'or des divines idées,
Ou de folles
enfants sans lampes dans la nuit,
Se heurtant et pleurant, et que rien ne
conduit;
Et si, lorsque des temps l'horloge périssable
Aura jusqu'au
dernier versé ses grains de sable,
125 Un regard de vos yeux, un cri de
votre voix,
Un soupir de mon coeur, un signe de ma croix,
Pourra faire
ouvrir l'ongle aux Peines éternelles,
Lâcher leur proie humaine et reployer
leurs ailes.
-- Tout sera révélé dès que l'homme saura
130 De quels
lieux il arrive et dans quels il ira. "
III
Ainsi le divin Fils
parlait au divin Père.
Il se prosterne encore, il attend, il espère,
Mais il renonce et dit : " Que votre volonté
Soit faite et non la
mienne, et pour l'éternité! "
135 Une terreur profonde, une angoisse infinie
Redoublent sa torture et sa lente agonie.
Il regarde longtemps,
longtemps cherche sans voir.
Comme un marbre de deuil tout le ciel était
noir;
La Terre, sans clartés, sans astre et sans aurore,
140 Et sans
clartés de l'âme ainsi qu'elle est encore,
Frémissait. -- Dans le bois il
entendit des pas,
Et puis il vit rôder la torche de Judas.
LE
SILENCE
S'il est vrai qu'au Jardin sacré des Écritures,
Le Fils de
l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté;
145 Muet, aveugle et sourd au cri
des créatures,
Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste
opposera le dédain à l'absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.
2 avril 1862.
LA BOUTEILLE A LA MER
CONSEIL A UN JEUNE HOMME
INCONNU.
I
Courage, ô faible enfant de qui ma solitude
Reçoit ces chants plaintifs, sans nom, que vous jetez
Sous mes yeux
ombragés du camail de l'étude.
Oubliez les enfants par la mort arrêtés;
5 Oubliez Chatterton, Gilbert et Malfilâtre;
De l'oeuvre d'avenir
saintement idolâtre,
Enfin, oubliez l'homme en vous-même. -- Écoutez :
II
Quand un grave marin voit que le vent l'emporte
Et que
les mâts brisés pendent tous sur le pont,
10 Que dans son grand duel la mer
est la plus forte
Et que par des calculs l'esprit en vain répond;
Que le
courant l'écrase et le roule en sa course,
Qu'il est sans gouvernail et,
partant, sans ressource,
Il se croise les bras dans un calme profond.
III
15 Il voit les masses d'eau, les toise et les mesure,
Les méprise en sachant qu'il en est écrasé,
Soumet son âme au poids de
la matière impure
Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.
-- A de
certains moments, l'âme est sans résistance;
20 Mais le penseur s'isole et
n'attend d'assistance
Que de la forte foi dont il est embrasé.
IV
Dans les heures du soir, le jeune Capitaine
A fait ce qu'il a pu
pour le salut des siens.
Nul vaisseau n'apparaît sur la vague lointaine,
25 La nuit tombe, et le brick court aux rocs indiens.
-- Il se résigne,
il prie, il se recueille, il pense
A Celui qui soutient les pôles et balance
L'équateur hérissé des longs méridiens.
V
Son sacrifice est
fait; mais il faut que la terre
30 Recueille du travail le pieux monument.
C'est le journal savant, le calcul solitaire,
Plus rare que la perle et
que le diamant,
C'est la carte des flots faite dans la tempête,
La carte
de l'écueil qui va briser sa tête :
35 Aux voyageurs futurs sublime
testament.
VI
Il écrit : " Aujourd'hui, le courant nous
entraîne,
Désemparés, perdus, sur la Terre-de-Feu.
Le courant porte à
l'est. Notre mort est certaine :
Il faut cingler au nord pour bien passer ce
lieu.
40 -- Ci-joint est mon journal, portant quelques études
Des
constellations des hautes latitudes.
Qu'il aborde, si c'est la volonté de
Dieu! "
VII
Puis, immobile et froid, comme le cap des brumes
Qui sert de sentinelle au détroit Magellan,
45 Sombre comme ces rocs au
front chargé d'écumes [Les pics San-Diego, San-
Ildefonso]
Ces pics
noirs dont chacun porte un deuil castillan,
Il ouvre une bouteille et la
choisit très forte,
Tandis que son vaisseau que le courant emporte
Tourne en un cercle étroit comme un vol de milan.
VIII
50 Il
tient dans une main cette vieille compagne,
Ferme, de l'autre main, son
flanc noir et terni.
Le cachet porte encor le blason de Champagne :
De
la mousse de Reims son col vert est jauni.
D'un regard, le marin en soi-même
rappelle
55 Quel jour il assembla l'équipage autour d'elle,
Pour porter
un grand toste au pavillon béni.
IX
On avait mis en panne, et
c'était grande fête :
Chaque homme sur son mât tenait le verre en main;
Chacun à son signal se découvrit la tête,
60 Et répondit d'en haut par
un hourra soudain.
Le soleil souriant dorait les voiles blanches;
L'air
ému répétait ces voix mâles et franches,
Ce noble appel de l'homme à son
pays lointain.
X
Après le cri de tous, chacun rêve en silence.
65 Dans la mousse d'Aï luit l'éclair d'un bonheur;
Tout au fond de son
verre il aperçoit la France.
La France est pour chacun ce qu'y laissa son
coeur :
L'un y voit son vieux père assis au coin de l'âtre,
Comptant ses
jours d'absence; à la table du pâtre,
70 Il voit sa chaise vide à côté de sa
soeur.
XI
Un autre y voit Paris, où sa fille penchée
Marque
avec les compas tous les souffles de l'air,
Ternit de pleurs la glace où
l'aiguille est cachée,
Et cherche à ramener l'aimant avec le fer.
75 Un
autre y voit Marseille. Une femme se lève,
Court au port et lui tend un
mouchoir de la grève,
Et ne sent pas ses pieds enfoncés dans la mer.
XII
Ô superstition des amours ineffables,
Murmures de nos
coeurs qui nous semblez des voix,
80 Calculs de la science, ô décevantes
fables!
Pourquoi nous apparaître en un jour tant de fois?
Pourquoi vers
l'horizon nous tendre ainsi des pièges?
Espérances roulant comme roulent les
neiges;
Globes toujours pétris et fondus sous nos doigts!
XIII
85 Où sont-ils à présent? où sont ces trois cents braves?
Renversés
par le vent dans les courants maudits,
Aux harpons indiens ils portent pour
épaves
Leurs habits déchirés sur leurs corps refroidis.
Les savants
officiers, la hache à la ceinture,
90 Ont péri les premiers en coupant la
mâture :
Ainsi de ces trois cents il n'en reste que dix!
XIV
Le Capitaine encor jette un regard au pôle
Dont il vient d'explorer
les détroits inconnus.
L'eau monte à ses genoux et frappe son épaule;
95
Il peut lever au ciel l'un de ses deux bras nus.
Son navire est coulé, sa
vie est révolue :
Il lance la Bouteille à la mer, et salue
Les jours de
l'avenir qui pour lui sont venus.
XV
Il sourit en songeant que
ce fragile verre
100 Portera sa pensée et son nom jusqu'au port;
Que
d'une île inconnue il agrandit la terre;
Qu'il marque un nouvel astre et le
confie au sort;
Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées
De
perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées,
105 Et qu'avec un flacon il
a vaincu la mort.
XVI
Tout est dit. A présent, que Dieu lui soit
en aide!
Sur le brick englouti l'onde a pris son niveau.
Au large flot
de l'est le flot de l'ouest succède,
Et la Bouteille y roule en son vaste
berceau.
110 Seule dans l'Océan, la frêle passagère
N'a pas pour se
guider une brise légère;
Mais elle vient de l'arche et porte le rameau.
XVII
Les courants l'emportaient, les glaçons la retiennent
Et la couvrent des plis d'un épais manteau blanc.
115 Les noirs chevaux
de mer la heurtent, puis reviennent
La flairer avec crainte, et passent en
soufflant.
Elle attend que l'été, changeant ses destinées,
Vienne ouvrir
le rempart des glaces obstinées,
Et vers la ligne ardente elle monte en
roulant.
XVIII
120 Un jour, tout était calme et la mer
Pacifique,
Par ses vagues d'azur, d'or et de diamant,
Renvoyait ses
splendeurs au soleil du tropique.
Un navire y passait majestueusement,
Il a vu la Bouteille aux gens de mer sacrée :
125 Il couvre de signaux
sa flamme diaprée,
Lance un canot en mer et s'arrête un moment.
XIX
Mais on entend au loin le canon des corsaires;
Le Négrier va fuir
s'il peut prendre le vent.
Alerte! et coulez bas ces sombres adversaires!
130 Noyez or et bourreaux du couchant au levant!
La Frégate reprend ses
canots et les jette
En son sein, comme fait la sarigue inquiète,
Et par
voile et vapeur vole et roule en avant.
XX
Seule dans l'Océan,
seule toujours! -- Perdue
135 Comme un point invisible en un mouvant désert,
L'aventurière passe errant dans l'étendue,
Et voit tel cap secret qui
n'est pas découvert.
Tremblante voyageuse à flotter condamnée,
Elle sent
sur son col que depuis une année
140 L'algue et les goémons lui font un
manteau vert.
XXI
Un soir enfin, les vents qui soufflent des
Florides
L'entraînent vers la France et ses bords pluvieux.
Un pêcheur
accroupi sous des rochers arides
Tire dans ses filets le flacon précieux.
145 Il court, cherche un savant et lui montre sa prise,
Et, sans l'oser
ouvrir, demande qu'on lui dise
Quel est cet élixir noir et mystérieux.
XXII
Quel est cet élixir? Pêcheur, c'est la science,
C'est
l'élixir divin que boivent les esprits,
150 Trésor de la pensée et de
l'expérience;
Et si tes lourds filets, ô pêcheur, avaient pris
L'or qui
toujours serpente aux veines du Mexique,
Les diamants de l'Inde et les
perles d'Afrique,
Ton labeur de ce jour aurait eu moins de prix.
XXIII
155 Regarde. -- Quelle joie ardente et sérieuse!
Une
gloire de plus luit sur la nation.
Le canon tout-puissant et la cloche
pieuse
Font sur les toits tremblants bondir l'émotion.
Aux héros du
savoir plus qu'à ceux des batailles
160 On va faire aujourd'hui de grandes
funérailles.
Lis ce mot sur les murs : " Commémoration! "
XXIV
Souvenir éternel! gloire à la découverte
Dans l'homme ou la nature,
égaux en profondeur,
Dans le Juste et le Bien, source à peine entr'ouverte,
165 Dans l'Art inépuisable, abîme de splendeur!
Qu'importe oubli,
morsure, injustice insensée,
Glaces et tourbillons de notre traversée?
Sur la pierre des morts croît l'arbre de grandeur.
XXV
Cet
arbre est le plus beau de la terre promise,
170 C'est votre phare à tous.
Penseurs laborieux!
Voguez sans jamais craindre ou les flots ou la brise
Pour tout trésor scellé du cachet précieux.
L'or pur doit surnager, et
sa gloire est certaine;
Dites en souriant comme ce capitaine :
175 "
Qu'il aborde, si c'est la volonté des Dieux! "
XXVI
Le vrai
Dieu, le Dieu fort, est le Dieu des idées.
Sur nos fronts où le germe est
jeté par le sort,
Répandons le Savoir en fécondes ondées;
Puis,
recueillant le fruit tel que de l'âme il sort,
180 Tout empreint du parfum
des saintes solitudes,
Jetons l'oeuvre à la mer, la mer des multitudes :
Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port.
Au Maine-Giraud,
octobre 1858.
WANDA.
HISTOIRE RUSSE.
CONVERSATION AU BAL A PARIS.
I
UN FRANÇAIS.
Qui donc
vous a donné ces bagues enchantées
Que vous ne touchez pas sans un air de
douleur?
Vos mains, par ces rubis, semblent ensanglantées.
Ces cachets
grecs, ces croix, souvenirs d'un malheur,
5 Sont-ils chers et cruels?
sont-ils expiatoires?
Le pays des Ivans a seul ces perles noires,
D'une
contrée en deuil symboles sans couleur.
II
WANDA, grande dame
russe.
Celle qui m'a donné ces ornements de fête,
Ce cachet dont un
Czar fut le seul possesseur,
10 Ces diamants en feu qui tremblent sur ma
tête,
Ces reliques sans prix d'un saint intercesseur,
Ces rubis, ces
saphirs qui chargent ma ceinture,
Ce bracelet qu'émaille une antique
peinture,
Ces talismans sacrés, c'est l'esclave ma soeur.
III
15 Car elle était princesse, et maintenant qu'est-elle?
Nul ne
l'oserait dire et n'ose le savoir.
On a rayé le nom dont le monde l'appelle.
Elle n'est qu'une femme et mange le pain noir.
Le pain qu'à son mari
donne la Sibérie;
20 Et parmi les mineurs s'assied pâle et flétrie,
Et
boit chaque matin les larmes du devoir.
IV
En ce temps-là, ma
soeur, sur le seuil de sa porte,
Nous dit : " Vivez en paix, je vais garder
ma foi.
" Gardez ces vanités; au monde je suis morte,
25 " Puisque le
seul que j'aime est mort devant la loi.
" Des splendeurs de mon front
conservez les ruines.
" Je le suivrai partout, jusques au fond des mines;
" Vous qui savez aimer, vous feriez comme moi.
V
"
L'empereur tout-puissant, qui voit d'en haut les choses,
30 " Du prince mon
seigneur voulut faire un forçat.
" Dieu seul peut réviser un jour ces
grandes causes
" Entre le souverain, le sujet et l'État.
" Pour moi, je
porterai mes fils sur mon épaule
" Tandis que mon mari, sur la route du
pôle,
35 " Marche et traîne un boulet, conduit par un soldat.
VI
" La fatigue a courbé sa poitrine écrasée;
" Le froid gonfle ses
pieds dans des chemins mauvais;
" La neige tombe en flots sur sa tête rasée;
" Il brise les glaçons sur le bord des marais.
40 " Lui de qui les aïeux
s'élisaient pour l'empire,
" Répond : Serge, au camp même où tous leur
disaient : Sire.
" Comment puis-je, à Moscou, dormir dans mon palais?
VII
" Prenez donc, ô mes soeurs, ces signes de mollesse.
"
J'irai dans les caveaux, dans l'air empoisonneur,
45 " Conservant seulement,
de toute ma richesse,
" L'aiguille et le marteau pour luxe et pour honneur;
" Et puisqu'il est écrit que la race des Slaves
" Doit porter et le joug
et le nom des esclaves,
" Je descendrai vivante au tombeau du mineur.
VIII
50 " Là, j'aurai soin d'user ma vie avec la sienne,
"
Je soutiendrai ses bras quand il prendra l'essieu.
" Je briserai mon corps
pour que rien ne retienne
" Mon âme quand son âme aura monté vers Dieu;
" Et bientôt, nous tirant des glaces éternelles,
55 " L'ange de mort
viendra nous prendre sous ses ailes
" Pour nous porter ensemble aux chaleurs
du ciel bleu. "
IX
Et ce qu'elle avait dit, ma soeur l'a bien su
faire;
Elle a tissé le lin, et de ses écheveaux
Espère en vain former
son linceul mortuaire;
60 Et depuis vingt hivers achève vingt travaux,
Calculant jour par jour, sur ses mains enchaînées,
Les grains du
chapelet de ses sombres années.
Quatre enfants ont grandi dans l'ombre des
caveaux.
X
Leurs yeux craignent le jour quand sa lumière pâle
65 Trois fois dans une année éclaire leur pâleur.
Comme pour les
agneaux, la brebis et le mâle
Sont parqués à la fois par le mauvais pasteur.
La mère eût bien voulu qu'on leur apprît à lire,
Puisqu'ils portaient le
nom des princes de l'empire
70 Et n'ont rien fait encor qui blesse
l'Empereur.
XI
Un jour de fête on a demandé cette grâce
Au
Czar toujours affable et clément souverain,
Lorsqu'au front des soldats seul
il passe et repasse.
Après dix ans d'attente il répondit enfin :
75 " Un
esclave a besoin d'un marteau, non d'un livre;
La lecture est fatale à
ceux-là qui, pour vivre,
Doivent avoir bon bras pour gagner un bon pain. "
XII
Ce mot fut un couteau pour le coeur de la mère;
Avant
qu'il ne fût dit, quand s'asseyait ma soeur,
80 Ses larmes sillonnaient la
neige sur la terre,
Tombant devant ses pieds, non sans quelque douceur.
Mais aujourd'hui, sans pleurs, elle passe l'année
A regarder ses fils
d'une vue étonnée;
Ses yeux secs sont glacés d'épouvante et d'horreur!
XIII
LE FRANÇAIS.
85 Wanda, j'écoute encore après votre
silence;
J'ai senti sur mon coeur peser ce doigt d'airain
Qui porte au
bout du monde à toute âme qui pense
Les épouvantements du fatal souverain.
Cet homme enseveli vivant avec sa femme,
90 Ces esclaves enfants dont on
va tuer l'âme,
Est-ce de notre siècle ou du temps d'Ugolin?
XIV
Non, non, il n'est pas vrai que le peuple en tout âge,
Lui seul ait
travaillé, lui seul ait combattu;
Que l'immolation, la force et le courage
95 N'habitent pas un coeur de velours revêtu.
Plus belle était la vie et
plus grande est sa perte,
Plus pur est le calice où l'hostie est offerte.
Sacrifice, ô toi seul peut-être es la vertu!
XV
Tandis que
vous parliez je sentais dans mes veines
100 Les imprécations bouillonner
sourdement.
Vous ne maudissez pas, ô vous, femmes romaines!
Vous traînez
votre joug silencieusement.
Éponines du Nord, vous dormez dans vos tombes,
Vous soutenez l'esclave au fond des catacombes
105 D'où vous ne sortirez
qu'au dernier jugement.
XVI
Peuple silencieux, souverain
gigantesque!
Lutteurs de fer toujours muets et combattants!
Pierre avait
commencé ce duel romanesque :
Le verrons-nous finir? Est-il de notre temps?
110 Le dompteur est debout nuit et jour et surveille
Le dompté qui se
tait jusqu'à ce qu'il s'éveille.
Se regardant l'un l'autre ainsi que deux
Titans.
XVII
En bas, le peuple voit de son oeil de Tartare
Ses seigneurs révoltés, combattus par ses Czars,
115 Aiguise sur les
pins sa hache et la prépare
A peser tout son poids dans les futurs hasards.
En haut, seul, l'Empereur sur la Russie entière
Promène en galopant
l'autre hache dont Pierre
Abattit de sa main les têtes de Boyards.
XVIII
120 Une nuit on a vu ces deux larges cognées
Se
heurter, se porter des coups profonds et lourds.
Les hommes sont tombés, les
femmes résignées
Ont marché dans la neige à la voix des tambours,
Et,
comme votre soeur, ont d'une main meurtrie
125 Bercé leurs fils au bord des
lacs de Sibérie,
Et cherché pour dormir la tanière des ours.
XIX
Et ces femmes sans peur, ces reines détrônées,
Dédaignent de se
plaindre et s'en vont au désert
Sans détourner les yeux, sans même être
étonnées
130 En passant sous la porte où tout espoir se perd.
A voir
leur front si calme, on croirait qu'elles savent
Que leurs ans, jour par
jour, par avance se gravent
Sur un livre éternel devant le Czar ouvert.
XX
Quel signe formidable a-t-il au front, cet homme?
135 Qui
donc ferma son coeur des trois cercles de fer
Dont s'étaient cuirassés les
empereurs de Rome
Contre les cris de l'âme et les cris de la chair?
Croit-on parmi vos serfs qu'à la fin il se lasse
De semer les martyrs
sur la neige et la glace,
140 D'entasser les damnés dans un terrestre enfer?
XXI
S'il était vrai qu'il eût au fond de sa poitrine
Un
coeur de père ému des pâleurs d'un enfant,
Qu'assis près de sa fille à la
beauté divine
Il eût les yeux en pleurs, l'air doux et triomphant,
145
Qu'il eût pour rêve unique et désir de son âme
Quelques jours de repos pour
emporter sa femme
Sous les soleils du Sud qui réchauffent le sang;
XXII
S'il était vrai qu'il eût conduit hors du servage
Un
peuple tout entier de sa main racheté,
150 Créant le pasteur libre et créant
le village
Où l'esclave tartare avait seul existé.
Pareil au voyageur
dont la richesse est fière
D'acheter mille oiseaux et d'ouvrir la volière
Pour leur rendre à la fois l'air et la liberté ;
XXIII
155
Il aurait déjà dit : " J'ai pitié, je fais grâce;
L'ancien crime est lavé
par les martyrs nouveaux; "
Sa voix aurait trois fois répété dans l'espace,
Comme la voix de l'ange ouvrant les derniers sceaux.
Devant les nations
surprises, attentives,
160 Devant la race libre et les races captives :
" La brebis m'a vaincu par le sang des agneaux. "
XXIV
Mais
il n'a point parlé, mais cette année encore
Heure par heure en vain
lentement tombera,
Et la neige sans bruit, sur la terre incolore,
Aux
pieds des exilés nuit et jour gèlera.
165 Silencieux devant son armée en
silence,
Le Czar, en mesurant la cuirasse et la lance,
Passera sa revue
et toujours se taira.
5 novembre 1847.
DIX ANS APRÈS.
UN
BILLET DE WANDA
AU MÊME FRANÇAIS
De Tobolsk en Sibérie.
Le 21
octobre 1855, jour de la bataille de l'Alma.
Vous disiez vrai. Le Czar
s'est tu. -- Ma soeur est morte.
Les serfs de Sibérie ont porté le cercueil.
Et les fils de la sainte et de la femme forte
Comme esclaves suivaient,
sans nom, sans rang, sans deuil.
5 La cloche seule émeut la ville inanimée.
Mais, au sud, le canon s'entend vers la Crimée.
Et c'est au coeur de
l'ours que Dieu frappe l'orgueil.
SECOND BILLET DE WANDA
AU MÊME
FRANÇAIS.
De Tobolsk en Sibérie.
Après la prise du fort Malakof.
Sébastopol détruit n'est plus. -- L'aigle de France
L'a rasé de la
terre, et le Czar étonné
Est mort de rage. -- On dit que la balance immense
Du Seigneur a paru quand la foudre a tonné.
5 -- La sainte la tenait
flottante dans l'espace.
L'épouse, la martyre a peut-être fait grâce,
Dieu du ciel! -- Mais la mère a-t-elle pardonné?
L'ESPRIT PUR
A EVA.
I
Si l'orgueil
prend ton coeur quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne
ta fierté.
J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer
qui n'est pas sans beauté.
5 J'ai fait illustre un nom qu'on m'a transmis
sans gloire.
Qu'il soit ancien, qu'importe? il n'aura de mémoire
Que du
jour seulement où mon front l'a porté.
II
Dans le caveau des
miens plongeant mes pas nocturnes,
J'ai compté mes aïeux, suivant leur
vieille loi.
10 J'ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes
Empreintes sur le flanc des sceaux de chaque roi.
A peine une étincelle
a relui dans leur cendre.
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait
descendre :
Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi.
III
15 Ils furent opulents, seigneurs de vastes terres,
Grands chasseurs
devant Dieu, comme Nemrod, jaloux
Des beaux cerfs qu'ils lançaient des bois
héréditaires
Jusqu'où voulait la mort les livrer à leurs coups;
Suivant
leur forte meute à travers deux provinces,
20 Coupant les chiens du roi,
déroutant ceux des princes,
Forçant les sangliers et détruisant les loups;
IV
Galants guerriers sur terre et sur mer, se montrèrent
Gens d'honneur en tout temps comme en tous lieux, cherchant
De la Chine
au Pérou les Anglais, qu'ils brûlèrent
25 Sur l'eau qu'ils écumaient du
levant au couchant;
Puis, sur leur talon rouge, en quittant les batailles,
Parfumés et blessés revenaient à Versailles
Jaser à l'OEil-de-boeuf
avant de voir leur champ.
V
Mais les champs de la Beauce avaient
leurs coeurs, leurs âmes,
30 Leurs soins. Ils les peuplaient d'innombrables
garçons,
De filles qu'ils donnaient aux chevaliers pour femmes,
Dignes
de suivre en tout l'exemple et les leçons;
Simples et satisfaits si chacun
de leur race
Apposait saint Louis en croix sur sa cuirasse,
35 Comme
leurs vieux portraits qu'aux murs noirs nous plaçons.
VI
Mais
aucun, au sortir d'une rude campagne,
Ne sut se recueillir, quitter le
destrier,
Dételer pour un jour ses palefrois d'Espagne,
Ni des coursiers
de chasse enlever l'étrier
40 Pour graver quelque page et dire en quelque
livre
Comme son temps vivait et comment il sut vivre,
Dès qu'ils
n'agissaient plus, se hâtant d'oublier.
VII
Tous sont morts en
laissant leur nom sans auréole;
Mais sur le disque d'or voilà qu'il est
écrit,
45 Disant : " Ici passaient deux races de la Gaule
Dont le
dernier vivant monte au Temple et s'inscrit,
Non sur l'obscur amas des vieux
noms inutiles,
Des orgueilleux méchants et des riches futiles,
Mais sur
le pur tableau des livres de l'ESPRIT. "
VIII
50 Ton règne est
arrivé, PUR ESPRIT, roi du monde!
Quand ton aile d'azur dans la nuit nous
surprit,
Déesse de nos moeurs, la guerre vagabonde
Régnait sur nos
aïeux. Aujourd'hui, c'est 1'ECRIT,
L'ECRIT UNIVERSEL, parfois impérissable,
55 Que tu graves au marbre ou traînes sur le sable,
Colombe au bec
d'airain! VISIBLE SAINT-ESPRIT!
IX
Seul et dernier anneau de
deux chaînes brisées,
Je reste. Et je soutiens encor dans les hauteurs,
Parmi les maîtres purs de nos savants musées,
60 L'IDEAL du poète et des
graves penseurs.
J'éprouve sa durée en vingt ans de silence,
Et
toujours, d'âge en âge encor, je vois la France
Contempler mes tableaux et
leur jeter des fleurs.
X
Jeune postérité d'un vivant qui vous
aime!
65 Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés;
Je peux en ce
miroir me connaître moi-même,
Juge toujours nouveau de nos travaux
passés!
Flots d'amis renaissants! Puissent mes Destinées
Vous amener à
moi, de dix en dix années,
70 Attentifs à mon oeuvre, et pour moi c'est
assez!
10 mars 1863.
NOTE
POUR LE POEME DE
WANDA.
LA RUSSIE ET LES RUSSES
PAR N. TOURGUENIEF.
(Tome Ier, p.
104.)
...Ce sont les femmes surtout qui, dans cette circonstance comme
toujours, ont agi le plus éloquemment.
Une d'entre elles, belle et
accomplie, appartenant à une famille
illustre, et nouvellement mariée à un
des condamnés, N. M. (je crois Nicolas
Mouravief), n'hésita pas un moment à
le suivre en Sibérie, où son propre frère
fut aussi envoyé. Là, elle donna
le jour à un enfant.
La rigueur du climat, dans l'endroit où elle se
trouvait, était très
défavorable à cette pauvre créature et à la mère
elle-même.
Pendant longtemps on sollicita pour cette famille la faveur
d'être
envoyée ailleurs, même dans cette affreuse Sibérie; ce fut toujours
en vain. --
La mort vint mettre un terme aux souffrances de cette femme
héroïque.
Une autre, la jeune et riche épouse du prince Tr... (je pense
Troubetzkoï), au moment où l'arrêt qui condamnait son mari lui fut connu,
déclara qu'elle le suivrait et accomplit sa résolution, malgré
l'opposition de
ses parents, qui n'étaient que des courtisans.
Un jeune Français, qui se trouvait attaché comme secrétaire particulier
au comte L. (peut-être Laval), père de Mme T..., pensant aux difficultés
qu'aurait pour elle un pareil voyage, l'accompagna également.
Il revint
bientôt en France et put donner quelques renseignements sur la
position des
exilés. Lorsqu'elle fut arrivée à destination, on dit à la
princesse Tr...
que, son mari devant rester prisonnier, elle pourrait se loger
dans une
maison particulière et qu'elle aurait la permission de le voir une ou
deux
fois par semaine.
Elle persista à vouloir entrer elle-même en prison pour
être toujours
auprès de lui.
On lui représenta vainement que, dans ce
cas, elle ne pourrait conserver
auprès d'elle personne pour la servir. --
Elle accepta toutes ces conditions et
continua longtemps à remplir elle-même
les pénibles devoirs d'un ménage de
prison.
(Tome III, p. 16.)
... Que la Russie, poussée nécessairement vers la civilisation européenne,
n'y a
choisi avec ardeur que les formes et les usages superficiels.
(Même tome, p. 38.)
L'esclavage et la Pologne, obstacles à la
civilisation en Russie.
TABLE
LIVRE
MYSTIQUE
…………………………………………………………………………………………………….Pages.
MOÏSE, poème.
………………………………………………………………………………………………………..5
ÉLOA, SOEUR
DES ANGES, mystère. ………………………………………………………… 11
Chant
premier. NAISSANCE ….…………………………………………………… 11
Chant
deuxième. SÉDUCTION ………………………………………………………….24
Chant
troisième. CHUTE ………………………………………………………………………… 33
LE DÉLUGE,
mystère. ……………………………………………………………………………………………………….45
LIVRE ANTIQUE
ANTIQUITÉ BIBLIQUE
LA FILLE
DE JEPHTÉ, poème …………………………………………………………………………………….65
LA
FEMME ADULTÈRE ……………………………………………………………………………………………….69
LE BAIN, fragment d'un poème de SUZANNE.
………………………………………………………………………………………….77
ANTIQUITÉ HOMÉRIQUE
………………………………………………………………………………………………………………….Pages.
LE SOMNAMBULE, poème.
…………………………………………………………………………………………………….79
LA DRYADE, idylle.
………………………………………………………………………………………………………………….82
SYMÉTHA, élégie.
……………………………………………………………………………………………………………….88
LE BAIN D'UNE
DAME ROMAINE .……………………………………………………………………….91
LIVRE MODERNE
DOLORIDA, poème.
…………………………………………………………………………………………………………………….95
LE MALHEUR.
………………………………………………………………………………………………………………………… 102
LA
PRISON, poème. XVIIe siècle. ………………………………………….106
MADAME DE SOUBISE, poème, XVIe siècle.
…………………………………………………………………………………………….119
LA NEIGE, poème
……………………………………………………………………………………………….129
LE COR, poème
…………………………………………………………………………………………………………………… 134
LE BAL,
poème ……………………………………………………………………………………………………………….138
LE
TRAPPISTE, poème ……………………………………………………………………….142
LA FRÉGATE La Sérieuse, ou LA PLAINTE DU CAPITAINE, poème
…………………………………….152
LA TRAVERSÉE
.………………………………………………………………………………………………………………….154
LE REPOS
.……………………………………………………………………………………………….162
LE COMBAT
.……………………………………………………………………………………………………………….163
LES AMANTS
DE MONTMORENCY, élévation. …………………………………………….169
PARIS,
élévation. …………………………………………………………………………… 175
LES DESTINÉES
POÈMES PHILOSOPHIQUES
(OEuvres posthumes)
LES DESTINÉES.
………………………………………………………………………………………………………….189
LA MAISON DU
BERGER. ………………………………………………………………………….196
…………………………………………………………………………………….Pages.
LES ORACLES.
………………………………………………………………………………………………………………………….211
LA
SAUVAGE. …….……………………………………………………………….221
LA COLÈRE DE SAMSON.
………………………………………………………………………………………………….231
LA MORT DU LOUP.
………………………………………………………………………………………………………….237
LA FLUTE.
…………………………………………………………………………………………………………………………….242
LE MONT
DES OLIVIERS. ……………………………………………………………………………………………………….249
LA
BOUTEILLE A LA MER. ………………………………………………………….256
WANDA.
……………………………………………………………………………………………………………………………………….270
UN
BILLET DE WANDA. …………………………………………………………………… 283
SECOND BILLET DE WANDA.
…………………………………………………………………………………………………….284
L'ESPRIT PUR.
……………………………………………………………………………………………………………………….285
NOTE POUR
LE POÈME DE WANDA. ………………………………………………………… 291
Achevé d'imprimer
Le quinze août mil huit cent
quatre-vingt-trois
PAR CHARLES UNSINGER
POUR
ALPHONSE LEMERRE,
ÉDITEUR
A PARIS
------------------------- FIN DU FICHIER vignypoesie1 --------------------------------