Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Les lèvres closes / Léon Dierx PROLOGUE p123 J' ai détourné mes yeux de l' homme et de la vie, et mon âme a rôdé sous l' herbe des tombeaux. J' ai détrompé mon coeur de toute humaine envie, et je l' ai dispersé dans les bois par lambeaux. J' ai voulu vivre sourd aux voix des multitudes, comme un aïeul couvert de silence et de nuit, et pareil aux sentiers qui vont aux solitudes, avoir des songes frais que nul désir ne suit. Mais le sépulcre en moi laissa filtrer ses rêves, et d' ici j' ai tenté d' impossibles efforts. Les forêts ? Leur angoisse a traversé les grèves, et j' ai senti passer leurs souffles dans mon corps. Le soupir qui s' amasse au bord des lèvres closes a fait l' obsession du calme où j' aspirais ; comme un manoir hanté de visions moroses, j' ai recélé l' effroi des rendez-vous secrets. p124 Et depuis, au milieu des douleurs et des fêtes, morts qui voulez parler, taciturnes vivants, bois solennels ! J' entends vos âmes inquiètes sans cesse autour de moi frissonner dans les vents. LAZARE p125 à Leconte De Lisle. à la voix de Jésus, Lazare s' éveilla ; livide, il se dressa debout dans les ténèbres ; il sortit tressaillant dans ses langes funèbres, puis, tout droit devant lui, grave et seul, s' en alla. Seul et grave, il marcha depuis lors dans la ville, comme cherchant quelqu' un qu' il ne retrouvait pas, et se heurtant partout à chacun de ses pas aux choses de la vie, à la plèbe servile. Sous son front reluisant de la pâleur des morts ses yeux ne dardaient pas d' éclairs ; et ses prunelles, comme au ressouvenir des splendeurs éternelles, semblaient ne pas pouvoir regarder au dehors. Il allait, chancelant comme un enfant, lugubre comme un fou. Devant lui la foule s' entr' ouvrait. Nul n' osant lui parler, au hasard il errait, tel qu' un homme étouffant dans un air insalubre. p126 Ne comprenant plus rien au vil bourdonnement de la terre ; abîmé dans son rêve indicible ; lui-même épouvanté de son secret terrible, il venait et partait silencieusement. Parfois il frissonnait, comme pris de la fièvre, et comme pour parler, il étendait la main ; mais le mot inconnu du dernier lendemain, un invisible doigt l' arrêtait sur sa lèvre. Dans Béthanie, alors, partout, jeunes et vieux eurent peur de cet homme ; il pasait seul et grave ; et le sang se figeait aux veines du plus brave, devant la vague horreur qui nageait dans ses yeux. Ah ! Qui dira jamais ton étrange supplice, revenant du sépulcre où tous étaient restés, qui revivais encor, traînant dans les cités ton linceul à tes reins serré comme un cilice ! Pâle ressuscité qu' avaient mordu les vers ! Pouvais-tu te reprendre aux soucis de ce monde, ô toi qui rapportais dans ta stupeur profonde la science interdite à l' avide univers ? La mort eut-elle à peine au jour rendu sa proie, dans l' ombre tu rentras, spectre mystérieux, passant calme à travers les peuples furieux, et ne connaissant plus leur douleur ni leur joie. p127 Dans ta seconde vie, insensible et muet, tu ne laissas chez eux qu' un souvenir sans trace. As-tu subi deux fois l' étreinte qui terrasse, pour regagner l' azur qui vers toi refluait ? -oh ! Que de fois, à l' heure où l' ombre emplit l' espace, loin des vivants, dressant sur le fond d' or du ciel ta grande forme aux bras levés vers l' éternel ; appelant par son nom l' ange attardé qui passe ; que de fois l' on te vit dans les gazons épais, seul et grave, rôder autour des cimetières, enviant tous ces morts qui dans leurs lits de pierres un jour s' étaient couchés pour n' en sortir jamais ! L'INVISIBLE LIEN p128 L' invisible lien, partout dans la nature, va des sens à l' esprit et des âmes aux corps ; le choeur universel veut de la créature le soupir des vaincus ou l' insulte des forts. L' invisible lien va des êtres aux choses, unissant à jamais ces ennemis mortels, qui, dans l' anxiété de leurs métamorphoses, s' observent de regards craintifs ou solennels. L' invisible lien, dans les ténèbres denses, dans le scintillement lumineux des couleurs, éveille les rapports et les correspondances de l' espoir au regret, et du sourire aux pleurs. L' invisible lien, des racines aux sèves, des sèves aux parfums, et des parfums aux sons, monte, et fait sourdre en nous les sources de nos rêves parfois pleins de sanglots et parfois de chansons. p129 L' invisible lien, de la terre aux étoiles, porte le bruit des bois, des champs et de la mer, léger comme les coeurs purs de honte et sans voiles, profond comme les coeurs pleins des feux de l' enfer. L' invisible lien, de la mort à la vie, fait refluer sans cesse, avec le long passé, la séculaire angoisse en notre âme assouvie et l' amour du néant malgré tout repoussé. LE REMOUS p130 Tout se tait maintenant dans la ville. Les rues ne retentissent plus sous les lourds tombereaux. Le gain du jour compté, victimes et bourreaux s' endorment en rêvant aux richesses accrues ; plus de lampe qui luise à travers les carreaux. Tous dorment en rêvant aux richesses lointaines. On n' entend plus tinter le métal des comptoirs ; parfois, dans le silence, un pas sur les trottoirs sonne, et se perd au sein des rumeurs incertaines. Tout est désert : marchés, théâtres, abattoirs. Tout bruit se perd au fond d' une rumeur qui roule. Seul, aux abords vivants des gares, par moment, hurle en déchirant l' air un aigu sifflement. La nuit règne. Son ombre étreint comme une foule. -oh ! Ces millions d' yeux sous le noir firmament. p131 La nuit règne. Son ombre étreint comme un mystère ; sous les cieux déployant son crêpe avec lenteur, elle éteint le sanglot de l' éternel labeur ; elle incline et remplit le front du solitaire ; et la vierge qui dort la laisse ouvrir son coeur. Voici l' heure où le front du poète s' incline ; où, comme un tourbillon d' abeilles, par milliers volent autour de lui les rêves réveillés dont l' essaim bourdonnant quelquefois s' illumine ; où dans l' air il surprend des frissons singuliers. L' insaisissable essaim des rêves qui bourdonne l' entoure ; et dans son âme où l' angoisse descend s' agite et s' enfle, avec un reflux incessant, la houle des désirs que l' espoir abandonne : amour, foi, liberté, mal toujours renaissant. Comme une houle épaisse où fermente la haine de la vie, en son coeur plus caché qu' un cercueil, s' élève et vient mourir contre un sinistre écueil l' incurable dégoût de la clameur humaine dont la nuit au néant traîne le vain orgueil ! LES RYTHMES p132 Rythme des robes fascinantes, qui vont traînantes, balayant les parfums au vent, ou qu' au-dessus des jupes blanches un pas savant balance et gonfle autour des hanches ! Arbres bercés d' un souffle frais dans les forêts, où, ruisselant des palmes lisses, tombent des pleurs cristallisés dans les calices roses encor de longs baisers ! Soupir des mers impérissable, qui sur le sable, dans l' écume et dans les flots bleus pousses l' amas des coquillages ; flux onduleux des lourdes lames vers les plages ! p133 Air plaintif d' instruments en choeur qui prends le coeur, et, traversant la symphonie, viens ou pars, sonore ou noyé dans l' harmonie, et renais sourd ou déployé ! Hivers, printemps, étés, automnes, jours monotones, souvenirs toujours rajeunis ; mêmes rêves à tire d' ailes, loin de leurs nids tourmentés de douleurs fidèles ! Vous m' emplissez de désirs fous, je bois en vous la soif ardente des mirages, reflets d' un monde harmonieux ! Et vos images se mêlent toutes en mes yeux : rythme lent des robes flottantes, forêts chantantes, houles des mers, lointaines voix, airs obsédants des symphonies, jours d' autrefois, ô vous, extases infinies ! IMPERIA p134 à mon ami A Maingard. sur le divan, pareille à la noire panthère qui se caresse aux feux du soleil tropical, dans un fauve rayon enveloppant le bal, elle emplit de parfums le boudoir solitaire. Elle rêve affaissée au milieu des coussins ; et sa narine s' enfle, et se gonflent ses seins au rythme langoureux de la valse lointaine. Les rires étouffés, les longs chuchotements qui voltigent là-bas à l' entour des amants, rehaussent le dédain de sa lèvre hautaine. Paisible, dans la nuit où se plonge son coeur, Sphinx cruel, elle attend son Oedipe vainqueur. Elle hait les aveux et les fades paroles, les serments, les soupirs connus, les soins d' amour. Reine muette, elle a pour ces flatteurs d' un jour le mépris sans pitié des superbes idoles. Dardant ses larges cils sous un front olympien, elle cherche un regard qui devine le sien. p135 Car elle saura lire au fond de ce silence chargé des mêmes mots qui dorment dans ses yeux, et confondra sa flamme aux feux mystérieux qui sauront pénétrer sa sinistre indolence. Sans répondre, elle écoute aux aguets, sous son fard, les vulgaires don juan au manège bavard. Dans les plis fastueux du velours elle ondule ; et son soulier lascif agaçant le désir mêle avec le refus ou l' offre du plaisir la pourpre de la honte au sourire crédule. Aux profondes senteurs qui baignent tout son corps, elle enivre les sots asservis sans efforts ; et de ses noirs cheveux, de sa gorge animée, de ses jupons parfois savamment découverts, sortent les espoirs fous les mécomptes pervers de l' alcôve entrevue aussitôt refermée. Telle, exerçant sa force, au coeur des imprudents elle aiguise à ces jeux ses ongles et ses dents. Mais quand elle verra d' une encoignure sombre se prolonger l' éclair de l' ardeur qui lui plaît, et, dès le premier choc, tressaillir le reflet d' une âme tout entière émergeant vers son ombre, ses paupières longtemps se lèveront vers lui ; et lorsqu' en l' autre jet l' épouvante aura lui, sans rien dire, gardant le secret de sa joie, se repaissant déjà de sa férocité, souple, la fascinant de sa tranquillité, calme, à pas lents, alors elle ira vers sa proie. CE SOIR p136 Comme à travers un triple et magique bandeau, -ô nuit ! ô solitude ! ô silence ! -mon âme à travers vous, ce soir, près du foyer sans flamme, regarde par delà les portes du tombeau. Ce soir, plein de l' horreur d' un vaincu qu' on assaille, je sens les morts chéris surgir autour de moi. Leurs yeux, comme pour lire au fond de mon effroi, luisent distinctement dans l' ombre qui tressaille. Derrière moi, ce soir, quelqu' un est là, tout près. Je sais qu' il me regarde, et je sens qu' il me frôle. Quelle angoisse ! Il est là, derrière mon épaule. Si je me retournais, à coup sûr je mourrais ! Du fond d' une autre vie, une voix très lointaine ce soir a dit mon nom, ô terreur ! Et ce bruit que j' écoute-ô silence ! ô solitude ! ô nuit ! - semble être né jadis, avec la race humaine ! OBSESSION p137 Beaux yeux, charmeurs savants, flambeaux de notre vie, parfum, grâce, front pur, bouche toujours ravie, ô vous, tout ce qu' on aime ! ô vous, tout ce qui part ! Non, rien ne meurt de vous pour l' âme inassouvie quand vous laissez la nuit refermer son rempart sur l' idéal perdu qui va luire autre part. Beaux yeux, charmeurs savants, clairs flambeaux ! Dans nos veines, pour nous brûler toujours du mal des larmes vaines, vous versez à coup sûr tous vos philtres amers. Nous puisons aux clartés des prunelles sereines, comme au bleu des beaux soirs, comme à l' azur des mers, le vertige du vide ou des gouffres ouverts. Front pur, grâce, parfum, rire ! En nous tout se grave, plus enivrant, plus doux, plus ravi, plus suave. Des flots noirs du passé le désir éternel les évoque ; et sur nous, comme autour d' une épave les monstres de l' écume et les rôdeurs du ciel, s' acharnent tous les fils du souvenir cruel. p138 Tout ce qu' on aime et qui s' enfuit ! Mensonges, rêves, tout cela vit, palpite, et nous ronge sans trêves. Vous creusez dans nos coeurs, extases d' autrefois, d' incurables remords hurlant comme les grèves. Dites, dans quel Léthé peut-on boire une fois l' oubli, l' immense oubli ? Répondez cieux et bois ! Non, rien ne peut mourir pour l' âme insatiable ; mais dans quel paradis, dans quel monde ineffable, la chimère jamais dira-t-elle à son tour : " c' est moi que tu poursuis, et c' est moi l' impalpable ; regarde ! J' ai le rythme et le divin contour ; c' est moi qui suis le beau, c' est moi qui suis l' amour ? " quand vous laissez la nuit se refermer plus noire sur nos sens, quel gardien au fond de la mémoire rallume les flambeaux, et, joyeux tourmenteur, nous montre les trésors oubliés dans leur gloire ? Quand nous donnerez-vous le repos contempteur, astres toujours brillant d' un feu toujours menteur ? Cet idéal perdu que le hasard promène, un jour, là-haut, bien loin de la douleur humaine, l' étreindrons-nous enfin de nos bras, dans la paix du bonheur, dans l' oubli du doute et de la haine ? Ou, comme ici, fuyant dans le brouillard épais, nous crîra-t-il encor : plus loin ! Plus tard ! Jamais ! p139 Oui, nous brûlant toujours d' une flamme inféconde, rire enivré, doux front, parfum, grâce profonde, tout cela vit, palpite et nous ronge de pleurs. Mais dans quelle oasis, en quels cieux, sur quel monde, au fond de la mémoire éclorez-vous ? ô fleurs du rêve où s' éteindra l' écho de nos douleurs ! LA REVELATION DE JUBAL p140 à mon ami émile Bellier. i hommes des jours tardifs en germe dans le temps ! Sous l' amoncellement des siècles, dont l' écume vous rongera plus tard aux froideurs de la brume où vont s' évanouir les peuples haletants, ô vous, qui trouverez ceci ! Races futures ! Hommes des jours lointains, mais promis aux tortures anciennes ! ô mortels ! ô martyrs comme nous du mal de vivre accru par l' amas des années ! Vous tous qui, las aussi de plier les genoux, traînerez au hasard vos lentes destinées, mais non plus rayonnants de notre jeune orgueil ! Quand ce long avenir qui roule dans mon oeil s' effacera pour vous dans le confus mirage du passé radieux, fils d' Adam, fils du mal, écoutez ! -car voici, dans le premier naufrage du monde, ce que seul j' aurai su, moi, Jubal ! p141 Ii moi, Jubal, le dernier de ceux qui par les villes, fiers et tristes, en proie aux rires envieux, sur la harpe chantaient la valeur des aïeux ; qui dans l' abjection des multitudes viles, comme un fleuve sonore épanchant leur mépris, se renvoyaient l' écho des hymnes désappris. Moi, maudit avec eux par la foule en ce monde, et pour avoir vécu, dans l' autre plus maudit, comme vous, héritiers d' une race féconde, espoir du vaisseau lâche à nous tous interdit ; moi, le dernier chanteur, moi, le dernier prophète des premiers temps, qui vais mourir là, sur le faîte, de l' Ararat, seul pic oublié par les eaux ; à vous, hommes des jours qui sont encore en rêve, par delà les fumiers où pourriront mes os, je parle ; écoutez-moi, race d' Adam et d' ève ! Iii race d' Adam et d' ève ! Ici, sur ce roc noir, j' ai vu le dernier flux, la dernière rafale, p142 offrant ensemble à Dieu leur clameur triomphale, étouffer dans les tours d' un rapide entonnoir le dernier des vivants qui fuyaient le déluge. Mais je ne cherchais pas sur ce cap un refuge contre l' irrévocable arrêt du créateur ; non, je n' étais venu si haut, je le proclame, que pour mieux admirer, tranquille spectateur, la rage débordante et sans fin de la lame, vers les oeuvres de l' homme et l' éclat des cités plus large s' étalant sur leurs iniquités. Tout embrasser, tout voir, telle était mon envie, avant de prévenir mon destin, d' un seul coup. Dans son inepte essor je connaissais la vie ; j' en avais écarté mes yeux lourds de dégoût. Iv lourds de dégoût, mes yeux promenaient sur la terre le terne désespoir du cercle parcouru. Les hôtes de mon coeur avaient tous disparu, desséchés sur le seuil au souffle délétère qui corrompait partout les esprits hasardeux ; dans ses temples bondés le mal était hideux ; il restait la grandeur d' attendre sans prière. Donc, sitôt que l' azur, le jour étant venu, comme un oeil refermant son immense paupière, p143 se voila d' un rideau jusqu' à nous inconnu ; sitôt que celui-là qui nous créa sans pactes, rompit les réservoirs des sombres cataractes, comprenant qu' il voulait noyer tout l' univers, j' ai gravi devant l' eau la montagne sublime, et victime en extase, et jusqu' au bout pervers, je regardai rentrer les choses dans l' abîme. V dans l' abîme à la fin, pêle-mêle et bien mort, gisait l' amas impur des races primitives. Les torrents épuisés des vengeances hâtives s' apaisaient, n' ayant plus de récif ni de bord. Je ne voyais plus rien de mon observatoire, rien que la vaste mer et sa funèbre gloire, où les courts traits de feux aussitôt s' éteignaient. Je n' apercevais plus ni murs, ni tours, ni dômes, ni temples de porphyre et de marbre, où régnaient les idoles, soutien des tragiques royaumes. Sur les monts les géants qui s' appelaient entre eux, nulle part n' agitaient dehors leurs crins affreux ; aux lueurs de la foudre, effrayants, dans les nues ils ne souffletaient plus l' orage avec leurs bras ; aucun râle coupé sous leurs mamelles nues ne grondait. Ils flottaient insensibles, là-bas. p144 Vi insensibles, là-bas, dans les varechs énormes, avec les éléphants pareils à des îlots, avec les monstrueux reptiles, sur les flots ils surnageaient roidis, confondus et difformes. Et les fils de la femme, innombrables, jadis à l' image de Dieu rêvés au paradis, au milieu de la bave et des débris du monde, entre-choquant sans bruit tous leurs cadavres mous, parmi tous ces rebuts étaient le plus immonde. Ils tournoyaient au gré d' impétueux remous, ces rois, ces prêtres fiers, maintenant formes vaines, et le prodigieux gonflement de leurs veines était terrible à voir aux clartés de l' éclair. Mais rien n' y subsistait, nul sanglot, nul blasphème. Soudain, le vent se tut ; sur l' océan, dans l' air, un lugubre silence emplit la voûte blême. Vii la voûte blême et fixe en son opacité, irradiant vers moi comme vers une cible, p145 m' étreignit tout entier d' une horreur indicible. Oh ! Qu' étaient le fracas et la férocité des vagues à l' assaut des remparts tutélaires, et la continuelle averse, et les colères de la foudre, et les cris des faibles ou des forts, devant l' épouvantable effroi de ce silence où planait l' écoeurante exhalaison des morts ? La honte dans mon crâne entra comme une lance de ne sentir ici que pour moi seul clément l' universel niveau du fatal élément ; toute la vision des quarante journées m' ébranla comme eût fait un vertige odieux ; le ciel de plomb, mon âme et les eaux déchaînées tournèrent sur ma tête, et je fermai les yeux. Viii fermant les yeux, j' allais dans la nappe livide m' élancer vers le sort qui seul me refusait, quand j' entendis quelqu' un qui de très haut disait : " jusqu' au plafond du ciel la mer remplit le vide ; ce qui fut l' homme est à jamais enseveli ; et maintenant, seigneur, ton ordre est accompli ! " et je vis un grand trou d' azur, large prunelle ouverte sur la nuit où la voix se perdait ; et par cette embrasure où s' appuyait son aile, un ange qui passait la tête et regardait ; p146 et sa main sur les eaux étendit une palme. Alors, au même instant, vers ce messager calme, derrière moi courut avec son sifflement, un triple éclat de rire, effroyable dans l' ombre, plein de haine et de joie, et tel, qu' horriblement s' ouvrirent les yeux blancs de tous les morts sans nombre. Ix sans nombre, tous les morts, sur la mer accoudés, les cheveux hérissés de terreur, écoutèrent. Les rideaux de la nuit près de moi s' écartèrent, et je vis, le front pâle, et les yeux corrodés par l' infinie angoisse et l' incurable haine, un être qui dressait sa taille surhumaine. Debout, sur le sommet du monde, au plus profond du brouillard il fouilla d' un regard dur et rouge ; et, sinistre, il cria sous le ciel bas et rond : " ah ! Tout est donc fini, mon maître ! Et rien ne bouge ! Et rien ne revivra, puisque Dieu se repent ! Le conseil était bon de l' antique serpent, et je triomphe enfin ! Sur les muets désastres de ta création, et sur sa vanité, je relève la face et je rapporte aux astres mon foudroiement plus beau que ta stupidité ! p147 X par ton stupide essai ma défaite est vengée, puisqu' il s' anéantit, le travail de six jours ; avec ses dieux, avec ses palais, ses amours, puisque la race humaine est maintenant plongée sous ta propre fureur, sans possibles abris, moi debout, je contemple, et consolé, je ris. Tu te repens ; et moi, je ris ! Et l' ombre noire où je pousse du pied tes splendeurs d' un moment, retentira toujours sous ton ciel dérisoire du formidable éclat de mon ricanement ! " -l' ange avait écouté dans les plis du nuage ; une pitié candide altéra son visage ; mais au loin, de son doigt d' où jaillit un rayon, lui désignant un point comme une tour en marche : " regarde ! Lui dit-il, et vois à l' horizon l' avenir reconquis s' avancer dans cette arche ! " xi -vers cette arche Satan rugit. Et dans sa voix tout un tonnerre alors de hautaine pensée, p148 de défis impuissants, de rancune amassée, s' échappa de son sein prophétique, à la fois. " puisque tu te repens aussi de ta justice, et qu' un monde nouveau, pour qu' il croisse et grandisse, émerge, arsenal plein des formes du péché ; puisque tu redeviens, destructeur de ton oeuvre, sur ton oeuvre déjà l' artisan repenché, et qu' un plus vaste essaim, promis à la couleuvre du mal indestructible, est dans ce creux berceau ! Puisque tout va renaître avec le vermisseau que l' aïeul a marqué par sa première tache ; c' est bien ! Je recommence un combat sans merci, et mon ardeur redouble et partout se rattache, puisque tout va revivre et blasphémer ici ! Xii " ici tout va revivre et blasphémer encore ! Moi, l' esprit prescient, l' archange inassouvi, qui ne puis ni ne veux aimer, je suis ravi, maître, par l' avenir de la nouvelle aurore. Bien autrement vengé, je retourne à l' enfer ! Le mal industrieux, par la flamme et le fer, par l' envie, et par l' or, et par l' amour qui brûle, dans un bourbier plus grand demain rejettera tous les peuples éclos de cet oeuf ridicule. p149 Un air maudit toujours sur eux tous pèsera. Leur instinct, c' est le vice ou le meurtre ; et toi-même tu vas refaire aux cieux flamboyer l' anathème sur l' importun concert de leurs corruptions. C' est une impureté, mon maître, qu' un nom d' homme ! Et le nouvel arrêt des malédictions s' allumera bientôt sur Gomorrhe et Sodome. Xiii " dans Sodome et Gomorrhe en flamme, après Babel, j' entends vociférer sous le courroux céleste ; et le viol, la folie, et la guerre, et la peste, attesteront partout le frère aîné d' Abel toujours jeune et toujours puni par Dieu qui passe. Le sol va reverdir et parfumer l' espace de ses vertes senteurs comme au premier matin ; le sol va refleurir sous tes brillants fluides, ô soleil ! Mais aussi, pour mon but clandestin, l' homme aux sens dévorés de passions sordides, par-dessus les déserts de l' Ararat vermeil te renverra l' odeur des charniers, ô soleil ! Et tous les fils d' Abram, plus nombreux dans le crime, plus aveuglés au cours de chaque âge sanglant, vers mon avide empire, en un plus sûr abîme engloutis, vomiront leurs âmes en hurlant ! p150 Xiv " les hommes en hurlant, dans mes fosses cachées, sauf quelques-uns, ô père éperdu sous l' affront ! D' heure en heure, de siècle en siècle, tomberont par files, par troupeaux, par grappes, par brochées. Alors, las à la fin de brandir nuit et jour sur eux et sur l' idole adorée à son tour, épouvantail vieilli, l' effroi nu de ton glaive, tu voudras, sous l' aspect de l' un d' eux incarné, leur révéler toi-même une part de ton rêve. Mais, contre le passant divin plus acharné, ton peuple raillera le poteau du calvaire ; et le doux rédempteur, pleurant sa larme amère, mourra désespéré sur sa croix, n' ayant fait que rendre désormais les hommes plus coupables. Le mal ira toujours sur la terre, en effet, aiguisant d' autant plus ses griffes innombrables. Xv " innombrables, au fond des esprits ou des coeurs, par mille trous nouveaux il glissera ses griffes ; p151 et tes propres croyants conduits par leurs pontifes, plus louches au massacre ou plus fous de terreurs, se tordront plus courbés sous le faix de leurs âmes. Pour en finir avec les hommes et les femmes dont le gémissement s' allonge sous tes lois, peut-être un jour, après des millions d' années, tu diras : " que la nuit se fasse ! " et cette fois, dans la flamme ou dans l' eau, pour jamais condamnées, les générations périront sans appel. Mais le chemin, ô maître ! Est ardu de ton ciel. Peu d' élus près de toi siégeront sous leurs nimbes, tandis que mes états seront pleins jusqu' aux bords ; et l' éternel sanglot des enfers et des limbes, montant vers toi, sera ton éternel remords ! " xvi -son éternel remords ! à ce jaloux augure l' ange a-t-il répondu ? Je ne sais. Dans la nuit un coup d' aile fouetta les airs avec grand bruit, et dans les flots le vent de l' immense envergure me lança. Pour mourir j' y fis de vains efforts. La mer ici toujours a refoulé mon corps ; et toujours mon stylet contre ma chair s' arrête. Abandonné, depuis bien des soleils j' attends, sur les étroits revers de cette sombre arête. p153 Pour vous, hommes des jours qui sortiront du temps, ô frères douloureux des époques futures, moi, Jubal, qui savais les sciences obscures, j' ai gravé ces mots-là que j' ai seul entendus, sur les seize parois de ce pic hors de l' onde ; plus tard, si leurs secrets ne sont alors perdus, si jamais l' un de vous les trouve, qu' il réponde ! LES FILAOS à Théodore De Banville. là-bas, au flanc d' un mont couronné par la brume, entre deux noirs ravins roulant leurs frais échos, sous l' ondulation de l' air chaud qui s' allume monte un bois toujours vert de sombres filaos. Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables, là-bas, dressant d' un jet ses troncs roides et roux, cette étrange forêt aux douleurs ineffables pousse un gémissement lugubre, immense et doux. Là-bas, bien loin d' ici, dans l' épaisseur de l' ombre, et tous pris d' un frisson extatique, à jamais, ces filaos songeurs croisent leurs nefs sans nombre, et dardent vers le ciel leurs flexibles sommets. Le vent frémit sans cesse à travers leurs branchages, et prolonge en glissant sur leurs cheveux froissés, pareil au bruit lointain de la mer sur les plages, un chant grave et houleux dans les taillis bercés. Des profondeurs du bois, des rampes sur la plaine, du matin jusqu' au soir, sans relâche, on entend p154 sous la ramure frêle une sonore haleine, qui naît, accourt, s' emplit, se déroule et s' étend sourde ou retentissante, et d' arcade en arcade va se perdre aux confins noyés de brouillards froids, comme le bruit lointain de la mer dans la rade s' allonge sous les nuits pleines de longs effrois. Et derrière les fûts pointant leurs grêles branches au rebord de la gorge où pendent les mouffias, par place, on aperçoit, semés de taches blanches, sous les nappes de feu qui pétillent en bas, les champs jaunes et verts descendus aux rivages, puis l' océan qui brille et monte vers le ciel. Nulle rumeur humaine à ces hauteurs sauvages n' arrive. Et ce soupir, ce murmure immortel, pareil au bruit lointain de la mer sur les côtes, épand seul le respect et l' horreur à la fois dans l' air religieux des solitudes hautes. C' est ton âme qui souffre, ô forêt ! C' est ta voix qui gémit sans repos dans ces mornes savanes. Et dans l' effarement de ton propre secret, exhalant ton arome aux éthers diaphanes, sur l' homme, ou sur l' enfant vierge encor de regret, sur tous ses vils soucis, sur ses gaîtés naïves, tu fais chanter ton rêve, ô bois ! Et sur son front, pareil au bruit lointain de la mer sur les rives, plane ton froissement solennel et profond. Bien des jours sont passés et perdus dans l' abîme où tombent tour à tour désir, joie, et sanglot ; bien des foyers éteints qu' aucun vent ne ranime, p155 gisent ensevelis dans nos coeurs, sous le flot sans pitié ni reflux de la cendre fatale ; depuis qu' au vol joyeux de mes espoirs j' errais, ô bois éolien ! Sous ta voûte natale, seul, écoutant venir de tes obscurs retraits, pareille au bruit lointain de la mer sur les grèves, ta respiration onduleuse et sans fin. Dans le sévère ennui de nos vanités brèves, fatidiques chanteurs au douloureux destin, vous épanchiez sur moi votre austère pensée ; et tu versais en moi, fils craintif et pieux, ta grande âme, ô nature ! éternelle offensée ! Là-bas, bien loin d' ici, dans l' azur, près des cieux, vous bruissez toujours au revers des ravines ; et par delà les flots, du fond des jours brûlants, vous m' emplissez encor de vos plaintes divines, filaos chevelus, bercés de souffles lents ! Et plus haut que les cris des villes périssables, j' entends votre soupir immense et continu, pareil au bruit lointain de la mer sur les sables, qui passe sur ma tête et meurt dans l' inconnu ! LA NUIT DE JUIN p156 à J-M De Heredia. la nuit glisse à pas lents sous les feuillages lourds ; sur les nappes d' eau morte aux reflets métalliques, ce soir traîne là-bas sa robe de velours ; et du riche tapis des fleurs mélancoliques, vers les massifs baignés d' une fine vapeur, partent de chauds parfums dans l' air pris de torpeur. Avec l' obsession rythmique de la houle, tout chargés de vertige, ils passent, emportés dans l' indolent soupir qui les berce et les roule. Les gazons bleus sont pleins de féeriques clartés ; sur la forêt au loin pèse un sommeil étrange ; on voit chaque rameau pendre comme une frange, et l' on n' entend monter au ciel pur aucun bruit. Mais une âme dans l' air flotte sur toutes choses, et, docile au désir sans fin qui la poursuit, d' elle-même s' essaye à ses métempsycoses. Elle palpite et tremble, et comme un papillon, à chaque instant, l' on voit naître dans un rayon p157 une forme inconnue et faite de lumière, qui luit, s' évanouit, revient et disparaît. Des appels étouffés traversent la clairière et meurent longuement comme expire un regret. Une langueur morbide étreint partout les sèves ; tout repose immobile, et s' endort ; mais les rêves qui dans l' illusion tournent désespérés, voltigent par essaims sur les corps léthargiques et s' en vont bourdonnant par les bois, par les prés, et rayant l' air du bout de leurs ailes magiques. -droite, grande, le front hautain et rayonnant, majestueuse ainsi qu' une reine, traînant le somptueux manteau de ses cheveux sur l' herbe, sous les arbres, là-bas, une femme à pas lents glisse. Rigidement, comme une sombre gerbe, sa robe en plis serrés tombe autour de ses flancs. C' est la nuit ! Elle étend la main sur les feuillages, et tranquille, poursuit, sans valets et sans pages, son chemin tout jonché de fleurs et de parfums. Comme sort du satin une épaule charnue, la lune à l' horizon sort des nuages bruns, et plus languissamment s' élève large et nue. Sa lueur filtre et joue à travers le treillis des feuilles ; et, par jets de rosée aux taillis, caresse, en la sculptant dans sa beauté splendide, cette femme aux yeux noirs qui se tourne vers moi. Enveloppée alors d' une auréole humide, elle approche, elle arrive : et, plein d' un vague effroi, je sens dans ces grands yeux, dans ces orbes sans flamme, p158 avec des sanglots sourds aller toute mon âme. Doucement sur mon coeur elle pose la main. Son immobilité me fascine et m' obsède, et roidit tous mes nerfs d' un effort surhumain. Moi qui ne sais rien d' elle, elle qui me possède, tous deux nous restons là, spectres silencieux, et nous nous contemplons fixement dans les yeux. DOLOROSA MATER p159 à Octave Mirbeau. quand le rêveur en proie aux chagrins qu' il ravive, pour fuir l' homme et la vie, et lui-même à la fois, rafraîchissant sa tempe au bruit des cours d' eau vive, s' en va par les prés verts, par les monts, par les bois ; il refoule bien loin la pensée ulcérée, cependant qu' un désir de suprême repos profond comme le soir, lent comme la marée, l' assaille, et l' enveloppe, et l' étreint jusqu' aux os. Il aspire d' un trait l' air de la solitude ; il se couche dans l' herbe ainsi qu' en un cercueil, et lève ses regards chargés de lassitude vers le ciel où s' éteint l' éclair de son orgueil. Il promène son rêve engourdi dans l' espace, errant des pics aigus aux cimes des forêts, suit l' oiseau, dont le vol paisible les dépasse, et s' exhale en ce cri plein de ses longs regrets : p160 -" ô silence éternel ! ô force aveugle et sourde ! Rocs noirs, prêtres géants de l' immobilité ! Bois sombres dont s' allonge au loin la masse lourde, geôliers qu' implore en vain la vieille humanité ! " c' est un levain fatal qui fermente en nos veines ! Le coeur trop ardemment dans la poitrine bat. Espoirs, doutes, amours, désirs, passions vaines, tout meurtris de la lutte et lassés du combat ! " tout ce qui fait, hélas ! La vie et son supplice, nature, absorbe-le dans ton sommeil divin ! Que ta sérénité souveraine m' emplisse ! Disperse-moi, nature insensible, en ton sein ! " -il laisse alors couler sa dernière amertume, les bras en croix dans l' herbe inventive à l' enfouir, comme un vaincu qui perd tout son sang s' accoutume à l' oubli dont la mort commence à le couvrir. Telle qu' un essaim fou d' invisibles phalènes, son âme en voltigeant s' éparpille dans l' air, plane sur les coteaux, et descend dans les plaines, plonge dans l' ombre et brille avec le rayon clair. Elle est rocher, forêt, torrent, fleur et nuage. Tout à la fois vapeur, parfum, bruit, mouvement, vibration confuse, inerte bloc sauvage ; elle est fondue en toi, nature, entièrement. p161 Mais partout elle voit la vie universelle affluer, tressaillir sous la forme ; elle entend, sous l' ombre ou sous la flamme auguste qui ruisselle, le labeur continu du globe palpitant. Un principe énergique entre les foins circule ; son corps nage au milieu d' une molle clarté. Dans la brume odorante et dans le crépuscule, avec l' astre qui tombe il se croit emporté. La nuit fait resplendir des globes innombrables. Il sent rouler la terre, et vers l' obscur destin il l' entend, par-dessus nos clameurs misérables, elle-même pousser un hurlement sans fin, qui s' élève, grandit, et monte, et tourbillonne, fait de chants, de sanglots, et d' appels incertains, et, dans l' abîme où l' oeil des vieux soleils rayonne, se mêle aux grandes voix des univers lointains. Ces mondes suspendus à jamais dans le vide, il les voit tournoyer, il les entend gémir ; il entre en leur pensée, et sous sa chair livide sent le mortel frisson de l' infini courir. Il se dresse, enivré d' un vertige effroyable sous cette angoisse immense, et sous la vision de la vie infligée, ardente, impitoyable, à l' amas effaré des corps en fusion. p162 -fausse silencieuse ! ô nature ! ô vivante ! Malheur à qui surprend ta détresse ! éperdu, vers la ville il rapporte et garde l' épouvante du soupir infernal en ton sein entendu ! LE GOUFFRE p163 Il est des gouffres noirs dont les bords sont charmants. La liane à l' entour qui tapisse la lande se balance aux parois et s' enroule en guirlande. Fleuri d' une couronne aux mille chatoîments, je sais un gouffre noir sur la verte colline. Des arbres de senteur l' ombragent en entier, et l' on y vient joyeux par le plus gai sentier. Parfois un souffle frais et qui caresse incline le feuillage agité d' un rapide frisson, et sous un vol épars d' amoureuses paroles penchant les cloches d' or et les blanches corolles, verse à l' abîme, ainsi qu' un fidèle échanson, avec l' esprit des fleurs les gouttes de rosée. Dans ce sinistre puits, ô perles ! ô parfums ! Comme des espoirs morts ou des rêves défunts, pour qui donc tombez-vous ? De quelle urne brisée ? De quel fleuve divin grossissez-vous le cours ? Qui vous recueillera pour la source épurée, p164 vous inutile encens, larme toujours filtrée ? Un matin, -qu' ils sont loin déjà, ces temps trop courts ! - un matin, j' admirais, l' âme neuve et ravie, tout cet enchantement de verdure et de fleurs suspendu sur le vide et mêlant leurs couleurs. Je m' enivrais de joie et d' arome et de vie. Hors des bruits de la plaine et du banal regard, je laissais ma pensée indolente et distraite, sur les recoins ombreux de la douce retraite, avec les oisillons voltiger au hasard. Le soleil à travers les branches pacifiques criblait de diamants ces émaux sur ce noir ; si bien que l' on eût dit sous la terre entrevoir l' autre image du ciel dans les nuits magnifiques. Et pour sonder le creux du soupirail profond, pour réveiller l' écho qui dormait sous ces plantes, j' y fis tomber caillou, pierre et roches branlantes ; mais comme au néant même en qui rien ne répond, tout s' abîmait. Nul bruit ne monta des ténèbres. Un horrible frisson de pâleur et de froid m' envahit tout à coup. Et je m' enfuis tout droit, souffleté par le vent des mystères funèbres. L'ORGUEIL p165 Monts superbes, dressez vos pics inaccessibles sur le cirque brumeux où plongent vos flancs verts ! Métaux, dans le regret des chaleurs impossibles, durcissez-vous au fond des volcans entr' ouverts ! -hérisse, amer orgueil, ta muraille rigide sur le coeur que des yeux de femme ont perforé ! Désirs inassouvis, sous cette fière égide, mornes, endormez-vous dans le sommeil sacré ! -l' antique orage habite, ô monts ! Dans vos abîmes, et prolonge sans fin sous les cèdres vibrants les sonores échos de ses éclats sublimes, et des troncs fracassés qu' emportent les torrents. -orgueil, derrière toi l' amour est là, qui gronde toujours, et fait crier l' ombre des rêves morts, aux lugubres appels de l' angoisse inféconde et des vieux désespoirs perdus dans les remords. p166 -sur les ébranlements, les éclairs, les écumes, pics songeurs, vous gardez votre sérénité. Du côté de la plaine, ô monts ! Vierges de brumes, vos sommets radieux baignent dans la clarté. -sur les déchirements, les sanglots, les rancunes, fermez, orgueil, fierté, votre ceinture d' or. Du côté de la vie aux rumeurs importunes reluisez au soleil, et souriez encor ! SOIR D'OCTOBRE p167 à Catulle Mendès. un long frisson descend des coteaux aux vallées ; des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs, le frisson de la nuit passe vers les allées. -oh ! L' angelus du soir dans les soleils couchants ! - sous une haleine froide au loin meurent les chants, les rires et les chants dans les brumes épaisses. Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ; un souffle lent répand ses dernières caresses, sa caresse attristée au fond du bois tremblant ; les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie, tournoie et tombe au bord des sentiers désertés. Sur la route déserte un brouillard qui la noie, un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ; vers l' occident blafard traîne une rose trace, et les bleus horizons roulent comme des flots, roulent comme une mer dont le flot nous embrasse, nous enlace, et remplit la gorge de sanglots. p168 Plein du pressentiment des saisons pluviales, le premier vent d' octobre épanche ses adieux, ses adieux frémissants sous les feuillages pâles, nostalgiques enfants des soleils radieux. Les jours frileux et courts arrivent. C' est l' automne. -comme elle vibre en nous, la cloche qui bourdonne ! - l' automne, avec la pluie et les neiges, demain versera les regrets et l' ennui monotone ; le monotone ennui de vivre est en chemin ! Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ; plus d' hymnes à l' aurore, ou de voix dans le soir peuplant l' air embaumé de chansons amoureuses ! Voici l' automne ! Adieu, le splendide encensoir des prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule. Dans l' or du crépuscule, adieu, les yeux baissés, les couples chuchotants dont le coeur bat et brûle, qui vont la joue en feu, les bras entrelacés, les bras entrelacés quand le soleil décline. -la cloche lentement tinte sur la colline. - adieu, la ronde ardente, et les rires d' enfants, et les vierges, le long du sentier qui chemine, rêvant d' amour tout bas sous les cieux étouffants ! -âme de l' homme, écoute en frémissant comme elle l' âme immense du monde autour de toi frémir ! Ensemble frémissez d' une douleur jumelle. Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ; savoure leur tristesse et leurs senteurs dernières, les dernières senteurs de l' été disparu ; -et le son de la cloche au milieu des chaumières ! - p169 l' été meurt ; son soupir glisse dans les lisières. Sous le dôme éclairci des chênes a couru leur râle entre-choquant les ramures livides. Elle est flétrie aussi, ta riche floraison, l' orgueil de ta jeunesse ! Et bien des nids sont vides, âme humaine, où chantaient dans ta jeune saison les désirs gazouillants de tes aurores brèves. âme crédule ! écoute en toi frémir encor, avec ces tintements douloureux et sans trêves, frémir depuis longtemps l' automne dans tes rêves, dans tes rêves tombés dès leur premier essor. Tandis que l' homme va, le front bas, toi, son âme, écoute le passé qui gémit dans les bois ! écoute, écoute en toi, sous leur cendre et sans flamme, tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois avec le glas mourant de la cloche lointaine ! Une autre maintenant lui répond à voix pleine. écoute à travers l' ombre, entends avec langueur ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine, qui vibrent tristement, longuement, dans ton coeur ! LA RUINE p170 à Auguste Villiers De L' Isle-Adam. l' esprit mystérieux au vague ou bref chemin qui par moments nous prête un regard surhumain, le rêve, m' a montré ce que n' a vu personne : c' était, sous un air lourd qui jamais ne frissonne, un continent couvert d' arbres pétrifiés, si puissants, que jadis lorsque vous triomphiez, vieux chênes ! Auprès d' eux vos chefs les plus robustes et les plus hauts à peine auraient fait des arbustes. D' énormes ossements perçaient de tous côtés, pareils à de grands rocs affreux qu' auraient sculptés de durs géants jaloux du féroce prodige de la création à son premier vertige ; et c' était quelque part, aux confins ignorés de la terre, ou peut-être au fond des flots sacrés ; et le plus effrayant de ce monde effroyable c' était, au centre et hors des épaisseurs du sable, un temple ruiné, mais colossal encor mille fois plus que ceux de Karnak et d' Angkor ! p171 Des escaliers sans fin, portant des avenues de monstres, s' étageaient, s' écroulaient dans les nues dont ils semblaient former le lit torrentiel ; des arches d' un seul bloc aux largeurs d' arc-en-ciel se croisaient, unissant des porches, des colonnes, tels que n' en ont jamais conçu les Babylones, et s' élevaient toujours, toujours, sous des monceaux démesurés de tours, de portiques, d' arceaux, de chapiteaux massifs où des bêtes hybrides sur leurs trompes en l' air tenaient des pyramides. Des frontons d' une lieue allaient se prolongeant ; des portes toutes d' or dans des murs tout d' argent étincelaient parmi des Alpes de décombres ; des abîmes de nuit s' engouffraient sous les ombres ; et partout, jusqu' au faîte, un million de dieux enveloppés ou nus, aveugles ou pleins d' yeux, noirs et ramifiés comme des madrépores, ou sans bras, éclatants comme des météores, debout, assis en cercle, accroupis ou rampants, enfouis jusqu' au ventre ou restés en suspens, horribles, couronnés de forêts en spirales, ou de mitres ayant l' ampleur des cathédrales, pullulaient, remplissant de leurs difformités les quatre sections des cieux épouvantés. Et bien avant Babel, bien avant l' Atlantide, c' était l' oeuvre fameuse et la cariatide d' un orgueil qui bouillonne avec le globe entier, bâtie avec le sang des vaincus pour mortier ; la merveille des jours plus lointains que cet âge p172 dont la fable cherchait le confus héritage ; et des siècles de vie où la douleur hurla, toute une formidable histoire dormait là, du haut en bas gravée en langue originelle sur le bronze inusable et la pierre éternelle, au fond de l' invisible et du silence, au fond de l' oubli, derniers dieux en qui tout se confond. JOURNEE D'HIVER p173 Nul rayon, ce matin, n' a pénétré la brume, et le lâche soleil est monté sans rien voir. Aujourd' hui dans mes yeux nul désir ne s' allume ; songe au présent, mon âme, et cesse de vouloir. Le vieil astre s' éteint comme un bloc sur l' enclume, et rien n' a rejailli sur les rideaux du soir. Je sombre tout entier dans ma propre amertume ; songe au passé, mon âme, et vois comme il est noir ! Les anges de la nuit traînent leurs lourds suaires ; ils ne suspendront pas leurs lampes au plafond ; mon âme, songe à ceux qui sans pleurer s' en vont ! Songe aux échos muets des anciens sanctuaires. Sépulcre aussi, rempli de cendres jusqu' aux bords, mon âme, songe à l' ombre, au sommeil, songe aux morts ! LE REVE DE LA MORT p174 I un ange sur mon front déploya sa grande aile ; une ombre lentement descendit vers mes yeux ; et sur chaque paupière un doigt impérieux vint alourdir la nuit plus épaisse autour d' elle. Un ange lentement déploya sa grande aile, et sous ses doigts de plomb s' enfoncèrent mes yeux. Puis tout s' évanouit, douleur, efforts, mémoire ; et je sentais flotter ma forme devant moi, et mes pensers de même, ou de honte ou de gloire, s' échappaient de mon corps pêle-mêle, et sans loi. Ii une forme flottait, qui semblait mon image. L' ai-je suivie une heure ou cent ans ? Je ne sais. p175 Mais j' ai gardé l' effroi des lieux où je passais. La sueur me glaça de l' orteil au visage derrière cette forme où vivait mon image. Pendant combien de jours terrestres ? Je ne sais. Mais sous des horizons tout d' encre ou tout de flamme, pour toujours je sentais quelque chose en mon coeur voler vers cet éclat pour se perdre en sa trame, quelque chose de moi qui faisait ma vigueur. Iii et voilà devant nous qu' une forêt géante brusquement balança dans l' espace embrasé son manteau par un sang vif et tiède arrosé. Comme un rouge flocon d' une neige brûlante, un âpre vent, du haut de la forêt géante jusqu' au sol par les feux du soleil embrasé, secouait chaque feuille à travers les ramures. Et de mon front aussi chaque rêve tombait, et dans mon spectre, avec de très lointains murmures, chaque rêve tombé de mon front s' absorbait. p176 Iv sur ma tête sifflaient de lugubres rafales ; et le gémissement surhumain de ce bois semblait l' appel perdu de millions de voix. C' était le long sanglot des morts, par intervalles, qui de tous les confins passait dans ces rafales. Un lac de sang luisait au milieu de ce bois, épanché d' un soleil aux ondes écarlates. Et mes anciens désirs ruisselaient au dehors ; vers mon fantôme clair, avec leurs tristes dates, mes désirs ruisselaient et désertaient mon corps. V et ce lac grandit, tel qu' une mer sans rivage ; et ce globe penché sur l' horizon semblait un coeur énorme au loin dardant son vif reflet. C' était le vaste coeur des peuples d' âge en âge, saignant sur cette mer étrange et sans rivage. Et ce qui s' écoulait de cet astre semblait le sang, le propre sang de l' humanité morte ; et nous voguions tous deux sur ce flot abhorré. Mon image brillait plus distincte et plus forte et j' y sentais partout mon esprit aspiré. p177 Vi sous la nappe sans bord de cette pourpre horrible le soleil s' éclipsa d' un coup brusque, et le ciel à sa place creusait son azur solennel, par delà le regard, par delà l' invisible. Et dans l' éther profond, sous cette pourpre horrible, des astres inconnus s' enfonçaient dans le ciel, toujours, toujours plus loin, au fond de l' insondable. L' éclair de chacun d' eux m' emplissait comme un son ; et tous mes sens, vers l' être à mon reflet semblable, abandonnaient mon corps dans un dernier frisson. Vii comme un épais rideau fait d' un velours rigide, montait derrière nous l' ombre du dernier soir ; le rouge de la mer se fondait dans le noir ; maintenant rien de moi n' allait plus vers mon guide ; et sur nous s' élevait comme un rideau rigide une éternelle nuit après le dernier soir. Et là, tout près de moi, ce double de moi-même, qui me regardait, plein d' un dédain envieux, c' était, je le compris, prête à l' adieu suprême, mon âme à tout jamais libre sous les grands cieux. p178 Viii comme un glaive éclatant hors d' une affreuse gaîne, elle était là debout avec son regard clair, dont je sentais l' acier pénétrer dans ma chair. Elle était là visible, et désormais sans chaîne ; telle qu' un glaive nu debout près de sa gaîne, elle m' enveloppait avec son regard clair. Et tout me regardait, conscience, pensées, esprit, rêves, désirs, joie, espoirs et douleurs, qui reprenaient, au glas des souffrances passées, leurs formes, leurs parfums, leurs sons et leurs couleurs. Ix et voilà cette fois qu' une arche de lumière, jusqu' au ciel, par-dessus les étoiles, d' un jet, près de nous, comme un pont sans limite émergeait, un chemin idéal fait d' astres en poussière. Mon âme alors me dit : " cette arche de lumière qui traverse les cieux révélés d' un seul jet, sort du temps, et tout droit vers l' éternité mène. Boue inerte, matière, ô corps ! Vieux ennemis, je vous repousse enfin, geôliers de l' âme humaine ; retournez par la mort dans le néant promis ! " p179 x -" reste ! Cria le corps, reste près de ton frère ! -faible et vil compagnon, je t' ai toujours haï. -n' ai-je pas chaque jour à ton ordre obéi ? -tu mens, et ton désir était au mien contraire. -reste, je me soumets, prends pitié de ton frère ! -meurs ! Tu me hais autant que, moi, je t' ai haï. -reste ! Je t' aimerai, ton départ m' épouvante. -mes remords sont tes fils, seule il m' en faut souffrir. -moi, j' ai souffert aussi par toi, soeur décevante. -l' oubli gît dans la terre où tes os vont pourrir. Xi -" qui me consolera dans le vide où je sombre ? -en moi qui versera le repos et la paix ? -oh ! Mourir ; ne plus voir le clair soleil jamais ! -oh ! Revivre, et jamais ne s' endormir dans l' ombre ! -le froid terrible règne en ce vide où je sombre ! -l' infini qui m' étreint ignore, hélas ! La paix ! -la mort rit et m' attend ! -un ange aussi m' appelle ! -je maudis ton orgueil ! -et moi, ta lâcheté ! -ah ! L' horreur du néant crispe ma chair mortelle ! -et moi, pleine d' horreur, j' entre en l' éternité ! " p180 xii un choc intérieur traversa tout mon être. Tout disparut. Mon corps était resté tout seul, et la nuit l' embrassa de son épais linceul, nuit telle qu' un vivant n' en peut jamais connaître. Un frisson glacial courut dans tout mon être, et dans un puits sans fond je croyais choir tout seul. L' angoisse de la chute était l' idée unique et nette survivante encore en mon cerveau ; puis insensiblement la terreur tyrannique s' enfuit pour me laisser jouir d' un sens nouveau. Xiii la nuit filtrait en moi, fraîche comme un breuvage ; mes pores la buvaient délicieusement ; je me sentais bercé par son enivrement ; et toujours j' approchais du ténébreux rivage où l' ombre dans les corps filtre comme un breuvage. Le Léthé de la nuit délicieusement m' imprégnait d' un silence ineffable ; et la vie ne comprendra jamais le silence et la nuit qui, de plus en plus doux pour la chair asservie, montaient comme le jour, croissaient comme le bruit. p181 Xiv et maintenant au bord de l' érèbe immobile, sous l' oeil démesuré d' un fixe et noir soleil, je reposais dissous dans l' éternel sommeil, fécondant sans efforts les vaisseaux de l' argile. Toujours plus obscurcis, dans l' érèbe immobile tombaient les longs rayons d' un fixe et noir soleil ; et je comptais sans fin, ainsi que des secondes, les siècles un par un tombés des mornes cieux, les siècles morts tombés de l' amas des vieux mondes, tombés dans le néant noir et silencieux. LA PRIERE D'ADAM p182 Songe horrible ! -la foule innombrable des âmes m' entourait. Immobile et muet, devant nous, beau comme un dieu, mais triste et pliant les genoux, l' ancêtre restait loin des hommes et des femmes. Et le rayonnement de sa mâle beauté, sa force, son orgueil, son remords, tout son être, forme du premier rêve où s' admira son maître, s' illuminait du sceau de la virginité. Tous écoutaient, penchés sur les espaces blêmes, monter du plus lointain de l' abîme des cieux l' inextinguible écho des vivants vers les dieux, les rires fous, les cris de rage et les blasphèmes. Et plus triste toujours, Adam, seul, prosterné, priait ; et sa poitrine était rougie encore, chaque fois qu' éclatait dans la brume sonore ces mots sans trêve : " Adam, un nouvel homme est né ! " p184 -" seigneur ! Murmurait-il, qu' il est long, ce supplice ! Mes fils ont bien assez pullulé sous ta loi. N' entendrai-je jamais la nuit crier vers moi : " le dernier homme est mort ! Et que tout s' accomplisse ! " LE RENDEZ-VOUS à Michel Baronnet. bâti par des mains inconnues, un féerique palais, longtemps, ouvre au vent frais des avenues ses fenêtres à deux battants. à chaque porte, en grand costume, sonnant du cor sur l' escalier, un page, selon la coutume, vante le seuil hospitalier. Le suzerain de ce domaine, dans les salles de son palais, en riche apparat se promène, comptant son or et ses valets. D' heure en heure, son oeil avide interroge les horizons. L' écheveau du temps se dévide ; les jours passent et les saisons. p185 Il attend toujours ses convives. Malgré les vents, malgré les froids, il croit entendre leurs voix vives, et le galop des palefrois. Sa table pour eux est dressée chaque jour, et tout prêt son vin. Il les fête dans sa pensée ; et les pages sonnent en vain ! Maintes brillantes cavalcades passent là-bas sur les chemins, comme fuyant les embuscades d' un manoir aux durs lendemains. Noble, il se fie à la noblesse des invités de haut renom. Honteux du doute qui le blesse, aux pages las il répond : " non ! " non ! Redorez toutes mes salles ! Rallumez ce soir les flambeaux ! Allez dans mes plaines vassales ; apportez-moi des fruits plus beaux ! " changez les fleurs sur ces balustres ! Resablez les routes du bois ! Ils viendront, mes hôtes illustres ! C' est en leur honneur que je bois ! " p186 et nul ne vient ; nul équipage ne piaffe aux portes du château ; et sur son perron chaque page, épuisé, dort dans son manteau. Tandis que le temps ronge et mine au dehors les murs récrépis, le palais toujours s' illumine, partout plein d' échos assoupis. Un soir d' orage, les rafales, au bruit des volets rabattus, soufflent les torches triomphales dans la main des hérauts têtus. Et voilà dans la nuit sonore des pas nombreux sur le parquet : " salut, dit l' hôte, à qui m' honore ! Et mon coeur vous revendiquait ! -" allons ! Comme nous, tiens parole ! Lui répondent les arrivants ; mets à ton seuil ta banderole, malgré la nuit, malgré les vents. " nous venions tous en compagnie à nos chevaux livrant les mors. Le souffle d' un mauvais génie nous a bientôt fait tomber morts. p187 " morts, nous tenons notre promesse ; et pour tombe nous choisissons, défunts sans cercueil et sans messe, ton palais aux mille échansons ! " châtelain ! Qu' on nous rassasie ; mais de nous surtout n' attends pas discrétion ou courtoisie. Il sera long, notre repas ! " nous avons tué sur tes portes tes sonneurs de cor endormis. Voyons comment tu te comportes, châtelain, avec tes amis ! " nos noms étaient : joie, espérance, amour, gloire, bonheur, repos. On lisait écrit : délivrance, en lettres d' or sur nos drapeaux. " on nous nomme aujourd' hui tristesse, solitude, soucis, douleur, et désespoirs. La sombre altesse qui nous commande est le malheur ! " et lui, pour fêter ces vampires, leur sert dans l' ombre, en frémissant, son coeur fier de ses longs martyres, son coeur loyal, riche de sang. p189 Et depuis, dans le noir domaine dure encor l' horrible festin. On lit sur le porche : âme humaine qui tient sa parole au destin ! LE SURVIVANT Je sors des bois. Je rentre en ma vie. ô prisons de nos songes ! Combats ou pleurs que nous taisons ! Le jour tombe. Le bleu du ciel pâlit. C' est l' heure tranquille. -un souffle ; un seul. -souffle étrange ! -il m' effleure et s' éteint. -je soupire et pense à lui. C' était un toucher ! -le soleil s' engouffre. Tout se tait. L' ombre augmente. La route est longue ; la nuit, proche. Elle arrive. Elle monte en nous, comme un reproche. Il venait de très loin, ce souffle ! J' en frémis. Il semblait expirer en moi. Je l' ai transmis ; où donc ? Vers qui ? -mon coeur bat avec violence. Je n' entends que mes pas. -quel désert ! Quel silence ! Ce souffle était si faible ! Et si doux ! -la forêt ne l' a point arrêté pourtant. Il se mourait. C' est en moi qu' il est mort. Vivait-il ? -des lumières s' allument. -durs travaux des champs ! Pauvres chaumières ! -ce souffle ! On aurait dit une aile ; un être errant ! Il est tant de secrets ! Hélas ! Qui les comprend ? p190 Peut-être toi ! Vieil arbre immobile ! Murmure ! Enseigne-moi ! Notre âme est une autre ramure. Elle flotte. Elle s' ouvre, immense, à la merci de vents mystérieux. Tout entière elle aussi vibre parfois. Des mots obscurs l' ont traversée ! Ce souffle en était plein. -qui dit qu' une pensée n' est pas comme un parfum : un corps aérien ? Tout voyage. Tout vit. Tout se transforme. Rien ne périt. Tout renaît. Tout souffre. Tout se mêle. Et tout cherche ailleurs. Quoi ? L' anxiété jumelle, sans doute ; en vos fumiers, désirs ! En votre exil, regrets ! Au plus profond des coeurs ; au plus subtil des choses. -le couchant à l' infini recule. Une étoile ! Vénus ! Qui passe au crépuscule ! -il était triste autant, ce souffle ! Et si léger ! Qu' apportait-il ? -moi seul l' ai senti voltiger. J' en suis sûr : il voulait depuis longtemps renaître. Est-ce en quelqu' un ? -le froid de la mort me pénètre. C' était comme un dernier effort vers moi ; si lent ! Si las ! Comme un suprême effluve s' exhalant. Comme un adieu resté muet ; comme une haleine ; comme une voix défunte ! -oh ! La brume ! Elle est pleine de fantômes. Je marche à travers eux. Qui sait ? S' il s' était échappé d' une tombe ! Il poussait un souvenir de plainte ; un rappel de caresse ; quelque message au but. -je frissonne. Serait-ce l' envoi que j' ai longtemps espéré ? -nos douleurs s' apaisent. Puis les jours nouveaux portent les leurs. L' on doute. L' on oublie. -est-ce possible ? On croit p191 oublier ! Mais en nous le cyprès planté croît. Il est là ; bien plus haut que la nuit ! Sur les fastes de ma vie il s' étend toujours. Ombres néfastes ! Un souffle ; et je vous sens immortelles ! Couvrez mes yeux, palmes sans fin ! Lourds rameaux enivrés de ce souffle ! C' est vous qu' il cherchait. -le ciel brille ; vainement ! -dans ma chair fouille, racine ! Vrille aux cent pointes ! C' est toi qu' il réveille ; et venu de là-bas ! -mon soupir ? Qu' avais-je reconnu ? Cette odeur d' autrefois ! Cette tendresse amie ? ... était-ce un rêve en peine ? Un rêve d' endormie ? Le rêve d' abandon d' une poussière ? -oh ! Oui, dors en moi ! Rêve en moi ! Jeune amour enfoui ! LE MANCENILLIER p192 La jeunesse est un arbre aux larges frondaisons, mancenillier vivace aux fruits inaccessibles ; notre âme et notre coeur sont les vibrantes cibles de ces rameaux aigus d' où suintent les poisons. ô feuilles, dont la sève est notre sang ! Mirage masquant le ciel menteur des jours qui ne sont plus ! Ironiques espoirs qui croissez plus touffus ! Tous nos désirs vers vous sont dardés avec rage. Nulle bouche n' a ri, nul oiseau n' a chanté, nulle fleur n' est éclose aux grappes jamais mûres. D' où viennent ces parfums, ces rires, ces murmures, vains regrets de ce qui n' a jamais existé ? Arbre vert du passé, mancenillier sonore, je plante avec effroi la hache dans ton flanc, bûcheron altéré d' azur, vengeur tremblant, qui crains de ne plus voir le ciel mentir encore ! LA CHANSON DE MAHALL p193 C' est un soir calme ; un souffle aux aromes subtils vanne de fleurs en fleurs, et du parc aux collines, le pollen qu' il dépose aux pointes des pistils ; un soir d' été serein, aux étoiles câlines. La lune magnétique arrose les halliers ; et dans l' herbe, pareils à deux grands boucliers chus d' un duel gigantesque en preuve pour l' histoire, dorment deux lacs jaloux, d' acier blanc criblé d' or. à la tour du château s' éclaire l' oratoire de Gemma. -par accès, le long du corridor, comme l' appel lointain d' un blessé qu' on emporte, se répète un soupir traînant de porte en porte. Hors la fenêtre rouge aux deux barres en croix, tout reste abandonné dans l' antique demeure ; hors la plainte du vent, rien n' élève la voix. C' est qu' une femme est là, qui souffre, prie, et pleure ! p194 Sur d' étroites cloisons pèse le dôme obscur ; mais un haut lampadaire est dressé près du mur, et vers un portrait d' homme au noir sourcil projette les tremblantes lueurs d' une lampe d' argent. L' âme du mort revit sur l' image inquiète, sans cesse du front blême aux lèvres voltigeant. Au dossier blasonné de sa chaise ducale, croisant les doigts, se tient Gemma, muette et pâle, immobile, debout, jeune et belle, en grand deuil. Son bras luit à travers le crêpe qui le voile ; et l' on voit un foyer de tristesse et d' orgueil en ses yeux maintenus fixement vers la toile. Dans son cadre d' ébène un très large miroir réfléchit le portrait de l' homme au sourcil noir, la veuve comme un spectre, et les sombres tentures qui viennent s' écraser partout sur le tapis ; des filets de lumière alternent aux sculptures. Assise à la fenêtre et les sens assoupis, une vieille marmonne entre ses dents branlantes des mots qui troublent seuls le vol des heures lentes. Tout au fond saigne un christ d' ivoire, et devant lui repose un beau missel incrusté d' armoiries, sur le prie-Dieu de chêne, auprès de son étui. Un mystère s' amasse au bas des draperies. Et, tout à coup, crispant ses deux mains sur son coeur où bouillonnait le flot grossi de sa douleur, Gemma se tord, la tête et le buste en arrière. Elle arrache ses yeux, à la longue taris, p195 de ce regard jamais éteint sous la paupière, et, la gorge entr' ouverte à d' impossibles cris, marche en se roidissant dans la chambre, suivie par ce regard dardé du fond d' une autre vie. Elle s' arrête enfin, sans geste, à l' angle clair de la creuse embrasure où, dans l' ombre baignée, la vieille à l' autre coin chante sur un vieux air, et près de son rouet s' endort, lasse araignée. Tout le passé renaît en Gemma, jours par jours ; et flottant sur le parc au hasard des détours, la transporte et la roule ainsi dans son supplice : " ciel tranquille ! Ciel vaste et profond ! Dont la paix semble s' éterniser sous les nappes d' eau lisse, et lointaine descend dans les taillis épais ! Regard multiplié des nuits, qui nous surveilles ! Où sont-ils, ces matins aux si fraîches merveilles, que, comme vous limpide et pure, j' ai vécus ! Où le métal uni de mes jeunes prunelles à sa clarté brisait tous les désirs aigus ! Où j' allais promenant mes candeurs fraternelles dans le vert paradis des bois pleins de soleil ; où nul visage encor ne hantait mon sommeil ! Ah ! Tu gisais inerte en mon sein, comme un lâche, mon coeur ! Rien ne pouvait t' émouvoir ! Un vautour, de son bec implacable, aujourd' hui, sans relâche, en te criant : " trop tard ! " te déchire à ton tour ! " et tandis que Gemma, d' une étreinte qui broie, p196 tourmente sa poitrine au repentir en proie, la vieille chante, ainsi qu' en un rêve, tout bas : " la pluie aux grains froids là-haut tombe à verse. Mon cher enfant dort, et moi je le berce, dans son berceau fait de chêne et de plomb. J' entends un bruit sec qui gratte et qui perce. Tu dors, mon enfant, d' un sommeil bien long ! -mon enfant s' agite en ses draps de plomb. " un lourd cauchemar, mon enfant, t' agite. Ton berceau de chêne est un mauvais gîte. -mon âme est partie, et vide est mon corps ! ... " Gemma sait que Mâhall est une pauvre folle qui l' aime, voilà tout, mais qu' on ne comprend pas. Le malheur, dont blêmit sur son front l' auréole sinistre, la rend sourde aux vains mots. -elle entend son remords qui plus haut gronde, lui répétant : " trop tard ! Il est trop tard ! Rappelle-toi ! Déroule ce chapelet maudit de tes loisirs ingrats, quand les appels vers toi se succédaient en foule, quand sous tes seins, figés alors entre tes bras, s' élargissait un vide aux voûtes taciturnes ; quand plaintes et parfums, débordant de leurs urnes, ne faisaient rien vibrer en toi, n' embaumaient rien ! à jamais à présent dans la nuit vengeresse, dans l' oubli de ta forme et du martyre ancien, il dort. Nul souvenir assidu ne l' oppresse. p197 Il a tout rejeté de la vie ; il est mort ! Eh bien ! Apprends l' amour ! Sous la dent qui te mord, regarde ruisseler tes pleurs expiatoires ! Vierge, tu souriais aux fièvres de l' amant ; fière de ta beauté, n' ayant pas d' autres gloires, tu ne savais répondre à l' ardeur d' un serment. Mais femme, ta beauté de marbre encor s' est tue ; et tu ne sentais pas à tes pieds de statue retomber la prière et se fendre le coeur de l' époux dont tu fus la cruelle pensée ; voilà que son image a vaincu ta torpeur, et qu' à son souvenir tu l' aimas, insensée ! " elle songe. En dormant Mâhall chante tout bas : " un lourd cauchemar, mon enfant, t' agite. Ton berceau de chêne est un mauvais gîte. -depuis que mon âme a laissé mon corps, comme un vieux logis que le vent visite, j' appartiens entière aux âmes des morts ; mon enfant, ton âme agite mon corps. " dans l' oeil des enfants lisent leurs nourrices. Les morts ont aussi parfois leurs caprices. " -lorsque chante Mâhall on ne l' écoute pas. Gemma songe. " bonheur, plaisir, joie, espérance ! Quand l' angoisse nous tient et nous courbe impuissants, ces mots qu' on récusait sous leur vague apparence p198 dans leur immensité sont tous éblouissants ! Oui, le regret, bien plus que l' espoir, aux musiques divines sait mêler des visions magiques ! Certe, il m' aimait jadis d' un amour effréné, usant sur moi l' effort des facultés mortelles, l' homme qui vers l' espace aveugle s' est tourné, consumé par l' attente au froid de mes prunelles. Si je n' ai rien compris alors, ni cet amour, ni ce vivace espoir de m' animer un jour, ni cette volonté, ni sa morne agonie, d' où vient qu' à peine seul, mon coeur s' est éveillé, lentement, par degrés, de sa longue atonie ? D' où vient qu' en mon désert un calice a brillé ? Que l' idole aussitôt s' est changée en victime, et lit profondément dans l' infini sublime de ce culte perdu qui l' embrase aujourd' hui ? " et Gemma vers la chambre où le portrait l' attire se retourne, et revient s' arrêter devant lui. Sur ses noirs vêtements pendent ses bras de cire. -Mâhall reprend son rêve et sa chanson tout bas : " dans l' oeil des enfants lisent leurs nourrices. Les morts ont aussi parfois leurs caprices. Lorsque tu souffrais, je sais une fleur que je te donnais pour que tu guérisses ; son baiser rendait ton sommeil meilleur. -mon enfant demande une étrange fleur ! p199 " il sait des secrets plus vieux que la tombe ! -la pluie aux grains froids sur mes membres tombe... " les yeux sur le portrait, Gemma ne l' entend pas ; son corps est immobile et sa lèvre est muette, mais sa détresse ainsi toujours gonfle son sein : -" ah ! Dans ces yeux ouverts une âme se reflète ! Et j' y vois clairement tourbillonner l' essaim des voeux et des mépris qui maintenant me rongent ! Tyranniques regards ! Comme en les miens ils plongent ! Beaucoup plus haut en moi que les yeux d' un vivant, ils parlent nuit et jour et m' ont enfin soumise ; et j' y revois au jeu d' un reflet décevant tous les édens murés de la terre promise ! Mais les inassouvis s' endorment-ils jamais ? Leur donnes-tu l' oubli, toi qui nous le promets, ô mort ? -lui, voudra-t-il m' oublier dans ta fosse ? Il n' aimait point alors ! Seule, je sais aimer, moi qui sens que ta voix comme toute autre est fausse, et qu' à l' heure où sur moi le plomb va se fermer, mon amour éternel, martyrisant délice, m' écrasera les seins de son royal cilice ! Mais non ! S' il était vrai que pour l' éternité rien ne survît, ô mort ! De l' humaine amertume ; si malgré toi là-bas il n' a rien emporté, qui donc met dans ses yeux comme un appel posthume ? " et Gemma se rapproche et touche le portrait, p200 dont une clarté douce anime chaque trait et la bouche qui luit plus pourpre et semble humide. -Mâhall sur l' escabeau recommence tout bas : " il sait des secrets plus vieux que la tombe ! -la pluie aux grains froids sur mes membres tombe. Oh ! Rouge est la fleur ! Mortel son poison ! Pourquoi la veut-il ? Pour quelle hécatombe ? Moi, dans la forêt, je cours sans raison ! ... un mort veut baiser, ô fleur ! Ton poison ! " hier, j' ai frotté de poison sa bouche. Dans son cadre il dort : que nul ne le touche ! -le désir des morts dompte les vivants... " -" non, non ! -pense Gemma, -quelque obstiné fluide jaillit de ces yeux noirs qui ne me quittent pas. La mort a des secrets plus anciens que la tombe ! L' éclat qui m' enveloppe et sous qui je succombe, quel peintre aurait donc su le fixer dans ces yeux ? Non ! N' est-ce pas plutôt qu' un être toujours triste me poursuit par delà son exil soucieux ? Qu' un amour idéal auquel rien ne résiste triomphe enfin après que les sens sont glacés ? Ah ! S' il en est ainsi, chère ombre ! C' est assez ! Cesse de t' agiter ! Ou vengeance ou victoire, vois, je t' aime aujourd' hui plus que tu ne m' aimais ! Apaise-toi ! Tu peux me sourire et me croire ! Plus que ne fit le tien, mon coeur saigne à jamais ; p201 et j' expie ! Et j' attends l' heure du dernier râle, où je m' envolerai vers ta poitrine pâle, plus riche de baisers et de larmes de sang, que toi du désespoir de tes élans stériles ! " -une flamme qui tremble et qui va faiblissant fait courir sur les murs les ombres plus fébriles ; et la vieille Mâhall chante encore tout bas : " à travers un cadre il tendait la bouche. J' ai frotté la fleur. Que nul ne le touche ! -le désir des morts dompte les vivants. Dans mon vieux corps vide et qui branle aux vents, les âmes des morts veillent les vivants ! -ainsi qu' un portrait, dans un cadre il couche ! " Gemma vers le tableau n' a plus à faire un pas : elle se penche et joint sa lèvre chaude à celle du portrait, qui lui semble avoir alors souri ; puis recule, frissonne un court moment, chancelle, et tombe empoisonnée, et morte, sans un cri ! LES YEUX DE NYSSIA p202 Je suivais dans les bois la fille aux cils soyeux. Non loin d' un petit lac dormant nous nous assîmes ; tout se taisait dans l' herbe et sous les hautes cimes. Nyssia regardait le lac silencieux ; moi, le fond de ses yeux. -" sources claires des bois ! Dit Nyssia ; fontaines où le regard profond sous l' onde va plongeant ! Tranquillité du ciel sous la moire d' argent, où tremblent d' autres joncs aux luisantes antennes, et des branches lointaines ! " -je disais : " larges yeux de la femme ! ô clartés où l' amour entrevoit un ciel insaisissable ! ô regards qui roulez aux bords des cils un sable fait de nacre, d' azur et d' or ! Sérénités des yeux diamantés ! " p203 -Nyssia dit : " là-bas, ce bassin solitaire qui dort ainsi sans ride au fond du bois, vraiment, semble avoir la puissance étrange de l' aimant. Autour de lui, regarde, un brouillard délétère plane comme un mystère. " -je répondis : " tes yeux, Nyssia, tes yeux clairs, ces yeux que mon soupir sans les troubler traverse, fascinent par l' attrait de leur langueur perverse. Un magique pouvoir aiguise leurs éclairs qui filtrent dans mes chairs. " -" vois, disait Nyssia, l' étonnante apparence qu' ont les plantes sous l' eau, les plantes et les fleurs. Comme tout se revêt de féeriques couleurs ! Sous ce lac enchanté je sens qu' une attirance vit dans sa transparence. " -" dans tes yeux, lui disais-je, ô Nyssia ! Je vois tous mes rêves, tous mes pensers, toutes mes peines. Rien qu' à les voir, mon sang se tarit dans mes veines. Souriants sous la nacre, au fond de tes yeux froids ils vivent, je le crois. " -" suis sur tous ces reflets, suis la molle paresse d' une flamme émoussée au fond d' un ciel plus doux. Ces images de paix qui s' allongent vers nous, les sens-tu nous verser l' ineffable tendresse de l' eau qui les caresse ? " p204 -" Nyssia, dans tes yeux je contemple, charmé, tous mes désirs nageant vers un azur plus tendre. Tu regardes là-bas, Nyssia, sans m' entendre ; mais mon âme revoit son fantôme pâmé dans tes yeux enfermé. " -" et pourtant, comme autour du bassin, me dit-elle, tout est morne ! Partout, vois, sur cette eau qui dort les arbres amaigris se penchent ; tout est mort. On dirait sur la rive une sombre dentelle ; cette source est mortelle. " -" prunelles ! Chers écrins aux limpides cristaux ! Quand la frange de jais de vos grands cils s' abaisse et sur la joue au loin projette une ombre épaisse, je crois voir se fermer sur mille Eldorados de funèbres rideaux. " -" dans ces pâles gazons où périt toute chose, tandis que leurs reflets restent verts sous les eaux, vois ces tertres cachant le long des noirs roseaux comme l' ancien secret d' une métempsycose. Là, sais-tu qui repose ? " -" autour de ta paupière, à l' ombre de tes cils dont les reflets charmants, derrière tes yeux calmes, caressent mes désirs comme de douces palmes, ah ! Pour s' être enivrés de philtres trop subtils, des rêves dorment-ils ? " p205 -" les nymphes de ce bois sont dans l' herbe enterrées, les nymphes dont toujours palpite le reflet s' éternisant sous l' eau dans sa blancheur de lait, comme celui des fleurs qu' elles ont admirées, par un charme attirées. " -" sous l' éternel éclat de tes grands yeux polis, mille rêves pareils au mien, mille pensées reluisent. Je crois voir les flammes renversées des amours que les bords de ces yeux sous leurs plis roulent ensevelis. " -" lentement ces reflets ont tari toute sève, et tout revit sous l' eau si tout meurt sur les bords. Ces images ont pris la vie à tous les corps, arbres, nymphes et fleurs, qui penchés sur la grève ont contemplé leur rêve. " -" Nyssia, que me fait ce lac mystérieux dont tu parles ? Vers moi tourne enfin tes prunelles ! Je sens que tout mon être absorbé passe en elles, et que mon âme entière a plongé sous les cieux, Nyssia, de tes yeux. " et Nyssia sourit : " vis ou meurs, que m' importe ! Dit-elle, maintenant que tressaille à son tour dans mes yeux l' immortel reflet de ton amour. Oui, c' est vraiment ton âme, au fond de cette eau morte, ton âme, que j' emporte ! " p207 et l' eau se referma sur elle ; un souffle erra longtemps au bord du lac, le souffle de son rire. Et moi, je vois au fond mon reflet qui m' attire, et qui, lorsque ma vie à la fin s' éteindra, sous l' eau me survivra. JAMAIS à Frédéric Plessis. amour ! Dans tous les temps des hommes t' ont chanté ! Inventeurs d' un mensonge, ils auront tous porté le cercle ardent qui reste aux martyrs, et la gloire d' avoir su faire un dieu de toi, forme illusoire ! " comme en son souterrain, tel, encor ce jour-là, le démon qui l' habite en mon esprit parla. Et depuis bien des mois il désolait ma vie ; et les anges joyeux que chaque amant convie à rallumer le temple et l' autel, tout confus s' arrêtaient devant l' hôte aux méprisants refus. Et lorsque vint le soir, ce fossoyeur fidèle de nos virilités qu' il abat d' un coup d' aile, suivant la passion qu' insulta le dédain, comme un voleur j' ouvris la grille du jardin ; et tremblant à mes pas sur le sable qui crie, l' oreille au moindre choc dans la branche flétrie, plus lourd encor, plus lâche encor, plus lentement encor, je m' avançai près des murs, comprimant p208 avec force à la fois la révolte et la honte du souvenir navré qui dans le fiel remonte. -ah ! Ce jour-là, plutôt qu' un autre, quel espoir avait comme un parfum embaumé l' air du soir ? Quand le soleil fondit dans sa vapeur cuivrée, quel écho, m' imposant l' illusion qu' il crée, m' avait dit : c' est l' aurore ! On t' appelle ! Suis-moi ! Quel nuage avait pris, pour raffermir ma foi, l' incarnat féminin qu' un sourire illumine ? Quelle heure de jadis aux fleuraisons d' hermine résonna plus vibrante en mon amer passé ? Quelle ivresse m' avait jusque là-bas poussé ? Et quand je fus au bout de la trop chère allée pleine encor des senteurs de ses cheveux, peuplée de blancs spectres de robe aux détours des chemins ; quand, appuyant ma face à la vitre et mes mains, je regardai la salle où mon âme était née sous les yeux violets qui l' avaient condamnée, qu' espérais-je y revoir, sinon le dur éclair d' un implacable arrêt qu' on regrave en ma chair ; sinon la joie unique et toujours bien formelle de vivre et d' être jeune, et de se savoir belle, et de rire en pensant au mal qu' ont fait ses yeux ? Certes, les nefs n' ont pas l' aspect religieux que me montrait la chambre aux lueurs amorties ; et sans doute, entr' ouvrant ses griffes pressenties, l' ange des maux subits, tout proche, et sans pitié, attentif, épiait l' oeuvre faite à moitié. p209 Au milieu des coussins elle était là, couchée ; et par instants sa main, de l' ombre détachée, chassait on ne sait quel péril d' un geste prompt ; mais sous un autre vol se retournait son front ; et des bouches que rien n' arrête ou ne déjoue marquaient un baiser rouge au milieu de sa joue. Sa main gauche dormait dans celles du vieillard, qui tout auprès, debout, la couvrant d' un regard sec et morne, semblait chercher dans sa mémoire les couleurs d' un visage auquel il ne peut croire. Mais le sang de la vie avait seul déserté ce visage. Jamais l' éclat de la beauté n' auréola plus fière et plus pâle figure. Elle était là, les cils levés, sans un murmure, et paraissait attendre et provoquer sans peur les doigts de l' invisible et lugubre sculpteur qui sur les corps quittés se délecte et s' obstine. Celle qui, m' opposant l' allégresse enfantine, par ses yeux où mourait mon plus charmé désir m' apprit l' horreur de voir les étoiles s' enfuir ; celle-là dont l' empreinte au fond de ma pensée, le jour où je jurai de l' avoir effacée, s' installa plus riante et défiant l' oubli ; celle-là n' était rien que le songe aboli dans l' éparse vapeur de larmes bien taries. Mais le fleuve est plus large, amour, où tu charries aujourd' hui mon trésor plus splendide au néant ! Et des cyprès sans fin au feuillage géant bordent tous les sentiers dont je parcours la trace. p210 Ce n' est plus son sourire adorable ou sa grâce qui de loin me traverse en creusant mon regret ; ma raison, aujourd' hui, sans trouble évoquerait les boucles, les regards et la bouche ravie où j' avais cru noués tous les fils de ma vie. Fantôme d' autrefois, à jamais détrôné, je souris à mon tour, et je t' ai pardonné. Cheveux que les parfums choisissaient pour image, prunelles, dont jadis je m' étais cru le mage, lèvres qui m' emplissiez de chants intérieurs, anciennes visions qui revivez ailleurs ! Non, je n' ai jamais vu ni pleuré vos reliques ; mon destin n' avait pas, ô contours chimériques ! Sondé les profondeurs blêmes du désespoir, et, corbeau funéraire au fond d' un vieux manoir, sinistre suzerain des demeures désertes, dans les cendres traîné ses ailerons inertes. Vous m' aviez abusé, mes pleurs avaient menti ; je n' avais pas souffert ; je n' avais pas senti tes ongles sous ma peau, tes flammes dans mes veines, amour, dieu languissant, couronné de verveines ! Seulement ce soir-là j' ai compris, et j' ai bu les philtres abhorrés d' un hanap inconnu. En un instant, ce soir, des siècles d' amertume ont en moi refoulé leur dévorante écume ; et je sais à présent, et pour l' éternité, ce que c' est que le poids d' un coeur épouvanté où tu trônes, muet, tendant tes sombres ailes, amour, dieu frémissant, couronné d' immortelles ! p211 Oui, devant ce visage au teint de marbre, aux yeux sublimes, obscurcis de secrets orgueilleux ; devant le solennel silence de ces lèvres qu' agitait le travail accéléré des fièvres ; devant cette victime offerte sans combats au messager divin dont elle entend les pas, un sanglot me remplit pour l' existence entière ; et sur mon passé mort, c' est la mourante altière et sans rivale en moi qui régna, dans sa paix, et dans sa mer d' ébène, immuable à jamais. -ah ! Dans des yeux profonds si nos yeux savent lire, en ce moment, les siens révélaient le martyre de la vierge que brûle un indicible amour, que l' angoisse a déjà consumée à son tour, et qui dans sa noblesse et sa pudeur s' exile, tandis qu' en sa fierté périt son corps tranquille. Et si, pendant le cours d' un dernier entretien, ce soir-là son regard eût plongé dans le mien, certe, elle eût tressailli d' y voir jaillir vers elle un feu lui renvoyant par la même étincelle ma douleur infinie en son mal infini. Et si la mort qui plane autour d' un front terni laisse parfois le sang y refluer peut-être, comme au sommet brumeux la rougeur vient renaître, qui donc pourrait la faire obéir à sa loi ? Qui donc peut commander aux dieux, si ce n' est toi, amour, dieu tout puissant, roi des métamorphoses ? Dans la bise du moins tu m' as dicté ces choses. L' impossible, c' était d' être là. Je t' ai cru. p212 Sous les arbres, alors, sans penser j' ai couru. Il m' en souvient, quelqu' un avait ouvert la grille ; des voix avaient parlé du père et de la fille ; deux hommes noirs venaient ; sur leurs pas ténébreux je m' élançai sans bruit, et j' entrai derrière eux. Le père à ses côtés les laissa prendre place ; ils chuchotaient, tenant la pauvre main si lasse, secouèrent la tête, et leur art fut à bout. Lui, toujours, regardait sa fille, voilà tout. Puis j' entendis rouvrir derrière moi la porte ; l' un d' eux disait : " demain cette enfant sera morte. " le corridor avait glissé des souffles froids, et nous restâmes seuls dans la chambre, tous trois. Qu' ai-je dit au vieillard, alors ? Quelle croyance eut-il en moi, celui dont la vaste science se reniait, vaincue, et qui ne priait pas ? Sur quoi me jugea-t-il enchanteur du trépas ? Je l' ignore. Insensé ! Savais-je aussi moi-même ce que je murmurais, dans cette nuit suprême, sur la tempe où posait le bout d' un doigt mortel ? Je sais que je parlais ; qu' un sacrilège appel, s' exaltant à mesure au remords qui l' enivre, la suppliait de croire à l' amour, et de vivre ; de se reprendre au seuil de ce ciel qui nous ment ; de ressaisir enfin la force à mon serment, et de ressusciter d' un bond, dans la fanfare qu' un bonheur triomphal ici-bas lui prépare ! -mourir ! Non, si des yeux pareils se sont fermés p213 jamais, c' est que des yeux ne les ont point aimés ! Si pareille beauté s' est pour toujours éteinte, c' est que deux bras plus forts ne l' avaient pas étreinte ! C' est qu' un amour fervent, aux longues volontés, n' avait pas repoli ces yeux désenchantés, ni rappelé l' instinct dans la fibre dissoute ! Ou bien, c' est qu' ils voulaient mourir, ces yeux, sans doute, c' est qu' il voulait dormir sous l' herbe, ce beau corps ! éloquence et prière, impérieux efforts, tout se brisa devant son entêté silence. Rien un instant n' a pu troubler la somnolence du funeste brouillard qui submergeait déjà ces grands lacs dilatés où mon malheur plongea. Elle entendait pourtant. De ses lèvres hautaines, par trois fois, à la fin, deux syllabes lointaines vinrent frapper en moi, tranchantes comme un fer. Le mot que vont hurlant les damnés dans l' enfer : jamais ! Jamais ! Jamais ! Par trois fois dans mon âme j' en ai senti le coup qui glaçait toute flamme. Et la nuit, d' heure en heure, opprimait son beau sein ; et plus terrifié qu' un nocturne assassin, plus muet que son père au désespoir stérile, jusqu' au jour, avec lui, sur son sommeil fébrile je veillai, dans mes poings pressant ses doigts roidis. Et la lampe trembla sous l' aube ; et j' entendis dans le jardin chanter les oiseaux sur les branches. La croisée allongea vers nous ses lignes blanches ; alors un long soupir nous prévint d' un réveil ; et, comme en saluant l' approche du soleil, p214 elle sourit, tournée un peu vers la fenêtre. Un frisson de plaisir courut dans tout son être ; et, se dressant debout dans ses vêtements blancs, aux rayons du matin elle ouvrit ses bras lents. Un flot d' or ruissela sur elle, et la lumière qui l' éblouit, fermant pour toujours sa paupière, la renversa rigide et morte sur les draps. Et vous nous entouriez, funèbres apparats ! Et l' âcre odeur flottait de l' encens et des cierges ; et sur son lit couvert des symboles des vierges, ses traits inanimés s' ennoblissaient plus purs ; et le jour s' embrunit ; et rapide, à pas sûrs, la nuit montait partout, poussant par intervalles des adieux prolongés sous les portes des salles ; et le vieillard, sans voix, sans pleurs, sans mouvement, vers la morte toujours regardait fixement ; et moi, je m' enfonçais dans l' affreuse inertie d' un corps vide sur qui pèse une ombre épaissie. Et tout à coup, voilà qu' au fond de la noirceur où je sombrais, surgit une étrange lueur, qui s' accrut, m' inondant de sa clarté divine, et qu' un frais hosanna chanta dans ma poitrine. Dans un vertigineux élan qui m' enlevait je bondis, et penché sur le fatal chevet, je criai comme un fou ces paroles avides : -" l' aurore vient nous prendre au bas des cieux livides ! Toi qui fus inflexible alors que tu vivais, qui mourus en vouant ma vie aux dieux mauvais, p215 Métella ! N' est-ce pas, tu ne m' es plus rebelle ? Tu vois tout, et ton âme en liberté m' appelle. Elle m' aime à la fin ! Je le sais. Je la sens qui vante en moi le ciel des amours renaissants. Eh bien ! Du seuil certain de la patrie ouverte pour toi ! Sous mon pardon de l' injure soufferte jadis ; au nom sacré de cet amour promis ; si cette âme erre encore en tes nerfs endormis, enfreins l' ordre odieux ! Revis une seconde ! Je t' adjure ! Qu' un mot, qu' un signe au moins réponde ! Est-ce toi qui passas dans mon rêve éperdu ? Métella ! Métella ! Cette fois, m' aimes-tu ? " et j' achevais à peine un geste qui l' implore, que je vis remuer cette bouche incolore ; et dans le monde atroce où je me rabîmais, une voix sans nom dit : jamais ! Jamais ! Jamais ! MARCHE FUNEBRE p216 choeur des derniers hommes les temps sont arrivés, des vieilles prophéties ! Ils sont venus, les jours d' universelle horreur ! Les ombres du néant, d' heure en heure épaissies, s' allongent sur nos fronts écrasés de terreur. Nous les vivons, les jours d' agonie et de râle ! à l' orient, jamais plus de matins nouveaux ! Comme le bronze noir qui ferme les caveaux, le sol frappé résonne en rumeur sépulcrale. Les ténèbres sur nous amassent leurs replis. Là-haut, rien désormais qui regarde ou réponde. Derniers fils de Caïn ! Les temps sont accomplis. Pour toujours, cette fois, la mort est dans le monde. Sous les astres éteints, sous le terne soleil, la nuit funèbre étend ses suaires immenses. Le sein froid de la terre a gardé les semences. C' est à son tour d' entrer dans l' éternel sommeil. p217 Les derniers dieux sont morts, et morte est la prière. Nous avons renié nos héros et leurs lois. Nul espoir ne reluit devant nous ; et, derrière, ils ne renaîtront plus, les rêves d' autrefois ! Sur l' univers entier la mort ouvre son aile lugubre. Sous nos pas le sol dur sonne creux. N' y cherchons plus le pain des jours aventureux. Dans nos veines la sève est morte comme en elle. Hommes ! Contemplons-nous dans toutes nos laideurs. ô rayons qui brilliez aux yeux clairs des ancêtres ! Nos yeux caves, chargés d' ennuis et de lourdeurs, se tournent hébétés des choses vers les êtres. Spectre charmant, amour, qui consolais du ciel, amour, toi qu' ont chanté les aïeux incrédules, nul de nous ne t' a vu dans nos froids crépuscules. Meurs, vieux spectre gonflé de mensonge et de fiel. Notre oeil n' a plus de pleurs, plus de sang notre artère. Nos rires ont bavé sur ton fatal flambeau. Si jamais tu fis battre un coeur d' homme sur terre, amour, notre âme vide est ton affreux tombeau. Le repentir est mort dans nos églises sourdes. Après l' amour, est morte aussi la volupté. Nul espoir devant nous ; au ciel, nulle clarté. Rions affreusement dans les ténèbres lourdes. p218 L' ancien orgueil n' est plus, ô peuples endormis ! Qui flamboyait encor sur votre front naguère. L' orgueil a terrassé les dieux, ses ennemis ; il est mort de sa gloire en regrettant la guerre. Aux dernières clartés de nos feux, en troupeau, mêlés au vil bétail que courbe l' épouvante, attendons les yeux bas, n' ayant plus de vivante en nous que la terreur qui court sous notre peau. Quelqu' un sent-il vers l' or frémir ses doigts inertes, et le honteux prurit crisper encor sa chair ? Non, tout désir s' éteint dans nos âmes désertes. Plus rien qui dans nos cils allume un seul éclair. Soif du sang fraternel, fièvre chaude du crime, vous attestiez la vie au moins par le combat. Le mal qui vous leurrait de son sinistre appât, par deux vertus peut-être ennoblissait l' abîme. Force et courage en nous sont morts avec le mal. Les vices n' ont plus rien en nos coeurs qui fermente. Sur l' esprit avili triomphe l' animal qui vers un imminent inconnu se lamente. Qui d' entre nous jamais t' a pris pour guide, honneur ? A senti ton levain soulever sa colère ? Il gît sous nos fumiers, ton dogme tutélaire. Tu dors depuis longtemps, fantôme raisonneur. p219 Sur les cercueils fermés plus un seul glas qui sonne. Dans l' insondable oubli sombrent les noms fameux. Qui de nous s' en souvient ? Qui les pleure ? Personne. ô gloire ! Nul de nous en toi n' a cru comme eux ! Soleil, qui mûrissais beauté, forme et jeunesse, faisais chanter les bois et rire les remords, nous n' avons, nous, connu, soleil des siècles morts ! Que ta lueur fumeuse et ta triste caresse. Toute une mer d' effrois, femmes, remonte en vous, devant l' abjection cynique de nos faces. Quand nous avons cherché vos corps, nous avons tous abhorré le désir dompteur des jeunes races. La haine est morte. Seul a survécu l' ennui, l' insurmontable ennui de nos hideurs jumelles, qui tarit pour toujours le lait dans vos mamelles, et nous roule au néant moins noir encor que lui. Et toi, dont la beauté ravissait les aurores, fille de la lumière, amante des grandeurs, dont les hautes forêts vibraient, manteaux sonores, et parfumaient le ciel de leurs vertes splendeurs ; terre, toi-même au bout du destin qui nous lie, comme un crâne vidé, nue, horrible et sans voix, retourne à ton soleil ! Une seconde fois, s' il brûle encor, renais à sa flamme pâlie ! p220 Mais au globe épuisé heurtant ton globe impur, puisses-tu revomir nos os sans nombre, ô terre ! Dans le vide où ne germe aucun monde futur tous à jamais lancés par le même cratère !