Poèmes et poésies / Léon Dierx LA VISION D'EVE p5 I c' était trois ans après le péché dans l' éden. Adam sous les grands bois chassait, fier et superbe, luttant contre le tigre et poursuivant le daim. Tranquille, il aspirait l' âcre senteur de l' herbe. ève, sereine aussi, corps vêtu de clartés, assise aux bords ombreux d' une vierge fontaine, regardait deux enfants s' ébattre à ses côtés, attentive aux échos de la chasse lointaine. Adam sous la forêt parlait d' ève aux oiseaux, et leur disait : " chantez ! Elle est belle, et je l' aime ! " ève disait : " répands, source, tes fraîches eaux ! Mon âme vibre en lui, mais en eux, ma chair même ! " p6 ii ève pensait : " seigneur ! Vous nous avez chassés du paradis ; l' archange a fait luire son glaive. Mordus par la douleur, et par la faim pressés, il nous faut haleter dès que le jour se lève " nous n' avons plus, errants dans ces mornes ravins, maître ! Comme autrefois, la candeur ni l' extase ; et nous n' entendons plus dans les buissons divins l' hymne des anges blancs que votre gloire embrase. " mais qu' importent l' embûche et la nuit sous nos pas, si toujours dans la nuit un flambeau nous éclaire ? Ah ! Si l' amour nous reste et nous guide ici-bas, soyez béni ! Dieu fort ! Dieu bon ! Dieu tutélaire ! " Adam a la vigueur et moi j' ai la beauté. Un contraste à jamais nous lie et nous console ; ivres, lui de ma grâce et moi de sa fierté, pour nous chaque fardeau se change en auréole. " et maintenant, voici grandir auprès de nous deux êtres, notre espoir, notre orgueil, notre joie ; quand je les tiens tous deux groupés sur mes genoux, je sens dans ma poitrine un soleil qui rougeoie ! p7 " vivant encore e nous qui revivons en eux, encor pleins de mystère, ils sont la loi nouvelle. Nés de nous, sous leurs doigts ils resserrent nos noeuds ; un autre amour en nous, aussi grand, se révèle. " leurs yeux, astres plus clairs que ceux du firmament, ont u étrange attrait ; et notre âme attirée, qui s' étonne et s' abîme en leur regard charmant, y cherche le secret d' une enfance ignorée. " l' amour qui les créa sommeille en eux. Le ciel peut gronder ; comme nous, dans le vent, sous l' orage, ils se tendront la main, et l' éclair d' Azraël ne pourra faire alors chanceler leur courage. " gloire et louange à toi, seigneur ! à toi merci ! Le châtiment est doux, si malgré l' anathème le baiser de l' éden se perpétue ici. Frappe ! Regarde croître une race qui t' aime ! " iii ainsi, le front baigné des parfums du matin, son beau sein rayonnant de chaleurs maternelles, ève, les yeux fixés sur Abel et Caïn, sentait l' infini bleu noyé dans ses prunelles. p8 Iv or les enfants jouaient. Soudain, le premier-né, debout, l' oeil plein de fauve ardeur, la lèvre amère, frappa l' autre éperdu sous un poing forcené et qui cria, tendant les deux mains vers la mère. ève accourut tremblante et pâle de stupeur, et fermant autour d' eux ses bras, les prit sur elle ; et comme en un berceau les couchant sur son coeur, les couvrit de baisers pour calmer leur querelle. Bientôt tout s' apaisa, fureur, plainte, baisers ; ils dormaient tousles deux enlacés, et la femme, immobile, ses doigts sous un genou croisés, sentit les jours futurs monter noirs dans son âme ! V soleil du jardin chaste ! ève aux longs cheveux d' or ! Toi qui fus le péché, toi qui feras la gloire ! Toi, l' éternel soupir que nous poussons encor ! Ineffable calice où la douleur vient boire ! p9 ô femme ! Qui sachant porter un ciel en toi, à celui qui perdait l' autre ciel, en échange offris tout, ta splendeur, ta tendresse et ta foi, plus belle sous le geste enflammé de l' archange ! ô mère aux flancs féconds ! Par quelle brusque horreur, endormeuse sans voix, étais-tu possédée ? Quel si livide éclair t' en fut le précurseur ? à quoi songeais-tu donc, la paupière inondée ? Ah ! Dans le poing crispé de Caïn endormi lisais-tu la réponse à ton rêve sublime ? Devinais-tu déjà le farouche ennemi sur Abel faible et nu s' essayant à son crime ? Du fond de l' avenir, Azraël, menaçant, te montrait-il ce fils, ayant fait l' oeuvre humaine, qui s' enfuyait sinistre et marqué par le sang, un soir, loin d' un cadavre étendu dans la plaine ? Le voyais-tu mourir longuement dans énoch, rempart poussé d' un jet sous le puissant blasphème des maudits qui gravaient leur défi sur le roc, et dont la race immense est maudite elle-même ? Ah ! Voyais-tu l' envie armant les désaccords, et se glissant partout comme un chacal qui rôde ? Le fer s' ouvrant sans cesse un chemin dans les corps, le sol toujours fumant sous une pourpre chaude ? p10 Et les peuples caïns sur les peuples abels se ruant sans pitié, les déchirant sans trêves ; les sanglots éclatant de toutes les babels, les râles étouffés par la clameur des grèves ? Sous l' insoluble brume où l' homme en vils troupeaux s' amoncelle, effrayé de son propre héritage, entendais-tu monter dans les airs, sans repos, le hurlement jaloux des foules, d' âge en âge ? Compris-tu que le mal était né ? Qu' il serait immortel ? Que l' instinct terrestre, c' est la haine qui, dévouant tes fils à Satan toujours prêt, lui fera sans relâche agrandir la géhenne ? Compris-tu que la vie était le don cruel ? Que l' amour périrait avec l' aïeule blonde ? Et qu' un fleuve infini de larmes et de fiel né du premier sourire abreuverait le monde ? Vi Dieu l' a su ! -jusqu' au soir ainsi tu demeuras contemplant ces fronts purs où le soleil se joue ; et tandis qu' ils dormaient oublieux, en tes bras, deux longs ruisseaux brûlants descendaient sur ta joue. LA FEE HAMONDE p11 Près du Gange ou du Nil, de la Seine ou du Rhin, la fée Hamonde habite un palais souterrain creusé dans les trésors d' une insondable mine, et que leur seul éclat de tout temps illumine. Le regard de la fée a poli les parois qui sont des métaux purs à rendre fous les rois, des feux cristallisés tels que reine ou tzarine n' en a jamais paré son front ni sa poitrine, et les perçant aussi de ses propres clartés, rencontre leurs reflets de partout reflétés ; et, toujours, au milieu des parfaites magies de miroirs alternés sans fin, les effigies de toute sa personne adorable lui font, auprès d' elle ou très loin dans un vide sans fond, une cour innombrable, et de soeurs coutumières qui n' osent nulle part se mouvoir les premières. La fée Hamonde ainsi va d' un pas hésitant, p12 comme isolée en l' air splendide, et méditant sur un secret jadis transmis aux bons génies. De salle en salle, et plus vivantes, plus unies, ses images qui vont s' alignant par milliers retracent tout à coup ses gestes familiers ; si bien, qu' il est des jours où dans les perspectives d' un peuple aérien aux foules sensitives elle s' arrête, et croit, le coeur évanoui, que son rêve et son corps de fée ensemble ont fui, et tourne lentement, pour chercher autour d' elle l' être si radieux qui lui sert de modèle. Mais elle se réveille, et tressaille, et sourit ; elle reprend, d' après chaque rite prescrit, les incantations qu' à la même seconde son cortège idéal en l' imitant seconde, puis, quand elle a rappris les mots sacramentels qu' elle oublie à la longue au contact des mortels, s' évapore à travers la grotte héréditaire. La fée Hamonde alors remonte sur la terre ; de même qu' autrefois, par le chemin plus court, de village en cité célèbre la parcourt ; invisible, la nuit, dans les berceaux regarde ; et quelquefois l' enfant qui sommeillait sans garde, enveloppé d' un songe aux éclats miroitants, ouvre tout pleins des yeux qu' elle charme longtemps. Et c' est pourquoi, malgré tant de ternes spectacles, il est au monde encor de brillants réceptacles où l' âme qui s' y cache en vain semble ne voir que l' éblouissement dont elle a le pouvoir ; p13 c' est pourquoi parmi nous quelques femmes plus belles, pour enseigner la gloire à nos torpeurs rebelles, montrent ces grands joyaux, ces palais d' éthers bleus si lointains, si peuplés, leurs yeux miraculeux. CREPUSCULE p14 C' était le soir, à l' heure où, s' étirant les bras, le laboureur se dit : " ma journée est finie ! " une ombre sur les champs roulait son harmonie. Les chansons se mêlaient aux jurements ingrats. L' hirondelle penchée effleurait l' herbe grise ; la cigale dormait dans les blés mûrissants, et, le long des chemins aux nocturnes passants, les peupliers rangés chuchotaient dans la brise. Assis dans un sentier, je regardais le ciel s' étoiler, ou vers lui les vapeurs de la plaine avec les bruits confus dont la terre était pleine monter comme un encens sur un immense autel. Je pensais : " la nuit vient ; tout va bientôt se taire ; c' est l' instant de l' amour, et Vénus a brillé. " et je laissais s' ouvrir mon être émerveillé, tandis qu' au loin cornait un pâtre solitaire. p15 Tout à coup, près de moi défila lentement un long troupeau de boeufs descendus des collines. Leurs fanons tout souillés battaient sur leurs poitrines ; leurs têtes s' abaissaient dans un balancement. Ils allaient. à pas lourds, comme ceux d' un homme ivre, ils foulaient la broussaille aux murmures légers, et faisaient en leur marche à l' appel des bergers tinter sous leurs cous bruns leurs clochettes de cuivre. Comme on écoute en rêve un chant de timbres d' or, j' écoutais, seul, perdu sur le plateau qui fume. Depuis longtemps déjà, submergés par la brume, ils avaient disparu, que j' écoutais encor. à votre aspect, ô boeufs si puissants et si mornes ! Qui, sans vouloir, sonniez votre servage en choeur, une amère tristesse avait serré mon coeur, boeufs résignés, songeurs oublieux de vos cornes ! Vos grelots me parlaient ; et, comme un criminel, il me sembla, prêtant l' orelle aux rumeurs saintes du soir, entendre en moi se fondre aussi les plaintes que tous les opprimés poussaient vers l' éternel. D' autres troupeaux venaient les rejoindre aux vallées ; et l' horizon s' emplit de ces clairs tintements qui se multipliaient comme les ralliements des douleurs d' ici-bas à la fois révélées. p16 Et j' entendais, autour d' un noir vallon, les voix innombrables de ceux que l' injustice accable éclater, réveillant le juge irrévocable si longtemps sourd, aveugle et muet sur la croix. Le mot qui t' échappa dans ton râle suprême, Jésus, le monde entier toujours le jette au ciel ! Ah ! Rêveur, tu doutas sous l' éponge de fiel ! Sans cela, ton sanglot n' eût été qu' un blasphème ! Les morts savent si Dieu tient ce qu' il promettait ! Mais partout où je vois l' homme en proie à la femme ; un poète attelé dans un manège infâme ; sous l' aiguillon vulgaire un malheur qui se tait ; la force sous le joug de l' inepte faiblesse ; l' éclair superbe éteint dont l' ombre épaisse a ri ; un vaincu dont jamais on ne surprend un cri ; l' idéal aux abois que la faim mène en laisse ; partout où je les vois en leur orgueil déçus, tous les forçats du beau que la laideur écrase, je crois entendre encor, pris d' une sombre extase, vos clochettes, ô boeufs dans la brume aperçus ! L'IMAGE p17 La terre dans le ciel promène sa face où vit l' humanité. La terre va ; la vie humaine ronge son crâne tourmenté. Les hommes courent à leurs quêtes sur la terre, ardents et pressés ; comme aux vieux masques des coquettes s' obstinent les anciens pensers. La terre est vieille et décrépite, et rêve encor, spectre blafard ; la terre croit qu' un coeur palpite entre ses os couverts de fard. Chaque jour, de son front par masse tombent son plâtre et ses cheveux. La vie imbécile grimace, s' enivrant des plus doux aveux. p18 Et quand revient le crépuscule traînant la nuit, parfait miroir, jamais sous l' horreur ne recule la terre qui ne veut pas voir ! -le temps d' un bras robuste enserre ta carcasse, et la fait craquer ! Regarde enfin d' un oeil sincère là-haut ton corps se décalquer ! C' est trop longtemps te rendre hommage sous ton reflet morne et hideux. Reconnais-toi dans ton image ; confrontez-vous toutes les deux : ô terre lasse ! ô lune inerte ! Foyer mourant ! Cendre des morts ! Toi, que partout l' espoir déserte ! Toi, qui n' as plus même un remords ! h après le bain p19 des perles encor mouillent son bras blanc. Couchée en un lit de joncs verts et d' herbes, le sein ombragé d' un rameau tremblant, au bruissement des chênes superbes, aux molles rumeurs des halliers épais, non loin de la source elle rêve en paix. Tandis qu' au revers des souples lianes, sur son reflet nu se figent pâmés les flots du bassin, lèvres diaphanes, sous les noirs treillis au ciel bleu fermés, les yeux demi-clos, chargés de paresse, elle se renverse, écoute, et caresse d' un baiser brûlant et vague à la fois le souffle lointain qui monte et qui passe, immense soupir amoureux des bois. Et tout souvenir en son coeur s' efface ; et sous le réseau des parfums flottants, dans l' oubli des dieux, du monde et du temps, p20 morte au vain souci du désir frivole, en libres essaims de songes épars, son âme à travers les taillis s' envole. Autour des buissons, sur les nénuphars, ne bourdonne plus l' abeille assouvie, et partout s' éloigne ou s' endort la vie. Ils ne chantent plus, les oiseaux siffleurs ; et vers ce beau corps teint de flammes roses, de tous les côtés se penchent les fleurs, semblables aux yeux agrandis des choses. SALVATOR ROSA p21 Qu' avais-tu dans l' esprit, maître à la brosse ardente, pour que sous ton pinceau la nature en fureur semble jeter au ciel une insulte stridente, ou frémir dans l' effroi de sa sinistre horreur ? Pourquoi dédaignais-tu les calmes paysages dans la lumière au loin ourlant leurs horizons, les lacs d' azur limpide, et sur de frais visages l' ombre du vert printemps qui fleurit les gazons ? Il te fallait à toi l' atmosphère d' orage ; quelque ravin bien noir où mugisse un torrent qui boit et revomit l' écume de sa rage ; quelque fauve bandit sur des rochers errant. L' ouragan qui s' abat sur tes arbres d' automne rugisait, n' est-ce pas ? Dans ton âme de fer. Tu ne te laisais pas au bonheur monotone, mais aux transports fougueux déchaînés par l' enfer. p23 Ce sont tes passions qui hurlent sur tes toiles ; toi-même, tu t' es peint dans ces lieux dévastés, dans ces chênes tordant, sous la nuit sans étoiles, sur l' abîme béant leurs troncs décapités. SOURE-HA I le dieu, source de vie et de chaleur féconde, qui déverse à flots d' or ses bienfaits sur le monde, le grand Phré, brûle. Il tend son disque au haut des cieux. Le zénith embrasé s' environne de flamme. Le Nil, père des eaux, reluit comme une lame, épanchant son limon sur le berceau des dieux. Partout le sable aveugle et le désert flamboie. Pas un homme ne passe et pas un chien n' aboie dans les villes aux blocs d' édifices carrés. Depuis le vert delta jusqu' à Thèbe aux cent portes dont les temples sous eux cachent des cités mortes, tout se tait et s' endort sous les rayons sacrés. p24 Comme une nécropole, elle aussi, dans la brume Memphis là-bas s' étend près du désert qui fume, muette, et l' on dirait un silence éternel. Sur les pylônes peints dressant sa silhouette, l' ibis dans son jabot gonflé plonge la tête et sur un pied médite, en découpure au ciel. Un plus lourd ennui plane, et tout travail fait trêve. Les palmiers vers le sol d' où nul vent ne s' élève, penchent leurs longs cheveux dans l' air de diamant. Les aiguilles de marbre en grêles colonnades jaillissent par milliers, et sur les esplanades on peut voir s' avancer leurs ombres nettement. Aux pourtours des palais, auprès des pyramides, ces monstrueux défis aux nations timides, les grands sphinx accroupis ouvrent leurs yeux sereins. Trapus, le corps perlé d' une sueur divine, s' enveloppant au loin d' une poussière fine, ils songent aux secrets qui font ployer lers reins ; et scellés à jamais dans leur morne posture, sentinelles du temps, regardent la nature sous le pschent de granit dont s' ombrage leur front. p25 Rien ne doit les sortir de leurs longues pensées ; impassibles gardiens des croyances passées, ils sont les durs rêveurs qu' aucun bruit n' interrompt. Ils contemplent l' égypte avec leurs yeux énormes ; frères de tous ses dieux aux impossibles formes, ils portent sur leur dos toute l' éternité. Seuls, quelques caïmans se traînent dans la fange ; et parfois flotte et glisse au cours droit d' une cange un chant marin qui meurt par le fleuve emporté. Ii ah ! Qui pourra sonder la tristesse qui noie un jeune et doux visage accompli pour la joie ! Qui pourra te comprendre, ô mystère des yeu, plus profond que la mer, plus vaste que les cieux ? Lorsqu' un soupir se mêle à la harpe plaintive ; lorsqu' n de longs cils noirs une perle furtive brille comme une larme et tombe, et reparaît ; lorsqu' un mal contenu soulève d' un seul trait, sous un gorgerin d' or, un sein vierge qui treble au battement des sons et du coeur tout ensemble, p26 et sur lequel remonte un nuage vermeil, aurore de l' amour, chaste et brûlant éveil ! La brune Souré-Ha comprit que la nature n' avait pas de sanglot, pas de note assez pure dignes de terminer son hymne de douleurs, et s' arrêta, laissant couler en paix ses pleurs. Goutte à goutte ils tombaient de leur source divine ; et quelque boucle sombre errant sur sa poitrine, semblait vouloir chercher et boire avidement ces pleurs, ces pleurs d' amour, ignorés de l' amant ! Sur de nombreux coussins où se perd l' arabesque, les yeux distraits tournés vers les murs tout à fresque, Samhisis, au teint clair, au beau bras délié, s' abandonne, un jarret sous l' autre replié. Son corps est sinueux comme une souple plante ; et s' il vient à bouger, sa gorge étincelante écarte des tissus le bout d' un globe dur. Quelle caresse aurait sa prunelle d' azur ! Mais ce n' est pas l' amour qui pèse sur sa tête ; ce qui fait s' abaisser, dans une heure inquiète, comme un long vol d' oiseaux au bord d' un lac, le soir, ses sourcils, ce n' est pas un secret désespoir. Non ; c' est l' ennui stagnant sur Memphis écrasée qui l' accable, et sa peau si fine est moins rosée, et son petit pied nu, dans l' ombre, par instant, hors du pagne lamé s' éclaire en s' agitant. Quand Souré-Ha se tut, ses mains encore errantes p27 pour un dernier appel sur les cordes vibrantes, d' une voix languissante elle lui dit : " ma soeur, ne pense pas avoir dissipé ma torpeur : non ; tu l' as alourdie. ô Souré-Ha ! Pardonne ; pour m' égayer, plutôt, si tu veux être bonne, au lieu d' accords plaintifs pareils aux bruits que font les vents mortels, le soir, dans un arbre profond, tu chanterais, ma soeur, quelques chansons bien folles, ou quelques airs de danse aux légères paroles qui me rendent les nerfs avec l' esprit joyeux. " vers elle Souré-Ha ne leva pas les yeux. Rien ne semblait pouvoir troubler sa rêverie. L' insoucieuse fille alors, comme attendrie, regarda de nouveau cette soeur qui pleurait : " aurais-je deviné, fit-elle, son secret ? C' est l' amour qu' elle enferme et qui lui ronge l' âme. L' amour seul dans les yeux sait mettre autant de flamme ; pour l' embellir ainsi, l' amour seul dans la voix sait mêler la douleur et l' ivresse à la fois. Je le saurai bien vite ! " -oh ! Les charmantes poses que prit pour se lever l' enfant aux lèvres roses ! à côté de sa soeur elle s' en vint s' asseoir. Souré-Ha demeurait pensive sans la voir, sans l' entendre, à son rêve intérieur fidèle. La cadette sourit, se pencha plus près d' elle, et murmura tout bas ce seul mot : " thaéri ! " comme un chevreau peureux et qui cherche un abri, Souré-Ha, tressaillant à ce nom tout entière, p28 en trouble, se tourna vers celle qui derrière plongeait dans son regard un regard curieux. Rougissante de honte, elle baissa les yeux. " je m' en doutais déjà, dit Samhisis ; tu l' aimes ! Et c' est assez longtemps vous cacher de vous-mêmes. Tout à l' heure il viendra, comme il fait chaque jour, et je prétends sur toi détourner son amour. -tu te trompes, ma soeur, dit Souré-Ha, confuse ; et je ne sais quel dieu t' a conseillé ta ruse. -tu l' aimes, j' en suis sûre ; et s' il vient aujourd' hui, il saura quel bonheur était là, près de lui. -c' est toi seule qu' il aime, et que seule il appelle ; et quand donc à ses voeux te montras-tu rebelle ? à quoi bon ces discours, ma soeur ? Toi-même, hier, ne me parlais-tu pas de son port libre et fier ? N' as-tu pas, l' autre jour, ôté pour lui ton voile ? Depuis qu' il t' aperçut, comme une blanche étoile, par un beau soir, portant l' amphore au puits sacré, n' as-tu pas vu grandir l' amour qu' il t' a juré ? D' où vient que sans raison ta bouche le renie ? -je m' amusais de lui, voilà tout. L' insomnie n' a pas à mon chevet cloué son souvenir comme au tien. Tu pâlis quand tu l' entends venir. J' y songe à peine ; toi, tu pleures dans l' attente. -je te dis que c' est toi qu' il aime ! Et sous sa tente c' est pour toi qu' à genoux il invoque Rhéa. Ce n' est pas pour aimer, moi, qu' Ammon me créa. -si tu ne l' aimes pas, alors pourquoi ton trouble ? p29 Pourquoi cette rougeur si prompte qui redouble ? Ces membres affaissés, ce muet embarras, pourquoi pleures-tu donc, si tu ne l' aimes pas ? D' ailleurs, si tu dis vrai, si c' est moi qu' il adore, si c' est moi qu' aujourd' hui son désir cherche encore, moi, je ne l' aime pas ; et peut-être demain dans l' ombre sous la sienne aura frémi ta main. Espère, ô Souré-Ha ! J' ai fait un autre rêve. écoute ! Dans la pourpre, hier, près de la grève, au milieu de soldats, et leurs chefs à ses flancs, à son poing fort les traits de quatre chevaux blancs, Rhamsès passait, debout sur son char qui rayonne. Dans un flot de poussière autour qui tourbillonne, son front mâle brillait sous la tiare d' or. Son regard souverain, en un splendide essor, sur la ville en rumeur et sur son peuple immense, s' abaissait plein d' orgueil, et pourtant de clémence ; il rencontra le mien ; ô mystère inconnu ! Dans l' éclair à mon coeur subitement venu, je blêmis, et clouée à ma place, passive, je crus que s' avançait dans la lumière vive quelque fils de Rhéa, quelque dieu tout puissant ! En moi ce souvenir est toujours renaissant. Le cortège passa ; je l' admire sans cesse. Depuis lors, Souré-Ha, je connais la tristesse. Ah ! Le beau sort serait de réunir sur moi la puissance et l' amour de Rhamsès, le grand roi ; de régner sur celui qui règne sur la terre ; de l' asservir lui-même ainsi qu' un tributaire ; p30 d' être reine et de voir les peuples assemblés se courber sous mon souffle ainsi qu' un champ de blés ! " iii le fils d' Aménophis, Rhamsès, que Phré protège, las d' encens, a chassé loin de lui son cortège, et, sombre, vient s' asseoir sur des gradins portés par des captifs d' argent, de bronze et d' or sculptés. Son oeil terne s' emplit d' indicibles détresses ; sa barbe est inflexible et pend en larges tresses. Comme dans le granit ses traits semblent pétris. Impassible, il est là, plus calme qu' Osiris. Il songe et l' on dirait, à ses lèvres si pâles, Typhon, le dieu commis aux vengeances fatales. Quelque puissant qu' il soit, il a des jours mauvais qui par tous ses vouloirs assouvis lui sont faits. Il est frère des dieux, maître des rois esclaves ; son char lourd fait couler du sang par chaudes laves ; mais il arrive une heure où les coupes en vain lui versent les cruels projets avec le vin. Dans le néant il voit déjà fondre sa gloire ; l' abîme est sans échos, sans éclairs sa mémoire. Il ne peut sans répit faire la guerre. Il a, p31 sur les plans colossaux que l' orgueil assembla, vingt peuples pour bâtir son palais et sa tombe. Il fait du doigt un signe. Alors un homme tombe dans la fosse où grommelle un lion favori. Un jour, nul ne dit plus : " le roi Rhamsès a ri ! " il ne sait inventer de délices nouvelles, et connaît les plaisirs des femmes les plus belles ; il émousse à la fin dans leurs yeux ses yeux froids ; il les détourne aussi de tout, le roi des rois ! Sur l' univers conquis son char est la charrue ; l' humanité servile à son trône se rue, et contemple en tremblant ses sourcils épiés ; la beauté, l' or, la myrrhe, il les foule à ses pieds ; il peut tout ; il s' ennie, et le monde le raille ; il est homme, et plus frêle ici-bas qu' une paille. Vimupht, le serviteur qui veille à ses côtés, et qui d' avance tient ses ordres apprêtés, fit un geste ; et l' eunuque à la face glacée frappa trois fois des mains devant le gynécée. Une porte aussitôt sur les tapis moelleux roula sans bruit. Alors, entre des brouillards bleus, dans la salle envahie avec un frais murmure, comme des flancs ouverts de la grenade mûre ruissellent à l' envi la nacre et le carmin, cent femmes, se pressant par le même chemin, parurent, foule agile aux grâces ingénues. Toutes devant Rhamsès, les unes demi-nues, les autres le corps ceint d' un voile transparent, p32 vinrent, selon le rite, et leur âge, et leur rang, molle ondulation de poses provocantes, écrin épanoui de lèvres éloquentes, chaîne adorable où tout chaînon vaut un trésor. Et tout autour fumaient les cassolettes d' or ; et les désirs flottaient dans l' air plein de spirales, aux chants voluptueux des harpes inégales ; et les voix des castrats au fond montaient en choeur. Mais le roi sur son trône était un dieu sans coeur. Confuses, près de lui, ses quatre favorites, Ta-Hé, Thméa, la blonde aux mains toutes petites, Rhamel aux bras ambrés, et Marphris aux grands yeux, s' assirent. Puis, le reste en cercle harmonieux se groupa loin du maître à la morte pensée, chacune par le fouet de l' eunuque cassée. Celui-ci de nouveau frappa trois coups. Alors s' élancèrent au rythme où s' enfièvrent leurs corps des esclaves dansant au son de la cithare, la molle ibérienne et la svelte barbare, la jeune fille aux dents si blanches, au cou noir, qui sourit de passer devant chaque miroir, et la circassienne indolente et massive, et d' autres qui faisaient dans leur gaîté lascive reluire l' éclat nu de leurs formes au jour, ou sonner les anneaux de leurs bras, tour à tour. Le roi dédaigna tout ; jusqu' à la plus aimée, jusqu' à Marphris, qui vint, rieuse et parfumée, lui tendre l' échiquier qui sait vaincre l' ennui. Toutes sur un signal s' éloignèrent de lui, p33 tête basse, et, frappant ensemble leurs poitrines, déchiraient sur leurs seins gonflés les gazes fines, pleuraient d' avoir perdu la faveur du grand roi, qui devant lurs beautés, nul ne savait pourquoi, y restait insensible, et tel qu' un sphinx de pierre. Quand il fut seul, Rhamsès releva sa paupière en regardant Vimupht, qui, prosterné plus bas, presque à genoux, lui dit : " ô roi ! Dans les combats égal à Phré, le dieu qui brûle solitaire ; roi, très chéri d' Ammon, tu domines la terre ; commande à ton esclave ! Entendre est obéir ! Si je manque à ton ordre, il me faudra mourir. Roi, j' écoute. " -et Rhamsès lui dit : " avant une heure, malgré tous ses refus et son père qui pleure, il me faut Samhisis, la fille du savant ! " alors il se leva, puis sortit en rêvant. Iv au fond des corridors, dans sa grave retraite, Memmaratkha toujours se renferme. Il s' arrête, comme en extase, auprès d' un cippe déterré, par les griffes du temps monolithe échancré ; puis, sur des papyrus couverts d' hiéroglyphes, p34 approfondit leur sens qui se cache aux pontifes, médite un autre arcane, héritage plus vieux, ou déchiffre un par un les cartouches des dieux. Aussi jaune que l' est la peau d' une momie, sous la lampe jamais 2 teinte ! Unique amie ! Son crâne large et ras se plisse abondamment. Silencieux, perdu dans son recueillement, plein d' horreur, il épelle un livre fatidique dans les rites anciens qu' un prêtre mort indique, et tous les jours de feu, tous les soirs constellés, il sonde avec Hermès les siècles écoulés. Sa robe aux bords salis serpente sur les dalles ; et sur les bouts pointus de ses larges sandales un nobre s' illumine en traits mystérieux. Que le Nil, débordé de son lit, furieux, menace d' engloutir Memphis sur son passage : il n' aurait aucun pli d' effroi sur le visage ; sans entendre, sans voir, sans un geste, il mourrait ; car il cherche l' obscur et terrible secret ; car son regard perçant plonge à travers le vide, car son doigt décharné qu' il promène est avide de soulever enfin le grand voile d' Isis. Il vit tout seul au sein d' un rêve immense assis. Déjà l' ombre au dehors croissait dans les savanes. C' était, loin des faubourgs, l' heure où les caravanes vont replier la tente, et sur les sables blancs reprendre le chemin du désert, à pas lents. Quelqu' un entré sans bruit souilla l' austère asile p35 du vieux mage, et lui dit : " sors du songe où s' exile ta vie ! écoute-moi ! Lève ton corps penché ! Et si dans quelque membre un muscle moins séché sous un reflet royal peut tressaillir de joie, sois content, car Rhamsès est celui qui m' envoie ! Le bien-aimé puissant d' Ammon-Ra, le soutien des cinq fils de Rhéa, mon roi, comme le tien, daigne, c' est un honneur suprême pour ta race, sur Samhisis, ta fille, ouvrir les yeux par grâce. Demain dans son palais en reine elle vivra, et le peuple à ses pieds ainsi l' adorera. Pour ton obéissance, ô vieux prêtre ! Il te laisse Souré-Ha, car il prend pitié de ta vieillesse, et te donne en surplus dans ces coffrets pesants, pour le prix qu' il te doit, ces précieux présents. Réponds ! " -Memmaratkha laissa l' homme tout dire, et sans qu' un poil frémît sur son masque de cire, lui dit : " tu peux garder aussi bien mes deux parts ! Prends mes filles, et l' or avec elles. Mais pars ! Mais va-t' en ! Car la vie est de courte durée, car la science est longue et cette heure est sacrée ! " l' envoyé disparut sur-le-champ ; soucieux, le mage avait repris sa lutte avec les dieux. Vimupht entra bientôt dans une salle étroite. Là, tout près du jet d' eau qui bruit dans l' air moite, les deux soeurs caressaient leurs désirs opposés, songeant, l' une au bonheur modeste, aux longs baisers p36 sur la grève, le soir, et l' autre, à la paresse du royal gynécée où l' orgueil la caresse, où chacune humilie à son tour sa beaut devant elle et lui paie un tribut mérité. " laquelle est Samhisis de vous deux ? Dit l' esclave ; qu' en signe de bonheur, trois fois elle se lave le visage et les mains dans une eau d' oasis ! -parle ! Que lui veux-tu ? C' est moi ! Par l' oeil d' Isis ! N' étais-tu pas hier près du roi, quand la foule affluait devant lui comme une épaisse houle ? -oui, femme ! Il a daigné jeter les yeux sur toi. Triste, depuis hier il t' aime ; et c' est pourquoi je viens pour t' emmener. Durci par la science, Memmaratkha, ton père, avec insouciance me permet, si je veux, de prendre aussi ta soeur, car tout lien terrestre est brisé dans son coeur. -Souré-Ha ! Tu l' entends ! La déesse elle-même à pris soin d' exaucer mon souhait. Rhamsès m' aime ! Son messager vers moi, sur un ordre pressant, accourt, et je le suis, et mon père y consent ! " et la si triomphante et folle jeune fille, sans voir, en ses apprêts, cette larme qui brille aux yeux de Souré-Ha, lui dit : " dans ton amour, dans ta simplicité sois heureuse à ton tour ! Puisque tu préférais un bonheur qu' on ignore, reste donc, et l' attends ! Vers le palais sonore Isis me pousse ; adieu ! -va donc ! " dit Souré-Ha, qui pensait : " quant à moi, ce jour décidera ! " p37 v l' horizon au dieu Phré rouvrait ses beaux portiques. Cependant par le Nil qui court aux mers antiques, sans peur de l' amphibie au guet sous les roseaux, un homme nage et fend rapidement les eaux. à travers les lotus de la berge il arrive et touche aux bords. à peine a-t-il franchi la rive, que sur ses membres nus, sur son torse bronzé, les rayons du soleil dans un air embrasé avaient bu l' eau du fleuve et guéri la fatigue. Il est tout jeune et beau. La nature prodigue lui donna plus : la force ; et l' on voit la fierté ennoblir sa démarche avec la volonté. Il sait droit devant lui regarder un obstacle ; il n' est pas de ceux-là qui traînent en spectacle la blessure d' un coeur lâchement résigné ; pour chérir un supplice atroce, il n' est pas né. Il marchait au hasard, solitaire, et très calme ; comme un dieu méprisant qui réserve sa palme, jusqu' ici pour la femme il n' avait qu' un dédain. Nul sourire n' usait sa rigueur. Mais soudain p38 il a vu Samhisis paraître, et dans son âme il a senti l' éclair, et le flot d' un cinname épanoui l' emplir de langueurs ; et l' espoir a fait son pas moins sûr et son regard plus noir. Il déplie à la hâte et sur son corps il jette ses vêtements portés hors de l' eau sur sa tête, et s' élance, tout plein d' une fièvre d' amour, vers le seuil fortuné qu' il revoit chaque jour. " c' est gémir trop longtemps, pense-t-il, dans le doute ; tout entière, à la fin, j' ai vidé goutte à goutte la coupe des poisons que m' offre cette enfant. C' est assez supplier ; l' amour me le défend. " il entre. Souré-Ha, les paupières baissées, seule et triste, suivait le cours de ses pensées ; quand tout près retentit le bruit d' un pas si cher, on eût pu voir pâlir et frissonner sa chair. La nuit venait de près, et des ombres voraces couvraient les hauts plafonds, les murs et les terrasses. Il était arrivé ; mais un pressentiment le retint sur le seuil, anxieux. Un moment, sans voix, il contempla cette vierge isolée, et qui pensait à lui, sous sa peine accablée. Mais tout à Samhisis, l' absente, il ne lut pas le douloureux secret de si proches combats. D' un seul mot i pouvait en ces yeux faire luire une flamme, en ces pleurs rayonner un sourire. Mais il ne connaissait qu' un nom, et qu' un souci : p39 " Samhisis ? Cria-t-il ; n' est-elle plus ici ? Vous vous taise ! Parlez ! Dites-moi qu' elle est morte, plutôt que pour un autre elle ait franchi la porte ! Je saurais me venger. -hélas ! Dit Souré-Ha, dont le si pur visage à sa voix s' empourpra ; Rhamsès est plus qu' un homme, et loin de tous il siège ; et ses aïeux divins le gardent de tout piège ! -voilà donc le bonheur qu' elle préfère ! Hé quoi ! Tous mes serments n' étaient, pour la fille sans foi, qu' un vain jeu, qu' un mensonge ! Au long récit des rêves que je faisais pour nous, en ces heures trop brèves, à genoux à ses pieds, et les yeux dans ses yeux, peut-être songeait-elle à ce sort glorieux ! ô honte ! Elle accepta pour elle un rang infâme ! C' est le fouet de l' eunuque insolent et sans âme qu' elle couru chercher sans horreur, sans regret pour le crédule amant qui vers elle accourait ! -peut-être existe-t-il quelqu' une plus fidèle, dont l' amour deviné vous consoleait d' elle. " et pourpre, elle n' osa lui dire un mot de plus. Le jeune homme, la voix et les traits résolus : " Souré-Ha ! Je ne sais si les autres oublient ; j' ignore si les coeurs ici-bas se délient ; mais moi, je ne veux pas oublier, et je sens une soif de vengeance envahir tous mes sens ; la jalousie étreint et brûle tout mon être ; par Typhon ! Souré-Ha, je le saurai peut-être, si la mort peut aussi délivrer de l' amour ! " et, repassant le seuil, il s' enfuit sans retour. p40 Comme un ramier blessé qui dans les airs tournoie poursuivi par le bec d' un sombre oiseau de proie, Souré-Ha mesurait l' abîme de son sort. " comme il l' aime ! Dit-elle. Eh bien ! Mieux vaut la mort. C' est moi qu' il frappera ; moi, qui mourrai, contente si c' est lui qui me tue, en ses bras palpitante ! " la nuit dans le vieux Nil baignait son pied charmant, et, sereine, invitait l' homme au recueillement. Vi rêves inassouvis des amours impossibles, rongerez-vous toujours de vos dents invincibles le misérable fou qui de vous s' est épris ? Quoi ! Parce qu' aux éveils de la chair, et surpris par les vagues chaleurs montant d' une étincelle, il but l' amer venin qu' un azur faux recèle, serpents mélodieux, le mordrez-vous toujours ? Ne fuirez-vous jamais, charmes de ses beaux jours ? Est-ce un crime d' aimer ? C' est donc un culte impie que l' amour ? Jusqu' à quand faudra-t-il qu' on expie les parfums qu' on brûla sur l' ineffable autel ? Le songe des vingt ans doit-il être immortel ? L' homme est né pour souffrir, oublier et se taire ; c' est un homme, celui qui dans la route austère p41 marche vite à son but, les deux bras en avant, et ne se tourne pas aux surprises du vent. Qu' importe l' horizon ? Sans rappels en arrière, le fort ne se résout jamais à la prière. Que peut-il espérer, celui qu' un souvenir étreint plus qu' un remords, et qui ne peut bannir le mirage infécond de sa jeunesse vaine ; qui lui-même resserre autour de lui sa chaîne, dans sa prison factice est son propre geôlier, et, n' osant pas mourir, ne veut pas oublier ? Depuis trois jours et trois mortelles nuits, farouche, comme un fauve affamé qui roule son oeil louche, Thaéri frémissant rôde autour du palais où Samhisis se mire aux feux des bracelets. Prêt à frapper, dans l' ombre, attentif, il épie. Depuis ces trois longs jours, dans son secret tapie, Soué-Ha par des dons a gagné la faveur des gardiens, et gaîment veille auprès de sa soeur. Mais peut-être bientôt viendra l' heure indécise où doit partir le trait que la vengeance aiguise, car cette nuit Rhamsès veut fêter Samhisis. Il est aux bords du Nil une ronde oasis ; et c' est là qu' il ira. -courage ! Voici l' heure où l' âme se roidit au fnd du corps qui pleure. Regarde si ton arc, jeune homme, est bien tendu ; jeune fille, aguerris ton regard éperdu ! p42 Depuis longteps déjà sous les dunes de sable Phré cachait le brasier de son disque implacable. Déjà le fleuve au loin reflétait mille feux ; tout un peuple attendait sur la grève, envieux d' étaler son opprobre en concerts d' allégresse. Le roi venait. Et belle et savourant l' ivresse, sous un dais fastueux, par vingt femmes porté, Samhisis s' avançait heureuse à son côté, projetant ses lueurs d' en haut sur une foule qui lui semble un tapis vivant que son pied foule. Aux hommages rendus pour la première fois, elle croyait, parmi les parfums et les voix, sentir comme un lotus divin dans sa prunelle. Oh ! Ce soir, le passé, qu' il était mort en elle ! Au milieu des flambeaux et des astres, au bruit du cortège pompeux qui la guide et la suit, qu' ils étaient loin, ses jours de paix et d' innocence, sous le toit paternel qu' un jeune amour encense ! Comme elle avait alors oublié Thaéri ! Souré-Ha, toujours prête à retenir un cri, l' escortait, pâle, en proie à sa muette angoisse, et le sein soulevé sous la main qui le froisse. Mais avec plus de hâte aussi, sur le parcours elle paraît chercher quelqu' un aux alentours. Enfin, sorti de l' ombre, un homme noir se dresse derrière elle : " ma tâche est faite. Avec adresse, j' ai pu suivre celui que tu m' as indiqué ; là-bas, dans les roseaux, il se tient embusqué, p43 l' arc en main, à l' endroit où le Nil fait un coude, sur la digue à laquelle une oasis se soude. -c' est bien ! Dit Souré-Ha ; tiens ! Prends vite, et t' enfuis ! " il disparut d' un bond. Le Nil flamboyait. Puis il emporta bientôt sur les canges royales le cortège et les chants des lyres triomphales. " que regardes-tu donc, ma soeur, autour de toi ? Dit Samhisis. Je veux que ce soir, près de moi, chacune ait sa chanson comme sa banderole. Tous tes désirs, dis-les. N' as-tu pas ma parole ? Parle ! " -alors, Souré-Ha : " si je te demandais de m' asseoir à ta place un instant sous ton dais, et d' essayer un peu ta pose et ta parure ? J' en serais plus rieuse après, je te le jure ! " ce caprice jaloux sut plaire à Samhisis. Comme la conque d' or de la déesse Isis, la cange suit le fleuve auguste en sa descente. Souré-Ha sous le dais se tient, éblouissante ; et tandis que son être est brisé de douleurs, en s' efforçant de rire, elle arrête les pleurs, les derniers, que rmène une pensée amère. Qu' elle était belle ainsi, dans sa gloire éphémère ! Belle comme l' étoile au ciel tout constellé qui surgit et qui meurt après avoir brillé ! Mais près des joncs mêlant sur les bords verts de l' île leurs rameaux plus touffus, la barque vient, tranquille. Aussitôt Thaéri s' est levé dans la nuit. Il croit voir Samhisis ; -et la corde sans bruit p44 sous ses doigts est tendue. -il demeure immobile une seconde. Il vise avec un art habile. Puis la corde a vibré... ce ne fut qu' un soupir. L' âme de Souré-Ha qui rêvait de partir s' envola. -son beau corps roulait dans le sillage. Ce soir, les caïmans qui rôdaient sur la plage se sont repus entre eux dans un double festin, car le flot ne rendit nul cadavre au matin. EN CHEMIN p45 Les dieux sont muets, et la vie est triste. Pour nous mordre au coeur, les crocs hérissés, un noir lévrier nous suit à la piste. Sur les fronts pâlis, sous les yeux baissés, dans les carrefours que la foule obstrue, parmi les chansons, les bruits de la rue, dans les yeux éteints, sur les fronts penchés, je cherche et je trouve une amère angoisse, un doute, un souci vainement cachés, un vieux souvenir qui monte et qu' on froisse ; et je vais ainsi, trésorier des pleurs, en chemin quêtant soupirs et douleurs. ô passants ! Vous tous qu' un regret harcèle, que ronge une dent, remords ou désir, vous que brûle encor la chaude étincelle du songe enflammé qu' on n' a pu saisir ; le même destin avec vous m' emmène : inconnus, salut dans la vie humaine ! p46 Vous tous qui passez près de moi sans fin, inquiets, furtifs, le long des murailles, âmes, coeurs, esprits, corps, emplis de faim, quel que soit le mal qui tord vos entrailles, vous versez en moi, trésorier du fiel, un regard profond, dédaigné du ciel. Au nom du poète ivre d' amertumes, confident discret qui de l' oeil vous suit ; au nom du passé perdu dans les bumes ; au nom du silence ! Au nom de la nui ! Dans la vie humaine où je vous salue, au nom de tout rêve en qui l' ombre afflue, au nom de demain, au nom de toujours, je dis à chacun d' entre vous qui passe : " au revoir, ailleurs, plusloin, dans l' espace, sous un ciel muet peuplé de dieux sourds ! " LA SOIF p47 la cuirasse à nos reins bouclée, dans une lutte sans merci, nous nous sommes jetés, ainsi ue des bretons dans la mêlée. Ainsi donc soit ! Et jusqu' au soir tenons tête dans la bataille, haut la visière, et haut la taille, sans lâcher pied, sans nous asseoir ! Champions du beau qu' on lapide, que le sort nous trahisse ou non, faisons flotter notre pennon par-dessus la clameur stupide. Puisque pour nous les durs chemins, quand nous regardons vers la terre, n' ont point d' eau qui nous désaltère, à notre flanc portons les mains ; p48 et, ruisselants d' éclaboussures, pour revivre du même espoir, buvons, ainsi que Beaumanoir, le sang tout chaud de nos blessures ! SOLEIL COUCHANT p49 Aux bords retentissants des plages écumeuses pleines de longs soupirs mêlés de lourds sanglots, sous le déroulement monotone des flots ; près des gouffres remplis des falaises brumeuses ; à l' heure où le soleil, ainsi qu' un roi cruel qui veut parer de draps sanglants ses funérailles, se déchire et secoue au dehors ses entrailles ; à l' heure où lentement l' ombre envahit le ciel ; un homme se tenait silencieux. La côte était déserte. Lui, debout, d' un oeil amer il regardait tomber l' astre rouge à la mer ; et sa pensée aussi déferlait, sombre et haute. Ah ! Ce n' était pas l' homme au sortir de l' éden, fils encore innocent d' une race nouvelle ; en qui la vie afflue, à qui Dieu se révèle, et qui pour tous les maux n' a qu' un mâle dédain ; p50 l' homme essayant sa force au seuil des premiers âges, libre dans l' univers libre et grand comme lui ; défiant l' avenir, et dont l' oeil ébloui reflète l' horizon des vierges paysages ; plein d' un orgueil sans peur et d' un espoir sans fin ; et dans sa beauté fière à qui tout se confe, sur la création odorante et ravie passant majestueux sous un signe divin ; c' était l' homme vieilli des races séculaires, fils de la lassitude et des labeurs déçus, et qui, désabusé des dons qu' il a reçus, à des printemps plus froids que les hivers polaires ; qui, remuant la cendre immense du passé, initié tout jeune au mensonge des rêves, a vu la vanité de ses luttes sans trêves, et sans but désormais s' en va le front baissé ; qui, ployant sous le poids d' insupportables chaînes, se connaît tout entier dans la joie ou les pleurs, rassasié du rire autant que des douleurs ; sans élans pour le bien, et pour le mal sans haines ; c' était l' homme rongé par l' angoisse ; vaincu sous l' énervant dégoût de sa propre impuissance ; et fatal héritier d' une aride science, contempteur de la vie avant d' avoir vécu. p51 En vain il proclamait son génie et sa gloire ! L' ennui met surses bras le plomb du châtiment ; et son âme qu' il raille, hélas ! Plus tristement se rendort à ces bruits de pompe dérisoire. Stupide et vil, trempé d' inutiles sueurs, en vain il rit des dieu qu' ont adorés ses pères, et s' élance aux profits du fond de ses repaies, les doigts crispés, les yeux pleins d' obliques lueurs. Car le veau d' or, ce dieu comme un autre implacable, à l' enfer de Midas le regarde marcher ; honneur, amour, vertu, tout ce qu' il veut toucher, se change sous ses mains en cet or qui l' accable. Oui, ce dieu, son premier délire, et son dernier, le plus riche en autels, le plus riche en apôtres, le plus vieux, qui vit naître et mourir tous les autres, avnt le chant du coq il va le renier. Il va lerenier comme eux tous. Dans les nues il l' enverra siéger, livide, avec les dieux morts maintenant, jadis beaux, fiers et radieux, qui sur les monts sacrés vivaient en troupes nues ; près des spectres blafards abandonnés du jour, qui planent en lambeaux sur les glaces du pôle, et qu' un souffle inconnu, les poussant par l' épaule, promène dans l' horreur des exils sans retour. p52 Pas un ne reviendra ! Le vent de l' ironie a balayé partout l' ambition du beau. Sur le dernier autel plus désert qu' un tombeau l' herbe croît. Il n' est plus de divine agonie ! Plus d' esprits enivrés ! Plus d' hymnes, plus d' encens ! Plus de convives ceints de verveine et de roses ! Plus d' apôtre en extase, et plus d' apothéoses ! Plus de soupirs poussés hors du monde des sens ! Sur la montagne en feu nul ne se transfigure, et pour quelque dépouille aux fétides odeurs, l' homme consumera ses dernières ardeurs sous un ciel qui n' a plus la sublime envergure. Dans un air sans échos sa voix s' éteint. Voilà qu' il méprise à la fin sa chair comme son âme, et que, toujours brûlé d' une invisible flamme, il retourne aux abris chantants qu' il dépeupla. Mais les transports qui font la jeunesse si belle reviennent-ils jamais gonfler les coeurs flétris ! Les pleurs, les repentirs, les plaintes et les cris ont-ils jamais ému l' impassible Cybèle ! Nature indifférente, au secret douloureux, prés aux vertes senteurs, forêts aux noirs mystères, monts couronnés de pins ou de neiges austères, vous êtes sans pitié, comme tous les heureux ! p53 L' homme a levé sur vous sa hache sacrilège ; sur vous il s' est rué follement, et sa voix a maudit le silence injurieux des bois où meurt le vain appel du désir qui l' assiège : à jamais il a fui tout ce monde enchanté qu' aux rayons de la lune, au fond des solitudes, on voyait s' essayer aux molles attitudes sous l' oeil ardent d' un faune ivre de volupté. Quand Pan mourut, un cri monta de rive en rive ; dans la foi du poète il retentit encor. Comme un chasseur perdu qui sonne en vain du cor, l' homme court sans qu' un son en réponse n' arrive. Las de lui-même aussi, voilà que haletant, comme Sisyphe sous le rocher qui l' écrase, il s' arrête, et qu' à l' heure où l' occident s' embrase, il sent les maux soufferts revivre en un instant. C' est une heure sinistre et pleine de vertiges. Depuis les premiers jours, sa magique splendeur nous étreint, et nous fait sonder la profondeur d' un passé qui tressaille en fulgurants vestiges. Comme l' astre qui fond en longs fleuves pourprés dont les reflets au loin baignent les nobles cimes, le coeur de l' homme saigne en plongeant aux abîmes où ses regrets encor hurlent désespérés. p54 Mais aujourd' hui, devant la chute glorieuse du globe dont l' éclat brillait sur son berceau, ce n' est plus vers l' éden dont il gardait le sceau qu' il se reporte au bout d' une ardeur furieuse. Ce n' est plus son enfance au cantique lointain dont le ressouvenir en ses fêtes s' exhale ; ni la branche arborée en palme triomphale qu' il pleure, en gémissant sur sa part du destin. Ce n' est plus un saint nom qu' il invoque ou qu' il prie, hélas ! Et ce n' est plus, même quand vient le soir, la mort, son épouvante et son dernier espoir, qu' il appelle, sentant toute source tarie. Sous la dent sans pitié du démon qui le mord rien ne ranime plus sa force ou son courage ; et voilà qu' il se tait sans un reste de rage, car il ne peut plus croire à ta promesse, ô mort ! Tu ne peux rien sur l' âme ; et l' impossible envie toujours l' assoiffera de bonheur, n' importe où ; tu ne peux l' engloutir aussi dans quelque trou ; ce n' est pas le repos qui par toi nous convie ! -et le soleil, jetant sa suprême clarté, laissa l' homme, le front plus bas, les yeux plus mornes ; et l' esprit descendu dans une nuit sans bornes sous l' effrayant fardeau de son éternité. L'OEIL p55 Sous l' épais treillis des feuilles tremblantes, au plus noir du bois la lune descend ; et des troncs moussus aux cimes des plantes, son regard fluide et phosphorescent fait trembler aux bords des corolles closes les larmes des choses. Lorsque l' homme oublie au fond du sommeil, la vie éternelle est dans les bois sombres ; dans les taillis veufs du brûlant soleil sous la lune encor palpitent leurs ombres, et jamais leur âme, au bout d' un effort, jamais ne s' endort ! Le clair de la lune en vivantes gerbes sur les hauts gazons filtre des massifs. Et les fronts penchés, les pieds dans les herbes, les filles des eaux, en essaims pensifs, sous les saules blancs en rond sont assises, formes indécises. p57 La lune arrondit son disque lointain sur le bois vêtu d' un brouillard magique et dans une eau blême aux reflets d' étain ; et ce vieil étang, miroir nostalgique, semble ton grand oeil, ô nature ! Hélas ! Semble un grand oeil las. LA PROPHETIE I Nour-Eddour, le voyant de l' avenir, un soir, comme il avait coutume, était venu s' asseoir au seuil de son logis, en face du Bosphore. Tout au fond d' une extase où l' esprit s' évapore, dans l' ombre, sur un tertre accroupi, fixement il regardait un astre au fond du firmament, et parlait haut. -la nuit gravissait les terrasses des jardins de Stamboul qui confondaient leurs masses. -" heureux qui dans la vie, et fort du lait qu' il but, marche à grands pas, la main prête à toucher un but, sans se laisser jamais arrêter ni distraire par le songe flattur ou le songe contraire ! Heureux qui devant lui marche tout droit, sachant ce qu' i veut, fût-ce un trône ou fût-ce un maigre champ ! p58 Moi, j' ai sucé le rêve aux pointes des mamelles que m' offraient au désert les pensives chamelles, et, les regards errants et les pas incertains, pour les autres je lis au ciel de grands destins, ou devine sous eux le prochain précipice. Or, pour l' homme qui sait agir, l' heure est propice. Où qu' il soit, qu' il se lève et se hâte, il est temps ! Car la sourde rumeur du gouffre, je l' entends. Quand le grenier fermente, un grain ardent l' embrase ; et tout l' islam est las de l' impôt qui l' écrase ! Qu' un seul se dresse, et tous, du scheick au marabout, seront à l' instant même à ses côtés debout ! Au fond de la mosquée, au coin de chaque rue, une imprécation monte, sans cesse accrue ; et dans le sérail clos en vain d' un triple mur la tête du sultan est pareille au fruit mûr ! " pendant que Nour-Eddour parlait, contre un platane qui s' élevait tout près, ombrageant la cabane, un homme était penché pour entendre. -la nuit, une forme aisément glisse et s' évanouit. Le lendemain, devant le ciel rouge, à sa porte Nour-Eddour se tenait assis de même sorte, sans mouvement, les yeux pleins de pourpre et d' éclairs. " les signes, disait-il, où seul je lis, sont clairs. Le meurtrier triomphe, acclamé par la foule ; mais sur le bras qui frappe et la tête qui roule p59 la colère d' Allah s' allume également ; et tel se croit élu qui n' est que l' instrument de l' oeuvre, et qu' Allah brise aussitôt l' oeuvre faite. Oui, l' escarboucle au front comme un fils du prophète, c' est en vain qu' il se dit commandeur des croyants. Mieux vaudrait qu' il errât parmi les mendiants, serrant la corde autour de ses reins faméliques, avec les chiens galeux sur les places publiques ? Car sa page est finie ! Et le frère assassin dormira cette nuit, un poignard dans le sein ! " un homme alors bondit du platane : -" mensonge ! Cria-t-il ; ta science est vaine ! Dans un songe ridicule tu vis ! Et c' est toi qui mourras à l' instant, toi qui fus le conseil de mon bras ! " -" il se peut, dit le sage à la calme paupière, que la fronde qui tourne entraîne une autre pierre ; il se peut qu' un oracle entendu par hasard, ou surprise, au devin soit funeste. Un vieillard peut mouvoir dans le vent des lèvres qu' on épie. La volonté d' Allah n' est jamais assoupie ; tu fus l' oreille ouverte ainsi qu' il le voulait, et si tu veux ma mort, c' est que ma mort lui plaît. Nul n' évite ici-bas son destin, quoi qu' il fasse ! Frappe donc ! Il vaut mieux le regarder en face ! Le tien est prononcé. Tu le connais. Agis comme il te semblera ! Tes doigts encor rougis n' arrêteront bientôt ni la main ni la lame ! p60 Que me fait l' existence, à moi, qui n' eus dans l' âme jamais un seul espoir non plus qu' un seul désir, ni crainte, ni regret, ni remords, ni plaisir, et quin' ai jamais eu trois sequins dans ma bourse ? -eh quoi ? Tu lis mon sort dans ces astres en course ? -tout aussi nettement qu' au même endroit j' ai lu ton fratricide à peine annoncé résolu. -cette nuit ? Je mourrai ? -cette nuit ! Je l' atteste ! Le poignard est choisi, la main sûre. Le reste est le secret d' Allah qu' il garde avarement ! -un aspect peut tromper, viellard ! Peut-être il ment, cet astre auquel tu vois ma fortune enchaînée ! -que tu le veuilles croire ou non, ta destinée n' en sera pas moins telle, ou plus long ton sursis ! -souvent, répondit l' autre en fronçant les sourcils, un condamné conjure un arrêt, s' il le brave, ou s' il le fuit. Il est souvent plus d' une entrave aux oracles, et tous ne sont pas satisfaits. à quelques-uns, du moins, manquent les prompts effets ; et tout n' arrive pas juste à l' heure indiquée ! Le jeûne, la prière au fond d' une mosquée, p61 le repentir, un philtre, un prix, un crime encor, que sais-je ? N' est-il rien que tu saches, ni l' or, ni le fer, ni les mots, ni l' impur maléfice, pour détourner le coup mortel ? Quoi ? Rien qui puisse seulement reculer l' instant prédit par toi ? Ton art te laisse-t-il sans prestige et sans foi, que tu restes ainsi plus muet qu' un derviche ? Parle, et je te fais grâce ! Et de pauvre sois riche à pouvoir t' acheter le harem d' un vizir ! -je te l' ai dt, je n' ai sur terre aucun désir, ô lumière d' Allah ! Flambeau qui va s' éteindre ! Quant à l' ordre d' en haut, rien ne saurait l' enfreindre. Cette nuit, sur mon âme, est ta dernire nuit ! -mais ce traître qui doit m' attendre, ou me poursuit, quel est-il ? Et d' où vient la soif qui le dévore ? Tu sais au moins cela ? Dis-le donc ! -je l' ignore ! Que t' importe par qui tu vas mourir ? Bien fou qui demande comment, et qui veut savoir où, et qui cherche pourquoi, quand l' inflexible aigrette de la mort se hérisse et paraît sur sa tête ! -il suffit ! Ta deeure, ô sage ! Est à mon gré. Quoi qu' il puisse advenir, cette nuit j' attendrai chez toi ce qui doit être et sera ! -ma demeure p62 à toi, comme aux passants, est ouverte à toute heure. -c' est bon ! Pour cette nuit ferme-la bien sur nous ! " ii le vieillard dans un coin dormait sur son burnous. Et blême, à la lueur d' un lampion de terre, son front dans une main, l' autre à son cimeterre, l' hôte fatal, assis sur un grêle escabeau, songeait combien le ciel du matin pâle est beau. Il se dressa, fiévreux, marcha de long en large, secouant sa terreur comme on fait d' une charge, et sondant de ses poings la dureté des murs. " quoi ! Les secrets divins qui pour tous sont obscurs, cet homme les connaît et n' y voit nul refuge ! Ignorant quel sera l' exécuteur, lui, juge, tout près du condamné qui le surveille, il dort, paisible, certain d' être obéi par l mort ? Lui, vil esclave, il dort, ayant marqué son maître ! Ce crime monstrueux, qui pourra le commettre ? Nous sommes seuls ici, dans ces quatre murs clos ; rien n' y saurait tenter les écumeurs de flots, p63 ni les rôdeurs de nuit qui rampent sur la grève ! Cette porte est solide. Il dort ! Et moi, je rêve ! S longues soient la nuit et l' angoisse, il viendra, le jour, devant qui tout, peur, ténèbres, fuira ! Oui, l' aurore, demain, la houri verte et rose, viendra m' illuminer pour une apothéose, et dans toute sa pompe aussi je saluerai la sultane sublime et serai délivré ! Délivré ! Suis-je donc tel qu' un chien à l' attache ? Je rêve ! Ou je suis fou de trembler comme un lâche ! Cet homme divaguait ! Qu' ai-je à craindre ici ? Rien ! Un poignard, disait-il ; quel autre que le mien, moi debout et dardant ma prunelle éclaircie, peut luire entre ces murs selon la prophétie, entre cet insensé plus faible qu' un enfant, et moi, qu' un bras robuste et bien libre défend ? Moi, dormir cette nuit, sans souffle, à cette place ? Sur le livre éternel certes, rien ne s' efface ! Mais la folie encore est trop loin de mon front, si pour m' abattre aux pieds de l' archange aussi prompt, il faut que cette lame homicide soit celle dont la riche poignée à mon flanc étincelle, et que la main qui doit la sortir du fourreau soit la mienne ! Victime, être en plus le bourreau ! Cela se pourra-t-il, que le veuille Allah même ? Moi, fort de ma raison et du pouvoir suprême, moi, sans remords, étant sacré par le succès, moi, qui viens de fermer au meurtre tout accès, je serais fou déjà d' y penser davantage ! p64 Non, ce vieil astrologue est aveuglé par l' âge, s' il est vrai que l' on puisse au ciel rien perceoir. Pourtant il a prédit mon crime l' autre soir ! Ah ! Quel spectre ai-je vu, levant sa main armée ? Mais non ; c' est un reflet sous un peu de fumée ! La vaine illusion se détruit. -je la vois par là qui se reforme et disparaît. -des voix au dehors ont parlé ! -des pas frappent la route ! -plus rien ! -c' était le vent dans les feuilles, sans doute ! C' étaient mes propres pas dans ce silence affreux ! C' est la nuit qui m' oppresse et qui trouble mes yeux ! C' est la flamme qui va mourir et qui vacille ! C' est ce vieillard maudit qui sommeille immobile ! C' est l' aube que j' attends avec la liberté ! C' est l' univers entier sur son axe arrêté ! C' est la prédiction qui veut être accomplie ! Allah ! Vais-je vraiment sombrer dans la folie ! Ces armes, ce poignard, s' agitent sous mes mains, ils me parlent de mort avec des mots humains ! Ma raison se débat, leur démence est plus forte ! Cela ne sera pas ! " il courut vers la porte, l' ouvrit grande, et jeta ses armes dans la nuit. Ce fut une lumière éteinte dans un bruit. Il regarda, debout au seuil de la masure, sombre dans la clarté passant par l' embrasure : " le ciel, dit-il, est noir encore à l' orient. p65 Mais ce poignard jeté, je puis en souriant attendre le matin, le pardon et la gloire ! " sa poitrine s' emplit d' un orgueil de victoire. Comme il se retournait, une main brusquement s' appuya sur sa bouche et sur son hurlement. Le matin, Nour-Eddour se réveilla, tranquille, et le vit étendu tout droit devant l' asile, qui dormait, dépouillé par l' obscur assassin, comme il était écrit, un poignard dans le sein. LES CYGNES p66 Sous des massifs touffus, au fond désert du parc, la colonnade antique arrondissant son arc, dans une eau sombre encore à moitié se profile ; et la fleur que le pampre ou que le lierre exile parfois brille furtive aux creux des chapiteaux. L' eau sommeille ; une mousse y fait de sourds cristaux. à peine un coin du ciel en éclaircit la moire, de sa lueur mourante où survit la méoire des regards clairs tournés vers des cieux éclatants. L' eau profonde ressemble à nos yeux, ces étangs où haque siècle ajoute, avec d' obscurs mirages, au poids de sa lourdeur l' ombre de ses ombrages. Elle dort, enfermant près du pur souvenir le pan du bleu manteau qu' elle veut retenir ; mais sur le ténébreux miroir qui les encadre des cygnes familiers, éblouissante escadre, suivent le long des bords un gracieux circuit, et glissent lentement, en bel ordre et sans bruit, nobles vaisseaux croisant devant un propylée, comme un reste orgueilleux de gloire immaculée. STELLA VESPERA p67 I l' image de Florence en moi s' était dressée ce soir-là. De nouveau, j' y suivais en pensée les pas silencieux de Stella Vespera. Soeur des merveilles d' art qu' un beau siècle inspira, elle m' avait charmé comme un pur marbre antique, et me hantait depuis, fantôme énigmatique. On disait sa famille oubliée. Un secret cachait sa vie à tous. On ne la rencontrait que dans quelque musée illustre. Sur sa trace, comme un témoin souffert dont l' amour embarrasse, une vieille toujours trînait à quelques pas, les yeux fixés sur elle, et ne lui parlant pas, duègne ou mère, à la fois gardienne et protectrice, et tout en murmurant, soumise à son caprice. Tous les jours, environ une heure avant le soir, on la voyait venir du plus désert couloir p68 faire choix d' un portrait de madone ou de dame en lequel un vieux maître avait mis sa grande âme. Elle restait alors, les bras croisés, couvrant le tableau d' un regard de défi, péétrant et large, d' où partait vers la tête sans vie je ne sais quel éclair de dédain et d' envie. Certe, avec ces chefs-d' oeuvre au renom magistral elle aurait, sans pâlir, pu lutter d' idéal ; et moi-même, j' avais, au fond des galeries, dans quelque coin, derrière un pan des draperies, maintes fois contemplé cet entretien muet, antagonisme étrange où nul ne remuait du type impérissable et du type éphémère. Chacun s' écartait d' elle ainsi que de sa mère. On lui donnait vingt ans à peine. Une clarté comme un rayonnement entourait sa beauté qui, splendide, éclatait en floraison entière, mais se sculptait aussi, comme en un bloc de pierre, dans une incomparable et mortelle froideur. Ceux que vers elle avait attirés trop d' ardeur s' étaient sentis vaincus et terrassés sur place par une pesanteur de mépris et de glace qui tombait de ses yeux sans pareils. Son vrai nom, nul n' avait jamis pu l' apprendre, disait-on. Comme elle apparaissait vers une heure tardive dans les palais, sans bruit, solennelle et pensive, on lui trouva bientôt ce nom mystérieux de Stella Vespera. Personne, jeune ou vieux, par prière ou présent, n' avait obtenu d' elle p69 qu' elle posât jamais devant lui pour modèle. Elle n' aimait que l' art d' autrefois, et semblait fuir le peintre au travail devant un chevalet. Les curieux, lassés d' un effort inutile, la laissaient disparaître au bas d' un péristyle dans l' ombre et dans la foule. On s' était contenté d' une légende autour de sa sévérité. On disait qu' autrefois, Stella, sans aucun voile, avait brillé, bijou d' un palais, sur la toile, conception d' un prince inconnu du pinceau, sans rivale, parmi les plus dignes du sceau des maîtres plus heureux dont la gloire se nomme. Pour ce corps insensible, on disait qu' un jeune homme, un peintre florentin, plus tard s' était épris d' un amour insensé mais fervent, et pour prix sut animer aussi cette autre Galatée. Un soir qu' il l' appelait dans la salle écartée, il la sentit tomber dans ses bras doucement. Quand il mourut, Stella, fidèle à son amant, fut pise du dégoût de sa métamorphose ; et pour se rendormir dans sa première pose comme autrefois, au ciel d' un art patricien, voulut chercher son cadre et son palais ancien ; mais soit qu' elle eût perdu la mémoire à cette heure, soit que le feu peut-être eût détruit la demeure, elle ne put jamais les trouver. C' est ainsi que Stella, sous l' élan d' un unique souci, errait désespérée, et jalouse de celles p70 qui dans l' orgueil serein des formes immortelles de musée en musée insultaient son destin. D' autres disaient encore et tenaient pour certain que l' art avait en elle un malfaisant génie, dont le regard, tombé sur une oeuvre finie, changeait la toile exquise en rebut d' atelier. Tel était à Paris le conte familier qui depuis mon retour m' obsédait, plus encore ce soir-là ; car octobre, agitateur sonore, semait dans l' air les voix des souvenirs perdus. Et ceux-là revenaient en moi plus assidus, tandis qu' avec Centi, sur la berge isolée, je suivais pas à pas quelque lointaine allée. Je l' avoue, en tout temps je me suis abreuvé des choses d' outre-vie, et n' ai que trop rêvé. Mais Centi, le grand peintre, avait poussé mon âme vers les mondes obscurs dont il trouait la trame ; et dans ses mots, parfois, filtrait subtilement le dangereux levain d' un bizarre aliment qui, bien loin du réel, comme un corps qu' on délie, me roulait aux confins troublants de la folie. Ce soir, en regardant sous la fraîcheur des eaux, où les arbres en feu renversaient leurs arceaux, le brouillard s' épaissir dans ce autres portiques, je sentais que l' esprit des songes fantastiques dormait autour de nous. Par instinct, j' arrêtai le récit sur les bords de mes lèvres mnté, p71 pour ne pas réveiller ce tentateur tranquille. Nous nous taisions, laissant derrière nous la ville. Le peintre s' arrêtait ; il murmura vers moi : " qu' est-ce que le génie, après tout ? C' est ma foi qu' il est évocateur, aussi bien que prophète ; que ce qu' il croit créer est l' image parfaite d' un être que retient l' avenir ou la mort, ou qui, peut-être aussi, se cache à son effort, bien loin ou près de lui, mais dans son heure même, réalité vivante égale à l' art suprême, mais qu' un cercle défend, redoutable au désir, fatal à qui la cherche, et la voudrait saisir ! -et selon vous, lui dis-je, il faudrait ainsi croire la réalité fille ou soeur de l' illusoire ? " il se tut quelque temps, et, plus calme, reprit : " l' art est un miroir clair pour un puissant esprit ! L' ancêtre, dont le nom m' est un âpre héritage, eut, dit-on, la folie et la gloire en partage. Mais c' est un fait, célèbre à Florence, jadis, que cinquante ans après sa mort, sous Léon Dix, dans cette ville même, on ne sait d' où venue, vivait aux yeux de tous une femme inconnue, laquelle était l' exact et merveilleux portrait de son chef-d' oeuvre à lui, qu' un grand prince montrait, et que tous renommaient à l' égal d' un prodige. p72 -et qui donc le possède aujourd' hui ? Répondis-je. -quelque vingt ans après son palais s' écroula dans la flamme avec lui. Mais laissons tout cela ; venez bientôt me voir et parler de Florence. Je sens pour cette ville une étrange attirance ; et pour m' en délivrer il faudra bien qu' un jour dans la noble cité je m' éveille à mon tour. " ii en entrant, j' admirais à loisir, d' habitude, le riche encombrement du cabinet d' étude ; comme de vieux amis, je les connaissais bien, tous ces dressoirs à jours de style italien ; ces ivoires jaunis, ces coupes, ces épées aux médailles d' acier par Cellini frappées ; ces bronzes florentins ; dans leurs cadres toscans ces bustes de seigneurs aux grands airs provocants, qui tous à leurs pourpoints portaient la même date. Cette fois, je passai devant eux à la hâte, mais non sans me sentir brusquement traversé par la sensation d' un glorieux passé ; et les mots de Centi sur Florence, la veille, me semblèrent encor tinter à mon oreille. p73 L' atelier m' attirait ; et du premier coup d' oei je demeurai cloué de stupeur sur le seuil, comme un halluciné devant l' esprit qui passe. Sur cinq grands chevalets qui tous me faisaient face, dans leurs cadres égaux, j' avais vu cinq portraits éternisant cinq fois d' un coup les mêmes traits. Du plafond, tout autour, tombait en masses lourdes la tenture au sujet païen, aux couleurs sourdes ; et magnétiquement je reportai les yeux vers les tableaux, travail d' un art prestiieux, sur lesquels un jour vif affluant dans la salle versait à pleins carreaux sa nappe triomphale. Chacun semblait le but d' un vouloir différent. L' on eût dit du premier quelque tout neuf Rembrandt. C' étaient les mêmes fonds d' épaisses atmosphères et d' obscurité chaude aux attrayants mystères ; mais jamais le pinceau du maître hollandais n' avait si loin poussé les ténèbres ; jamais si merveilleusement il n' en creusa les ondes sous une transparence aux caresses profondes. Quant au visage même, à peine il paraissait sur les bords de la nuit qui l' ensevelissait. Mais en me rapprochant, contemplateur avide, quelque baigné qu' il fût par une ombre fluide avare des blancheurs qu' elle dérobe au jour ; quelque indécis que fût l' harmonieux contour du col à la poitrine où le sein vient de naître ; p74 il me fallait aussi sur-le-champ reconnaître une noblesse éparse au sommet de ce front, dans les vagues lueurs qui plus bas se fondront ; une suavité dans cette chevelure onduleuse ; une grâce enfantine et si pure sur ces lèvres ; partout, pour chaque ligne enfin, une virginité de calme séraphin, une fleur de jeunesse, une aristocratie de rêve, s' unissant dans sa gloire adoucie a la solennité d' une apparition dont Rembrandt n' a jamais cherché l' impression. Concevez à présent cette confuse image s' avançant de degrés en degrés, d' âge en âge, de toile en toile, vers la lumière et vers vous ; du fond de ces vapeurs au rayonnement roux, voyez-la s' imprégner chaque fois d' une vie plus intense, toujours à l' ombre plus ravie, virginale toujours, mais femme cependant de plus en plus, plus fière aussi vous regardant, et des limbes premiers de son adolescence arrivant, sous l' essor de sa jeue puissance, jusqu' à l' éclosion enfin d' une beauté sûre d' avoir conquis son immortalité. Tels j' admirais, plongé dans de longues extases, ces portraits successifs, insaisissables phases de la forme endormie encor dans sa candeur a la forme éveillée en sa riche splendeur, qui se connaît et qui s' impose, de la vierge p75 qu' un songe inconscient et sans amour submerge à celle qui se sent aimée, et dont les yeux ne réfléchissent rien d' un coeur silencieux. Et maintenant, tout près de moi, la pâle tête qui dans le dernier cadre, illusion complète, respirait, échappée aux baisers de la nuit ; dardait vers moi l' éclair d' un regard qui poursuit ; s' enveloppait de vie et d' éclat, palpitante des vivaces espoirs d' une héroïque attente, et magnifiquement, comme un matin d' été, épanouie au sein de sa propre clarté ; ainsi qu' en un miroir un reflet qui s' obstine, c' était bien cette fois la tête florentine de Stella Vespera, telle que bien souvent naguère je l' avais contemplée en rêvant. Jamais l' art ne fixa d' une main plus fidèle dans son panthéon chaste un glorieux modèle ; jamais aussi, devant le génie et l' amour, plus belle vérité ne se fit voir au jour. Ainsi, mon souvenir, dans sa forme absolue, triomphant, tout à coup se dressait à ma vue, m' enchaînait de nouveau, si loin ! Et se parait d' un charme plus profond fait d' un nouveau secret, sacrant tout l' atelier du silence des temples ! Et moi, je m' abîmais dans ses prunelles amples. Bien des heures, j' avais jusqu' ici médité, en pensant à ses yeux, sur leur étrangeté ; p76 ce jour-là, tout à coup, sur l' image imprévue j' en surpris la raison restée inaperçue. " oui, me dis-je, en effet, l' un de ses yeux est noir et luisant comme l' encre, et l' autre, comme un soir sans lune, est d' un bleu sombre étoilé de lumières ; et leurs disques rivaux emplissent les paupières ! " enfin, un dernier cadre, isolé dans un coin de l' atelier, forçait ma vue un peu plus loin. Ce n' était qu' une ébauche, une esquisse légère, mais toujours de Stella, l' obsédante étrangère. Quel nimbe reluirait sur ce front renaissant ? Centi voulait-il donc, d' un désir tout récent, artiste inassouvi, surpasser la nature, et jusqu' au surhumain tenter une aventure ? Ou bien, comme il avait, magicien de l' art, suivi cette beauté d' un scrupuleux regard dans son progrès, depuis l' aube crépusculaire jusqu' à l' heure qu' un ciel d' apothéose éclaire, allait-il la poursuivre, artiste sans pitié, dans son déclin aussi chaque jour épié ? Et le temps s' écoulait. Mes yeux enthousiastes toujours interrogeaient ce visage en ses fastes ; et, comme sur les bords d' un puits vertigineux, je me sentais sans fin pris dans les mille noeuds d' une énigme enlacée à l' énigme contraire ; et nul raisonnement ne pouvait m' y soustraire ; et, dans la vaste salle où je demeurais seul, p77 il me semblait parfois que l' esprit de l' aïeul derrière moi veillait au fond des angles sombres ; car vers les murs déjà s' amoncelaient les ombres. Le soir vint. éperdu d' extase, stupéfait, je regardais toujours. Le génie, en effet, ne laisse pas en vain sur ses oeuvres l' empreinte d' une forte pensée. Une énergique étreinte sort toujours de la toile abandonnée, et tient dans son réseau subtil le profane qui vient troubler impudemment l' atelier solitaire. La nuit s' épaississait au fond du sanctuaire, noyant tout, chevalets, cadres et cheveux blonds. Alors, et malgré moi, furtif, à reculons, je partis lentement, chassé par ces fronts pâles qui, lumineux, pareils à de larges opales, paraissaient, sous le flux des ténèbres montant, m' enfoncer un regard de foule inquiétant. Le malheur s' abattit sur moi cette nuit même, et pour longtemps crispa sur mon coeur sa main blême. Au fond d' une retraite, au loin, et dans l' oubli de Stella, je vécus un temps enseveli. p78 Iii je revins. Quelques jours plus tard, dans un musée, je promenais sans but ma tristesse apaisée, quand je vis disparaître, au bas d' un escalier, une vieille en costume au style singulier, qui me remémora la vierge d' Italie qu' à ses portraits lointains une énigme relie. Je voulus pénétrer ce secret jusqu' au bout, et courus chez Centi. Je le trouvai debout devant sa dernière oeuvre ; et ses yeux, dans l' ivresse du triomphe, élevaient leur brûlante caresse sur la toile achevée, et seule cette fois. Lui-même s' agitai, parlant à haute voix, artiste émerveillé devant son propre ouvrage. Dès l' abord, une joie éclaira son visage ; il s' élança, me prit le bras, et, m' entraînant en face du tableau, s' écria : " maintenant, regardez ! ... répondez ! N' est-ce pas, qu' elle est belle ? N' est-ce pas, qu' elle arrive à l' amour qui l' appelle ? " et moi, je regardais déjà, me demandant comment il avait pu, d' un effort ascendant, faire plus resplendir la tête sans rivale, et, par plus de magie, en un plus pur ovale p79 vivifier ces traits sous un ciel ébloui. Comme autrefois, toujours, c' était bien aujourd' hui le beau front lumineux et chargé de pensées ; mais son éclat, vainqueur des ombres dispersées, brillait plus éloquent encore ; il se gonflait, flamboyant, agrandi sous le double reflet d' un éternel bonheur et d' une paix conquise. C' était, sous la lueur changeante qui l' irise, la même chevelure aux anneaux blonds et bruns, libres et déroulés sans fin, dont quelques-uns, voluptueux flocons qu' un sein grec illumine, flottaient confusément aux bords de la poitrine. Mais, plus souple auréole et plus suave encor, s' épandait sur le cou leur opulent trésor. Les yeux étaient toujours aussi pleins, aussi chastes, aussi profonds, l' un bleu comme les nuits néfastes sans lune, l' autre, noir comme l' encre, et tous deux limpides ; mais le large éclair qui sortait d' eux n' était plus la clarté de l' orgueil ni du rêve ; c' était l' ardent rayon de l' amour qui se lève ; et la lèvre, plus rouge encor, plus finement découpée aujourd' hui, comme pour le serment et pour l' aveu, s' ouvrait au baiser qui l' attire. On entait à travers ce superbe sourire la victoire éclater dans la soumission, comme aussi dans ces yeux, avec la passion, passer l' enivrement d' une beauté céleste. Et comme refoulant derrière elle, d' un geste, et pour jamais, bien loin, les brumes d' autrefois, p80 par un miracle d' art qui renverse les lois, dans la pleine lumière où chaque trait s' anime elle avançait vers nous son visage sublime. Et c' était l' idéal, pensais-je, que là-bas, malgré tout, l' autre encor ne réalisait pas. " enfin ! S' écria-t-il, cette fois, c' est bien lle ! N' est-ce pas, qu' elle vit ? N' est-ce pas, qu' elle est belle ? Une âme plane aussi sur ma création, et ton coeur bat en moi, divin Pygmalion ! Qui donc a pu railler ton amour ineffable ? Ta Galatée, ô grec ! N' était point une fable ! Ce n' est pas ta statue au marbre radieux qui s' anima pour toi sous le souffle des dieux. Non. Mais ils t' ont permis, ton oeuvre terminée, de rencontrer alors la femme devinée ! -celle-là, quant à moi, j' en reste convaincu, lui dis-je, n' est qu' un songe, et n' a jamais vécu. Mais les autres, Centi ! Vous avez, je le jure, sous le soleil de tous vu passer leur figure ! -où donc l' aurais-je pu ? Dit-il. Mais que me font ces ébauches, d' ailleurs ! Dans leur néant profond qu' elles rentrent ! Voici la seule qui soit faite pour moi, l' évocateur, ou pour moi, le prophète ! Et maudits soient-ils tous, les pinceaux ! Je suis né trop tard, ou bien trop tôt. L' amour est condamné ! p81 Car l' amour est au fond du royaume des rêves, dans les bosquets perdus qu' on remplacés les grèves, dans les mondes encor sans voix et sans écho, dans le silencieux amas des vieux chaos, dans la poussière d' or des mirages splendides, ou dans les paradis noyés des atlantides ! Oui, je vous dis qu' un jour elle vivra, sinon qu' elle est morte à jamais sans avoir su mon nom ! " et pendant qu' il parlait, je voyais sur sa lèvre trembler le désespoir furieux et la fièvre. " regardez, reprit-il, elle a chassé la nuit qui jadis l' entourait, jalouse, et qui s' enfuit ! Elle apparaît, semblable à l' étoile dernière, sur mon coeur épanchant tout un ciel de lumière ! Et je l' aime ! Et jamais l' éclair d' un oeil vivant, je le sais, ici-bas n' a frappé plus avant, ni fait plus tressaillir les profondeurs d' une âme ! Dans l' amour infini d' un amant, jamais femme, comme une reine au fond d' un palais, n' a marché, de salle en salle, aux chants d' un orchestre caché, vers un trône plus beau, d' un pas plus sûr ! Je l' aime, celle-ci dont ma main a retracé l' emblème, la morte, ou l' invisible encor, l' être innomé qui, si j' avais vécu plus tôt, m' aurait aimé, qui m' aimerait plus tard, si je pouvais revivre ! La femme qui peut-être à l' heure même enivre quelque part d' autres yeux, ô rage ! Que mes yeux, et qui doit, loin de moi, mourir sous d' autres cieux ! p82 Ah ! Si vraiment tu vis, si je pouvais le croire, périssent d' un seul coup mon génie et ma gloire ! Et vienne aussi la mort ! Je l' accepte, content, pourvu que je te voie une heure, un seul instant, et te parle, et t' entende, et t' admire, et t' adore, ô toi qui m' aimeras ! ô femme dont j' ignore la patre et le nom ! Toi qui prends mon destin, et souris comme au ciel l' étoile du matin ! " je frémissais ainsi qu' un blessé que l' on touche, et mon secret déjà s' échappait de ma bouche ; derrière nous un bruit de pas, en ce moment, nous fit nous retourner tous les deux brusquement vers le vaste rideau qui recouvrait l' entrée. Dans un angle une main, vive lueur montrée, avec un geste prompt l' écarta tout entier, repliant les anneaux sur la tringle d' acier. Et debout sur le seuil, grande et noble statue, une femme était là, royalement vêtue, comme en un autre cadre, immobile, ses traits recouverts d' un long voile aux attirants secrets, pareille aux visions des nuits surnaturelles, qui, dilatant d' effroi les yeux fixés sur elles, fascinent les vivants par leur solennité. Une femme était là, sûre de sa beauté, au maintien qu' aussitôt j' avais cru reconnaître, et vers qui, jaillissant de la haute fenêtre, comme pour un salut, ruisselèrent d' un bond les feux enorgueillis du soleil moribond. p83 à peine elle aperçut la peinture immortelle, que l' ombre étincela sous la riche dentelle ; alors, d' une voix lente, au timbre musical comme le clair écho d' un sonore métal, elle laissa tomber ces mots dans le silence : " au beau siècle de l' art, autrefois, dans Florence, grand parmi les plus grands fut l' un de vos aïeux, dont le chef-d' oeuvre était le portrait merveilleux de mon aïeule à moi, qu' on nommat par la ville l' étoile du matin. Dans un siècle infertile votre nom seul rayonne. En vous je reconnai le plus digne héritier des anciens ; je venais demander au Centi revivant de renaître sous le divin pinceau qu' il tient de son ancêtre, moi, dont le nom, là-bas, est l' étoile du soir ! " et moi, je frissonnais plus fort, car je pus voir, son voile ôté, Stella vers l' oeuvre prophétique marcher, reflet palpable et modèle identique ; je sentais mes cheveux se hérisser d' effroi, car Centi tout à coup s' était rué sur moi, car ses ongles m' entraient dans la chair leurs tenailles, et j' entendais courir, en rayant les murailles, le rire aigu qui glace et qui pénètre en nous, le rire intarissable où se tordent les fous ! REVOLTE p84 Car les bois ont aussi leurs jours d' ennui hautain ; et, las de tordre au vent leurs grands bras séculaires ; s' enveloppent alors d' immobiles colères ; et leur mépris muet insulte leur destin. Ni chevreuils, ni ramiers chanteurs, ni sources claires. La forêt ne veut plus sourire au vieux matin, et, refoulant la vie aux plaines du lointain, semble arborer l' orgueil des douleurs sans salaires. -ô bois ! Premiers enfants de la terre, grands bois ! Moi, dont l' âme en votre âme habite et vous contemple, je sens les piliers prêts à maudire le temple. Un jour, demain peut-être, arbres aux longs abois ! Quand le banal printemps ramènera nos fêtes, tous, vous resterez noirs, des racines aux faîtes ! LA PRISON p85 Comme les hauts piliers des vieilles cathédrales, ô rêves de mon coeur, vous montez ! Et je vois l' ancien encens encore endormir ses spirales à l' ombre de vos nefs, ô rêves d' autrefois ! Comme un orgue dompté par des mains magistrales, ô ma longue douleur ! Je t' écoute ; et ta voix murmure encor l 42 cho des plaintes et des râles que j' ai depuis longtemps étouffés sous mes doigts ! -allons ! Prêtre enfermé qui saignas sous l' insulte, n' as-tu pas renié ton église et ton culte, et brisé l' encensoir aux murs de ta prison ? Debout ! étends les bras sans fermer les paupières ! Qu' ils croulent, ces arceaux dont tu sculptas les pierres, dût leur poids t' écraser du coup, comme Samson ! LE VIEUX SOLITAIRE p86 J suis tel qu' un ponton sans vergues et sans mâts, aventureux débris des trombes tropicales, et qui flotte, roulant des lingots dans ses cales, su une mer sans borne et sous de froids climats. Les vents sifflaient jadis dans ses mille poulies. Vaisseau désemparé qui ne gouverne plus, il roule, vain jouet du flux et du reflux, l' ancien explorateur des vertes australies ! Il ne lui reste plus un seul des matelots qui chantaient sur la hune en dépliant la toile. Aucun phare n' allume au loin sa rouge étoile ; il tangue, abandonné tout seul sur les grands flots. La mer autour de lui se soulève et le roule ; et chaque lame arrache une poutre à ses flancs ; et les monstres marins suivent de leurs yeux blancs les mirages confus du cuivre sous la houle. p87 Il flotte, épave inerte, au gré des flots houleux, dédaigné des croiseurs aux bonnettes tendues, la coque lourde encor de richesses perdues, de trésors dérobés aux pays fabuleux. Tel je suis. Vers quels ports, quels récifs, quels abîmes, dois-tu les charrier, les secrets de mon coeur ? Qu' importe ? Viens à moi, Caron, vieux remorqueur, écumeur taciturne aux avirons sublimes ! HEMRICK, LE VEUF p88 I un amas orageux charge les horizons des gorges de Carnac aux sauvages gazons ; aux vieux troncs crevassés de profondes gerçures ; aux grands dolmens rangés dans la brume, tout droits ; aux flaques rougissant sur les bords par endroits, où, comme un assassin couvert d' éclaboussures, avant de disparaître au revers du plateau, le soleil vient laver sa face et son manteau. Un grondement lointain comme un signal s' approche. Et de l' est asombri, par bonds, de roche en roche, sur le sol où se traîne un reflet en lambeaux, la voix plus menaçante après un court silence, le souffle bref, la nuit se déploie et s' élance, pleine d' éclairs subits qu' on croirait des flambeaux p89 allumés à la hâte, éteints à l' improviste, promenés par des bras tendus vers une piste. Par les âpres sentiers qui tournent dans le val, laissant à chaque pas trébucher son cheval, Hemrick, le veuf, encor ferme et haut sur la selle, pâle, et les yeux là-bas fixés sur l' occident, regagne sans valet sa demeure ; et pendant que tout près d' écater l' orage s' amoncelle sur sa tête, il écoute en lui, profondément, retentir les échos d' un vaste ébranlement. Car dans son âme, ainsi qu' un mineur dans la mine entre d' étroits couloirs rampe, creuse et chemine, et depuis très longtemps, la lampe sourde au poing ou le pic dur levé, se dévoue à sa tâche, s' acharne sur le roc, frappe, écarte et détache quelque bloc descellé qu' on ne remplace point, dans son âme dardant des lumières livides, un soupçon a creusé de lamentables vides. Ah ! Que de jours maudits et que de nuits bien plus maudites l' ont étreint dans un flux et reflux de doutes, de stupeurs, de luttes, d' agonies, depuis le premier coup mystérieux porté dans sa douleur pieuse et dans sa loyauté ! Depuis que, pour blêmir au glas des insomnies, il suivait l' invisible et fatal promeneur sapant tout ce qui fut sa gloire et son bonheur ! p90 Sa confiance était comme un sol granitique où ses pensers, hautains ainsi qu' un bois antique, pleins d' une sève auguste, et les rameaux unis, en défiant l' acier des haches assassines, puissamment agrafés, enfonçaient leurs racines ; visités par la mort, et désormais sans nids ; saignant de tous côtés comme des troncs d' érables ; tristes, mais beaux toujours, brisés, mais vénérables. L' odieux travailleur aux efforts grandissants avait si bien repris son oeuvre en tous les sens ; il avait tant rongé, tant fouillé sans relâche les précieux filons du trésor souterrain ; tant perforé la voûte avec son bec d' airain ; tant crié vers le jour d' une voix rauque et lâche, que le jour s' était fait dans un énorme puits, et que tout un passé s' abîmait sans appuis. Avec un grand fracas de ramures penchées qui s' effondrent, froissant leurs feuilles desséchées, tout croulait à la fois dans l' espace béant, et l' honneur, et l' amour, et l' amitié, -chimères ! Tout, tout, jusqu' à l' espoir des vindictes amères, tout avait disparu dans l' antre du néant ; et la foudre pouvait choisir Hemrick pour cible : il n' était déjà plus qu' un sépulcre insensible. p91 Ii partout où se croisant pour les muets combats les regards dans les coeurs se plongent ici-bas ; das tous les temps, sous tout climat, sur tout rivage, c' est la loi qu' à son tour, éperdu, terrassé par le voluptueux désir qui l' a blessé, l' orgueil d' un front viril, enivré d' esclavage, s' est laissé choir aux pieds d' une fille aux beaux yeux qui l' écrase en jouant, sphinx alerte et joyeux. Ais si jamais amour fut l' aurore d' un songe immortel, un serment sembla moins un mensonge ; si jamais un regard, un sourire, une voix, furent clarté, reflet divin, son angélique ; si jamais, comme au fond d' un temple une relique, une vierge adorée eut un riche pavois, ce furent ton amour, ton serment, ton visage, ce fut toi, Myriann, idole au faux présage ! Et de tous ceux enfin domptés par le tourment qui fait d' un homme libre un misérable amant, tel qu' un vaincu qui tombe à genoux sans cuirasse, lui-même devant tous prompt à se désarmer, de ceux-là dont le mal est de croire et d' aimer, qui donc, portant plus haut la fierté de sa race, p92 l' humilia plus bas que Hemrick, devant toi, Myriann ! Plus docile et courbé sous ta loi ? Lui, le breton épris des hasards, dont l' épée sans cesse étincelait à quelque oeuvre occupée ; lui, l' altier successeur d' aïeux vindicatifs, qui méprisait l' amour et haïssait les chaînes, on le vit, oubliant sa superbe et ses haines, n' avoir d' autres soucis que tes désirs furtifs, que l' ombre de ton front chassée, ou d' autre ivresse que de faire à ta vie un rempart de tendresse ! Dix ans, tu lui souris, sans que ta douce main, comme pour lui cacher l' anneau d' or de l' hymen, ait une fois tremblé de crainte dans la sienne ! Sans qu' à ta lèvre rose ou qu' à ta joue en fleur résidât le silence ou courût la pâleur d' un remords né la veille ou d' une faute ancienne ; et les lacs bleus des bois entre les joncs luisants sont moins clairs que tes yeux ne furent clairs, dix ans ! Et quelle âme, elle-même à ce point avilie, à ce point se traînant dans l' écume et la lie des mystères impurs de ce monde pervers, aurait pu, même une heure, un seul instant jalouse, pour y lire les mots qu' enfouit une épouse, regarder par delà ton front lisse, à travers le limpide cristal de ton amour, ô femme ! Sans reculer bien vite et se sentir infâme ? p93 Loin des villes, d' ailleurs, hérissant ses trois tours, le manoir de Hemrick, ancien nid de vautours, avait le vieux renom de se fermer aux fêtes ; et tous deux, le front ceint de rayons, coutumiers de solitude et d' ombre, et de paix, vous aimiez, couple heureux, à sentir vos âmes satisfaites, au murmure tranquille et sacré des forêts, se confondre au réveil des calices plus frais. Mais non, Hemrick ! Ton âme ardente était de celles où le même foyer fait deux parts d' étincelles, qui brûlantes d' amour, sont chaudes d' amitié ; ton âme était le champ dont le sillon immense pour les doubles moissons se trace et s' ensemence ; et chaque jour ainsi tu donnais la moitié de toi-même à l' ami loyal, au frère d' armes, mort aussi, pour rouvrir la source de tes larmes ! ô morts ! Couchés là-bas sous le plomb bien scellé, dans votre lit bien clos, sans serrure t sans clé, dormez l' un après l' autre à la garde des anges, complices embaumés d' un fraternel regret ! Car avec vous descend dans la fosse un secret dont les vers vont nourrir leurs discrètes phalanges ; et celui qui là-haut n' en avait rien cmpris n' en connaîtra jamais l' inexigible prix. Lui, survit, foudroyé par deux fois, solitaire, inerte, inconsolable ; et toujours vers la terre, p94 du matin morne au soir lugubre, l' oeil baissé, il reprend le chemin du cher pèlerinage ; et sa double douleur augmente avec son âge ; et vos traits qu' il évoque émergent du passé plus glorieux, plus beaux, plus purs, ineffaçables, ô morts ! Qu' il a lui-même étendus sous les sables ! Morts bénis, allongeant vos membres décharnés ! Si pour la trahison vous êtes jadis nés, vous avez savamment vécu la tête haute ; et n' ayant point monté les cavales sans mors des passions sans crainte et sans pudeur, ô morts ! Ayant vaincu la vie, oubliez votre faute, confiants tous les deux, abrités, n' est-ce pas ? Dans l' ombre impénétrable et lourde du trépas ! Hemrick ! C' est trop longtemps te complaire au supplice des pleurs sur les tombeaux, du blasphème qui plisse ton front qu' un orgueilleux bonheur avait sculpté ! Viens ! Penche-toi ; souris vers la blonde auréole de ce frêle orphelin qui t' implore, symbole de l' amour renaissant de sa fragilité, consolateur suprême, adorable héritage, où ton désir s' obstine à revoir une image ! Mais il marche, l' enfant qui jouait au berceau quand l mère en tes bras se roidit, sous le sceau de la mort étendant sa main séparatrice ; et tu cherches toujours, d' un regard jamais las, p95 dans son jeune regard l' ancien azur, hélas ! Chaque jour, ravivant ta large cicatrice, tu cherches sur sa lèvre un écho d' autrefois, tu tressailles d' entendre, hélas ! Une autre voix ! Hélas ! Ceux qui sont nés sous de sombres auspices ne se rendront jamais les étoiles propices ! Et pour toi l' avenir a de plus durs arrêts ; et tu la fermeras, ta bouche palpitante dans la longue prière et l' inféconde attente ! Car il était écrit que tu ne vieillirais, père aux espoirs frustrés, aux caresses déçues, que pour le choc plus fort des célestes massues ! Il grandit ; et voilà que déjà dans ses jeux s' allume en son oeil fixe un éclair courageux ; que sa fierté s' essaie à des accents plus mâles ; et, tout à coup, plus prompt que la flèche qui part, le reflet d' un visage, un jour, de part en part, a traversé ta moelle et figé tes chairs pâles, frémissantes, après, d' avoir bien entendu le son d' une autre voix dont le souffle est perdu ! Tu pâlis, tu frémis par instinct ; tout ton être, au bord d' un précipice insondable, peut-être a tremblé d' accueillir l' affreux pressentiment ; mais pour chasser bien loin cette pensée obscure, basse comme un affront fait à la sépulture d' un ami pour jamais sans voix, fébrilement, p96 sans qu' il lui fût permis de germer ni d' éclore, tu l' arrachas, confuse à tes tempes encore ! Va ! Tu la rejetais de tes tempes en vain ! Car il est entre tous un infernal levain de martyres sans nom, sans pitié ni remède, un philtre qui bouillonne et dévore les coeurs, surpassant le venin des terribles liqueurs que la hutte sauvage en avare possède ; et, pour empoisonner un homme, un seul instant lui suffit, et c' est rop d' un symptôme flottant. Tu t' indignes en vain ; en vain tu te récries et demandes pardon à leurs cendres chéries ! Car un appel de jour en jour plus triomphant t' attire et te retourne anxieux, et te cloue, muet, tordu d' angoisse et la glace à la joue, éloigné de ton fils, du fatidique enfant de la morte, et te force à saisir au passage on ne sait quel vivace et plus sûr témoignage ! Est-ce bien là ton fils, l' innocent qui grandit dans tes salles ? Celui que toi, père maudit, tu contemples, hagard de voir que dans son geste se trace d' heure en heure un vivant souvenir, que sur sa lèvre un pli connu va revenir, que le feu d' un regard inoubliable reste sous son front, et qu' enfin, dans l' étrange héritier, un mort semble vouloir revivre tout entier ! p97 Loyal, certe, et fidèle, et brave, et magnanime, soit parmi les clameurs du combat qu' il ranime, soit pacifique, au seuil de l' hôte hospitalier, serein, et la main ferme entre ta main qu' il serre, jeune et beau, fort et doux, et pour chacun sincère, il l' était autrefois, avant de sommeiller sous les cyprès aussi, là-bas, rigide et grave, loué par l' épitaphe où a douleur se grave ! S' is souffrent en damnés, les jaloux, quel que fût l' indice qui les tient embusqués à l' affût ; tous ceux qui de cléments deviennent sanguinaires, pareils aux sectateurs des molochs altérés, aux tigres bondissants hors des épais fourrés, que souffrent-ils donc, ceux qui, pleins de sourds tonnerres, affamés de carnage et masquant leur flambeau, heurtent leurs poings crispés aux pierres d' un tombeau ! Ah ! Crispés sont tes poings ! Et sous ton crâne chauve effrayants sont tes yeux dans leur cavité fauve, chaque fois qu' éperdu de ton lâche dessein, compulsant ta mémoire aux fidèles archives, suscitant un par un dans tes marches pensives les fantômes du mort, du compagnon serein, tu les vois s 4 ajuster sur le fils qui t 4 embrasse ! Et t' apparaître tous incarnés dans ta race ! Sous ton toit qu' ont quitté tes anciens serviteurs, où tu dardes, blanchi, tes yeux inquisiteurs, p98 elle éclate à la fin, l' atroce ressemblance dont mille fois, la nuit, comme un vil espion, tu surpris, lampe en main, la lente éclosion, labourant sous tes doigts ta poitrine en silence, pour ne pas réveiller l' inconscient témoin d' un crime enseveli sous les ombres au loin ! Elle éclate à la fin, et t' obsède et te brave, en ce jeune homme fier, et magnanime, et brave, et loyal, et sincère, à qui tu n' accordas depuis longtemps déjà qu' un amour fait de haine ; et s' il parle, ton sang bout et gonfle ta veine ; et s' il veut t' embrasser, tu crois revoir Judas ; et dès qu' il te sourit, tu dresses vers les tombes un bras impatient de doubles hécatombes ! Vastes ou non, polis ou froids, bleus, gris ou noirs, si les yeux contemplés sont vraiment des miroirs, c' est que seul il s' y voit, celui qui les regarde ; et dans ceux de l' épouse et dans ceux de l' ami si jamais tu n' as vu le reptile ennemi, c' est qu' autour de ton âme il faisait bonne garde, l' ange qu' à sa défense avait placé l' orgueil, et que nul sifflement n' en franchissait le seuil. Dans la coupe où jadis débordait l' ambroisie, tu le sais, à présent, combien l' hypocrisie, sans défaillir peut-être et dès les premiers jours, savait mêler pour toi l' invisible ciguë ; p99 et combien peut la honte être aisément vaincue, et le plus long mensonge être sans remords lourds, et l' étreinte dernière être encor calculée, pour ceux-là dont l' extase était l' heure volée ! Et cependant, -telle est notre nature, tel son besoin d' une idole et son besoin d' autel, - malgré la ressemblance où ta stupeur s' abreuve, tu te reprends quand même à douter par moment, à t' écrier parfois dans ta ferveur : " il ment ! Le jeune homme pervers, l' accusateur sans preuve, le fils dénaturé qui souille à lui tout seul sa mère au front sans tache à travers un linceul ! " mais quand alors, ainsi qu' un justicier farouche, la narine renflée, et l' écume à la bouche, prêt à bondir devant ce jeune homme étonné, et ton choix déjà fait sur quelque panoplie, tu rmènes ton bras avant l' oeuvre accomplie, qui pourrait lire au fond de l' élan refréné, si c' est l' accusateur de la morte, ou lui-même, l' autre mort, que tu veux frapper dans son emblème ! La preuve irrécusable, elle est là, devant toi ! Celle qui déserta ton honneur et sa foi, aurait-elle avoué sa faute et sa traîtrise au prêtre murmurant son bréviaire banal ; ce prêtre, sans respect pour le saint tribunal, t' aurait-il tout redit parpeur ou par surprise, p100 ah ! De quelpoids nouveau pèseraient ses aveux, et quel frisson plus grand courrait dans tes cheveux ? Des témoins ? Il en est qu' on menace ou soudoie ! Un imposteur, afin que bien mieux on le croie, peut dans un coffret d' or habilement caché flétrir sur le vélin la plus chaste mémoire, et trouver le moment, le mur creux ou larmoire ; au spectre qu' en sa couche un remords a touché et qui parle aux vivants d' une oeuvre expiatoire, on peut crier : je rêve une impossible histoire ! Mais lui, le propre fruit du ténébreux forfait, bien plus haut mille fois que jamais n' eussent fait témoin, coffre qu' on brise, éphémère statue, ce revenant réel, fait de chair et de sang, nuit et jour il raconte un amour si puissant, que l' amant dans sa forme en lui se perpétue et témoigne, et t' accable, et t' insulte, et se rit du vertige où tournoie et sombre ton esprit. Oui, c' était bien le fils du compagnon coupable, c' était le compagnon lui-même-horreur palpable ! - qui s' était devant toi redressé, trait pour trait, comme un ressuscité qu' a rajeuni la bière, ce matin-là, debout, calme dans la lumière, cynique dans son crime au châtiment soustrait ! Et pour ne pas céder aux démences soudaines, tu t' es enfui livide, au hasard, par les plaines. p101 Tout le jour, à travers landes, vallons et bois, plein de larmes, ainsi qu' un vieux cerf aux abois, poursuivi par la meute ardente et découplée des jours heureux chantant dans ton long désespoir, la soif inextinguible au gosier, jusqu' au soir, à travers la campagne ironique et peuplée de visions d' amants qui rapprochent leurs fronts, tu passas, tu rougis tes fiévreux éperons ! -vengeance ! Cri féroce et stupide espérance, qui dans l' affolement d' une horrible souffrance sors partout et toujours d' un coeur d' homme jaloux ! à quel rêve jamais as-tu rendu la vie ? Et qui donc, ta rancune une fois assouvie, dans un sein ruisselant toujours par mille trous n' enfonce point encor ses dix ongles avides, conseillère sanglante aux promesses perfides ? Tout le jour, dans ses yeux au brouillard épaissi, dans sa cervelle en proie aux griffes sans merci, tu t' élanças du fond des soupirs et des râles ; tu rugis dans sa voix qui frappa sans repos au loin sur la nature en paix et sans échos, vengeance ! Toi qu' on montre aux murs des cathédrales, inutile transport des hommes furieux ! Divine volupté, qui mens, comme les dieux ! Ils doment tous les deux, là-bas, au cimetière ! Pour la noble victime et pour sa soif entière p102 ils n' ont plus de frayeur, ni de sang, ni de chairs ! Et l' outragé ne peut que reboire sa honte ! Et quand un flot de pourpre à sa face remonte, il doit laisser tomber son poignard sans éclairs, et laisser faire à Dieu, qui pèse, compte et juge, et contre qui les morts n' auront pas de refuge ! S' ils étaient là, tout près, les voleurs de son nom, les bourreaux souriants, que ferait-il ? Sinon les écraser ensemble et d' un seul coup, sur l' heure, ainsi que deux serpents sur le bord du chemin. Que pourrait-il de plus demander à sa main, que de fermer leurs yeux où la lâcheté pleure avec la grande nuit qui déjà les a faits, peut-être pour toujours, unis et satisfaits ? Mais qu' importe qu' un couple épié prie et meure, si l' angoisse pour l' autre est pareille, et demeure à jamais, si l' amour trahi hurle à jamais ! Voilà pourquoi, murée en sa rage impuissante, l' âme du veuf, au soir, errait, morne passante, irréparablement déserte déormais, sans rien voir, sans entendre autour d' elle autre chose que son effondrement dans la nuit vaste et close. p103 Iii et l' orage est prochain sur tous les horizons des gorges de Carnac aux sauvages gazons ; aux vieux troncs caverneux se montrant leurs blessures ; aux grands dolmens rangés dans la brume, tout droits ; aux flaques de sang vif qui fume par endroits, où, comme un assassin couvert d' éclaboussures, le soleil, au sortir du tragique plateau, jette derrière lui son criminel manteau. Semblables à des bras tendus, pleins de colère, rétrécissant leur vol rapide et circulaire, des nuages armés de feux, très bas et noirs, accourent ; de partout la foudre furibonde éclate et rebondit de seconde en seconde ; et la nuit violente ouvrant ses réservoirs, verse avec tous les bruits convulsifs des tempêtes la terreur aux bergers et la folie aux bêtes. Et comme un endormi flagellé tout à coup, Hemrick sur l' étrier se releva debout, blafard, la droite haute, et le buste en arrière ; et tandis qu' emporté par son vieil étalon, il assait, l' oeil sanglant, à travers un vallon qu' étoilaient, sous le ciel fendu, des croix de pierre, p104 un sanglot surhumain, un cri désespéré, vers les morts s' exhala de son coeur déchiré : " nn ! Malgré les six pieds de terre sur vos restes, malgré vos ossements en poudre, ô morts funestes ! Cria-t-il ; dût ma voix implacable, plus haut que le tonnerre, ici rouler sans fin ! Dussé-je user à votre porte un poignet sacrilège, vous ne dormirez point ce soir, traîtrs ! Il faut que vous vous réveilliez ! Il faut que vos oreilles s' emplissent pour toujours de l' horreur de mes veilles ! " ah ! Vous ne dormez pas ! Et le long des cyprès, vos corps inassouvis approchés de plus près, comme ils m' apparaissaient dans mes lentes tortures errent au souvenir des printemps amoureux ; et cette nuit terrible est sans effroi pour eux ; et vous trompez aussi l' ange des sépultures ! Enlacés dans la pluie et la foudre et les vents, insensibles tous deux aux douleurs des vivants ! " vous flottez devant moi, plus loin, lâches fantômes ! Amants parés de fleurs aux sinistres aromes ! Et pendant qu' à leur seuil d' herbe épaisse ou d' airain, sur les dalles qu' un pas insolite a heurtées, mille formes de morts se lèvent irritées ; pendant qu' il vous poursuit, cet étalon sans frein, et que mon bras pour vous anéantir se dresse, vous ne daignez rien voir que votre propre ivresse ! p105 " eh ! Bien ! Puisque la vie enferme ma fureur, cette pointe impuissante entrera dans mon coeur ! Et que tout mon enfer s' éteigne, ou bien consume mon âme libre aussi de ses liens charnels ; et que je sache enfin si les affreux appels des jaloux se tairont dans le sommeil posthume ; si vous m' échapperez toujours ! Et si jamais tu ne m' aimeras plus, Myriann, que j' aimais ! " -et comme un bloc, Hemrick roula hors de la selle, une plaie à grands flots ruisselant sous l' aisselle, au bas d' un mausolée où son blason paraît ; et la porte de bronze a dans la nuit fatale retenti sous son poing d' une voix sépulcrale ; et le vieil étalon brusquement en arrêt, frappa d' un dur sabot sur le marbre sonore, blanc d' écume, le cou tendu, jusqu' à l' aurore ! IN EXTREMIS p106 Son nom ? -tu veux savoir s' il fut illustre ou non ? Eh bien, je ne sais pas ! Que peut te faire un nom ! Personne sur son front n' inscrit le nom qu' il porte ! C' était un homme, avec un nom. Mais que t' importe ? -sa race ? -laissons là, crois-moi, tous ses aïeux ! L' âme de bien des morts tressaillait dans ses yeux ; mais la sienne, à coup sûr, l' obsédait davantage. C' était un homme, avec un très riche héritage de désirs obstinés dans leur espoir têtu, d' âmes vieilles pesant sur son âme, entends-tu ! Quant à l' autre blason qu' une race confère, il ne le montrait pas, et tu n' en as que faire. -sa patrie ? -insensé ! Quelle est-elle ici-bas ? Lequel nous appartient le plus, des deux grabats où la vie ouvre et ferme à son gré sa spirale, du premier où l' on crie, et de l' autre où l' on râle ? La patrie ! Est-ce un champ ? Une île ? Un astre entier ? Né dans un large lit, ou né dans un sentier, p107 c' était un homme avec la terre pour patrie, ou pour exil ; un homme avec l' âme meurtrie ! -son âge ? -en sauras-tu plus long, si je le dis ? Ah ! Le vieillard traînant ses membres engourdis, souvent, plus que le corps, a le coeur lourd d' années, et l' esprit éperdu sous les heures damnées plus encor que le coeur ! Vois ! Cherche son regard, et lis, si tu le peux, dans un rayon hagard, sous le double fardeau de l' angoisse amassée laquelle a plus vieilli, la chair ou la pensée ! Et quand le corps enfin a fait son dernier pas, il aspire au repos éternel, mais non pas l' âme encor préparée aux étreintes futures ! C' était un homme, avec d' innombrables tortures dans la poitrine, et qui se couchait gravement, pour mourir, sous un ciel au louche flamboiement. -où donc ? Dans quel pays ? Dans quel siècle ? -tu railles ! As-tu peur de mourir loin de quatre murailles, sans amis, sans parents, sans pleurs, abandonné ? Et quand ton heure à toi de même aura sonné, me demanderas-tu, réponds, quelle frontière creusera ton sépulcre, et dans quel cimetière ? Dans quel siècle, as-tu dit ? Va ! Le maleur est vieux ! Et comme hier, demain, l' invisible envieux, toujours multipliant ses noires fantaisies, saura fouiller les flancs des victimes choisies. Tant qu' il lui restera quelque hochet vivant, va ! Le malheur toujours sera jeune et savant ! C' était un homme, avec ses luttes infinies, p108 jouet depuis longtemps des lentes agonies, et qui, seul, une nuit, sur le dos renversé, râlait au coin d' un bois, au bord d' un dur fossé, sans prière, sans plainte aussi, les membres roides, et les yeux grands ouverts au fond des brumes froides ! Il suffit. Et la mort dans ses veines filtrait. Mais avant d' expirer, voilà que, tout d' un trait, il revit devant lui passer l' horrible drame de ses jours dont l' enfer avait tissé la trame. Alors il dit : " soyez demain plus odieux ; " j' ai le rêve et l' orgueil ; je vous pardonne, ô dieux ! " L'EXEMPLE p109 sous le fécond soleil des nations antiques, l' homme était riche en dieux dont il savait les nos ; et des images d' or encombraient les portiques, ou, géantes, gardaient le seil des parthénons. Et pourtant, jamais las d' encens ni de prières, l' homme des jours sereins où riaient les dieux nus, entre le ciel et lui rêvant plus de lumières, sacrifiait encore à des dieux inconnus ! Nos coeurs ne vibrent plus aux naissances prochaines de ceux que conviait le large coeur païen ; et ce n' est plus afin de ressaisir des chaînes que nous fouillons la foi de l' univers ancien. Aux stériles éclairs d' un soleil qui s' épuise, sur le poudreux amas des autels d' autrefois, nous regardons crouler les fûts noirs de l' église, sans que la mort d' un dieu fasse gémir les bois. p111 Tous les dieux sont-ils morts ? Ou, vaincus par l' exemple, ceux qui nous voient de loin livrés au sombre mal, renoncent-ils d' avance à la gloire du temple, par horreur du calvaire et du sang baptismal ? L'EPREUVE L' invisible, celui qui règne dans les cieux, assembla ses enfants pour lui chanter sa gloire ; et Satan était là, qui se dressait près d' eux. Et le très-haut lui it : " d' où viens-tu ? -mon histoire est vieille, répondit l' adversaire : j' ai fait tout le tour de ton oeuvre avec mon aile noire. " j' ai délié l' esprit que ta règle étouffait ; j' ai pourri le bon grain, j' ai récolté l' ivraie ; tesanges ont raison de chanter, en effet ! " leur louange est mensonge et ma parole est vraie : l' esprit de l' homme est plein d' aversion pour toi. Nu ne t' aime, hors ceux que ta rancune effraie. -" tu n' as considéré que l' incomplète foi, dit l' éternel, de ceux que l' épreuve terasse. Les coeurs simples et purs sont heureux sous ma loi. p112 -" sur un fumier, couvert d' une lèpre vorace, un être, dit Satan, sans amis, sans espoir, survivait, en opprobre à tous ceux de sa race. " c' était un homme. Nu, gisant, horrible à voir, avec un caillou plat il grattait ses ulcères, le jour durant sans pain, et sans sommeil le soir. " si pour te réjouir les maux sont nécessaires, il avait en cela cent fois bien mérité ; car ce juste n' avait point d' égal en misères. " loin de tous, en dehors des murs d' une cité, dans le pays de Hus où le péché domine, il maudissait la vie et ton iniquité. " oui, tordu par son mal, mangé par la vermine, vile forme sans nom parmi les animaux, il ouvrait ce regard que la haine illumine. " le très-fort dit : " qu' importe une chair en lambeaux ? Le juste est celui seul qui lui-même s' oublie, et ne contemple pas uniquement ses maux. -" celui-ci n' avait point une âme ensevelie dans son propre tourment, si monstrueux qu' ilfût : les pleurs universels l' avaient toute remplie. p113 " moi, le rôdeur sournois et qui veille à l' affût, le fomenteur subtil des mauvaises pensées, je pris ce malheureux effroyable pour but. " et ses chairs tout d' abord furent cicatrisées ; je le guéris sur l' heure, et le soutins debout n' ayant plus souvenir de ses hontes passées. " il regarda la cuve où s' amoncelle et bout l' épais fourmillement des hommes, et qui fume ; puis l' horizon qui n' a commencement ni bout ; " et je vis qu' il restait dévoré d' amertume en songeant à l' angoisse où ton peuple croupit sous ton oeil clos au fond d' une insondable brume. " je rendis la jeunesse à son corps décrépit ; je dressai l' arc noueux et brisé de son torse ; après, j' enveloppai ses membres d' un habit. " la ville flamboyait comme une immense amorce. Je lui dis : " va ! La vie est bonne ; sois heureux ! " et je fis resplendir la beauté sur sa force. " il y marcha, parmi des mendiants poudreux ; et je vis, le suivant pas à pas à la piste, qu' il se sentait imbu du fiel de leurs yeux creux. p114 -" eh bien ! Dit l' être unique à Satan : qu' il assiste son frère, celui-là qui voit l' appel d' autrui ! Cet homme s' en ira joyeux, s' il était triste. -" l' aumône, il se peut bien, fait sourire celui qui donnant un denier se dit qu' il te le prête, et ne place un secours qu' au taux de ton appui. " je connais la prudence entre toutes secrète ! Lui, supputait, au fond de lui-même, combien sont là, pour qui jamais table ou moisson n' est prête. " morne, il allait, disant : " je ne possède rien ! " je l' avais rendu jeune et fort ; je le fis riche à ne pouvoir compter ses troupeaux ni son bien. " quiconque errait, sordide, et tel qu' un chien sans niche, vendangea dans sa vigne et glana dans son champ. Mais l' ortie est tenace au coeur que l' on défriche ! " si prodige fût-il, l' avare et le méchant pullulent sur la terre ; et lui, voyait sans cesse de maigres doigts nouveaux à ses mains s' accrochant. " comprenant que pour un à qui l' on fait largesse mille crieront, vers toi les bras en vain dressés, généreux, il faisait l' aumône avec tristesse. p115 -" ils ont l' amour, les fils de ceux que j' ai chassés ! Et la femme a des yeux où j' ai mis ma lumière. Pour aimer le très-bon, qu' ils s' aiment ! C' est assez ! -" parfois un astre brille au fond d' une paupière ; et l' amour est vraiment le reflet de l' éden ! à qui veut l' entrevoir, un ange crie : " arrière ! " " comme un ressouvenir du souriant jardin, il la chercha, l' ivresse ineffablement pure. Mais la beauté qui charme a le cruel dédain. " il était beau. Toujours il vivait la torture de ceux que la laideur a marqués en naissant pour servir à l' amour d' éternelle pâture. " il aima. Sa révolte encore allait croissant ; car, doué d' un esprit que la justice affame, les fureurs des jaloux le tenaient frémissant. " c' est le suprême don que l' amour d' une femme. Mais tout coeur qui se donne est pour d' autres perdu, et seul en est joyeux l' égoïte ou l' infâme. " il fut aimé. Mais lui, s' assombrissait, mordu par tous les désespoirs que la beauté méprise, par le cri furieux de l' amour entendu. p116 " si grand qu' un bonheur soit, pour l' homme sans traîtrise, s' il est fait du malheur d' un autre, n' est-ce pas la coupe de poison que la main ivre a prise ? " et je riais de voir que tout fruit mûr, là-bas, est sûrement percé par un ver invisible ; et qu' il revomissait les plus puissants appâts. " et je prenais toujours ce coeur simple pour cible. J' élargissais encor la part de son bonheur, sans qu' un remercîment pour toi lui fût possible. -" mon oeuvre est bon ainsi q' il est ! Dit le seigneur. -et les routes du ciel aux hommes sont fermées ! Je sais cela, reprit le parfait raisonneur. " les rêves les plus chers aux foules affamées, lui, les réalisait. Il fut roi sur les rois qui se disent choisis par le dieu des armées. " le meurtre est le plaisir où tes fils sont adroits, c' est la gloire de ceux qui portent la couronne ; mais la sienne chargeait son front, si tu m' en crois. " ô créateur d' Adam ! Quel concert t' environne ! De tous les avortons du couple rejeté, qui donc plus que ce roi se lamenta ? Personne ! p117 " léguant l' arrêt divin à leur postérité, tous ont gémi, les forts, les lâches, les victimes. Nul n' a vécu plus pâle et plus épouvanté, " que ce puissant, par moi sorti des noirs abîmes pour être sur la terre, et plus qu' eux, revêtu du glacial frisson pris à toutes les cimes ! " le plus affreux supplice est l' extrême vertu. Son grand sanglot déborde, et monte dans les âges vers celui qui toujours dans son ombre s' est tu. " écoute ce qu' il dit, le sage entre les sages : " tout n' est que vanité, cendre, fumée ou vent ! " et rien ne sert, travaux, fortune, apprentissages ! " tout passe et meurt, le fou, l' inepte et le savant ! " il n' est rien de nouveau ; tout vient pa aventure ! " l' état d' un mort vaut mieux que l' état d' un vivant ! " toutes sortes de maux rongent la créature, " et de tous la pensée est le pire tourment ; " et l' amour est amer plus que la sépulture ! " " voilà ton oeuvre ! Il est risible assurément de te voir pour cela convoquer tes phalanges à t' appeler très-haut, très-fort et très-clément ! p119 " dis-leur donc devant moi de chanter tes louanges ! " -mais celui dont le trône est au fond des sept cieux, ne répondit plus rien au corrupteur des anges ; l' invisible resta là-haut silencieux ! LA VIERGE Quand l' oeil fit autrefois éclosion sur terre dans un frêle organisme encor rudimentaire ; quand le premier regard de l' atome vivant, d' un seul coup jusqu' au fond du ciel vide arrivant, découvrit le soleil plus vite qu' il n' éclaire, et depuis lors gardant comme un feu similaire, énigme clairvoyante au bord d' un embryon, ébloui, se tourna vers la formation ; quand ce rayon qu' un souffle intérieur active, perçant l' énormité de la nuit primitive, se promena, reflet conscient, à travers le secret d' un aveugle et spledide univers ; ô pics échelonnés ! ô forêts monstrueuses ! ô fleuves ! Lacs ! Vallons ! ô mers tumultueuses ! Formes qui sous l' éclat des couleurs palpitez ! Vous tous, oeuvres des temps et des affinités, plaines en fleurs, déserts, plages ou promontoires, spectacles merveilleux ! Qui dans vos propres gloires, et transmués sans fin par un désir obscur, rouliez, tels que dans l' ombre opaque, sous l' azur ! p120 Membres de la déesse unique et sans apôtre, avez-vous tressailli d' un hémisphère à l' autre ? ô nature ! Miracle à toi-même caché, as-tu senti le bas de ton manteau touché par quelque avant-coureur d' un dieu qui va paraître, à la fois ton amant, ton chantre et ton vrai maître ? Et quand l' homme apparut, plein d' extase, emplissant avec ses yeux son âme et son crâne puissant, ô fille du mystère où le mystère émerge ! N' as-tu pas tout entière alors, sublime vierge ! Frémi profondément d' angoisse et de fierté, sentant tomber ton voile et briller ta beauté ? Non ! L' éternelle horreur d' être sans but ni causes fait seule tes frissons dans tes métempsycoses ! Tes images, tes bruits, tes parfums, tes saveurs, tout cet enchantement de nos esprits rêveurs, production des sens, n' est qu' un songe qui passe, et qui mourra comme eux, emportant dans l' espace ou rendant à te sourds, noirs et muets travaux la chimère des coeurs et l' effort des cerveaux ! Non ! Ton voile est tombé, tu restas l' insensible, l' inerte fiancée, et la vierge invincible que le profanateur s' épuise à violer ! Non ! Non ! Tu resplendis, sans lui rien révéler que la stérilité de ta force infinie et le néant d' ouvrir même en toi son génie !