Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Fables de M. j-p de Florian [Document électronique] 1 DE LA FABLE -------------------------------------------------------------------------------- p5 Il y a quelque temps qu' un de mes amis, me voyant occupé de faire des fables, me proposa de me présenter à un de ses oncles, vieillard aimable et obligeant, qui toute sa vie avoit aimé de prédilection le genre de l' apologue, possédoit dans sa bibliotheque presque tous les fabulistes, et relisoit sans cesse La Fontaine. J' acceptai avec joie l' offre de mon ami : nous allâmes ensemble chez son oncle. Je vis un petit vieillard de quatre-vingts ans à-peu-près, mais qui se tenoit encore droit. Sa physionomie étoit douce et gaie, ses yeux vifs et spirituels ; son visage, son sourire, sa maniere d' être, annonçoient cette paix de l' ame, cette habitude d' être heureux par soi qui se communique aux autres. On étoit sûr, au premier abord, que l' on voyoit un honnête homme que la fortune avoit respecté. Cette idée faisoit -------------------------------------------------------------------------------- p6 plaisir, et préparoit doucement le coeur à l' attrait qu' il éprouvoit bientôt pour cet honnête homme. Il me reçut avec une bonté franche et polie, me fit asseoir près de lui, me pria de parler un peu haut, parcequ' il avoit, me dit-il, le bonheur de n' être que sourd ; et, déjà prévenu par son neveu que je me donnois les airs d' être un fabuliste, il me demanda si j' aurois la complaisance de lui dire quelques uns de mes apologues. Je ne me fis pas presser, j' avois déja de la confiance en lui. Je choisis promptement celles de mes fables que je regardois comme les meilleures ; je m' efforçai de les réciter de mon mieux, de les parer de tout le prestige du débit, de les jouer en les disant ; et je cherchai dans les yeux de mon juge à deviner s' il étoit satisfait. Il m' écoutoit avec bienveillance, sourioit de temps en temps à certains traits, rapprochoit ses sourcils à quelques autres, que je notois en moi-même pour -------------------------------------------------------------------------------- p7 les corriger. Après avoir entendu une douzaine d' apologues, il me donna ce tribut d' éloges que les auteurs regardent toujours comme le prix de leur travail, et qui n' est souvent que le salaire de leur lecture. Je le remerciai, comme il me louoit, avec une reconnoissance modérée ; et, ce petit moment passé, nous commençâmes une conversation plus cordiale. J' ai reconnu dans vos fables, me dit-il, plusieurs sujets pris dans des fables anciennes ou étrangeres. Oui, lui répondis-je, toutes ne sont pas de mon invention. J' ai lu beaucoup de fabulistes ; et lorsque j' ai trouvé des sujets qui me convenoient, qui n' avoient pas été traités par La Fontaine, je ne me suis fait aucun scrupule de m' en emparer. J' en dois quelques uns à ésope, à Bidpaï, à Gay, aux fabulistes allemands, beaucoup plus à un espagnol nommé Yriarté, poëte dont je fais grand cas, et qui m' a fourni mes apologues les plus heureux. Je compte bien en prévenir le -------------------------------------------------------------------------------- p8 public dans une préface, afin que l' on ne puisse pas me reprocher... oh ! C' est fort égal au public, interrompit-il en riant. Qu' importe à vos lecteurs que le sujet d' une de vos fables ait été d' abord inventé par un grec, par un espagnol, ou par vous ? L' important, c' est qu' elle soit bien faite. La Bruyere a dit : le choix des pensées est invention. d' ailleurs, vous avez pour vous l' exemple de La Fontaine. Il n' est guere de ses apologues que je n' aie retrouvés dans des auteurs plus anciens que lui. Mais comment y sont-ils ? Si quelque chose pouvoit ajouter à sa gloire, ce seroit cette comparaison. N' ayez donc aucune inquiétude sur ce point. En poésie, comme à la guerre, ce qu' on prend à ses freres est vol, mais ce qu' on enleve aux étrangers est conquête. Parlons d' un chose plus importante : comment avez-vous considéré l' apologue ? à cette question, je demeurai surpris, je rougis un peu, je balbutiai ; et, voyant -------------------------------------------------------------------------------- p9 bien, à l' air de bonté du vieillard, que le meilleur parti étoit d' avouer mon ignorance, je lui répondis, si bas qu' il me le fit répéter, que je n' avois pas encore assez réfléchi sur cette question, mais que je comptois m' en occuper quand je ferois mon discours préliminaire. J' entends, me répondit-il : vous avez commencé par faire des fables ; et, quand votre recueil sera fini, vous réfléchirez sur la fable. Cette maniere de procéder est assez commune, même pour des objets plus importants. Au surplus, quand vous auriez pris la marche contraire, qui sûrement eût été plus raisonnable, je doute que vos fables y eussent gagné. Ce genre d' ouvrage est peut-être le seul où les poétiques sont à-peu-près inutiles, où l' étude n' ajoute presque rien au talent, où, pour me servir d' une comparaison qui vous appartient, on travaille, par une espece d' instinct, aussi bien que l' hirondelle bâtit son nid, ou bien aussi mal que le moineau fait le sien. -------------------------------------------------------------------------------- p10 Cependant je ne doute point que vous n' ayez lu, dans beaucoup de préfaces de fables, que l' apologue est une instruction déguisée sous l' allégorie d' une action : définition qui, par parenthese, peut convenir au poëme épique, à la comédie, au roman, et ne pourroit s' appliquer à plusieurs fables, comme celles de Philomele et Progne , de l' oiseau blessé d' une fleche , du paon se plaignant à Junon , du renard et du buste , etc. Qui proprement n' ont point d' action, et dont tout le sens est renfermé dans le seul mot de la fin ; ou comme celles de l' ivrogne et sa femme , du rieur et des poissons, de Tircis et Amarante, du testament expliqué par ésope, qui n' ont que le mérite assez grand d' être parfaitement contées, et qu' on seroit bien fâché de retrancher quoiqu' elles n' aient point de morale. Ainsi cette définition, reçue de tous les temps, ne me paroît pas toujours juste. Vous avez lu sûrement encore, dans le très ingénieux discours que feu M De -------------------------------------------------------------------------------- p11 La Motte a mis à la tête de ses fables, que, pour faire un bon apologue, il faut d' abord, se proposer une vérité morale, la cacher sous l' allégorie d' une image qui ne peche ni contre la justesse, ni contre l' unité, ni contre la nature ; amener ensuite des acteurs que l' on fera parler dans un style familier mais élégant, simple mais ingénieux, animé de ce qu' il y a de plus riant et de plus gracieux, en distinguant bien les nuances du riant et du gracieux, du naturel et du naïf . Tout cela est plein d' esprit, j' en conviens : mais, quand on saura toutes ces finesses, on sera tout au plus en état de prouver, comme l' a fait M De La Motte, que la fable des deux pigeons est une fable imparfaite, car elle peche contre l' unité ; que celle du lion amoureux est encore moins bonne, car l' image entiere est vicieuse . Mais, pour le malheur des -------------------------------------------------------------------------------- p12 définitions et des regles, tout le monde n' en sait pas moins par coeur l' admirable fable des deux pigeons , tout le monde n' en répete pas moins souvent ces vers du lion amoureux , amour, amour, quand tu nous tiens, on peut bien dire, adieu prudence ; et personne ne se soucie de savoir qu' on peut démontrer rigoureusement que ces deux fables sont contre les regles. Vous exigerez peut-être de moi, en me voyant critiquer avec tant de sévérité les définitions, les préceptes donnés sur la fable, que j' en indique de meilleurs : mais je m' en garderai bien, car je suis convaincu que ce genre ne peut être défini et ne peut avoir de préceptes. Boileau n' en a rien dit dans son art poétique , et c' est peut-être parcequ' il avoit senti qu' il ne pouvoit le soumettre à ses loix. Ce Boileau, qui assurément étoit poëte, avoit fait la fable de la mort et du malheureux en concurrence avec La Fontaine. -------------------------------------------------------------------------------- p13 J B Rousseau, qui étoit poëte aussi, traita le même sujet. Lisez dans M D' Alembert ces deux apologues comparés avec celui de La Fontaine ; vous trouverez la même morale, la même image, la même marche, presque les mêmes expressions ; cependant les deux fables de Boileau et de Rousseau sont au moins très médiocres, et celle de La Fontaine est un chef-d' oeuvre. La raison de cette différence nous est parfaitement développée dans un excellent morceau sur la fable, de M Marmontel. Il n' y donne pas les moyens d' écrire de bonnes fables, car ils ne peuvent pas se donner ; il n' expose point les principes, les regles qu' il faut observer, car je répete que dans ce genre il n' y en a point : mais il est le premier, ce me semble, qui nous ait expliqué pourquoi l' on trouve un -------------------------------------------------------------------------------- p14 si grand charme à lire La Fontaine, d' où vient l' illusion que nous cause cet inimitable écrivain. " non seulement, dit M Marmontel, La Fontaine a oui dire ce qu' il raconte, mais il l' a vu, il croit le voir encore.... etc. " M Marmontel a raison : quand ce mot -------------------------------------------------------------------------------- p15 est dit, on pardonne tout à l' auteur ; on ne s' offense plus des leçons qu' il nous fait, des vérités qu' il nous apprend ; on lui permet de prétendre à nous enseigner la sagesse, prétention que l' on a tant de peine à passer à son égal. Mais un bon homme n' est plus notre égal : sa simplicité crédule, qui nous amuse, qui nous fait rire, le délivre à nos yeux de sa supériorité ; on respire alors, on peut hardiment sentir le plaisir qu' il nous donne ; on peut l' admirer et l' aimer sans se compromettre. Voilà le grand secret de La Fontaine, secret qui n' étoit son secret que parcequ' il l' ignoroit lui-même. Vous me prouvez, lui répondis-je assez tristement, qu' à moins d' être un La Fontaine il ne faut pas faire de fables ; et vous sentez que la seule réponse à cette affligeante vérité c' est de jeter au feu mes apologues. Vous m' en donnez une forte tentation ; et comme, dans les sacrifices un peu pénibles, il faut toujours profiter -------------------------------------------------------------------------------- p16 du moment où l' on se trouve en force, je vais, en rentrant chez moi... faire une sottise, interrompit-il ; sottise dont vous ne seriez point tenté, si vous aviez moins d' orgueil d' une part, et de l' autre plus de véritable admiration pour La Fontaine. Comment ! Repris-je d' un ton presque fâché, quelle plus grande preuve de modestie puis-je donner que de brûler un ouvrage qui m' a coûté des années de travail ? Et quel plus grand hommage peut recevoir de moi l' admirable modele dont je ne puis jamais approcher ? Monsieur le fabuliste, me dit le vieillard en souriant, notre conversation pourra vous fournir deux bonnes fables, l' une sur l' amour propre, l' autre sur la colere. En attendant, permettez-moi de vous faire une question que je veux aussi habiller en apologue. Si la plus belle des femmes, Hélene par exemple, régnoit encore à Lacédémone, et que tous les grecs, tous les -------------------------------------------------------------------------------- p17 étrangers, fussent ravis d' admiration en la voyant paroître dans les jeux publics, ornée d' abord de ses attraits enchanteurs, de sa grace, de sa beauté divine, et puis encore de l' éclat que donne la royauté, que penseriez-vous d' une petite paysanne ilote, que je veux bien supposer jeune, fraîche, avec des yeux noirs, et qui, voyant paroître la reine, se croiroit obligée d' aller se cacher ? Vous lui diriez : ma chere enfant, pourquoi vous priver des jeux ? Personne, je vous assure, ne songe à vous comparer avec la reine de Sparte. Il n' y a qu' une Hélene au monde ; comment vous vient-il dans la tête que l' on puisse songer à deux ? Tenez-vous à votre place. La plupart des grecs ne vous regarderont pas ; car la reine est là haut, et vous êtes ici. Ceux qui vous regarderont, vous ne les ferez pas fuir. Il y en a même qui peut-être vous trouveront à leur gré ; vous en ferez vos amis, et vous admirerez avec eux la beauté de cette reine du monde. Quand vous lui auriez dit cela, si la -------------------------------------------------------------------------------- p18 petite fille vouloit encore s' aller cacher, ne lui conseilleriez-vous point d' avoir moins d' orgueil d' une part, et de l' autre plus d' admiration pour Hélene ? Vous m' entendez ; et je ne crois pas nécessaire, ainsi que l' exige M De La Motte, de placer la moralité à la fin de mon apologue. Ne brûlez donc point vos fables ; et soyez sûr que La Fontaine est si divin, que beaucoup de places infiniment au-dessous de la sienne sont encore très belles. Si vous pouvez en avoir une, je vous en ferai mon compliment. Pour cela, vous n' avez besoin que de deux choses que je vais tâcher de vous expliquer. Quoique je vous aie dit que je ne connois point de définition juste et précise de l' apologue, j' adopterois pour la plupart celle que La Fontaine lui-même a choisie, lorsqu' en parlant du recueil de ses fables il l' appelle, une ample comédie à cent actes divers, et dont la scene est l' univers. -------------------------------------------------------------------------------- p19 En effet, un apologue est une espece de petit drame : il a son exposition, son noeud, son dénouement. Que les acteurs en soient des animaux, des dieux, des arbres, des hommes, il faut toujours qu' ils commencent par me dire ce dont il s' agit, qu' ils m' intéressent à une situation, à un évènement quelconque, et qu' ils finissent par me laisser satisfait, soit de cet évènement, soit quelquefois d' un simple mot, qui est le résultat moral de tout ce qu' on a dit ou fait. Il me seroit aisé, si je ne craignois d' être trop bavard, de prendre au hasard une fable de La Fontaine, et de vous y faire voir l' avant-scene, l' exposition, faite souvent par un monologue, comme dans la fable du berger et son troupeau ; l' intérêt commençant avec la situation, comme dans la colombe et la fourmi ; le danger croissant d' acte en acte, car il y en a de plusieurs actes, comme l' alouette et ses petits avec le maître d' un champ ; et le dénouement enfin, mis quelquefois en spectacle, comme dans le loup -------------------------------------------------------------------------------- p20 devenu berger , plus communément en simple récit. Cela posé, comme le fabuliste ne peut être aidé par de véritables acteurs, par le prestige du théâtre, et qu' il doit cependant me donner la comédie, il s' ensuit que son premier besoin, son talent le plus nécessaire, doit être celui de peindre : car il faut qu' il montre aux regards ce théâtre, ces acteurs qui lui manquent ; il faut qu' il fasse lui-même ses décorations, ses habits ; que non seulement il écrive ses rôles, mais qu' il les joue en les écrivant, et qu' il exprime à la fois les gestes, les attitudes, les mines, les jeux de visage, qui ajoutent tant à l' effet des scenes. Mais ce talent de peindre ne suffiroit pas pour le genre de la fable, s' il ne se trouvoit réuni avec celui de conter gaiement : art difficile et peu commun ; car la gaieté que j' entends est à la fois celle de l' esprit et celle du caractere. C' est ce don, le plus desirable sans doute puisqu' il -------------------------------------------------------------------------------- p21 vient presque toujours de l' innocence, qui nous fait aimer des autres parceque nous pouvons nous aimer nous-mêmes ; change en plaisirs toutes nos actions et souvent tous nos devoirs ; nous délivre, sans nous donner la peine de l' attention, d' une foule de défauts pénibles, pour nous orner de mille qualités qui ne coûtent jamais d' efforts. Enfin cette gaieté, selon moi, est la véritable philosophie, qui se contente de peu sans savoir que c' est un mérite, supporte avec résignation les maux inévitables de la vie sans avoir besoin de se dire que l' impatience n' y changeroit rien, et sait encore faire le bonheur de ceux qui nous environnent du seul supplément de notre propre bonheur. Voilà la gaieté que je veux dans l' écrivain qui raconte : elle entraîne avec elle le naturel, la grace, la naïveté. Le talent de peindre, comme vous savez, comprend le mérite du style et le grand art de faire des vers qui soient toujours de la poésie. -------------------------------------------------------------------------------- p22 Ainsi je conclus que tout fabuliste qui réunira ces deux qualités pourra se flatter, non pas d' être l' égal de La Fontaine, mais d' être souffert après lui. Parlez-vous sérieusement, lui dis-je, et prétendez-vous m' encourager ? Si tout ce que vous venez de détailler n' est que le moins qu' on puisse exiger d' un fabuliste, que voulez-vous que je devienne ? Ou laissez-moi brûler mes fables, ou ne me démontrez pas qu' elles ne réussiront point. Je pourrois vous répondre pourtant que l' élégant Phedre n' est rien moins que gai, que le laconique ésope ne l' est pas beaucoup davantage, que l' anglois Gay n' est presque jamais qu' un philosophe de mauvaise humeur, et que cependant... ces messieurs-là, reprit le vieillard, n' ont rien de commun avec vous. Indépendamment de la différence de leur nation, de leur siecle, de leur langue, songez que Phedre fut le premier chez les romains qui écrivit des fables en vers ; -------------------------------------------------------------------------------- p23 que Gay fut de même le premier chez les anglois. Je ne prétends pas assurément leur disputer leur mérite : mais croyez que ce mot de premier ne laisse pas de faire à la réputation des hommes. Quant à votre ésope, je ne dirai pas qu' il fut aussi le premier chez les grecs, car je suis persuadé qu' il n' a jamais existé. Quoi ! Répliquai-je, cet ésope dont nous avons les ouvrages, dont j' ai lu la vie dans Méziriac, dans La Fontaine, dans tant d' autres, ce phrygien si fameux par sa laideur, par son esprit, par sa sagesse, n' auroit été qu' un personnage imaginaire ? Quelles preuves en avez-vous ? Et qui donc, à votre avis, est l' inventeur de l' apologue ? Vous pressez un peu les questions, reprit-il avec douceur, et vous allez m' engager dans une discussion scientifique à laquelle je ne suis guere propre, car on ne peut être moins savant que moi. Pour ce qui regarde ésope, je vous renvoie à une dissertation fort bien faite de feu -------------------------------------------------------------------------------- p24 M Boulanger sur les incertitudes qui concernent les premiers écrivains de l' antiquité . Vous y verrez que cet ésope si renommé par ses apologues, et que les historiens ont placé dans le sixieme siecle avant notre ere, se trouve à la fois le contemporain de Crésus roi de Lydie, d' un Necténabo roi d' égypte, qui vivoit cent quatre-vingts ans après Crésus, et de la courtisanne Rhodope, qui passe pour avoir élevé une de ces fameuses pyramides bâties au moins dix-huit cents ans avant Crésus. Voilà déja d' assez grands anachronismes pour rejeter comme fabuleuses toutes les vies d' ésope. Quant à ses ouvrages, les orientaux les réclament et les attribuent à Lochman, fabuliste célebre en Asie depuis des milliers d' années, surnommé le sage par tout l' Orient, et qui passe pour avoir été, comme ésope, esclave, laid et contrefait. M Boulanger, par des raisons très plausibles, démontre à-peu-près qu' ésope et Lochman ne sont qu' un. Il est vrai qu' il -------------------------------------------------------------------------------- p25 donne ensuite des raisons presque aussi bonnes, tirées de l' étymologie, de la ressemblance des noms phéniciens, hébreux, arabes, pour prouver que ce Lochman le sage pourroit fort bien être le roi Salomon. Il va plus loin ; et, comparant toujours les identités, les rapports des noms, les similitudes des anecdotes, il en conclut que ce Salomon, si révéré dans l' Orient pour sa sagesse, son esprit, sa puissance, ses ouvrages, étoit Joseph fils de Jacob, premier ministre d' égypte. De là revenant à ésope, il fait un rapprochement fort ingénieux d' ésope et de Joseph, tous deux réduits à l' esclavage, et faisant prospérer la maison de leur maître ; tous deux enviés, persécutés, et pardonnant à leurs ennemis ; tous deux voyant en songe leur grandeur future, et sortant d' esclavage à l' occasion de ce songe ; tous deux excellant dans l' art d' interpréter les choses cachées ; enfin tous deux favoris et ministres, l' un du pharaon d' égypte, l' autre du roi de Babylone. -------------------------------------------------------------------------------- p26 Mais, sans adopter toutes les opinions de M Boulanger, je me borne à regarder comme à-peu-près sûr que ce prétendu ésope n' est qu' un nom supposé sous lequel on répandit dans la Grece des apologues connus long-temps auparavant dans l' Orient. Tout nous vient de l' Orient ; et c' est la fable, sans aucun doute, qui a le plus conservé du caractere et de la tournure de l' esprit asiatique. Ce goût de paraboles, d' énigmes, cette habitude de parler toujours par images, d' envelopper les préceptes d' un voile qui semble les conserver, durent encore en Asie ; leurs poëtes, leurs philosophes, n' ont jamais écrit autrement. Oui, lui dis-je, je suis de votre avis sur ce point. Mais quel est le pays de l' Asie que vous regardez comme le berceau de la fable ? Là-dessus, me répondit-il, je me suis fait un petit systême, qui pourroit bien n' être pas plus vrai que tant d' autres : mais, comme c' est peu important, je ne -------------------------------------------------------------------------------- p27 m' en suis pas refusé le plaisir. Voici mes idées sur l' origine de la fable. Je ne les dis guere qu' à mes amis, parcequ' il n' y a pas grand inconvénient à se tromper avec eux. Nulle part on n' a dû s' occuper davantage des animaux que chez le peuple où la métempsycose étoit un dogme reçu. Dès qu' on a pu croire que notre ame passoit après notre mort dans le corps de quelque animal, on n' a rien eu de mieux à faire, rien de plus raisonnable, rien de plus conséquent, que d' étudier avec soin les moeurs, les habitudes, la façon de vivre de ces animaux si intéressants, puisqu' ils étoient à la fois pour l' homme l' avenir et le passé, puisqu' on voyoit toujours en eux ses peres, ses enfants et soi-même. De l' étude des animaux, de la certitude qu' ils ont notre ame, on a dû passer aisément à la croyance qu' ils ont un langage. Certaines especes d' oiseaux l' indiquent -------------------------------------------------------------------------------- p28 même sans cela. Les étourneaux, les perdrix, les pigeons, les hirondelles, les corbeaux, les grues, les poules, une foule d' autres, ne vivent jamais que par grandes troupes. D' où viendroit ce besoin de société, s' ils n' avoient pas le don de s' entendre ? Cette seule question dispense d' autres raisonnements qu' on pourroit alléguer. Voilà donc le dogme de la métempsycose, qui, en conduisant naturellement les hommes à l' attention, à l' intérêt pour les animaux, a dû les mener promptement à la croyance qu' ils ont un langage. De là je ne vois plus qu' un pas à l' invention de la fable, c' est-à-dire à l' idée de faire parler ces animaux pour les rendre les précepteurs des humains. Montagne a dit que notre sapience apprend des bêtes les plus utiles enseignements aux plus grandes et plus nécessaires parties de la vie . En effet, sans parler des chiens, des chevaux, de plusieurs autres -------------------------------------------------------------------------------- p29 animaux, dont l' attachement, la bonté, la résignation, devroient sans cesse faire honte aux hommes, je ne veux prendre pour exemple que les moeurs du chevreuil, de cet animal si joli, si doux, qui ne vit point en société, mais en famille ; épouse toujours, à la maniere des guebres, la soeur avec laquelle il vint au monde, avec laquelle il fut élevé ; qui demeure avec sa compagne, près de son pere et de sa mere, jusqu' à ce que, pere à son tour, il aille se consacrer à l' éducation de ses enfants, leur donner les leçons d' innocence, de bonheur, qu' il a reçues et pratiquées ; qui passe enfin sa vie entiere dans les douceurs de l' amitié, dans les jouissances de la nature, et dans cette heureuse ignorance, cette imprévoyance des maux, cette incuriosité qui, comme dit le bon Montagne, est un chevet si doux, si sain à reposer une tête bien faite . Pensez-vous que le premier philosophe qui a pris la peine de rapprocher de ces -------------------------------------------------------------------------------- p30 moeurs si pures, si douces, nos intrigues, nos haines, nos crimes ; de comparer avec mon chevreuil, allant paisiblement au gagnage, l' homme, caché derriere un buisson, armé de l' arc qu' il a inventé pour tuer de plus loin ses freres, et employant ses soins, son adresse, à contrefaire le cri de la mere du chevreuil, afin que son enfant trompé, venant à ce cri qui l' appelle, reçoive une mort plus sûre des mains du perfide assassin ; pensez-vous, dis-je, que ce philosophe n' ait pas aussitôt imaginé de faire causer ensemble les chevreuils pour reprocher à l' homme sa barbarie, pour lui dire les vérités dures que mon philosophe n' auroit pu hasarder sans s' exposer aux effets cruels de l' amour propre irrité ? Voilà la fable inventée ; et, si vous avez pu me suivre dans mon diffus verbiage, vous devez conclure avec moi que l' apologue a dû naître dans l' Inde et -------------------------------------------------------------------------------- p31 que le premier fabuliste fut sûrement un brachmane. Ici le peu que nous savons de ce beau pays s' accorde avec mon opinion. Les apologues de Bidpaï sont le plus ancien monument que l' on connoisse dans ce genre ; et Bidpaï étoit un brachmane. Mais, comme il vivoit sous un roi puissant dont il fut le premier ministre, ce qui suppose un peuple civilisé dès long-temps, il est assez vraisemblable que ses fables ne furent pas les premieres. Peut-être même n' est-ce qu' un recueil des apologues qu' il avoit appris à l' école des gymnosophistes, dont l' antiquité se perd dans la nuit des temps. Ce qu' il y a de sûr, c' est que ces apologues indiens, parmi lesquels on trouve les deux pigeons , ont été traduits dans toutes les langues de l' Orient, tantôt sous le nom de Bidpaï ou Pilpai, tantôt sous celui de Lochman. Ils passerent ensuite en Grece sous le titre de fables d' ésope. Phedre les fit connoître -------------------------------------------------------------------------------- p32 aux romains. Après Phedre, plusieurs latins, Aphtonius, Avien, Gabrias, composerent aussi des fables. D' autres fabulistes plus modernes, tels que Faërne, Abstémius, Camérarius, en donnerent des recueils, toujours en latin, jusqu' à la fin du seizieme siecle qu' un nommé Hégémon, de Châlons-Sur-Saône, s' avisa le premier de faire des fables en vers françois. Cent ans après, La Fontaine parut ; et La Fontaine fit oublier toutes les fables passées, et, je tremble de vous le dire, vraisemblablement aussi toutes les fables futures. Cependant M De La Motte et quelques autres fabulistes très estimables de notre temps ont eu, depuis La Fontaine, des succès mérités. Je ne les juge pas devant vous, parceque ce sont vos rivaux ; je me borne à vous souhaiter de les valoir. Voilà l' histoire de la fable, telle que je la conçois et la sais. Je vous l' ai faite pour mon plaisir peut-être plus que pour -------------------------------------------------------------------------------- p33 le vôtre. Pardonnez cette digression à mon âge et à mon goût pour l' apologue. à ces mots le vieillard se tut. Je crois qu' il en étoit temps, car il commençoit à se fatiguer. Je le remerciai des instructions qu' il m' avoit données, et lui demandai la permission de lui porter le recueil de mes fables, pour qu' il voulût bien retrancher d' une main plus ferme que la mienne celles qu' il trouveroit trop mauvaises, et m' indiquer les fautes susceptibles d' être corrigées dans celles qu' il laisseroit. Il me le promit, me donna rendez-vous à huit jours de là. On juge que je fus exact à ce rendez-vous : mais quelle fut ma douleur, lorsqu' arrivant avec mon manuscrit j' appris à la porte du vieillard qu' il étoit mort de la veille ! Je le regrettai comme un bienfaiteur ; car il l' auroit été, et c' est la même chose. Je ne me sentis pas le courage de corriger sans lui mes apologues, encore moins celui d' en retrancher ; et, privé de conseil, de guide, -------------------------------------------------------------------------------- p34 précisément à l' instant où l' on m' avoit fait sentir combien j' en avois besoin, pour me délivrer du soin fatigant de songer sans cesse à mes fables je pris le parti de les imprimer. C' est à présent au public à faire l' office du vieillard ; peut-être trouverai-je en lui moins de politesse, mais il trouvera dans moi la même docilité. 1 LA FABLE ET LA VERITE -------------------------------------------------------------------------------- p35 La vérité, toute nue, sortit un jour de son puits. Ses attraits par le temps étoient un peu détruits ; jeune et vieux fuyoient à sa vue. La pauvre vérité restoit là morfondue, sans trouver un asyle où pouvoir habiter. à ses yeux vient se présenter la fable, richement vêtue, portant plumes et diamants, -------------------------------------------------------------------------------- p36 la plupart faux, mais très brillants. Eh ! Vous voilà ! Bon jour, dit-elle : que faites-vous ici seule sur un chemin ? La vérité répond : vous le voyez, je gele ; aux passants je demande en vain de me donner une retraite, je leur fais peur à tous : hélas ! Je le vois bien, vieille femme n' obtient plus rien. Vous êtes pourtant ma cadette, dit la fable, et, sans vanité, par-tout je suis fort bien reçue : mais aussi, dame vérité, pourquoi vous montrer toute nue ? Cela n' est pas adroit : tenez, arrangeons-nous ; qu' un même intérêt nous rassemble : venez sous mon manteau, nous marcherons ensemble. Chez le sage, à cause de vous, je ne serai point rebutée ; à cause de moi, chez les fous vous ne serez point maltraitée : servant, par ce moyen, chacun selon son goût, grace à votre raison, et grace à ma folie, vous verrez, ma soeur, que par-tout nous passerons de compagnie. 1 LA CARPE ET LES CARPILLONS -------------------------------------------------------------------------------- p37 Prenez garde, mes fils, côtoyez moins le bord, suivez le fond de la riviere ; craignez la ligne meurtriere, ou l' épervier, plus dangereux encor. C' est ainsi que parloit une carpe de Seine à de jeunes poissons qui l' écoutoient à peine. C' étoit au mois d' avril ; les neiges, les glaçons, fondus par les zéphyrs, descendoient des montagnes ; le fleuve enflé par eux s' éleve à gros bouillons, et déborde dans les campagnes. Ah ! Ah ! Crioient les carpillons, qu' en dis-tu, carpe radoteuse ? Crains-tu pour nous les hameçons ? Nous voilà citoyens de la mer orageuse ; regarde : on ne voit plus que les eaux et le ciel, les arbres sont cachés sous l' onde, nous sommes les maîtres du monde, c' est le déluge universel. Ne croyez pas cela, répond la vieille mere ; pour que l' eau se retire il ne faut qu' un instant. Ne vous éloignez point, et, de peur d' accident, suivez, suivez toujours le fond de la riviere. -------------------------------------------------------------------------------- p38 Bah ! Disent les poissons, tu répetes toujours mêmes discours. Adieu, nous allons voir notre nouveau domaine. Parlant ainsi, nos étourdis sortent tous du lit de la Seine, et s' en vont dans les eaux qui couvrent le pays. Qu' arriva-t-il ? Les eaux se retirerent, et les carpillons demeurerent ; bientôt ils furent pris, et frits. Pourquoi quittoient-ils la riviere ? Pourquoi ? Je le sais trop, hélas ! C' est qu' on se croit toujours plus sage que sa mere, c' est qu' on veut sortir de sa sphere, c' est que... c' est que... je ne finirois pas. 1 LE ROI ET LES DEUX BERGERS Certain monarque un jour déploroit sa misere, et se lamentoit d' être roi : quel pénible métier ! Disoit-il : sur la terre est-il un seul mortel contredit comme moi ? Je voudrois vivre en paix, on me force à la guerre ; je chéris mes sujets, et je mets des impôts ; -------------------------------------------------------------------------------- p39 j' aime la vérité, l' on me trompe sans cesse ; mon peuple est accablé de maux ; je suis consumé de tristesse ; par-tout je cherche des avis, je prends tous les moyens, inutile est ma peine ; plus j' en fais, moins je réussis. Notre monarque alors apperçoit dans la plaine un troupeau de moutons maigres, de près tondus, des brebis sans agneaux, des agneaux sans leurs meres, dispersés, bêlants, éperdus, et des beliers sans force errant dans les bruyeres. Leur conducteur Guillot alloit, venoit, couroit, tantôt à ce mouton qui gagne la forêt, tantôt à cet agneau qui demeure derriere, puis à sa brebis la plus chere ; et, tandis qu' il est d' un côté, un loup prend un mouton qu' il emporte bien vîte. Le berger court, l' agneau qu' il quitte par une louve est emporté. Guillot tout haletant s' arrête, s' arrache les cheveux, ne sait plus où courir, et, de son poing frappant sa tête, il demande au ciel de mourir. Voilà bien ma fidele image ! S' écria le monarque ; et les pauvres bergers, comme nous autres rois, entourés de dangers, n' ont pas un plus doux esclavage ; cela console un peu. Comme il disoit ces mots, -------------------------------------------------------------------------------- p40 il découvre en un pré le plus beau des troupeaux, des moutons gras, nombreux, pouvant marcher à peine, tant leur riche toison les gêne, des beliers grands et fiers, tous en ordre paissants, des brebis fléchissant sous le poids de la laine, et de qui la mamelle pleine fait accourir de loin les agneaux bondissants. Leur berger, mollement étendu sous un hêtre, faisoit des vers pour son Iris, les chantoit doucement aux échos attendris, et puis répétoit l' air sur son hautbois champêtre. Le roi tout étonné disoit : ce beau troupeau sera bientôt détruit : les loups ne craignent guere les pasteurs amoureux qui chantent leur bergere ; on les écarte mal avec un chalumeau. Ah ! Comme je rirois... ! Dans l' instant le loup passe, comme pour lui faire plaisir : mais à peine il paroît, que, prompt à le saisir, un chien s' élance et le terrasse. Au bruit qu' ils font en combattant, deux moutons effrayés s' écartent dans la plaine ; un autre chien part, les ramene, et pour rétablir l' ordre il suffit d' un instant. Le berger voyoit tout, couché dessus l' herbette, et ne quittoit pas sa musette. Alors le roi presque en courroux lui dit : comment fais-tu ? Les bois sont pleins de loups, tes moutons gras et beaux sont au nombre de mille ; -------------------------------------------------------------------------------- p41 et, sans en être moins tranquille, dans cet heureux état toi seul tu les maintiens ! Sire, dit le berger, la chose est fort facile ; tout mon secret consiste à choisir de bons chiens. 1 LES DEUX VOYAGEURS Le compere Thomas et son ami Lubin alloient à pied tous deux à la ville prochaine. Thomas trouve sur son chemin une bourse de louis pleine ; il l' empoche aussitôt. Lubin, d' un air content, lui dit : pour nous la bonne aubaine ! Non, répond Thomas froidement, pour nous n' est pas bien dit, pour moi c' est différent. Lubin ne souffle plus ; mais, en quittant la plaine, ils trouvent des voleurs cachés au bois voisin. Thomas tremblant, et non sans cause, dit : nous sommes perdus ! Non, lui répond Lubin, nous n' est pas le vrai mot, mais toi , c' est autre chose. Cela dit, il s' échappe à travers les taillis. Immobile de peur, Thomas est bientôt pris, il tire la bourse et la donne. Qui ne songe qu' à soi quand sa fortune est bonne dans le malheur n' a point d' amis. 1 LES SERINS ET LE CHARDONNERET -------------------------------------------------------------------------------- p42 Un amateur d' oiseaux avoit, en grand secret, parmi les oeufs d' une serine glissé l' oeuf d' un chardonneret. La mere des serins, bien plus tendre que fine, ne s' en apperçut point, et couva comme sien cet oeuf qui dans peu vint à bien. Le petit étranger, sorti de sa coquille, des deux époux trompés reçoit les tendres soins, par eux traité ni plus ni moins que s' il étoit de la famille. Couché dans le duvet, il dort le long du jour à côté des serins dont il se croit le frere, reçoit la béquée à son tour, et repose la nuit sous l' aile de la mere. Chaque oisillon grandit, et, devenant oiseau, d' un brillant plumage s' habille ; le chardonneret seul ne devient point jonquille, et ne s' en croit pas moins des serins le plus beau. Ses freres pensent tout de même : douce erreur qui toujours fait voir l' objet qu' on aime ressemblant à nous trait pour trait ! -------------------------------------------------------------------------------- p43 Jaloux de son bonheur, un vieux chardonneret vient lui dire : il est temps enfin de vous connoître ; ceux pour qui vous avez de si doux sentiments ne sont point du tout vos parents. C' est d' un chardonneret que le sort vous fit naître. Vous ne fûtes jamais serin : regardez-vous, vous avez le corps fauve et la tête écarlate, le bec... oui, dit l' oiseau, j' ai ce qu' il vous plaira, mais je n' ai point une ame ingrate, et mon coeur toujours chérira ceux qui soignerent mon enfance. Si mon plumage au leur ne ressemble pas bien, j' en suis fâché, mais leur coeur et le mien ont une grande ressemblance. Vous prétendez prouver que je ne leur suis rien, leurs soins me prouvent le contraire. Rien n' est vrai comme ce qu' on sent. Pour un oiseau reconnoissant un bienfaiteur est plus qu' un pere. 1 LE CHAT ET LE MIROIR -------------------------------------------------------------------------------- p44 Philosophes hardis, qui passez votre vie à vouloir expliquer ce qu' on n' explique pas, daignez écouter, je vous prie, ce trait du plus sage des chats. Sur une table de toilette ce chat apperçut un miroir ; il y saute, regarde, et d' abord pense voir un de ses freres qui le guette. Notre chat veut le joindre, il se trouve arrêté. Surpris, il juge alors la glace transparente, et passe de l' autre côté, ne trouve rien, revient, et le chat se présente. Il réfléchit un peu : de peur que l' animal, tandis qu' il fait le tour, ne sorte, sur le haut du miroir il se met à cheval, deux pattes par ici, deux par là ; de la sorte par-tout il pourra le saisir. Alors, croyant bien le tenir, doucement vers la glace il incline la tête, apperçoit une oreille, et puis deux... à l' instant, -------------------------------------------------------------------------------- p45 à droite, à gauche il va jetant sa griffe qu' il tient toute prête : mais il perd l' équilibre, il tombe et n' a rien pris. Alors, sans davantage attendre, sans chercher plus long-temps ce qu' il ne peut comprendre, il laisse le miroir et retourne aux souris : que m' importe, dit-il, de percer ce mystere ? Une chose que notre esprit, après un long travail, n' entend ni ne saisit, ne nous est jamais nécessaire. 1 LE BOEUF, LE CHEVAL ET L'ANE Un boeuf, un baudet, un cheval, se disputoient la préséance. Un baudet ! Direz-vous, tant d' orgueil lui sied mal. à qui l' orgueil sied-il ? Et qui de nous ne pense valoir ceux que le rang, les talents, la naissance, élevent au-dessus de nous ? Le boeuf, d' un ton modeste et doux, alléguoit ses nombreux services, sa force, sa docilité ; le coursier sa valeur, ses nobles exercices ; et l' âne son utilité. -------------------------------------------------------------------------------- p46 Prenons, dit le cheval, les hommes pour arbitres : en voici venir trois, exposons-leur nos titres. Si deux sont d' un avis, le procès est jugé. Les trois hommes venus, notre boeuf est chargé d' être le rapporteur ; il explique l' affaire, et demande le jugement. Un des juges choisis, maquignon bas-normand, crie aussitôt : la chose est claire, le cheval a gagné. Non pas, mon cher confrere, dit le second jugeur, c' étoit un gros meûnier, l' âne doit marcher le premier ; tout autre avis seroit d' une injustice extrême. Oh que nenni, dit le troisieme, fermier de sa paroisse et riche laboureur ; au boeuf appartient cet honneur. Quoi ! Reprend le coursier écumant de colere ; votre avis n' est dicté que par votre intérêt ! Eh mais ! Dit le normand, par qui donc, s' il vous plaît ? N' est-ce pas le code ordinaire ? 1 LE CALIFE -------------------------------------------------------------------------------- p47 Autrefois dans Bagdad le calife Almamon fit bâtir un palais plus beau, plus magnifique, que ne le fut jamais celui de Salomon. Cent colonnes d' albâtre en formoient le portique ; l' or, le jaspe, l' azur, décoroient le parvis ; dans les appartements embellis de sculpture, sous des lambris de cedre, on voyoit réunis et les trésors du luxe et ceux de la nature, les fleurs, les diamants, les parfums, la verdure, les myrtes odorants, les chefs-d' oeuvre de l' art, et les fontaines jaillissantes roulant leurs ondes bondissantes à côté des lits de brocard. Près de ce beau palais, juste devant l' entrée, une étroite chaumiere, antique et délabrée, d' un pauvre tisserand étoit l' humble réduit. Là, content du petit produit d' un grand travail, sans dette et sans soucis pénibles, le bon vieillard, libre, oublié, couloit des jours doux et paisibles, point envieux, point envié. -------------------------------------------------------------------------------- p48 J' ai déja dit que sa retraite masquoit le devant du palais. Le visir veut d' abord, sans forme de procès, qu' on abatte la maisonnette : mais le calife veut que d' abord on l' achete. Il fallut obéir, on va chez l' ouvrier, on lui porte de l' or. Non, gardez votre somme, répond doucement le pauvre homme ; je n' ai besoin de rien avec mon attelier. Et quant à ma maison, je ne puis m' en défaire : c' est là que je suis né, c' est là qu' est mort mon pere, je prétends y mourir aussi. Le calife, s' il veut, peut me chasser d' ici, il peut détruire ma chaumiere ; mais, s' il le fait, il me verra venir, chaque matin, sur la derniere pierre m' asseoir et pleurer ma misere : je connois Almamon, son coeur en gémira. Cet insolent discours excita la colere du visir, qui vouloit punir ce téméraire et sur-le-champ raser sa chétive maison. Mais le calife lui dit : non, j' ordonne qu' à mes frais elle soit réparée ; ma gloire tient à sa durée : je veux que nos neveux, en la considérant, y trouvent de mon regne un monument auguste ; en voyant le palais, ils diront, il fut grand ; en voyant la chaumiere, ils diront, il fut juste. 1 LE CHIEN ET LE CHAT -------------------------------------------------------------------------------- p49 Un chien vendu par son maître brisa sa chaîne, et revint au logis qui le vit naître. Jugez de ce qu' il devint lorsque, pour prix de son zele, il fut de cette maison reconduit par le bâton vers sa demeure nouvelle. Un vieux chat, son compagnon, voyant sa surprise extrême, en passant lui dit ce mot : tu croyois donc, pauvre sot, que c' est pour nous qu' on nous aime ! 1 LES DEUX JARDINIERS -------------------------------------------------------------------------------- p50 Deux freres jardiniers avoient par héritage un jardin dont chacun cultivoit la moitié ; liés d' une étroite amitié, ensemble ils faisoient leur ménage. L' un d' eux, appelé Jean, bel esprit, beau parleur, se croyoit un très grand docteur ; et Monsieur Jean passoit sa vie à lire l' almanach, à regarder le temps et la girouette et les vents. Bientôt, donnant l' essor à son rare génie, il voulut découvrir comment d' un pois tout seul des milliers de pois peuvent sortir si vîte ; pourquoi la graine du tilleul, qui produit un grand arbre, est pourtant plus petite que la feve qui meurt à deux pieds du terrain ; enfin par quel secret mystere cette feve qu' on seme au hasard sur la terre sait se retourner dans son sein, place en bas sa racine et pousse en haut sa tige. Tandis qu' il rêve et qu' il s' afflige de ne point pénétrer ces importants secrets, -------------------------------------------------------------------------------- p51 il n' arrose point son marais ; ses épinars et sa laitue sechent sur pied ; le vent du nord lui tue ses figuiers qu' il ne couvre pas. Point de fruits au marché, point d' argent dans la bourse ; et le pauvre docteur, avec ses almanachs, n' a que son frere pour ressource. Celui-ci, dès le grand matin, travailloit en chantant quelque joyeux refrain, béchoit, arrosoit tout du pêcher à l' oseille. Sur ce qu' il ignoroit sans vouloir discourir, il semoit bonnement pour pouvoir recueillir. Aussi dans son terrain tout venoit à merveille ; il avoit des écus, des fruits et du plaisir. Ce fut lui qui nourrit son frere ; et quand Monsieur Jean tout surpris s' en vint lui demander comment il savoit faire : mon ami, lui dit-il, voici tout le mystere : je travaille, et tu réfléchis ; lequel rapporte davantage ? Tu te tourmentes, je jouis ; qui de nous deux est le plus sage ? 1 LE VACHER ET LE GARDE-CHASSE -------------------------------------------------------------------------------- p52 Colin gardoit un jour les vaches de son pere ; Colin n' avoit pas de bergere, et s' ennuyoit tout seul. Le garde sort du bois : depuis l' aube, dit-il, je cours dans cette plaine après un vieux chevreuil que j' ai manqué deux fois et qui m' a mis tout hors d' haleine. Il vient de passer par là bas, lui répondit Colin : mais, si vous êtes las, reposez-vous, gardez mes vaches à ma place, et j' irai faire votre chasse ; je réponds du chevreuil. -ma foi, je le veux bien. Tiens, voilà mon fusil, prends avec toi mon chien, va le tuer. Colin s' apprête, s' arme, appelle Sultan. Sultan, quoiqu' à regret, court avec lui vers la forêt. Le chien bat les buissons ; il va, vient, sent, arrête, et voilà le chevreuil... Colin impatient tire aussitôt, manque la bête, et blesse le pauvre Sultan. à la suite du chien qui crie, Colin revient à la prairie. -------------------------------------------------------------------------------- p53 Il trouve le garde ronflant ; de vaches, point ; elles étoient volées. Le malheureux Colin, s' arrachant les cheveux, parcourt en gémissant les monts et les vallées ; il ne voit rien. Le soir, sans vaches, tout honteux, Colin retourne chez son pere, et lui conte en tremblant l' affaire. Celui-ci, saisissant un bâton de cormier, corrige son cher fils de ses folles idées, puis lui dit : chacun son métier, les vaches seront bien gardées. 1 LA COQUETTE ET L'ABEILLE Chloé, jeune, jolie, et sur-tout fort coquette, tous les matins, en se levant, se mettoit au travail, j' entends à sa toilette ; et là, souriant, minaudant, elle disoit à son cher confident les peines, les plaisirs, les projets de son ame. Une abeille étourdie arrive en bourdonnant. Au secours ! Au secours ! Crie aussitôt la dame : venez, Lise, Marton, accourez promptement ; chassez ce monstre ailé. Le monstre insolemment -------------------------------------------------------------------------------- p54 aux levres de Chloé se pose. Chloé s' évanouit, et Marton en fureur saisit l' abeille et se dispose à l' écraser. Hélas ! Lui dit avec douceur l' insecte malheureux, pardonnez mon erreur ; la bouche de Chloé me sembloit une rose, et j' ai cru... ce seul mot à Chloé rend ses sens. Faisons grace, dit-elle, à son aveu sincere : d' ailleurs sa piquure est légere ; depuis qu' elle te parle, à peine je la sens. Que ne fait-on passer avec un peu d' encens ! 1 LA MORT La mort, reine du monde, assembla certain jour, dans les enfers, toute sa cour. Elle vouloit choisir un bon premier ministre qui rendît ses états encor plus florissants. Pour remplir cet emploi sinistre, du fond du noir Tartare avancent à pas lents la fievre, la goutte et la guerre. C' étoient trois sujets excellents ; tout l' enfer et toute la terre -------------------------------------------------------------------------------- p55 rendoient justice à leurs talents. La mort leur fit accueil. La peste vint ensuite. On ne pouvoit nier qu' elle n' eût du mérite, nul n' osoit lui rien disputer ; lorsque d' un médecin arriva la visite, et l' on ne sut alors qui devoit l' emporter. La mort même étoit en balance : mais, les vices étant venus, dès ce moment la mort n' hésita plus, elle choisit l' intempérance. 1 LE CHATEAU DE CARTES Un bon mari, sa femme, et deux jolis enfants, couloient en paix leurs jours dans le simple hermitage où, paisibles comme eux, vécurent leurs parents. Ces époux, partageant les doux soins du ménage, cultivoient leur jardin, recueilloient leurs moissons, et le soir, dans l' été soupant sous le feuillage, dans l' hiver devant leurs tisons, ils prêchoient à leurs fils la vertu, la sagesse, leur parloient du bonheur qu' ils procurent toujours : le pere par un conte égayoit ses discours, la mere par une caresse. -------------------------------------------------------------------------------- p56 L' aîné de ces enfants, né grave, studieux, lisoit et méditoit sans cesse ; le cadet, vif, léger, mais plein de gentillesse, sautoit, rioit toujours, ne se plaisoit qu' aux jeux. Un soir, selon l' usage, à côté de leur pere, assis près d' une table où s' appuyoit la mere, l' aîné lisoit Rollin ; le cadet, peu soigneux d' apprendre les hauts faits des romains ou des parthes, employoit tout son art, toutes ses facultés, à joindre, à soutenir par les quatre côtés un fragile château de cartes. Il n' en respiroit pas d' attention, de peur. Tout-à-coup voici le lecteur qui s' interrompt : papa, dit-il, daigne m' instruire pourquoi certains guerriers sont nommés conquérants, et d' autres fondateurs d' empire : ces deux noms sont-ils différents ? Le pere méditoit une réponse sage, lorsque son fils cadet, transporté de plaisir, après tant de travail, d' avoir pu parvenir à placer son second étage, s' écrie : il est fini ! Son frere murmurant se fâche, et d' un seul coup détruit son long ouvrage ; et voilà le cadet pleurant. Mon fils, répond alors le pere, le fondateur, c' est votre frere, et vous êtes le conquérant. 1 LE LIERRE ET LE THYM -------------------------------------------------------------------------------- p57 Que je te plains, petite plante ! Disoit un jour le lierre au thym : toujours ramper, c' est ton destin ; ta tige chétive et tremblante sort à peine de terre, et la mienne dans l' air, unie au chêne altier que chérit Jupiter, s' élance avec lui dans la nue. Il est vrai, dit le thym, ta hauteur m' est connue ; je ne puis sur ce point disputer avec toi : mais je me soutiens par moi-même ; et, sans cet arbre, appui de ta foiblesse extrême, tu ramperois plus bas que moi. Traducteurs, éditeurs, faiseurs de commentaires, qui nous parlez toujours de grec ou de latin dans vos discours préliminaires, retenez ce que dit le thym. 1 LE CHAT ET LA LUNETTE -------------------------------------------------------------------------------- p58 Un chat sauvage et grand chasseur s' établit, pour faire bombance, dans le parc d' un jeune seigneur où lapins et perdrix étoient en abondance. Là, ce nouveau Nembrod, la nuit comme le jour, à la course, à l' affût également habile, poursuivoit, attendoit, immoloit tour-à-tour et quadrupede et volatile. Les gardes épioient l' insolent braconnier ; mais, dans le fort du bois caché près d' un terrier, le drôle trompoit leur adresse. Cependant il craignoit d' être pris à la fin, et se plaignoit que la vieillesse lui rendît l' oeil moins sûr, moins fin. Ce penser lui causoit souvent de la tristesse ; lorsqu' un jour il rencontre un petit tuyau noir garni par ses deux bouts de deux glaces bien nettes : c' étoit une de ces lunettes faites pour l' opéra, que par hasard, un soir, le maître avoit perdue en ce lieu solitaire. Le chat d' abord la considere, -------------------------------------------------------------------------------- p59 la touche de sa griffe, et de l' extrémité la fait à petits coups rouler sur le côté, court après, s' en saisit, l' agite, la remue, étonné que rien n' en sortît. Il s' avise à la fin d' appliquer à sa vue le verre d' un des bouts, c' étoit le plus petit. Alors il apperçoit sous la verte coudrette un lapin que ses yeux tout seuls ne voyoient pas. Ah ! Quel trésor ! Dit-il en serrant sa lunette, et courant au lapin qu' il croit à quatre pas. Mais il entend du bruit ; il reprend sa machine, s' en sert par l' autre bout, et voit dans le lointain le garde qui vers lui chemine. Pressé par la peur, par la faim, il reste un moment incertain, hésite, réfléchit, puis de nouveau regarde : mais toujours le gros bout lui montre loin le garde, et le petit tout près lui fait voir le lapin. Croyant avoir le temps, il va manger la bête ; le garde est à vingt pas qui vous l' ajuste au front, lui met deux balles dans la tête, et de sa peau fait un manchon. Chacun de nous a sa lunette, qu' il retourne suivant l' objet ; on voit là-bas ce qui déplaît, on voit ici ce qu' on souhaite. 1 LE JEUNE HOMME ET LE VIEILLARD -------------------------------------------------------------------------------- p60 De grace, apprenez-moi comment l' on fait fortune, demandoit à son pere un jeune ambitieux. Il est, dit le vieillard, un chemin glorieux, c' est de se rendre utile à la cause commune, de prodiguer ses jours, ses veilles, ses talents, au service de la patrie. -oh ! Trop pénible est cette vie, je veux des moyens moins brillants. -il en est de plus sûrs, l' intrigue... -elle est trop vile, sans vice et sans travail je voudrois m' enrichir. -eh bien ! Sois un simple imbécille, j' en ai vu beaucoup réussir. 1 LA TAUPE ET LES LAPINS -------------------------------------------------------------------------------- p61 Chacun de nous souvent connoît bien ses défauts : en convenir, c' est autre chose ; on aime mieux souffrir de véritables maux que d' avouer qu' ils en sont cause. Je me souviens à ce sujet d' avoir été témoin d' un fait fort étonnant et difficile à croire : mais je l' ai vu, voici l' histoire. Près d' un bois, le soir, à l' écart, dans une superbe prairie, des lapins s' amusoient, sur l' herbette fleurie, à jouer au colin-maillard. Des lapins ! Direz-vous, la chose est impossible. Rien n' est plus vrai pourtant : une feuille flexible sur les yeux de l' un d' eux en bandeau s' appliquoit, et puis sous le cou se nouoit. Un instant en faisoit l' affaire. Celui que ce ruban privoit de la lumiere se plaçoit au milieu ; les autres alentour sautoient, dansoient, faisoient merveilles, -------------------------------------------------------------------------------- p62 s' éloignoient, venoient tour-à-tour tirer sa queue ou ses oreilles. Le pauvre aveugle alors, se retournant soudain, sans craindre pot au noir, jette au hasard la patte ; mais la troupe échappe à la hâte, il ne prend que du vent, il se tourmente en vain, il y sera jusqu' à demain. Une taupe assez étourdie, qui sous terre entendit ce bruit, sort aussitôt de son réduit et se mêle dans la partie. Vous jugez que, n' y voyant pas, elle fut prise au premier pas. Messieurs, dit un lapin, ce seroit conscience, et la justice veut qu' à notre pauvre soeur nous fassions un peu de faveur ; elle est sans yeux et sans défense : ainsi je suis d' avis... non, répond avec feu la taupe, je suis prise, et prise de bon jeu ; mettez-moi le bandeau. -très volontiers, ma chere, le voici ; mais je crois qu' il n' est pas nécessaire que nous serrions le noeud bien fort. -pardonnez-moi, monsieur, reprit-elle en colere, serrez bien, car j' y vois... serrez, j' y vois encor. 1 LE ROSSIGNOL ET LE PRINCE -------------------------------------------------------------------------------- p63 Un jeune prince, avec son gouverneur, se promenoit dans un bocage, et s' ennuyoit suivant l' usage ; c' est le profit de la grandeur. Un rossignol chantoit sous le feuillage : le prince l' apperçoit, et le trouve charmant ; et, comme il étoit prince, il veut dans le moment l' attraper et le mettre en cage. Mais pour le prendre il fait du bruit, et l' oiseau fuit. Pourquoi donc, dit alors son altesse en colere, le plus aimable des oiseaux se tient-il dans les bois, farouche et solitaire, tandis que mon palais est rempli de moineaux ? C' est, lui dit le mentor, afin de vous instruire de ce qu' un jour vous devez éprouver : les sots savent tous se produire ; le mérite se cache, il faut l' aller trouver. 1 L'AVEUGLE ET LE PARALYTIQUE -------------------------------------------------------------------------------- p64 Aidons-nous mutuellement, la charge des malheurs en sera plus légere ; le bien que l' on fait à son frere pour le mal que l' on souffre est un soulagement. Confucius l' a dit ; suivons tous sa doctrine : pour la persuader aux peuples de la Chine, il leur contoit le trait suivant. Dans une ville de l' Asie il existoit deux malheureux, l' un perclus, l' autre aveugle, et pauvres tous les deux. Ils demandoient au ciel de terminer leur vie : mais leurs cris étoient superflus, ils ne pouvoient mourir. Notre paralytique, couché sur un grabat dans la place publique, souffroit sans être plaint ; il en souffroit bien plus. L' aveugle, à qui tout pouvoit nuire, étoit sans guide, sans soutien, sans avoir même un pauvre chien pour l' aimer et pour le conduire. Un certain jour il arriva -------------------------------------------------------------------------------- p65 que l' aveugle à tâtons, au détour d' une rue, près du malade se trouva ; il entendit ses cris, son ame en fut émue. Il n' est tels que les malheureux pour se plaindre les uns les autres. J' ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres : unissons-les, mon frere ; ils seront moins affreux. Hélas ! Dit le perclus, vous ignorez, mon frere, que je ne puis faire un seul pas ; vous-même vous n' y voyez pas : à quoi nous serviroit d' unir notre misere ? à quoi ? Répond l' aveugle, écoutez : à nous deux nous possédons le bien à chacun nécessaire ; j' ai des jambes, et vous des yeux. Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide : vos yeux dirigeront mes pas mal assurés, mes jambes à leur tour iront où vous voudrez : ainsi, sans que jamais notre amitié décide qui de nous deux remplit le plus utile emploi, je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. 1 PANDORE -------------------------------------------------------------------------------- p66 Quand Pandore eut reçu la vie, chaque dieu de ses dons s' empressa de l' orner. Vénus, malgré sa jalousie, détacha sa ceinture et vint la lui donner. Jupiter, admirant cette jeune merveille, craignoit pour les humains ses attraits enchanteurs. Vénus rit de sa crainte, et lui dit à l' oreille : elle blessera bien des coeurs ; mais j' ai caché dans ma ceinture les caprices pour affoiblir le mal que fera sa blessure, et les faveurs pour en guérir. 2 LA MERE L'ENFANT ET LES SARIG. -------------------------------------------------------------------------------- p67 à Madame De La Briche. Vous, de qui les attraits, la modeste douceur, savent tout obtenir et n' osent rien prétendre, vous que l' on ne peut voir sans devenir plus tendre, et qu' on ne peut aimer sans devenir meilleur, je vous respecte trop pour parler de vos charmes, de vos talents, de votre esprit... vous aviez déja peur ; bannissez vos alarmes, c' est de vos vertus qu' il s' agit. Je veux peindre en mes vers des meres le modele, le sarigue, animal peu connu parmi nous, mais dont les soins touchants et doux, dont la tendresse maternelle, seront de quelque prix pour vous. -------------------------------------------------------------------------------- p68 Le fond du conte est véritable : Buffon m' en est garant ; qui pourroit en douter ? D' ailleurs tout dans ce genre a droit d' être croyable, lorsque c' est devant vous qu' on peut le raconter. Maman, disoit un jour à la plus tendre mere un enfant péruvien sur ses genoux assis, quel est cet animal qui, dans cette bruyere, se promene avec ses petits ? Il ressemble au renard. Mon fils, répondit-elle, du sarigue c' est la femelle ; nulle mere pour ses enfants n' eut jamais plus d' amour, plus de soins vigilants. La nature a voulu seconder sa tendresse, et lui fit près de l' estomac une poche profonde, une espece de sac, où ses petits, quand un danger les presse, vont mettre à couvert leur foiblesse. Fais du bruit, tu verras ce qu' ils vont devenir. L' enfant frappe des mains ; la sarigue attentive se dresse, et, d' une voix plaintive, jette un cri ; les petits aussitôt d' accourir, et de s' élancer vers la mere, en cherchant dans son sein leur retraite ordinaire. La poche s' ouvre, les petits en un moment y sont blottis, ils disparoissent tous ; la mere avec vîtesse s' enfuit emportant sa richesse. -------------------------------------------------------------------------------- p69 La péruvienne alors dit à l' enfant surpris : si jamais le sort t' est contraire, souviens-toi du sarigue, imite-le, mon fils : l' asyle le plus sûr est le sein d' une mere. 2 LE BON HOMME ET LE TRESOR Un bon homme de mes parents, que j' ai connu dans mon jeune âge, se faisoit adorer de tout son voisinage ; consulté, vénéré des petits et des grands, il vivoit dans sa terre en véritable sage. Il n' avoit pas beaucoup d' écus, mais cependant assez pour vivre dans l' aisance ; en revanche force vertus, du sens, de l' esprit par-dessus, et cette aménité que donne l' innocence. Quand un pauvre venoit le voir, s' il avoit de l' argent, il donnoit des pistoles ; et s' il n' en avoit point, du moins par ses paroles il lui rendoit un peu de courage et d' espoir. Il raccommodoit les familles, corrigeoit doucement les jeunes étourdis, rioit avec les jeunes filles, -------------------------------------------------------------------------------- p70 et leur trouvoit de bons maris. Indulgent aux défauts des autres, il répétoit souvent : n' avons-nous pas les nôtres ? Ceux-ci sont nés boiteux, ceux-là sont nés bossus, l' un un peu moins, l' autre un peu plus : la nature de cent manieres voulut nous affliger : marchons ensemble en paix ; le chemin est assez mauvais sans nous jeter encor des pierres. Or il arriva certain jour que notre bon vieillard trouva dans une tour un trésor caché sous la terre. D' abord il n' y voit qu' un moyen de pouvoir faire plus de bien ; il le prend, l' emporte et le serre. Puis, en réfléchissant, le voilà qui se dit : cet or que j' ai trouvé feroit plus de profit si j' en augmentois mon domaine ; j' aurois plus de vassaux, je serois plus puissant. Je peux mieux faire encor : dans la ville prochaine achetons une charge, et soyons président. Président ! Cela vaut la peine. Je n' ai pas fait mon droit ; mais, avec mon argent, on m' en dispensera, puisque cela s' achete. Tandis qu' il rêve et qu' il projette, sa servante vient l' avertir que les jeunes gens du village dans la cour du château sont à se divertir. -------------------------------------------------------------------------------- p71 Le dimanche, c' étoit l' usage, le seigneur se plaisoit à danser avec eux. Oh ! Ma foi, répond-il, j' ai bien d' autres affaires ; que l' on danse sans moi. L' esprit plein de chimeres, il s' enferme tout seul pour se tourmenter mieux. Ensuite il va joindre à sa somme un petit sac d' argent, reste du mois dernier. Dans l' instant arrive un pauvre homme qui tout en pleurs vient le prier de vouloir lui prêter vingt écus pour sa taille : le collecteur, dit-il, va me mettre en prison, et n' a laissé dans ma maison que six enfants sur de la paille. Notre nouveau Crésus lui répond durement qu' il n' est point en argent comptant. Le pauvre malheureux le regarde, soupire, et s' en retourne sans mot dire. Mais il n' étoit pas loin, que notre bon seigneur retrouve tout-à-coup son coeur ; il court au paysan, l' embrasse, de cent écus lui fait le don, et lui demande encor pardon. Ensuite il fait crier que sur la grande place le village assemblé se rende dans l' instant. On obéit : notre bon homme arrive avec toute sa somme, en un seul monceau la répand. Mes amis, leur dit-il, vous voyez cet argent : -------------------------------------------------------------------------------- p72 depuis qu' il m' appartient, je ne suis plus le même, mon ame est endurcie, et la voix du malheur n' arrive plus jusqu' à mon coeur. Mes enfants, sauvez-moi de ce péril extrême ; prenez et partagez ce dangereux métal ; emportez votre part chacun dans votre asyle : entre tous divisé, cet or peut être utile ; réuni chez un seul, il ne fait que du mal. Soyons contents du nécessaire sans jamais souhaiter de trésors superflus : il faut les redouter autant que la misere, comme elle ils chassent les vertus. 2 LE VIEUX ARBRE ET LE JARDINIER Un jardinier, dans son jardin, avoit un vieux arbre stérile ; c' étoit un grand poirier qui jadis fut fertile : mais il avoit vieilli, tel est notre destin. Le jardinier ingrat veut l' abattre un matin ; le voilà qui prend sa cognée. Au premier coup l' arbre lui dit : respecte mon grand âge, et souviens-toi du fruit -------------------------------------------------------------------------------- p73 que je t' ai donné chaque année. La mort va me saisir, je n' ai plus qu' un instant, n' assassine pas un mourant qui fut ton bienfaiteur. Je te coupe avec peine, répond le jardinier ; mais j' ai besoin de bois. Alors, gazouillant à la fois, de rossignols une centaine s' écrie : épargne-le, nous n' avons plus que lui : lorsque ta femme vient s' asseoir sous son ombrage, nous la réjouissons par notre doux ramage ; elle est seule souvent, nous charmons son ennui. Le jardinier les chasse et rit de leur requête ; il frappe un second coup. D' abeilles un essaim sort aussitôt du tronc, en lui disant : arrête, écoute-nous, homme inhumain : si tu nous laisses cet asyle, chaque jour nous te donnerons un miel délicieux dont tu peux à la ville porter et vendre les rayons : cela te touche-t-il ? J' en pleure de tendresse, répond l' avare jardinier : eh ! Que ne dois-je pas à ce pauvre poirier qui m' a nourri dans sa jeunesse ? Ma femme quelquefois vient ouir ces oiseaux ; c' en est assez pour moi : qu' ils chantent en repos. Et vous, qui daignerez augmenter mon aisance, je veux pour vous de fleurs semer tout ce canton. Cela dit, il s' en va, sûr de sa récompense, -------------------------------------------------------------------------------- p74 et laisse vivre le vieux tronc. Comptez sur la reconnoissance quand l' intérêt vous en répond. 2 LA BREBIS ET LE CHIEN La brebis et le chien, de tous les temps amis, se racontoient un jour leur vie infortunée. Ah ! Disoit la brebis, je pleure et je frémis quand je songe aux malheurs de notre destinée. Toi, l' esclave de l' homme, adorant des ingrats, toujours soumis, tendre et fidele, tu reçois, pour prix de ton zele, des coups et souvent le trépas. Moi, qui tous les ans les habille, qui leur donne du lait, et qui fume leurs champs, je vois chaque matin quelqu' un de ma famille assassiné par ces méchants. Leurs confreres les loups dévorent ce qui reste. Victimes de ces inhumains, travailler pour eux seuls, et mourir par leurs mains, voilà notre destin funeste ! Il est vrai, dit le chien : mais crois-tu plus heureux -------------------------------------------------------------------------------- p75 les auteurs de notre misere ? Va, ma soeur, il vaut encor mieux souffrir le mal que de le faire. 2 LE TROUPEAU DE COLAS Dès la pointe du jour, sortant de son hameau, Colas, jeune pasteur d' un assez beau troupeau, le conduisoit au pâturage. Sur sa route il trouve un ruisseau que, la nuit précédente, un effroyable orage avoit rendu torrent : comment passer cette eau ? Chien, brebis et berger, tout s' arrête au rivage. En faisant un circuit l' on eût gagné le pont ; c' étoit bien le plus sûr, mais c' étoit le plus long : Colas veut abréger. D' abord il considere qu' il peut franchir cette riviere ; et, comme ses beliers sont forts, il conclut que sans grands efforts le troupeau sautera. Cela dit, il s' élance ; son chien saute après lui ; beliers d' entrer en danse, à qui mieux mieux, courage, allons ! Après les beliers, les moutons ; tout est en l' air, tout saute, et Colas les excite, -------------------------------------------------------------------------------- p76 en s' applaudissant du moyen. Les beliers, les moutons, sauterent assez bien : mais les brebis vinrent ensuite, les agneaux, les vieillards, les foibles, les peureux, les mutins, corps toujours nombreux, qui refusoient le saut ou sautoient de colere, et, soit foiblesse, soit dépit, se laissoient choir dans la riviere. Il s' en noya le quart ; un autre quart s' enfuit, et sous la dent du loup périt. Colas, réduit à la misere, s' apperçut, mais trop tard, que pour un bon pasteur le plus court n' est pas le meilleur. 2 LES DEUX CHATS Deux chats qui descendoient du fameux Rodilard, et dignes tous les deux de leur noble origine, différoient d' embonpoint : l' un étoit gras à lard, c' étoit l' aîné ; sous son hermine d' un chanoine il avoit la mine, tant il étoit dodu, potelé, frais et beau : le cadet n' avoit que la peau collée à sa tranchante échine. -------------------------------------------------------------------------------- p77 Cependant ce cadet, du matin jusqu' au soir, de la cave à la gouttiere trottoit, couroit, il falloit voir, sans en faire meilleure chere. Enfin, un jour, au désespoir, il tint ce discours à son frere : explique-moi par quel moyen, passant ta vie à ne rien faire, moi travaillant toujours, on te nourrit si bien, et moi si mal. La chose est claire, lui répondit l' aîné : tu cours tout le logis pour manger rarement quelque maigre souris... -n' est-ce pas mon devoir ? -d' accord, cela peut être : mais moi je reste auprès du maître ; je sais l' amuser par mes tours. Admis à ses repas sans qu' il me réprimande, je prends de bons morceaux, et puis je les demande en faisant patte de velours, tandis que toi, pauvre imbécille, tu ne sais rien que le servir, va, le secret de réussir, c' est d' être adroit, non d' être utile. 2 SINGE QUI MONTRE LA LANT. MAG. -------------------------------------------------------------------------------- p78 Messieurs les beaux esprits dont la prose et les vers sont d' un style pompeux et toujours admirable, mais que l' on n' entend point, écoutez cette fable, et tâchez de devenir clairs. Un homme qui montroit la lanterne magique avoit un singe dont les tours attiroient chez lui grand concours : Jacqueau, c' étoit son nom, sur la corde élastique dansoit et voltigeoit au mieux, puis faisoit le saut périlleux, et puis sur un cordon, sans que rien le soutienne, le corps droit, fixe, d' à-plomb, notre Jacqueau fait tout du long l' exercice à la prussienne. Un jour qu' au cabaret son maître étoit resté (c' étoit, je pense, un jour de fête), notre singe en liberté veut faire un coup de sa tête. Il s' en va rassembler les divers animaux qu' il peut rencontrer dans la ville ; -------------------------------------------------------------------------------- p79 chiens, chats, poulets, dindons, pourceaux, arrivent bientôt à la file. Entrez, entrez, messieurs, crioit notre Jacqueau ; c' est ici, c' est ici qu' un spectacle nouveau vous charmera gratis : oui, messieurs, à la porte on ne prend point d' argent, je fais tout pour l' honneur. à ces mots, chaque spectateur va se placer, et l' on apporte la lanterne magique ; on ferme les volets, et, par un discours fait exprès, Jacqueau prépare l' auditoire. Ce morceau vraiment oratoire fit bâiller, mais on applaudit. Content de son succès, notre singe saisit un verre peint qu' il met dans sa lanterne. Il sait comment on le gouverne, et crie en le poussant : est-il rien de pareil ? Messieurs, vous voyez le soleil, ses rayons et toute sa gloire. Voici présentement la lune ; et puis l' histoire d' Adam, d' éve et des animaux... voyez, messieurs, comme ils sont beaux ! Voyez la naissance du monde ; voyez... les spectateurs, dans une nuit profonde, écarquilloient leurs yeux et ne pouvoient rien voir ; l' appartement, le mur, tout étoit noir. Ma foi, disoit un chat, de toutes les merveilles dont il étourdit nos oreilles, -------------------------------------------------------------------------------- p80 le fait est que je ne vois rien. Ni moi non plus, disoit un chien. Moi, disoit un dindon, je vois bien quelque chose ; mais je ne sais pour quelle cause je ne distingue pas très bien. Pendant tous ces discours, le Cicéron moderne parloit éloquemment et ne se lassoit point. Il n' avoit oublié qu' un point, c' étoit d' éclairer sa lanterne. 2 L'ENFANT ET LE MIROIR Un enfant élevé dans un pauvre village revint chez ses parents, et fut surpris d' y voir un miroir. D' abord il aima son image ; et puis, par un travers bien digne d' un enfant, et même d' un être plus grand, il veut outrager ce qu' il aime, lui fait une grimace, et le miroir la rend. Alors son dépit est extrême ; il lui montre un poing menaçant, il se voit menacé de même. Notre marmot fâché s' en vient, en frémissant, -------------------------------------------------------------------------------- p81 battre cette image insolente ; il se fait mal aux mains. Sa colere en augmente ; et, furieux, au désespoir, le voilà devant ce miroir, criant, pleurant, frappant la glace. Sa mere, qui survient, le console, l' embrasse, tarit ses pleurs, et doucement lui dit : n' as-tu pas commencé par faire la grimace à ce méchant enfant qui cause ton dépit ? -oui. -regarde à présent : tu souris, il sourit ; tu tends vers lui les bras, il te les tend de même ; tu n' es plus en colere, il ne se fâche plus : de la société tu vois ici l' emblême ; le bien, le mal, nous sont rendus. 2 LE BOUVREUIL ET LE CORBEAU Un bouvreuil, un corbeau, chacun dans une cage, habitoient le même logis. L' un enchantoit par son ramage la femme, le mari, les gens, tout le ménage : l' autre les fatiguoit sans cesse de ses cris ; il demandoit du pain, du rôti, du fromage, qu' on se pressoit de lui porter, -------------------------------------------------------------------------------- p82 afin qu' il voulût bien se taire. Le timide bouvreuil ne faisoit que chanter, et ne demandoit rien : aussi, pour l' ordinaire, on l' oublioit ; le pauvre oiseau manquoit souvent de grain et d' eau. Ceux qui louoient le plus de son chant l' harmonie n' auroient pas fait le moindre pas pour voir si l' auge étoit remplie. Ils l' aimoient bien pourtant, mais ils n' y pensoient pas. Un jour on le trouva mort de faim dans sa cage. Ah ! Quel malheur ! Dit-on : las ! Il chantoit si bien ! De quoi donc est-il mort ? Certes, c' est grand dommage ! Le corbeau crie encore et ne manque de rien. 2 LE CHEVAL ET LE POULAIN Un bon pere cheval, veuf, et n' ayant qu' un fils, l' élevoit dans un pâturage où les eaux, les fleurs et l' ombrage présentoient à la fois tous les biens réunis. Abusant pour jouir, comme on fait à cet âge, le poulain tous les jours se gorgeoit de sainfoin, se veautroit dans l' herbe fleurie, galopoit sans objet, se baignoit sans envie, -------------------------------------------------------------------------------- p83 ou se reposoit sans besoin. Oisif et gras à lard, le jeune solitaire s' ennuya, se lassa de ne manquer de rien ; le dégoût vint bientôt ; il va trouver son pere : depuis long-temps, dit-il, je ne me sens pas bien ; cette herbe est mal-saine et me tue, ce treffle est sans saveur, cette onde est corrompue, l' air qu' on respire ici m' attaque les poumons ; bref, je meurs si nous ne partons. Mon fils, répond le pere, il s' agit de ta vie, à l' instant même il faut partir. Sitôt dit, sitôt fait, ils quittent leur patrie. Le jeune voyageur bondissoit de plaisir : le vieillard, moins joyeux, alloit un train plus sage ; mais il guidoit l' enfant, et le faisoit gravir sur des monts escarpés, arides, sans herbage, où rien ne pouvoit le nourrir. Le soir vint, point de pâturage ; on s' en passa. Le lendemain, comme l' on commençoit à souffrir de la faim, on prit du bout des dents une ronce sauvage. On ne galopa plus le reste du voyage ; à peine, après deux jours, alloit-on même au pas. Jugeant alors la leçon faite, le pere va reprendre une route secrete que son fils ne connoissoit pas, et le ramene à sa prairie au milieu de la nuit. Dès que notre poulain -------------------------------------------------------------------------------- p84 retrouve un peu d' herbe fleurie, il se jette dessus : ah ! L' excellent festin ! La bonne herbe ! Dit-il : comme elle est douce et tendre ! Mon pere, il ne faut pas s' attendre que nous puissions rencontrer mieux ; fixons-nous pour jamais dans ces aimables lieux : quel pays peut valoir cet asyle champêtre ? Comme il parloit ainsi, le jour vint à paroître : le poulain reconnoît le pré qu' il a quitté ; il demeure confus. Le pere, avec bonté, lui dit : mon cher enfant, retiens cette maxime : quiconque jouit trop est bientôt dégoûté, il faut au bonheur du régime. 2 L'ELEPHANT BLANC Dans certains pays de l' Asie on révere les éléphants, sur-tout les blancs. Un palais est leur écurie, on les sert dans des vases d' or, tout homme à leur aspect s' incline vers la terre, et les peuples se font la guerre pour s' enlever ce beau trésor. -------------------------------------------------------------------------------- p85 Un de ces éléphants, grand penseur, bonne tête, voulut savoir un jour d' un de ses conducteurs ce qui lui valoit tant d' honneurs, puisqu' au fond, comme un autre, il n' étoit qu' une bête. Ah ! Répond le cornac, c' est trop d' humilité ; l' on connoît votre dignité, et toute l' Inde sait qu' au sortir de la vie les ames des héros qu' a chéris la patrie s' en vont habiter quelque temps dans les corps des éléphants blancs. Nos talapoins l' ont dit, ainsi la chose est sûre. -quoi ! Vous nous croyez des héros ? -sans doute. -et sans cela nous serions en repos, jouissant dans les bois des biens de la nature ? -oui, seigneur. -mon ami, laisse-moi donc partir, car on t' a trompé, je t' assure ; et, si tu veux y réfléchir, tu verras bientôt l' imposture : nous sommes fiers et caressants ; modérés, quoique tout-puissants ; on ne nous voit point faire injure à plus foible que nous ; l' amour dans notre coeur reçoit des loix de la pudeur ; malgré la faveur où nous sommes, les honneurs n' ont jamais altéré nos vertus : quelles preuves faut-il de plus ? Comment nous croyez-vous des hommes ? 2 LE PHENIX -------------------------------------------------------------------------------- p86 Le phénix, venant d' Arabie, dans nos bois parut un beau jour : grand bruit chez les oiseaux ; leur troupe réunie vole pour lui faire sa cour. Chacun l' observe, l' examine ; son plumage, sa voix, son chant mélodieux, tout est beauté, grace divine, tout charme l' oreille et les yeux. Pour la premiere fois on vit céder l' envie au besoin de louer et d' aimer son vainqueur. Le rossignol disoit : jamais tant de douceur n' enchanta mon ame ravie. Jamais, disoit le paon, de plus belles couleurs n' ont eu cet éclat que j' admire ; il éblouit mes yeux et toujours les attire. Les autres répétoient ces éloges flatteurs, vantoient le privilege unique de ce roi des oiseaux, de cet enfant du ciel, qui, vieux, sur un bûcher de cedre aromatique, se consume lui-même, et renaît immortel. Pendant tous ces discours la seule tourterelle -------------------------------------------------------------------------------- p87 sans rien dire fit un soupir. Son époux, la poussant de l' aile, lui demande d' où peut venir sa rêverie et sa tristesse : de cet heureux oiseau desires-tu le sort ? -moi ! Mon ami, je le plains fort ; il est le seul de son espece. 2 LA PIE ET LA COLOMBE Une colombe avoit son nid tout auprès du nid d' une pie. Cela s' appelle voir mauvaise compagnie, d' accord ; mais de ce point pour l' heure il ne s' agit. Au logis de la tourterelle ce n' étoit qu' amour et bonheur ; dans l' autre nid toujours querelle, oeufs cassés, tapage et rumeur. Lorsque par son époux la pie étoit battue, chez sa voisine elle venoit, là jasoit, crioit, se plaignoit, et faisoit la longue revue des défauts de son cher époux : il est fier, exigeant, dur, emporté, jaloux ; -------------------------------------------------------------------------------- p88 de plus, je sais fort bien qu' il va voir des corneilles ; et cent autres choses pareilles qu' elle disoit dans son courroux. Mais vous, répond la tourterelle, êtes-vous sans défauts ? Non, j' en ai, lui dit-elle ; je vous le confie entre nous : en conduite, en propos, je suis assez légere, coquette comme on l' est, par fois un peu colere, et me plaisant souvent à le faire enrager : mais qu' est-ce que cela ? -c' est beaucoup trop, ma chere : commencez par vous corriger ; votre humeur peut l' aigrir... qu' appelez-vous, ma mie ? Interrompt aussitôt la pie : moi de l' humeur ! Comment ! Je vous conte mes maux, et vous m' injuriez ! Je vous trouve plaisante : adieu, petite impertinente ; mêlez-vous de vos tourtereaux. Nous convenons de nos défauts ; mais c' est pour que l' on nous démente. 2 L'EDUCATION DU LION -------------------------------------------------------------------------------- p89 Enfin le roi lion venoit d' avoir un fils ; par-tout dans ses états on se livroit en proie aux transports éclatants d' une bruyante joie : les rois heureux ont tant d' amis ! Sire lion, monarque sage, songeoit à confier son enfant bien aimé aux soins d' un gouverneur vertueux, estimé, sous qui le lionceau fît son apprentissage. Vous jugez qu' un choix pareil est d' assez grande importance pour que long-temps on y pense. Le monarque indécis assemble son conseil : en peu de mots il expose le point dont il s' agit, et supplie instamment chacun des conseillers de nommer franchement celui qu' en conscience il croit propre à la chose. Le tigre se leva : sire, dit-il, les rois n' ont de grandeur que par la guerre ; il faut que votre fils soit l' effroi de la terre : faites donc tomber votre choix sur le guerrier le plus terrible, -------------------------------------------------------------------------------- p90 le plus craint après vous des hôtes de ces bois. Votre fils saura tout s' il sait être invincible. L' ours fut de cet avis : il ajouta pourtant qu' il falloit un guerrier prudent, un animal de poids, de qui l' expérience du jeune lionceau sût régler la vaillance et mettre à profit ses exploits. Après l' ours, le renard s' explique, et soutient que la politique est le premier talent des rois ; qu' il faut donc un mentor d' une finesse extrême pour instruire le prince et pour le bien former. Ainsi chacun, sans se nommer, clairement s' indiqua soi-même : de semblables conseils sont communs à la cour. Enfin le chien parle à son tour : sire, dit-il, je sais qu' il faut faire la guerre, mais je crois qu' un bon roi ne la fait qu' à regret ; l' art de tromper ne me plaît guere : je connois un plus beau secret pour rendre heureux l' état, pour en être le pere, pour tenir ses sujets, sans trop les alarmer, dans une dépendance entiere ; ce secret, c' est de les aimer. Voilà pour bien régner la science suprême ; et, si vous desirez la voir dans votre fils, sire, montrez-la lui vous-même. Tout le conseil resta muet à cet avis. -------------------------------------------------------------------------------- p91 Le lion court au chien : ami, je te confie le bonheur de l' état et celui de ma vie ; prends mon fils, sois son maître, et, loin de tout flatteur, s' il se peut, va former son coeur. Il dit, et le chien part avec le jeune prince. D' abord à son pupille il persuade bien qu' il n' est point lionceau, qu' il n' est qu' un pauvre chien, son parent éloigné ; de province en province il le fait voyager, montrant à ses regards les abus du pouvoir, des peuples la misere, les lievres, les lapins mangés par les renards, les moutons par les loups, les cerfs par la panthere, par-tout le foible terrassé, le boeuf travaillant sans salaire, et le singe récompensé. Le jeune lionceau frémissoit de colere : mon pere, disoit-il, de pareils attentats sont-ils connus du roi ? Comment pourroient-ils l' être ? Disoit le chien : les grands approchent seuls du maître, et les mangés ne parlent pas. Ainsi, sans raisonner de vertu, de prudence, notre jeune lion devenoit tous les jours vertueux et prudent ; car c' est l' expérience qui corrige, et non les discours. à cette bonne école il acquit avec l' âge sagesse, esprit, force et raison. Que lui falloit-il davantage ? Il ignoroit pourtant encor qu' il fût lion ; -------------------------------------------------------------------------------- p92 lorsqu' un jour qu' il parloit de sa reconnoissance à son maître, à son bienfaiteur, un tigre furieux, d' une énorme grandeur, paroissant tout-à-coup, contre le chien s' avance. Le lionceau plus prompt s' élance, il hérisse ses crins, il rugit de fureur, bat ses flancs de sa queue, et ses griffes sanglantes ont bientôt dispersé les entrailles fumantes de son redoutable ennemi. à peine il est vainqueur qu' il court à son ami : oh ! Quel bonheur pour moi d' avoir sauvé ta vie ! Mais quel est mon étonnement ! Sais-tu que l' amitié, dans cet heureux moment, m' a donné d' un lion la force et la furie ? Vous l' êtes, mon cher fils, oui, vous êtes mon roi, dit le chien tout baigné de larmes. Le voilà donc venu, ce moment plein de charmes, où, vous rendant enfin tout ce que je vous doi, je peux vous dévoiler un important mystere ! Retournons à la cour, mes travaux sont finis. Cher prince, malgré moi cependant je gémis, je pleure ; pardonnez : tout l' état trouve un pere, et moi je vais perdre mon fils. 2 LE GRILLON -------------------------------------------------------------------------------- p93 Un pauvre petit grillon caché dans l' herbe fleurie regardoit un papillon voltigeant dans la prairie. L' insecte ailé brilloit des plus vives couleurs ; l' azur, le pourpre et l' or éclatoient sur ses ailes ; jeune, beau, petit-maître, il court de fleurs en fleurs ; prenant et quittant les plus belles. Ah ! Disoit le grillon, que son sort et le mien sont différents ! Dame nature pour lui fit tout et pour moi rien. Je n' ai point de talent, encor moins de figure ; nul ne prend garde à moi, l' on m' ignore ici bas : autant vaudroit n' exister pas. Comme il parloit, dans la prairie arrive une troupe d' enfants ; aussitôt les voilà courants après ce papillon dont ils ont tous envie. Chapeaux, mouchoirs, bonnets, servent à l' attraper. L' insecte vainement cherche à leur échapper, il devient bientôt leur conquête. L' un le saisit par l' aile, un autre par le corps ; -------------------------------------------------------------------------------- p94 un troisieme survient et le prend par la tête. Il ne falloit pas tant d' efforts pour déchirer la pauvre bête. Oh ! Oh ! Dit le grillon, je ne suis plus fâché ; il en coûte trop cher pour briller dans le monde. Combien je vais aimer ma retraite profonde ! Pour vivre heureux vivons caché. 2 LE DANSEUR DE CORDE LE BALANC. Sur la corde tendue un jeune voltigeur apprenoit à danser ; et déja son adresse, ses tours de force, de souplesse, faisoient venir maint spectateur. Sur son étroit chemin on le voit qui s' avance, le balancier en main, l' air libre, le corps droit, hardi, léger autant qu' adroit ; il s' éleve, descend, va, vient, plus haut s' élance, retombe, remonte en cadence, et, semblable à certains oiseaux qui rasent en volant la surface des eaux, son pied touche, sans qu' on le voie, à la corde qui plie et dans l' air le renvoie. Notre jeune danseur, tout fier de son talent, dit un jour : à quoi bon ce balancier pesant -------------------------------------------------------------------------------- p95 qui me fatigue et m' embarrasse ? Si je dansois sans lui, j' aurois bien plus de grace, de force et de légèreté. Aussitôt fait que dit. Le balancier jeté, notre étourdi chancelle, étend les bras, et tombe. Il se cassa le nez, et tout le monde en rit. Jeunes gens, jeunes gens, ne vous a-t-on pas dit que sans regle et sans frein tôt ou tard on succombe ? La vertu, la raison, les loix, l' autorité, dans vos desirs fougueux vous causent quelque peine ; c' est le balancier qui vous gêne, mais qui fait votre sûreté. 2 LA JEUNE POULE LE VIEUX RENARD Une poulette jeune et sans expérience, en trottant, cloquetant, grattant, se trouva, je ne sais comment, fort loin du poulailler, berceau de son enfance. Elle s' en apperçut qu' il étoit déja tard. Comme elle y retournoit, voici qu' un vieux renard à ses yeux troublés se présente. La pauvre poulette tremblante -------------------------------------------------------------------------------- p96 recommanda son ame à Dieu. Mais le renard, s' approchant d' elle, lui dit : hélas ! Mademoiselle, votre frayeur m' étonne peu ; c' est la faute de mes confreres, gens de sac et de corde, infâmes ravisseurs, dont les appétits sanguinaires ont rempli la terre d' horreurs. Je ne puis les changer, mais du moins je travaille à préserver par mes conseils l' innocente et foible volaille des attentats de mes pareils. Je ne me trouve heureux qu' en me rendant utile ; et j' allois de ce pas jusques dans votre asyle pour avertir vos soeurs qu' il court un mauvais bruit, c' est qu' un certain renard méchant autant qu' habile doit vous attaquer cette nuit. Je viens veiller pour vous. La crédule innocente vers le poulailler le conduit : à peine est-il dans ce réduit, qu' il tue, étrangle, égorge, et sa griffe sanglante entasse les mourants sur la terre étendus, comme fit Diomede au quartier de Rhésus. Il croqua tout, grandes, petites, coqs, poulets et chapons ; tout périt sous ses dents. La pire espece de méchants est celle des vieux hypocrites. 2 LES DEUX PERSANS -------------------------------------------------------------------------------- p97 Cette pauvre raison dont l' homme est si jaloux n' est qu' un pâle flambeau qui jette autour de nous une triste et foible lumiere ; pardelà c' est la nuit : le mortel téméraire qui veut y pénétrer marche sans savoir où. Mais ne point profiter de ce bienfait suprême, éteindre son esprit, et s' aveugler soi-même, c' est un autre excès non moins fou. En Perse il fut jadis deux freres, adorant le soleil, suivant l' antique loi. L' un d' eux, chancelant dans sa foi, n' estimant rien que ses chimeres, prétendoit méditer, connoître, approfondir de son dieu la sublime essence ; et du matin au soir, afin d' y parvenir, l' oeil toujours attaché sur l' astre qu' il encense ; il vouloit expliquer le secret de ses feux. Le pauvre philosophe y perdit les deux yeux ; et dès lors du soleil il nia l' existence. L' ntre étoit crédule et bigot ; -------------------------------------------------------------------------------- p98 effrayé du sort de son frere, il y vit de l' esprit l' abus trop ordinaire, et mit tous ses efforts à devenir un sot. On vient à bout de tout ; le pauvre solitaire avoit peu de chemin à faire, il fut content de lui bientôt. Mais, de peur d' offenser l' astre qui nous éclaire en portant jusqu' à lui des regards indiscrets, il se fit un trou sous la terre, et condamna ses yeux à ne le voir jamais. Humains, pauvres humains, jouissez des bienfaits d' un dieu que vainement la raison veut comprendre, mais que l' on voit par-tout, mais qui parle à nos coeurs. Sans vouloir deviner ce qu' on ne peut apprendre, sans rejeter les dons que sa main sait répandre, employons notre esprit à devenir meilleurs. Nos vertus au très-haut sont le plus digne hommage, et l' homme juste est le seul sage. 2 MYSON -------------------------------------------------------------------------------- p99 Myson fut connu dans la Grece par son amour pour la sagesse ; pauvre, libre, content, sans soins, sans embarras, il vivoit dans les bois, seul, méditant sans cesse, et par fois riant aux éclats. Un jour deux grecs vinrent lui dire : de ta gaîté, Myson, nous sommes tous surpris : tu vis seul ; comment peux-tu rire ? Vraiment, répondit-il, voilà pourquoi je ris. 3 LES SINGES ET LE LEOPARD -------------------------------------------------------------------------------- p100 Des singes dans un bois jouoient à la main chaude ; certaine guenon mauricaude, assise gravement, tenoit sur ses genoux la tête de celui qui, courbant son échine, sur sa main recevoit les coups. On frappoit fort, et puis devine ! Il ne devinoit point ; c' étoit alors des ris, des sauts, des gambades, des cris. Attiré par le bruit du fond de sa taniere, un jeune léopard, prince assez débonnaire, se présente au milieu de nos singes joyeux. Tout tremble à son aspect. Continuez vos jeux, leur dit le léopard, je n' en veux à personne : rassurez-vous, j' ai l' ame bonne ; et je viens même ici, comme particulier, à vos plaisirs m' associer. Jouons, je suis de la partie. Ah ! Monseigneur, quelle bonté ! -------------------------------------------------------------------------------- p101 Quoi ! Votre altesse veut, quittant sa dignité, descendre jusqu' à nous ! -oui, c' est ma fantaisie. Mon altesse eut toujours de la philosophie, et sait que tous les animaux sont égaux. Jouons donc, mes amis ; jouons, je vous en prie. Les singes enchantés crurent à ce discours, comme l' on y croira toujours. Toute la troupe joviale se remet à jouer : l' un d' entre eux tend la main, le léopard frappe, et soudain on voit couler du sang sous la griffe royale. Le singe cette fois devina qui frappoit ; mais il s' en alla sans le dire. Ses compagnons faisoient semblant de rire, et le léopard seul rioit. Bientôt chacun s' excuse et s' échappe à la hâte en se disant entre leurs dents : ne jouons point avec les grands, le plus doux a toujours des griffes à la patte. 3 L'INONDATION -------------------------------------------------------------------------------- p102 Des laboureurs vivoient paisibles et contents dans un riche et nombreux village ; dès l' aurore ils alloient travailler à leurs champs, le soir ils revenoient chantants au sein d' un tranquille ménage ; et la nature bonne et sage, pour prix de leurs travaux, leur donnoit tous les ans de beaux bleds et de beaux enfants. Mais il faut bien souffrir, c' est notre destinée. Or il arriva qu' une année, dans le mois où le blond Phébus s' en va faire visite au brûlant Sirius, la terre, de sucs épuisée, ouvrant de toutes parts son sein, haletoit sous un ciel d' airain. Point de pluie et point de rosée. Sur un sol crevassé l' on voit noircir le grain, les épis sont brûlés, et leurs têtes penchées tombent sur leurs tiges séchées. On trembla de mourir de faim ; la commune s' assemble. En hâte on délibere ; et chacun, comme à l' ordinaire, -------------------------------------------------------------------------------- p103 parle beaucoup et rien ne dit. Enfin quelques vieillards, gens de sens et d' esprit, proposerent un parti sage : mes amis, dirent-ils, d' ici vous pouvez voir ce mont peu distant du village ; là se trouve un grand lac, immense réservoir des souterraines eaux qui s' y font un passage. Allez saigner ce lac ; mais sachez ménager un petit nombre de saignées, afin qu' à votre gré vous puissiez diriger ces bienfaisantes eaux dans vos terres baignées. Juste quand il faudra nous les arrêterons. Prenez bien garde au moins... oui, oui, courons, courons, s' écrie aussitôt l' assemblée. Et voilà mille jeunes gens armés d' hoyaux, de pics, et d' autres instruments, qui volent vers le lac : la terre est travaillée tout autour de ses bords ; on perce en cent endroits à la fois ; d' un morceau de terrain chaque ouvrier se charge : courage ! Allons ! Point de repos ! L' ouverture jamais ne peut être assez large. Cela fut bientôt fait. Avant la nuit, les eaux, tombant de tout leur poids sur leur digue affoiblie, de par-tout roulent à grands flots. Transports et compliments de la troupe ébahie, qui s' admire dans ses travaux. Le lendemain matin ce ne fut pas de même : -------------------------------------------------------------------------------- p104 on voit flotter les bleds sur un océan d' eau ; pour sortir du village il faut prendre un bateau ; tout est perdu, noyé. La douleur est extrême, on s' en prend aux vieillards : c' est vous, leur disoit-on, qui nous coûtez notre moisson ; votre maudit conseil... il étoit salutaire, répondit un d' entre eux ; mais ce qu' on vient de faire est fort loin du conseil comme de la raison. Nous voulions un peu d' eau, vous nous lâchez la bonde ; l' excès d' un très grand bien devient un mal très grand : le sage arrose doucement, l' insensé tout de suite inonde. 3 LES DEUX BACHELIERS Deux jeunes bacheliers logés chez un docteur y travailloient avec ardeur à se mettre en état de prendre leurs licences. Là, du matin au soir, en public disputant, prouvant, divisant, ergotant sur la nature et ses substances, l' infini, le fini, l' ame, la volonté, les sens, le libre arbitre et la nécessité, ils en étoient bientôt à ne plus se comprendre : même par là souvent l' on dit qu' ils commençoient, -------------------------------------------------------------------------------- p105 mais c' est alors qu' ils se poussoient les plus beaux arguments ; qui venoit les entendre bouche béante demeuroit, et leur professeur même en extase admiroit. Une nuit qu' ils dormoient dans le grenier du maître sur un grabat commun, voilà mes jeunes gens qui, dans un rêve, pensent être à se disputer sur les bancs. Je démontre, dit l' un. Je distingue, dit l' autre. Or, voici mon dilemme. Ergo, voici le nôtre... à ces mots, nos rêveurs, criants, gesticulants, au lieu de s' en tenir aux simples arguments d' Aristote ou de Scot, soutiennent leur dilemme de coups de poing bien assenés sur le nez. Tous deux sautent du lit dans une rage extrême, se saisissent par les cheveux, tombent, et font tomber pêle-mêle avec eux tous les meubles qu' ils ont, deux chaises, une table, et quatre in-folios écrits sur parchemin. Le professeur arrive, une chandelle en main, à ce tintamarre effroyable : le diable est donc ici ! Dit-il tout hors de soi : comment ! Sans y voir clair et sans savoir pourquoi, vous vous battez ainsi ! Quelle mouche vous pique ? Nous ne nous battons point, disent-ils ; jugez mieux : c' est que nous repassons tous deux nos leçons de métaphysique. 3 LE RHINOCEROS ET LE DROMADAIRE -------------------------------------------------------------------------------- p106 Un rhinocéros jeune et fort disoit un jour au dromadaire : expliquez-moi, s' il vous plaît, mon cher frere, d' où peut venir pour nous l' injustice du sort. L' homme, cet animal puissant par son adresse, vous recherche avec soin, vous loge, vous chérit, de son pain même vous nourrit, et croit augmenter sa richesse en multipliant votre espece. Je sais bien que sur votre dos vous portez ses enfants, sa femme, ses fardeaux ; que vous êtes léger, doux, sobre, infatigable ; j' en conviens franchement : mais le rhinocéros des mêmes vertus est capable. Je crois même, soit dit sans vous mettre en courroux, que tout l' avantage est pour nous : notre corne et notre cuirasse dans les combats pourroient servir ; et cependant l' homme nous chasse, nous méprise, nous hait, et nous force à le fuir. -------------------------------------------------------------------------------- p107 Ami, répond le dromadaire, de notre sort ne soyez point jaloux ; c' est peu de servir l' homme, il faut encor lui plaire. Vous êtes étonné qu' il nous préfere à vous : mais de cette faveur voici tout le mystere, nous savons plier les genoux. 3 LE ROSSIGNOL ET LE PAON L' aimable et tendre Philomele, voyant commencer les beaux jours, racontoit à l' écho fidele et ses malheurs et ses amours. Le plus beau paon du voisinage, maître et sultan de ce canton, élevant la tête et le ton, vint interrompre son ramage : c' est bien à toi, chantre ennuyeux, avec un si triste plumage, et ce long bec, et ces gros yeux, de vouloir charmer ce bocage ! -------------------------------------------------------------------------------- p108 à la beauté seule il va bien d' oser célébrer la tendresse : de quel droit chantes-tu sans cesse ? Moi, qui suis beau, je ne dis rien. Pardon, répondit Philomele : il est vrai, je ne suis pas belle ; et si je chante dans ce bois, je n' ai de titre que ma voix. Mais vous, dont la noble arrogance m' ordonne de parler plus bas, vous vous taisez par impuissance, et n' avez que vos seuls appas. Ils doivent éblouir sans doute ; est-ce assez pour se faire aimer ? Allez, puisqu' amour n' y voit goutte, c' est l' oreille qu' il faut charmer. 3 LE LIEVRE SES AMIS 2 CHEVR. -------------------------------------------------------------------------------- p109 Un lievre de bon caractere vouloit avoir beaucoup d' amis. Beaucoup ! Me direz-vous, c' est une grande affaire ; un seul est rare en ce pays. J' en conviens ; mais mon lievre avoit cette marotte, et ne savoit pas qu' Aristote disoit aux jeunes grecs à son école admis : mes amis, il n' est point d' amis. Sans cesse il s' occupoit d' obliger et de plaire ; s' il passoit un lapin, d' un air doux et civil vîte il couroit à lui : mon cousin, disoit-il, j' ai du beau serpolet tout près de ma taniere, de déjeûner chez moi faites-moi la faveur. S' il voyoit un cheval paître dans la campagne, il alloit l' aborder : peut-être monseigneur a-t-il besoin de boire ; au pied de la montagne je connois un lac transparent qui n' est jamais ridé par le moindre zéphyre : si monseigneur veut, dans l' instant j' aurai l' honneur de l' y conduire. Ainsi, pour tous les animaux, -------------------------------------------------------------------------------- p110 cerfs, moutons, coursiers, daims, taureaux, complaisant, empressé, toujours rempli de zele, il vouloit de chacun faire un ami fidele, et s' en croyoit aimé parcequ' il les aimoit. Certain jour que tranquille en son gîte il dormoit, le bruit du cor l' éveille, il décampe au plus vîte. Quatre chiens s' élancent après, un maudit piqueur les excite ; et voilà notre lievre arpentant les guérets. Il va, tourne, revient, aux mêmes lieux repasse, saute, franchit un long espace pour dévoyer les chiens, et, prompt comme l' éclair, gagne pays, et puis s' arrête. Assis, les deux pattes en l' air, l' oeil et l' oreille au guet, il éleve la tête, cherchant s' il ne voit point quelqu' un de ses amis. Il apperçoit dans des taillis un lapin que toujours il traita comme un frere ; il y court : par pitié, sauve-moi, lui dit-il, donne retraite à ma misere, ouvre-moi ton terrier ; tu vois l' affreux péril... ah ! Que j' en suis fâché ! Répond d' un air tranquille le lapin : je ne puis t' offrir mon logement, ma femme accouche en ce moment, sa famille et la mienne ont rempli mon asyle ; je te plains bien sincèrement : adieu, mon cher ami. Cela dit, il s' échappe ; et voici la meute qui jappe. -------------------------------------------------------------------------------- p111 Le pauvre lievre part. à quelques pas plus loin, il rencontre un taureau que cent fois au besoin il avoit obligé ; tendrement il le prie d' arrêter un moment cette meute en furie qui de ses cornes aura peur. Hélas ! Dit le taureau, ce seroit de grand coeur : mais des génisses la plus belle est seule dans ce bois, je l' entends qui m' appelle ; et tu ne voudrois pas retarder mon bonheur. Disant ces mots, il part. Notre lievre hors d' haleine implore vainement un daim, un cerf dix-cors, ses amis les plus sûrs ; ils l' écoutent à peine, tant ils ont peur du bruit des cors. Le pauvre infortuné, sans force et sans courage, alloit se rendre aux chiens, quand, du milieu du bois, deux chevreuils reposant sous le même feuillage des chasseurs entendent la voix. L' un d' eux se leve et part ; la meute sanguinaire quitte le lievre et court après. En vain le piqueur en colere crie, et jure, et se fâche ; à travers les forêts le chevreuil emmene la chasse, va faire un long circuit, et revient au buisson où l' attendoit son compagnon, qui dans l' instant part à sa place. Celui-ci fait de même, et, pendant tout le jour, les deux chevreuils lancés et quittés tour-à-tour fatiguent la meute obstinée. -------------------------------------------------------------------------------- p112 Enfin les chasseurs tout honteux prennent le bon parti de retourner chez eux ; déja la retraite est sonnée, et les chevreuils rejoints. Le lievre palpitant s' approche, et leur raconte, en les félicitant, que ses nombreux amis, dans ce péril extrême, l' avoient abandonné. Je n' en suis pas surpris, répond un des chevreuils : à quoi bon tant d' amis ? Un seul suffit quand il nous aime. 3 LE RENARD QUI PRECHE Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique, mais instruit, éloquent, disert, et sachant très bien sa logique, se mit à prêcher au désert. Son style étoit fleuri, sa morale excellente. Il prouvoit en trois points que la simplicité, les bonnes moeurs, la probité, donnent à peu de frais cette félicité qu' un monde imposteur nous présente et nous fait payer cher sans la donner jamais. Notre prédicateur n' avoit aucun succès ; personne ne venoit, hors cinq ou six marmotes, -------------------------------------------------------------------------------- p113 ou bien quelques biches dévotes qui vivoient loin du bruit, sans entour, sans faveur, et ne pouvoient pas mettre en crédit l' orateur. Il prit le bon parti de changer de matiere, prêcha contre les ours, les tigres, les lions, contre leurs appétits gloutons, leur soif, leur rage sanguinaire. Tout le monde accourut alors à ses sermons : cerfs, gazelles, chevreuils, y trouvoient mille charmes ; l' auditoire sortoit toujours baigné de larmes ; et le nom du renard devint bientôt fameux. Un loin, roi de la contrée, bon homme au demeurant, et vieillard fort pieux, de l' entendre fut curieux. Le renard fut charmé de faire son entrée à la cour : il arrive, il prêche, et, cette fois, se surpassant lui-même, il tonne, il épouvante les féroces tyrans des bois, peint la foible innocence à leur aspect tremblante, implorant chaque jour la justice trop lente du maître et du juge des rois. Les courtisans, surpris de tant de hardiesse, se regardoient sans dire rien ; car le roi trouvoit cela bien. La nouveauté par fois fait aimer la rudesse. Au sortir du sermon, le monarque enchanté fit venir le renard : vous avez su me plaire, lui dit-il, vous m' avez montré la vérité ; -------------------------------------------------------------------------------- p114 je vous dois un juste salaire : que me demandez-vous pour prix de vos leçons ? Le renard répondit : sire, quelques dindons. 3 LE ROI ALPHONSE Certain roi qui régnoit sur les rives du Tage, et que l' on surnomma le sage , non parcequ' il étoit prudent, mais parcequ' il étoit savant, Alphonse, fut sur-tout un habile astronome. Il connoissoit le ciel bien mieux que son royaume, et quittoit souvent son conseil pour la lune ou pour le soleil. Un soir qu' il retournoit à son observatoire, entouré de ses courtisans, mes amis, disoit-il, enfin j' ai lieu de croire qu' avec mes nouveaux instruments je verrai cette nuit des hommes dans la lune. Votre majesté les verra, répondoit-on ; la chose est même trop commune, elle doit voir mieux que cela. Pendant tous ces discours, un pauvre, dans la rue, s' approche, en demandant humblement, chapeau bas, -------------------------------------------------------------------------------- p115 quelques maravédis : le roi ne l' entend pas, et, sans le regarder, son chemin continue. Le pauvre suit le roi, toujours tendant la main, toujours renouvelant sa priere importune ; mais, les yeux vers le ciel, le roi, pour tout refrain, répétoit : je verrai des hommes dans la lune. Enfin le pauvre le saisit par son manteau royal, et gravement lui dit : ce n' est pas de là haut, c' est des lieux où nous sommes que Dieu vous a fait souverain. Regardez à vos pieds ; là vous verrez des hommes, et des hommes manquant de pain. 3 LE SANGLIER ET LES ROSSIGNOLS Un homme riche, sot et vain, qualités qui par fois marchent de compagnie, croyoit pour tous les arts avoir un goût divin, et pensoit que son or lui donnoit du génie. Chaque jour à sa table on voyoit réunis peintres, sculpteurs, savants, artistes, beaux esprits, qui lui prodiguoient les hommages, lui montroient des dessins, lui lisoient des ouvrages, écoutoient les conseils qu' il daignoit leur donner, -------------------------------------------------------------------------------- p116 et l' appeloient Mécene en mangeant son dîner. Se promenant un soir dans son parc solitaire, suivi d' un jardinier, homme instruit et de sens, il vit un sanglier qui labouroit la terre, comme ils font quelquefois pour aiguiser leurs dents. Autour du sanglier, les merles, les fauvettes, sur-tout les rossignols, voltigeant, s' arrêtant, répétoient à l' envi leurs douces chansonnettes, et le suivoient toujours chantant. L' animal écoutoit l' harmonieux ramage avec la gravité d' un docte connoisseur, baissoit par fois la hure en signe de faveur, ou bien, la secouant, refusoit son suffrage. Qu' est-ce ci ? Dit le financier : comment ! Les chantres du bocage pour leur juge ont choisi cet animal sauvage ! Nenni, répond le jardinier ; de la terre par lui fraîchement labourée sont sortis plusieurs vers, excellente curée qui seule attire ces oiseaux : ils ne se tiennent à sa suite que pour manger ces vermisseaux ; et l' imbécille croit que c' est pour son mérite. 3 HERCULE AU CIEL -------------------------------------------------------------------------------- p117 Lorsque le fils d' Alcmene, après ses longs travaux, fut reçu dans le ciel, tous les dieux s' empresserent de venir au devant de ce fameux héros. Mars, Minerve, Vénus, tendrement l' embrasserent. Junon même lui fit un accueil assez doux. Hercule transporté les remercioit tous, quand Plutus, qui vouloit être aussi de la fête, vient d' un air insolent lui présenter la main. Le héros irrité passe en tournant la tête. Mon fils, lui dit alors Jupin, que t' a donc fait ce dieu ? D' où vient que la colere, à son aspect, trouble tes sens ? -c' est que je le connois, mon pere, et presque toujours sur la terre je l' ai vu l' ami des méchants. 3 LE DERVIS LA CORNEIL. LE FAUC. -------------------------------------------------------------------------------- p118 Un de ces pieux solitaires qui, détachant leur coeur des choses d' ici bas, font voeu de renoncer à des biens qu' ils n' ont pas. Pour vivre du bien de leurs freres, un dervis en un mot, s' en alloit mendiant et priant, lorsque les cris plaintifs d' une jeune corneille par des parents cruels laissée en son berceau, presque sans plume encor, vinrent à son oreille. Notre dervis regarde, et voit le pauvre oiseau alongeant sur son nid sa tête demi-nue : dans l' instant, du haut de la nue, un faucon descend vers ce nid, et, le bec rempli de pâture, il apporte sa nourriture à l' orpheline qui gémit. ô du puissant Allah providence adorable ! S' écria le dervis : plutôt qu' un innocent périsse sans secours, tu rends compatissant des oiseaux le moins pitoyable ! Et moi, fils du très-haut, je chercherois mon pain ! -------------------------------------------------------------------------------- p119 Non, par le prophete j' en jure : tranquille désormais, je remets mon destin à celui qui prend soin de toute la nature. Cela dit, le dervis, couché tout de son long, se met à bayer aux corneilles, de la création admire les merveilles, de l' univers l' ordre profond. Le soir vint, notre solitaire eut un peu d' appétit en faisant sa priere : ce n' est rien, disoit-il ; mon souper va venir. Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir ; ce sera pour demain. Le lendemain l' aurore paroît, et point de déjeûner. Ceci commence à l' étonner ; cependant il persiste encore, et croit à chaque instant voir venir son dîner. Personne n' arrivoit ; la journée est finie, et le dervis à jeun voyoit d' un oeil d' envie ce faucon qui venoit toujours nourrir sa pupille chérie. Tout-à-coup il l' entend lui tenir ce discours : tant que vous n' avez pu, ma mie, pourvoir vous-même à vos besoins, de vous j' ai pris de tendres soins ; à présent que vous voilà grande, je ne reviendrai plus. Allah nous recommande les foibles et les malheureux : mais être foible, ou paresseux, -------------------------------------------------------------------------------- p120 c' est une grande différence. Nous ne recevons l' existence qu' afin de travailler pour nous ou pour autrui. De ce devoir sacré quiconque se dispense est puni de la providence par le besoin ou par l' ennui. Le faucon dit et part. Touché de ce langage, le dervis converti reconnoît son erreur, et, gagnant le premier village, se fait valet de laboureur. 3 LA CHENILLE Un jour, causant entre eux, différents animaux louoient beaucoup le ver à soie. Quel talent, disoient-ils, cet insecte déploie en composant ces fils si doux, si fins, si beaux, qui de l' homme font la richesse ! Tous vantoient son travail, exaltoient son adresse. Une chenille seule y trouvoit des défauts, aux animaux surpris en faisoit la critique, disoit des mais , et puis des si . Un renard s' écria : messieurs, cela s' explique ; c' est que madame file aussi. 3 LA BALANCE DE MINOS -------------------------------------------------------------------------------- p121 Minos, ne pouvant plus suffire au fatigant métier d' entendre et de juger chaque ombre descendue au ténébreux empire, imagina, pour abréger, de faire faire une balance où dans l' un des bassins il mettoit à la fois cinq ou six morts, dans l' autre un certain poids qui déterminoit la sentence. Si le poids s' élevoit, alors plus à loisir Minos examinoit l' affaire ; si le poids baissoit au contraire, sans scrupule il faisoit punir. La méthode étoit sûre, expéditive et claire ; Minos s' en trouvoit bien. Un jour, en même temps, au bord du Styx la mort rassemble deux rois, un grand ministre, un héros, trois savants. Minos les fait peser ensemble. Le poids s' éleve, il en met deux, et puis trois, c' est en vain ; quatre ne font pas mieux. Minos, un peu surpris, ôte de la balance ces inutiles poids, cherche un autre moyen ; -------------------------------------------------------------------------------- p122 et, près de là voyant un pauvre homme de bien qui dans un coin obscur attendoit en silence, il le met seul en contrepoids : les six ombres alors s' élevent à la fois. 3 L'HERMINE LE CASTOR LE SANGL. Une hermine, un castor, un jeune sanglier, cadets de leur famille, et partant sans fortune, dans l' espoir d' en acquérir une quitterent leur forêt, leur étang, leur hallier. Après un long voyage, après mainte aventure, ils arrivent dans un pays où s' offrent à leurs yeux ravis tous les trésors de la nature, des prés, des eaux, des bois, des vergers pleins de fruits. Nos pélerins, voyant cette terre chérie, éprouvent les mêmes transports qu' énée et ses troyens en découvrant les bords du royaume de Lavinie. Mais ce riche pays étoit de toutes parts entouré d' un marais de bourbe où des serpents et des lésards se jouoit l' effroyable tourbe. -------------------------------------------------------------------------------- p123 Il falloit le passer ; et nos trois voyageurs s' arrêtent sur le bord, étonnés et rêveurs. L' hermine la premiere avance un peu la patte ; elle la retire aussitôt, en arriere elle fait un saut, en disant : mes amis, fuyons en grande hâte ; ce lieu, tout beau qu' il est, ne peut nous convenir, pour arriver là bas il faudroit se salir ; et moi je suis si délicate, qu' une tache me fait mourir. Ma soeur, dit le castor, un peu de patience ; on peut, sans se tacher, quelquefois réussir : il faut alors du temps et de l' intelligence ; nous avons tout cela : pour moi, qui suis maçon, je vais en quinze jours vous bâtir un beau pont sur lequel nous pourrons, sans craindre les morsures de ces vilains serpents, sans gâter nos fourrures, arriver au milieu de ce charmant vallon. Quinze jours ! Ce terme est bien long, répond le sanglier : moi, j' y serai plus vîte ; vous allez voir comment. En prononçant ces mots, le voilà qui se précipite au plus fort du bourbier, s' y plonge jusqu' au dos, à travers les serpents, les lésards, les crapauds, marche, pousse à son but, arrive plein de boue ; et là, tandis qu' il se secoue, jetant à ses amis un regard de dédain : apprenez, leur dit-il, comme on fait son chemin. 3 LES ENFANTS ET LES PERDREAUX -------------------------------------------------------------------------------- p124 Deux enfants d' un fermier, gentils, espiegles, beaux, mais un peu gâtés par leur pere, cherchant des nids dans leur enclos, trouverent de petits perdreaux qui voletoient après leur mere. Vous jugez de la joie, et comment mes bambins à la troupe qui s' éparpille vont par-tout couper les chemins, et n' ont pas assez de leurs mains pour prendre la pauvre famille ! La perdrix, traînant l' aile, appelant ses petits, tourne en vain, voltige, s' approche ; déja mes jeunes étourdis ont toute sa couvée en poche. Ils veulent partager comme de bons amis ; chacun en garde six, il en reste un treizieme : l' aîné le veut, l' autre le veut aussi. -tirons au doigt mouillé. -parbleu non. -parbleu si. -cede, ou bien tu verras. -mais tu verras toi-même. De propos en propos, l' aîné, peu patient, jette à la tête de son frere -------------------------------------------------------------------------------- p125 le perdreau disputé. Le cadet en colere d' un des siens riposte à l' instant. L' aîné recommence d' autant ; et ce jeu qui leur plaît couvre autour d' eux la terre de pauvres perdreaux palpitants. Le fermier, qui passoit en revenant des champs, voit ce spectacle sanguinaire, accourt, et dit à ses enfants : comment donc ! Petits rois, vos discordes cruelles font que tant d' innocents expirent par vos coups ! De quel droit, s' il vous plaît, dans vos tristes querelles, faut-il que l' on meure pour vous ? 3 LE PERROQUET Un gros perroquet gris, échappé de sa cage, vint s' établir dans un bocage : et là, prenant le ton de nos faux connoisseurs, jugeant tout, blâmant tout, d' un air de suffisance, au chant du rossignol il trouvoit des longueurs, critiquoit sur-tout sa cadence. Le linot, selon lui, ne savoit pas chanter ; la fauvette auroit fait quelque chose peut-être, si de bonne heure il eût été son maître -------------------------------------------------------------------------------- p126 et qu' elle eût voulu profiter. Enfin aucun oiseau n' avoit l' art de lui plaire ; et dès qu' ils commençoient leurs joyeuses chansons, par des coups de sifflet répondant à leurs sons, le perroquet les faisoit taire. Lassés de tant d' affronts, tous les oiseaux du bois viennent lui dire un jour : mais parlez donc, beau sire, vous qui sifflez toujours, faites qu' on vous admire ; sans doute vous avez une brillante voix, daignez chanter pour nous instruire. Le perroquet, dans l' embarras, se gratte un peu la tête, et finit par leur dire : messieurs, je siffle bien, mais je ne chante pas. 3 LE RENARD DEGUISE Un renard plein d' esprit, d' adresse, de prudence, à la cour d' un lion servoit depuis long-temps. Les succès les plus éclatants avoient prouvé son zele et son intelligence. Pour peu qu' on l' employât, toute affaire alloit bien. On le louoit beaucoup, mais sans lui donner rien ; et l' habile renard étoit dans l' indigence. Lassé de servir des ingrats, -------------------------------------------------------------------------------- p127 de réussir toujours sans en être plus gras, il s' enfuit de la cour ; dans un bois solitaire il s' en va trouver son grand-pere, vieux renard retiré, qui jadis fut visir. Là, contant ses exploits, et puis les injustices, les dégoûts qu' il eut à souffrir, il demande pourquoi de si nombreux services n' ont jamais pu rien obtenir. Le bon homme renard, avec sa voix cassée, lui dit : mon cher enfant, la semaine passée, un bléreau mon cousin est mort dans ce terrier : c' est moi qui suis son héritier, j' ai conservé sa peau : mets-la dessus la tienne, et retourne à la cour. Le renard avec peine se soumit au conseil ; affublé de la peau de feu son cousin le bléreau, il va se regarder dans l' eau d' une fontaine, se trouve l' air d' un sot, tel qu' étoit le cousin. Tout honteux, de la cour il reprend le chemin. Mais, quelques mois après, dans un riche équipage, entouré de valets, d' esclaves, de flatteurs, comblé de dons et de faveurs, il vient de sa fortune au vieillard faire hommage : il étoit grand visir. Je te l' avois bien dit, s' écrie alors le vieux grand-pere : mon ami, chez les grands quiconque voudra plaire doit d' abord cacher son esprit. 3 LE HIBOU LE CHAT L'OISON LE R. -------------------------------------------------------------------------------- p128 De jeunes écoliers avoient pris dans un trou un hibou, et l' avoient élevé dans la cour du college. Un vieux chat, un jeune oison, nourris par le portier, étoient en liaison avec l' oiseau ; tous trois avoient le privilege d' aller et de venir par toute la maison. à force d' être dans la classe, ils avoient orné leur esprit, savoient par coeur Denys d' Halicarnasse et tout ce qu' Hérodote et Tite-Live ont dit. Un soir, en disputant (des docteurs c' est l' usage), ils comparoient entre eux les peuples anciens. Ma foi, disoit le chat, c' est aux égyptiens que je donne le prix : c' étoit un peuple sage, un peuple ami des loix, instruit, discret, pieux, rempli de respect pour ses dieux ; cela seul, à mon gré, lui donne l' avantage. J' aime mieux les athéniens, répondoit le hibou : que d' esprit ! Que de grace ! Et dans les combats quelle audace ! -------------------------------------------------------------------------------- p129 Que d' aimables héros parmi leurs citoyens ! A-t-on jamais plus fait avec moins de moyens ? Des nations c' est la premiere. Parbleu ! Dit l' oison en colere, messieurs, je vous trouve plaisants : et les romains, que vous en semble ? Est-il un peuple qui rassemble plus de grandeur, de gloire, et de faits éclatants ? Dans les arts, comme dans la guerre, ils ont surpassé vos amis. Pour moi, ce sont mes favoris ; tout doit céder le pas aux vainqueurs de la terre. Chacun des trois pédants s' obstine en son avis, quand un rat, qui de loin entendoit la dispute, rat savant, qui mangeoit des thêmes dans sa hutte, leur cria : je vois bien d' où viennent vos débats : l' égypte vénéroit les chats, Athenes les hibous, et Rome, au capitole, aux dépens de l' état nourrissoit des oisons : ainsi notre intérêt est toujours la boussole que suivent nos opinions. 3 LE PARRICIDE -------------------------------------------------------------------------------- p130 Un fils avoit tué son pere. Ce crime affreux n' arrive guere chez les tigres, les ours ; mais l' homme le commet. Ce parricide eut l' art de cacher son forfait, nul ne le soupçonna : farouche et solitaire, il fuyoit les humains, il vivoit dans les bois, espérant échapper aux remords comme aux loix. Certain jour on le vit détruire à coups de pierre un malheureux nid de moineaux. Eh ! Que vous ont fait ces oiseaux ? Lui demande un passant : pourquoi tant de colere ? Ce qu' ils m' ont fait ? Répond le criminel : ces oisillons menteurs, que confonde le ciel, me reprochent d' avoir assassiné mon pere. Le passant le regarde ; il se trouble, il pâlit, sur son front son crime se lit : conduit devant le juge, il l' avoue et l' expie. ô des vertus derniere amie, toi qu' on voudroit en vain éviter ou tromper, conscience terrible, on ne peut t' échapper ! 3 L'AMOUR ET SA MERE -------------------------------------------------------------------------------- p131 Quand la belle Vénus, sortant du sein des mers, promena ses regards sur la plaine profonde, elle se crut d' abord seule dans l' univers ; mais près d' elle aussitôt l' amour naquit de l' onde. Vénus lui fit un signe, il embrassa Vénus ; et, se reconnoissant sans s' être jamais vus, tous deux sur un dauphin voguerent vers la plage. Comme ils approchoient du rivage, l' amour, qu' elle portoit, s' échappe de ses bras, et lance plusieurs traits en criant : terre ! Terre ! Que faites-vous, mon fils ? Lui dit alors sa mere. Maman, répondit-il, j' entre dans mes états. 4 LE SAVANT ET LE FERMIER -------------------------------------------------------------------------------- p132 Que j' aime les héros dont je conte l' histoire ! Et qu' à m' occuper d' eux je trouve de douceur ! J' ignore s' ils pourront m' acquérir de la gloire ; mais je sais qu' ils font mon bonheur. Avec les animaux je veux passer ma vie ; ils sont si bonne compagnie ! Je conviens cependant, et c' est avec douleur, que tous n' ont pas le même coeur. Plusieurs que l' on connoît, sans qu' ici je les nomme, de nos vices ont bonne part : mais je les trouve encor moins dangereux que l' homme ; et frippon pour frippon je préfere un renard. C' est ainsi que pensoit un sage, un bon fermier de mon pays. Depuis quatre-vingts ans, de tout le voisinage on venoit écouter et suivre ses avis. Chaque mot qu' il disoit étoit une sentence. Son exemple sur-tout aidoit son éloquence ; -------------------------------------------------------------------------------- p133 et lorsqu' environné de ses quarante enfants, fils, petits-fils, brus, gendres, filles, il jugeoit les procès ou régloit les familles, nul n' eût osé mentir devant ses cheveux blancs. Je me souviens qu' un jour dans son champêtre asyle il vint un savant de la ville qui dit au bon vieillard : mon pere, enseignez-moi dans quel auteur, dans quel ouvrage, vous apprîtes l' art d' être sage. Chez quelle nation, à la cour de quel roi, avez-vous été, comme Ulysse, prendre des leçons de justice ? Suivez-vous de Zénon la rigoureuse loi ? Avez-vous embrassé la secte d' épicure, celle de Pythagore ou du divin Platon ? De tous ces messieurs-là je ne sais pas le nom, répondit le vieillard : mon livre est la nature ; et mon unique précepteur, c' est mon coeur. Je vois les animaux, j' y trouve le modele des vertus que je dois chérir : la colombe m' apprit à devenir fidele ; en voyant la fourmi j' amassai pour jouir ; mes boeufs m' enseignent la constance, mes brebis la douceur, mes chiens la vigilance ; et si j' avois besoin d' avis pour aimer mes filles, mes fils, la poule et ses poussins me serviroient d' exemple. -------------------------------------------------------------------------------- p134 Ainsi dans l' univers tout ce que je contemple m' avertit d' un devoir qu' il m' est doux de remplir. Je fais souvent du bien pour avoir du plaisir, j' aime et je suis aimé, mon ame est tendre et pure, et toujours selon ma mesure ma raison sait régler mes voeux : j' observe et je suis la nature, c' est mon secret pour être heureux. 4 L'ECUREUIL LE CHIEN LE RENARD Un gentil écureuil étoit le camarade, le tendre ami d' un beau danois. Un jour qu' ils voyageoient comme Oreste et Pylade, la nuit les surprit dans un bois. En ce lieu point d' auberge ; ils eurent de la peine à trouver où se bien coucher. Enfin le chien se mit dans le creux d' un vieux chêne, et l' écureuil plus haut grimpa pour se nicher. Vers minuit, c' est l' heure des crimes, long-temps après que nos amis en se disant bon soir se furent endormis, voici qu' un vieux renard affamé de victimes arrive au pied de l' arbre, et, levant le museau, voit l' écureuil sur un rameau. -------------------------------------------------------------------------------- p135 Il le mange des yeux, humecte de sa langue ses levres qui de sang brûlent de s' abreuver ; mais jusqu' à l' écureuil il ne peut arriver : il faut donc par une harangue l' engager à descendre ; et voici son discours : ami, pardonnez, je vous prie, si de votre sommeil j' ose troubler le cours : mais le pieux transport dont mon ame est remplie ne peut se contenir ; je suis votre cousin germain : votre mere étoit soeur de feu mon digne pere. Cet honnête homme, hélas ! à son heure derniere, m' a tant recommandé de chercher son neveu pour lui donner moitié du peu qu' il m' a laissé de bien ! Venez donc, mon cher frere, venez, par un embrassement, combler le doux plaisir que mon ame ressent. Si je pouvois monter jusqu' aux lieux où vous êtes, oh ! J' y serois déja, soyez-en bien certain. Les écureuils ne sont pas bêtes, et le mien étoit fort malin ; il reconnoît le patelin, et répond d' un ton doux : je meurs d' impatience de vous embrasser, mon cousin ; je descends : mais, pour mieux lier la connoissance, je veux vous présenter mon plus fidele ami, un parent qui prit soin de nourrir mon enfance ; il dort dans ce trou-là : frappez un peu ; je pense -------------------------------------------------------------------------------- p136 que vous serez charmé de le connoître aussi. Aussitôt maître renard frappe, croyant en manger deux : mais le fidele chien s' élance de l' arbre, le happe, et vous l' étrangle bel et bien. Ceci prouve deux points : d' abord, qu' il est utile dans la douce amitié de placer son bonheur ; puis, qu' avec de l' esprit il est souvent facile au piege qu' il nous tend de surprendre un trompeur. 4 LE COURTISAN ET LE DIEU PROTEE On en veut trop aux courtisans ; on va criant par-tout qu' à l' état inutiles pour leur seul intérêt ils se montrent habiles : ce sont discours de médisants. J' ai lu, je ne sais où, qu' autrefois en Syrie ce fut un courtisan qui sauva sa patrie. Voici comment : dans le pays la peste avoit été portée, et ne devoit cesser que quand le dieu Protée diroit là-dessus son avis. Ce dieu, comme l' on sait, n' est pas facile à vivre : -------------------------------------------------------------------------------- p137 pour le faire parler il faut long-temps le suivre, près de son antre l' épier, le surprendre, et puis le lier, malgré la figure effrayante qu' il prend et quitte à volonté. Certain vieux courtisan, par le roi député, devant le dieu marin tout-à-coup se présente. Celui-ci, surpris, irrité, se change en noir serpent ; sa gueule empoisonnée lance et retire un dard messager du trépas, tandis que, dans sa marche oblique et détournée, il glisse sur lui-même et d' un pli fait un pas. Le courtisan sourit : je connois cette allure, dit-il, et mieux que toi je sais mordre et ramper. Il court alors pour l' attraper : mais le dieu change de figure ; il devient tour-à-tour loup, singe, lynx, renard. Tu veux me vaincre dans mon art, disoit le courtisan : mais, depuis mon enfance, plus que ces animaux avide, adroit, rusé, chacun de ces tours-là pour moi se trouve usé. Changer d' habit, de moeurs, même de conscience ; je ne vois rien là que d' aisé. Lors il saisit le dieu, le lie, arrache son oracle, et retourne vainqueur. Ce trait nous prouve, ami lecteur, combien un courtisan peut servir la patrie. 4 LE HIBOU ET LE PIGEON -------------------------------------------------------------------------------- p138 Que mon sort est affreux ! S' écrioit un hibou : vieux, infirme, souffrant, accablé de misere, je suis isolé sur la terre, et jamais un oiseau n' est venu dans mon trou consoler un moment ma douleur solitaire. Un pigeon entendit ces mots, et courut auprès du malade : hélas ! Mon pauvre camarade, lui dit-il, je plains bien vos maux. Mais je ne comprends pas qu' un hibou de votre âge soit sans épouse, sans parents, sans enfants ou petits-enfants. N' avez-vous point serré les noeuds du mariage pendant le cours de vos beaux ans ? Le hibou répondit : non vraiment, mon cher frere : me marier ! Et pourquoi faire ? J' en connoissois trop le danger. Vouliez-vous que je prisse une jeune chouette, bien étourdie et bien coquette, qui me trahît sans cesse ou me fît enrager, qui me donnât des fils d' un méchant caractere, -------------------------------------------------------------------------------- p139 ingrats, menteurs, mauvais sujets, desirant en secret le trépas de leur pere ? Car c' est ainsi qu' ils sont tous faits. Pour des parents, je n' en ai guere, et ne les vis jamais : ils sont durs, exigeants, pour le moindre sujet s' irritent, n' aiment que ceux dont ils héritent ; encor ne faut-il pas qu' ils attendent long-temps. Tout frere ou tout cousin nous déteste et nous pille. Je ne suis pas de votre avis, répondit le pigeon : mais parlons des amis ; des orphelins c' est la famille : vous avez dû près d' eux trouver quelques douceurs. -les amis ! Ils sont tous trompeurs. J' ai connu deux hibous qui tendrement s' aimerent pendant quinze ans, et, certain jour, pour une souris s' égorgerent. Je crois à l' amitié moins encor qu' à l' amour. -mais ainsi, Dieu me le pardonne ! Vous n' avez donc aimé personne ? -ma foi, non, soit dit entre nous. -en ce cas-là, mon cher, de quoi vous plaignez-vous ? 4 LA VIPERE ET LA SANG-SUE -------------------------------------------------------------------------------- p140 La vipere disoit un jour à la sang-sue : que notre sort est différent ! On vous cherche, on me fuit, si l' on peut on me tue ; et vous, aussitôt qu' on vous prend, loin de craindre votre blessure, l' homme vous donne de son sang une ample et bonne nourriture : cependant vous et moi faisons même piquure. La citoyenne de l' étang répond : oh que nenni, ma chere ; la vôtre fait du mal, la mienne est salutaire. Par moi plus d' un malade obtient sa guérison, par vous tout homme sain trouve une mort cruelle. Entre nous deux, je crois, la différence est belle : je suis remede, et vous poison. Cette fable aisément s' explique : c' est la satire et la critique. 4 LE PACHA ET LE DERVIS -------------------------------------------------------------------------------- p141 Un arabe à Marseille autrefois m' a conté qu' un pacha turc dans sa patrie vint porter certain jour un coffret cacheté au plus sage dervis qui fût en Arabie. Ce coffret, lui dit-il, renferme des rubis, des diamants d' un très grand prix : c' est un présent que je veux faire à l' homme que tu jugeras être le plus fou de la terre. Cherche bien, tu le trouveras. Muni de son coffret, notre bon solitaire s' en va courir le monde. Avoit-il donc besoin d' aller loin ? L' embarras de choisir étoit sa grande affaire : des fous toujours plus fous venoient de toutes parts se présenter à ses regards. Notre pauvre dépositaire pour l' offrir à chacun saisissoit le coffret : mais un pressentiment secret lui conseilloit de n' en rien faire, l' assuroit qu' il trouveroit mieux. -------------------------------------------------------------------------------- p142 Errant ainsi de lieux en lieux, embarrassé de son message, enfin, après un long voyage, notre homme et le coffret arrivent un matin dans la ville de Constantin. Il trouve tout le peuple en joie : que s' est-il donc passé ? Rien, lui dit un iman ; c' est notre grand visir que le sultan envoie, au moyen d' un lacet de soie, porter au prophete un firman. Le peuple rit toujours de ces sortes d' affaires ; et, comme ce sont des miseres, notre empereur souvent lui donne ce plaisir. -souvent ? -oui. -c' est fort bien ; votre nouveau visir est-il nommé ? -sans doute : et le voilà qui passe. Le dervis, à ces mots, court, traverse la place, arrive, et reconnoît le pacha son ami. Bon ! Te voilà ! Dit celui-ci : et le coffret ? -seigneur, j' ai parcouru l' Asie ; j' ai vu des fous parfaits, mais sans oser choisir : aujourd' hui ma course est finie ; daignez l' accepter, grand visir. 4 LE LABOUREUR DE CASTILLE -------------------------------------------------------------------------------- p143 Le plus aimé des rois est toujours le plus fort. En vain la fortune l' accable ; en vain mille ennemis ligués avec le sort semblent lui présager sa perte inévitable : l' amour de ses sujets, colonne inébranlable, rend inutiles leurs efforts. Le petit-fils d' un roi grand par son malheur même, Philippe, sans argent, sans troupes, sans crédit, chassé par l' anglois de Madrid, croyoit perdu son diadême. Il fuyoit presque seul, accablé de douleur. Tout-à-coup à ses yeux s' offre un vieux laboureur, homme franc, simple et droit, aimant plus que sa vie ses enfants et son roi, sa femme et sa patrie, parlant peu de vertu, la pratiquant beaucoup, riche et pourtant aimé, cité dans les Castilles comme l' exemple des familles. Son habit, filé par ses filles, étoit ceint d' une peau de loup. Sous un large chapeau sa tête bien à l' aise -------------------------------------------------------------------------------- p144 faisoit voir des yeux vifs et des traits basanés, et ses moustaches de son nez descendoient jusques sur sa fraise. Douze fils le suivoient, tous grands, beaux, vigoureux. Un mulet chargé d' or étoit au milieu d' eux. Cet homme, dans cet équipage, devant le roi s' arrête, et lui dit : où vas-tu ? Un revers t' a-t-il abattu ? Vainement l' archiduc a sur toi l' avantage ; c' est toi qui régneras, car c' est toi qu' on chérit. Qu' importe qu' on t' ait pris Madrid ? Notre amour t' est resté, nos corps sont tes murailles ; nous périrons pour toi dans les champs de l' honneur. Le hasard gagne les batailles ; mais il faut des vertus pour gagner notre coeur. Tu l' as, tu régneras. Notre argent, notre vie, tout est à toi, prends tout. Graces à quarante ans de travail et d' économie, je peux t' offrir cet or. Voici mes douze enfants, voilà douze soldats ; malgré mes cheveux blancs, je ferai le treizieme : et, la guerre finie, lorsque tes généraux, tes officiers, tes grands, viendront te demander, pour prix de leurs services, des biens, des honneurs, des rubans, nous ne demanderons que repos et justice. C' est tout ce qu' il nous faut. Nous autres pauvres gens nous fournissons au roi du sang et des richesses ; mais, loin de briguer ses largesses, -------------------------------------------------------------------------------- p145 moins il donne et plus nous l' aimons. Quand tu seras heureux, nous fuirons ta présence, nous te bénirons en silence : on t' a vaincu, nous te cherchons. Il dit, tombe à genoux. D' une main paternelle Philippe le releve en poussant des sanglots ; il presse dans ses bras ce sujet si fidele, veut parler, et les pleurs interrompent ses mots. Bientôt, selon la prophétie du bon vieillard, Philippe fut vainqueur, et, sur le trône d' Ibérie, n' oublia point le laboureur. 4 LE PAON 2 OISONS LE PLONGEON Un paon faisoit la roue, et les autres oiseaux admiroient son brillant plumage. Deux oisons nasillards du fond d' un marécage ne remarquoient que ses défauts. Regarde, disoit l' un, comme sa jambe est faite, comme ses pieds sont plats, hideux. Et son cri, disoit l' autre, est si mélodieux, qu' il fait fuir jusqu' à la chouette. Chacun rioit alors du mot qu' il avoit dit. -------------------------------------------------------------------------------- p146 Tout-à-coup un plongeon sortit : messieurs, leur cria-t-il, vous voyez d' une lieue ce qui manque à ce paon : c' est bien voir, j' en conviens ; mais votre chant, vos pieds, sont plus laids que les siens, et vous n' aurez jamais sa queue. 4 L'AVARE ET SON FILS Par je ne sais quelle aventure, un avare, un beau jour, voulant se bien traiter, au marché courut acheter des pommes pour sa nourriture. Dans son armoire il les porta, les compta, rangea, recompta, ferma les doubles tours de sa double serrure, et chaque jour les visita. Ce malheureux, dans sa folie, les bonnes pommes ménageoit ; mais lorsqu' il en trouvoit quelqu' une de pourrie, en soupirant il la mangeoit. Son fils, jeune écolier, faisant fort maigre chere, découvrit à la fin les pommes de son pere. Il attrape les clefs, et va dans ce réduit, suivi de deux amis d' excellent appétit. -------------------------------------------------------------------------------- p147 Or vous pouvez juger le dégât qu' ils y firent, et combien de pommes périrent. L' avare arrive en ce moment, de douleur, d' effroi palpitant. Mes pommes ! Crioit-il : coquins, il faut les rendre, ou je vais tous vous faire pendre. Mon pere, dit le fils, calmez-vous, s' il vous plaît ; nous sommes d' honnêtes personnes : et quel tort vous avons-nous fait ? Nous n' avons mangé que les bonnes. 4 L'HABIT D'ARLEQUIN Vous connoissez ce quai nommé de la ferraille, où l' on vend des oiseaux, des hommes et des fleurs : à mes fables souvent c' est là que je travaille ; j' y vois des animaux, et j' observe leurs moeurs. Un jour de mardi gras j' étois à la fenêtre d' un oiseleur de mes amis, quand sur le quai je vis paroître un petit arlequin leste, bien fait, bien mis, qui, la batte à la main, d' une grace légere, couroit après un masque en habit de bergere. Le peuple applaudissoit par des ris, par des cris. -------------------------------------------------------------------------------- p148 Tout près de moi, dans une cage, trois oiseaux étrangers de différent plumage, perruche, cardinal, serin, regardoient aussi l' arlequin. La perruche disoit : j' aime peu son visage : mais son charmant habit n' eut jamais son égal ; il est d' un si beau verd ! Verd ! Dit le cardinal : vous n' y voyez donc pas, ma chere ? L' habit est rouge assurément ; voilà ce qui le rend charmant. Oh ! Pour celui-là, mon compere, répondit le serin, vous n' avez pas raison, car l' habit est jaune citron ; et c' est ce jaune-là qui fait tout son mérite. -il est verd. -il est jaune. -il est rouge, morbleu ! Interrompt chacun avec feu, et déja le trio s' irrite. Amis, appaisez-vous, leur crie un bon pivert ; l' habit est jaune, rouge et verd. Cela vous surprend fort, voici tout le mystere : ainsi que bien des gens d' esprit et de savoir, mais qui d' un seul côté regardent une affaire, chacun de vous ne veut y voir que la couleur qui sait lui plaire. 4 LE LAPIN ET LA SARCELLE -------------------------------------------------------------------------------- p149 Unis dès leurs jeunes ans d' une amitié fraternelle, un lapin, une sarcelle, vivoient heureux et contents. Le terrier du lapin étoit sur la lisiere d' un parc bordé d' une riviere. Soir et matin nos bons amis, profitant de ce voisinage, tantôt au bord de l' eau, tantôt sous le feuillage, l' un chez l' autre étoient réunis. Là, prenant leurs repas, se contant des nouvelles, ils n' en trouvoient point de si belles que de se répéter qu' ils s' aimeroient toujours. Ce sujet revenoit sans cesse en leurs discours. Tout étoit en commun, plaisir, chagrin, souffrance ; ce qui manquoit à l' un, l' autre le regrettoit ; si l' un avoit du mal, son ami le sentoit ; si d' un bien au contraire il goûtoit l' espérance, tous deux en jouissoient d' avance. Tel étoit leur destin, lorsqu' un jour, jour affreux ! Le lapin, pour dîner venant chez la sarcelle, -------------------------------------------------------------------------------- p150 ne la retrouve plus : inquiet, il l' appelle ; personne ne répond à ses cris douloureux. Le lapin, de frayeur l' ame toute saisie, va, vient, fait mille tours, cherche dans les roseaux, s' incline par-dessus les flots, et voudroit s' y plonger pour trouver son amie. Hélas ! S' écrioit-il, m' entends-tu ? Réponds-moi, ma soeur, ma compagne chérie ; ne prolonge pas mon effroi : encor quelques moments, c' en est fait de ma vie ; j' aime mieux expirer que de trembler pour toi. Disant ces mots, il court, il pleure, et, s' avançant le long de l' eau, arrive enfin près du château où le seigneur du lieu demeure. Là, notre désolé lapin se trouve au milieu d' un parterre, et voit une grande voliere où mille oiseaux divers voloient sur un bassin. L' amitié donne du courage. Notre ami, sans rien craindre, approche du grillage, regarde et reconnoît... ô tendresse ! ô bonheur ! La sarcelle : aussitôt il pousse un cri de joie ; et, sans perdre de temps à consoler sa soeur, de ses quatre pieds il s' emploie à creuser un secret chemin pour joindre son amie, et par ce souterrain le lapin tout-à-coup entre dans la voliere, -------------------------------------------------------------------------------- p151 comme un mineur qui prend une place de guerre. Les oiseaux effrayés se pressent en fuyant. Lui court à la sarcelle ; il l' entraîne à l' instant dans son obscur sentier, la conduit sous la terre ; et, la rendant au jour, il est prêt à mourir de plaisir. Quel moment pour tous deux ! Que ne sais-je le peindre comme je saurois le sentir ! Nos bons amis croyoient n' avoir plus rien à craindre ; ils n' étoient pas au bout. Le maître du jardin, en voyant le dégât commis dans sa voliere, jure d' exterminer jusqu' au dernier lapin : mes fusils ! Mes furets ! Crioit-il en colere. Aussitôt fusils et furets sont tout prêts. Les gardes et les chiens vont dans les jeunes tailles, foillant les terriers, les broussailles ; tout lapin qui paroît trouve un affreux trépas : les rivages du Styx sont bordés de leurs mânes ; dans le funeste jour de Cannes on mit moins de romains à bas. La nuit vient ; tant de sang n' a point éteint la rage du seigneur, qui remet au lendemain matin la fin de l' horrible carnage. Pendant ce temps, notre lapin, tapi sous des roseaux auprès de la sarcelle, attendoit en tremblant la mort, mais conjuroit sa soeur de fuir à l' autre bord -------------------------------------------------------------------------------- p152 pour ne pas mourir devant elle. Je ne te quitte point, lui répondoit l' oiseau ; nous séparer seroit la mort la plus cruelle. Ah ! Si tu pouvois passer l' eau ! Pourquoi pas ? Attends-moi... la sarcelle le quitte, et revient traînant un vieux nid laissé par des canards : elle l' emplit bien vîte de feuilles de roseau, les presse, les unit des pieds, du bec, en forme un batelet capable de supporter un lourd fardeau ; puis elle attache à ce vaisseau un brin de jonc qui servira de cable. Cela fait, et le bâtiment mis à l' eau, le lapin entre tout doucement dans le léger esquif, s' assied sur son derriere, tandis que devant lui la sarcelle nageant tire le brin de jonc, et s' en va dirigeant cette nef à son coeur si chere. On aborde, on débarque ; et jugez du plaisir ! Non loin du port on va choisir un asyle où, coulant des jours dignes d' envie, nos bons amis, libres, heureux, aimerent d' autant plus la vie qu' ils se la devoient tous les deux. 4 LE MILAN ET LE PIGEON -------------------------------------------------------------------------------- p153 Un milan plumoit un pigeon, et lui disoit : méchante bête, je te connois, je sais l' aversion qu' ont pour moi tes pareils : te voilà ma conquête ! Il est des dieux vengeurs. Hélas ! Je le voudrois, répondit le pigeon. ô comble des forfaits ! S' écria le milan ! Quoi ! Ton audace impie ose douter qu' il soit des dieux ? J' allois te pardonner : mais, pour ce doute affreux, scélérat, je te sacrifie. 4 LA FAUVETTE ET LE ROSSIGNOL Une fauvette dont la voix enchantoit les échos par sa douceur extrême espéra surpasser le rossignol lui-même, et lui fit un défi. L' on choisit dans le bois -------------------------------------------------------------------------------- p154 un lieu propre au combat. Les juges se placerent : c' étoient le linot, le serin, le rouge-gorge et le tarin. Tous les autres oiseaux derriere eux se percherent. Deux vieux chardonnerets et deux jeunes pinsons furent gardes du camp, le merle étoit trompette. Il donne le signal : aussitôt la fauvette fait entendre les plus doux sons ; avec adresse elle varie de ses accents filés la touchante harmonie, et ravit tous les coeurs par ses tendres chansons. L' assemblée applaudit. Bientôt on fait silence : alors le rossignol commence. Trois accords purs, égaux, brillants, que termine une juste et parfaite cadence, sont le prélude de ses chants ; ensuite son gosier flexible, parcourant sans effort tous les tons de sa voix, tantôt vif et pressé, tantôt lent et sensible, étonne et ravit à la fois. Les juges cependant demeuroient en balance. Le linot, le serin, de la fauvette amis, ne vouloient point donner de prix : les autres disputoient. L' assemblée en silence écoutoit leurs doctes avis, lorsqu' un geai s' écria : victoire à la fauvette ! Ce mot décida sa défaite : pour le rossignol aussitôt -------------------------------------------------------------------------------- p155 l' aréopage ailé tout d' une voix s' explique. Ainsi le suffrage d' un sot fait plus de mal que sa critique. 4 LE PHILOSOPHE ET LE CHAT-HUANT Persécuté, proscrit, chassé de son asyle, pour avoir appelé les choses par leur nom, un pauvre philosophe erroit de ville en ville, emportant avec lui tous ses biens, sa raison. Un jour qu' il méditoit sur le fruit de ses veilles, c' étoit dans un grand bois, il voit un chat-huant entouré de geais, de corneilles, qui le harceloient en criant : c' est un coquin, c' est un impie, un ennemi de la patrie ; il faut le plumer vif : oui, oui, plumons, plumons, ensuite nous le jugerons. Et tous fondoient sur lui ; la malheureuse bête, tournant et retournant sa bonne et grosse tête, leur disoit, mais en vain, d' excellentes raisons. Touché de son malheur, car la philosophie nous rend plus doux et plus humains, -------------------------------------------------------------------------------- p156 notre sage fait fuir la cohorte ennemie, puis dit au chat-huant : pourquoi ces assassins en vouloient-ils à votre vie ? Que leur avez-vous fait ? L' oiseau lui répondit : rien du tout ; mon seul crime est d' y voir clair la nuit. 4 LE PROCES DES DEUX RENARDS Que je hais cet art de pédant, cette logique captieuse, qui d' une chose claire en fait une douteuse, d' un principe erroné tire subtilement une conséquence trompeuse, et raisonne en déraisonnant ! Les grecs ont inventé cette belle maniere. Ils ont fait plus de mal qu' ils ne croyoient en faire. Que Dieu leur donne paix ! Il s' agit d' un renard, grand argumentateur, célebre babillard, et qui montroit la rhétorique. Il tenoit école publique, avoit des écoliers qui payoient en poulets. Un d' eux qu' on destinoit à plaider au palais devoit payer son maître à la premiere cause qu' il gagneroit : ainsi la chose -------------------------------------------------------------------------------- p157 avoit été réglée et d' une et d' autre part. Son cours étant fini, mon écolier renard intente un procès à son maître, disant qu' il ne doit rien. Devant le léopard tous les deux s' en vont comparoître. Monseigneur, disoit l' écolier, si je gagne, c' est clair, je ne dois rien payer ; si je perds, nulle est sa créance : car il convient que l' échéance n' en devoit arriver qu' après le gain de mon premier procès ; or, ce procès perdu, je suis quitte, je pense : mon dilemme est certain. Nenni, répondoit aussitôt le maître : si vous perdez, payez, la loi l' ordonne ainsi ; si vous gagnez, sans plus remettre, payez, car vous avez signé promesse de payer au premier plaid gagné : vous y voilà. Je crois l' argument sans réponse. Chacun attend alors que le juge prononce, et l' auditoire s' étonnoit qu' il n' y jetât pas son bonnet. Le léopard rêveur prit enfin la parole : hors de cour, leur dit-il ; défense à l' écolier de continuer son métier, au maître de tenir école. 4 LE MIROIR DE LA VERITE -------------------------------------------------------------------------------- p158 Dans le beau siecle d' or, quand les premiers humains, au milieu d' une paix profonde, couloient des jours purs et sereins, la vérité couroit le monde avec son miroir dans les mains. Chacun s' y regardoit, et le miroir sincere retraçoit à chacun son plus secret desir sans jamais le faire rougir ; temps heureux, qui ne dura guere ! L' homme devint bientôt méchant et criminel. La vérité s' enfuit au ciel, en jetant de dépit son miroir sur la terre. Le pauvre miroir se cassa. Ses débris qu' au hasard la chûte dispersa furent perdus pour le vulgaire. Plusieurs siecles après on en connut le prix : et c' est depuis ce temps que l' on voit plus d' un sage chercher avec soin ces débris, les retrouver par fois ; mais ils sont si petits, que personne n' en fait usage. Hélas ! Le sage le premier ne s' y voit jamais tout entier. 4 LES DEUX PAYSANS ET LE NUAGE -------------------------------------------------------------------------------- p159 Guillot, disoit un jour Lucas d' une voix triste et lamentable, ne vois-tu pas venir là-bas ce gros nuage noir ? C' est la marque effroyable du plus grand des malheurs. Pourquoi ? Répond Guillot. -pourquoi ? Regarde donc : ou je ne suis qu' un sot, ou ce nuage est de la grêle qui va tout abymer, vigne, avoine, froment ; toute la récolte nouvelle sera détruite en un moment. Il ne restera rien ; le village en ruine dans trois mois aura la famine, puis la peste viendra, puis nous périrons tous. La peste ! Dit Guillot : doucement, calmez-vous, je ne vois point cela, compere ; et s' il faut vous parler selon mon sentiment, c' est que je vois tout le contraire : car ce nuage assurément ne porte point de grêle, il porte e la pluie ; la terre est seche dès long-temps, il va bien arroser nos champs, -------------------------------------------------------------------------------- p160 toute notre récolte en doit être embellie. Nous aurons le double de foin, moitié plus de froment, de raisins abondance ; nous serons tous dans l' opulence, et rien, hors les tonneaux, ne nous fera besoin. C' est bien voir que cela ! Dit Lucas en colere. Mais chacun a ses yeux, lui répondit Guillot. -oh ! Puisqu' il est ainsi, je ne dirai plus mot, attendons la fin de l' affaire : rira bien qui rira le dernier. -dieu merci, ce n' est pas moi qui pleure ici. Ils s' échauffoient tous deux ; déja, dans leur furie, ils alloient se gourmer, lorsqu' un souffle de vent emporta loin de là le nuage effrayant ; ils n' eurent ni grêle ni pluie. 4 LA GUENON, LE SINGE ET LA NOIX -------------------------------------------------------------------------------- p161 Une jeune guenon cueillit une noix dans sa coque verte ; elle y porte la dent, fait la grimace... ah ! Certe, dit-elle, ma mere mentit quand elle m' assura que les noix étoient bonnes. Puis, croyez aux discours de ces vieilles personnes qui trompent la jeunesse ! Au diable soit le fruit ! Elle jette la noix. Un singe la ramasse, vîte entre deux cailloux la casse, l' épluche, la mange, et lui dit : votre mere eut raison, ma mie : les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir. Souvenez-vous que, dans la vie, sans un peu de travail on n' a point de plaisir. 4 DON QUICHOTTE -------------------------------------------------------------------------------- p162 Contraint de renoncer à la chevalerie, Don Quichotte voulut, pour se dédommager, mener une plus douce vie, et choisit l' état de berger. Le voilà donc qui prend panetiere et houlette, le petit chapeau rond garni d' un ruban verd sous le menton faisant rosette. Jugez de la grace et de l' air de ce nouveau tircis ! Sur sa rauque musette il s' essaie à charmer l' écho de ces cantons, achete au boucher deux moutons, prend un roquet galeux, et, dans cet équipage, par l' hiver le plus froid qu' on eût vu de long-temps, dispersant son troupeau sur les rives du Tage, au milieu de la neige il chante le printemps. Point de mal jusques là : chacun à sa maniere est libre d' avoir du plaisir. Mais il vint à passer une grosse vachere ; et le pasteur, pressé d' un amoureux desir, court et tombe à ses pieds : ô belle Timarette, dit-il, toi que l' on voit parmi tes jeunes soeurs -------------------------------------------------------------------------------- p163 comme le lis parmi les fleurs, cher et cruel objet de ma flamme secrete, abandonne un moment le soin de tes agneaux ; viens voir un nid de tourtereaux que j' ai découvert sur ce chêne. Je veux te les donner : hélas ! C' est tout mon bien. Ils sont blancs : leur couleur, Timarette, est la tienne ; mais, par malheur pour moi, leur coeur n' est pas le tien. à ce discours, la Timarette, dont le vrai nom étoit Fanchon, ouvre une large bouche, et, d' un oeil fixe et bête, contemple le vieux Céladon, quand un valet de ferme, amoureux de la belle, paroissant tout-à-coup, tombe à coups de bâton sur le berger tendre et fidele, et vous l' étend sur le gazon. Don Quichotte crioit : arrête, pasteur ignorant et brutal ; ne sais-tu pas nos loix ? Le coeur de Timarette doit devenir le prix d' un combat pastoral : chante, et ne frappe pas. Vainement il l' implore ; l' autre frappoit toujours, et frapperoit encore, si l' on n' étoit venu secourir le berger et l' arracher à sa furie. Ainsi guérir d' une folie, bien souvent ce n' est qu' en changer. 4 LE VOYAGE -------------------------------------------------------------------------------- p164 Partir avant le jour, à tâtons, sans voir goutte, sans songer seulement à demander sa route, aller de chûte en chûte, et, se traînant ainsi, faire un tiers du chemin jusqu' à près de midi ; voir sur sa tête alors amasser les nuages, dans un sable mouvant précipiter ses pas, courir, en essuyant orages sur orages, vers un but incertain où l' on n' arrive pas ; détrompé vers le soir chercher une retraite, arriver haletant, se coucher, s' endormir : on appelle cela naître, vivre, et mourir. La volonté de Dieu soit faite. 5 LE BERGER ET LE ROSSIGNOL -------------------------------------------------------------------------------- p165 à m l' abbé Delille. ô toi, dont la touchante et sublime harmonie charme toujours l' oreille en attachant le coeur, digne rival, souvent vainqueur, du chantre fameux d' Ausonie, Delille, ne crains rien, sur mes légers pipeaux je ne viens point ici célébrer tes travaux, ni dans de foibles vers parler de poésie. Je sais que l' immortalité qui t' est déja promise au temple de mémoire t' est moins chere que ta gaîté ; je sais que, méritant tes succès sans y croire, content par caractere et non par vanité, tu te fais pardonner ta gloire à force d' amabilité : c' est ton secret, aussi je finis ce prologue. -------------------------------------------------------------------------------- p166 Mais du moins lis mon apologue ; et si quelque envieux, quelque esprit de travers, outrageant un jour tes beaux vers, te donne assez d' humeur pour t' empêcher d' écrire, je te demande alors de vouloir le relire. Dans une belle nuit du charmant mois de mai, un berger contemploit, du haut d' une colline, la lune promenant sa lumiere argentine au milieu d' un ciel pur d' étoiles parsemé ; le tilleul odorant, le lilas, l' aubépine, au gré du doux zéphyr balançant leurs rameaux, et les ruisseaux dans les prairies brisant sur des rives fleuries le crystal de leurs claires eaux. Un rossignol, dans le bocage, mêloit ses doux accents à ce calme enchanteur ; l' écho les répétoit, et notre heureux pasteur, transporté de plaisir, écoutoit son ramage. Mais tout-à-coup l' oiseau finit ses tendres sons. En vain le berger le supplie de continuer ses chansons. Non, dit le rossignol, c' en est fait pour la vie ; je ne troublerai plus ces paisibles forêts. N' entends-tu pas dans ce marais mille grenouilles coassantes qui par des cris affreux insultent à mes chants ? Je cede, et reconnois que mes foibles accents -------------------------------------------------------------------------------- p167 ne peuvent l' emporter sur leurs voix glapissantes. Ami, dit le berger, tu vas combler leurs voeux ; te taire est le moyen qu' on les écoute mieux : je ne les entends plus aussitôt que tu chantes. 5 LES DEUX LIONS Sur les bords africains, aux lieux inhabités où le char du soleil roule en brûlant la terre, deux énormes lions, de la soif tourmentés, arriverent au pied d' un rocher solitaire. Un filet d' eau couloit, foible et dernier effort de quelque naïade expirante. Les deux lions courent d' abord au bruit de cette eau murmurante. Ils pouvoient boire ensemble ; et la fraternité, le besoin, leur donnoient ce conseil salutaire : mais l' orgueil disoit le contraire, et l' orgueil fut seul écouté. Chacun veut boire seul : d' un oeil plein de colere l' un l' autre ils vont se mesurants, hérissent de leur cou l' ondoyante criniere ; de leur terrible queue ils se frappent les flancs, -------------------------------------------------------------------------------- p168 et s' attaquent avec de tels rugissements, qu' à ce bruit dans le fond de leur sombre taniere les tigres d' alentour vont se cacher tremblants. égaux en vigueur, en courage, ce combat fut plus long qu' aucun de ces combats qui d' Achille ou d' Hector signalerent la rage, car les dieux ne s' en mêloient pas. Après une heure ou deux d' efforts et de morsures, nos héros, fatigués, déchirés, haletants, s' arrêterent en même temps. Couverts de sang et de blessures, n' en pouvant plus, morts à demi, se traînant sur le sable, à la source ils vont boire : mais, pendant le combat, la source avoit tari ; ils expirent auprès. Vous lisez votre histoire, malheureux insensés, dont les divisions, l' orgueil, les fureurs, la folie, consument en douleurs le moment de la vie : hommes, vous êtes ces lions ; vos jours, c' est l' eau qui s' est tarie. 5 LA COLOMBE ET SON NOURRISSON -------------------------------------------------------------------------------- p169 Une colombe gémissoit de ne pouvoir devenir mere : elle avoit fait cent fois tout ce qu' il falloit faire pour en venir à bout, rien ne réussissoit. Un jour, se promenant dans un bois solitaire, elle rencontre en un vieux nid un oeuf abandonné, point trop gros, point petit, semblable aux oeufs de tourterelle. Ah ! Quel bonheur ! S' écria-t-elle : je pourrai donc enfin couver, et puis nourrir, puis élever un enfant qui fera le charme de ma vie ! Tous les soins qu' il me coûtera, les tourments qu' il me causera, seront encor des biens pour mon ame ravie : quel plaisir vaut ces soucis-là ? Cela dit, dans le nid la colombe établie se met à couver l' oeuf, et le couve si bien, qu' elle ne le quitte pour rien, pas même pour manger : l' amour nourrit les meres. Après vingt et un jours elle voit naître enfin -------------------------------------------------------------------------------- p170 celui dont elle attend son bonheur, son destin, et ses délices les plus cheres. De joie elle est prête à mourir ; auprès de son petit nuit et jour elle veille, l' écoute respirer, le regarde dormir, s' épuise pour le mieux nourrir. L' enfant chéri vient à merveille, son corps grossit en peu de temps : mais son bec, ses yeux et ses ailes, different fort des tourterelles ; la mere les voit ressemblants. à bien élever sa jeunesse elle met tous ses soins, lui prêche la sagesse, et sur-tout l' amitié, lui dit à chaque instant : pour être heureux, mon cher enfant, il ne faut que deux points, la paix avec soi-même, puis quelques bons amis dignes de nous chérir. La vertu de la paix nous fait seule jouir ; et le secret pour qu' on nous aime, c' est d' aimer les premiers, facile et doux plaisir. Ainsi parloit la tourterelle, quand, au milieu de sa leçon, un malheureux petit pinson échappé de son nid vient s' abattre auprès d' elle. Le jeune nourrisson à peine l' apperçoit, qu' il court à lui : sa mere croit que c' est pour le traiter comme ami, comme frere, et pour offrir au voyageur -------------------------------------------------------------------------------- p171 une retraite hospitaliere. Elle applaudit déja : mais quelle est sa douleur, lorsqu' elle voit son fils, ce fils dont la jeunesse n' entendit que leçons de vertu, de sagesse, saisir le foible oiseau, le plumer, le manger, et garder au milieu de l' horrible carnage ce tranquille sang froid, assuré témoignage que le coeur désormais ne peut se corriger ! Elle en mourut, la pauvre mere. Quel triste prix des soins donnés à cet enfant ! Mais c' étoit le fils d' un milan : rien ne change le caractere. 5 L'ANE ET LA FLUTE Les sots sont un peuple nombreux, trouvant toutes choses faciles : il faut le leur passer, souvent ils sont heureux ; grand motif de se croire habiles. Un âne, en broutant ses chardons, regardoit un pasteur jouant, sous le feuillage, d' une flûte dont les doux sons attiroient et charmoient les bergers du bocage. -------------------------------------------------------------------------------- p172 Cet âne mécontent disoit : ce monde est fou ! Les voilà tous, bouche béante, admirant un grand sot qui sue et se tourmente à souffler dans un petit trou. C' est par de tels efforts qu' on parvient à leur plaire, tandis que moi... suffit... allons-nous-en d' ici, car je me sens trop en colere. Notre âne, en raisonnant ainsi, avance quelques pas, lorsque sur la fougere une flûte oubliée en ces champêtres lieux par quelque pasteur amoureux se trouve sous ses pieds. Notre âne se redresse, sur elle de côté fixe ses deux gros yeux ; une oreille en avant, lentement il se baisse, applique son naseau sur le pauvre instrument, et souffle tant qu' il peut. ô hasard incroyable ! Il en sort un son agréable. L' âne se croit un grand talent, et tout joyeux s' écrie en faisant la culbute : eh ! Je joue aussi de la flûte ! 5 LE PAYSAN ET LA RIVIERE -------------------------------------------------------------------------------- p173 Je veux me corriger, je veux changer de vie, me disoit un ami : dans des liens honteux mon ame s' est trop avilie ; j' ai cherché le plaisir, guidé par la folie, et mon coeur n' a trouvé que le remords affreux. C' en est fait, je renonce à l' indigne maîtresse que j' adorai toujours sans jamais l' estimer ; tu connois pour le jeu ma coupable foiblesse, eh bien ! Je vais la réprimer ; je vais me retirer du monde, et, calme désormais, libre de tous soucis, dans une retraite profonde, vivre pour la sagesse et pour mes seuls amis. Que de fois vous l' avez promis ! Toujours en vain, lui répondis-je. çà, quand commencez-vous ? -dans huit jours, sûrement. -pourquoi pas aujourd' hui ? Ce long retard m' afflige. -oh ! Je ne puis dans un moment briser une si forte chaîne ; il me faut un prétexte : il viendra, j' en réponds. Causant ainsi, nous arrivons -------------------------------------------------------------------------------- p174 jusques sur les bords de la Seine, et j' apperçois un paysan assis sur une large pierre regardant l' eau couler d' un air impatient. -l' ami, que fais-tu là ? -monsieur, pour une affaire au village prochain je suis contraint d' aller ; je ne vois point de pont pour passer la riviere, et j' attends que cette eau cesse enfin de couler. Mon ami, vous voilà, cet homme est votre image ; vous perdez en projets les plus beaux de vos jours : si vous voulez passer, jetez-vous à la nage ; car cette eau coulera toujours. 5 LE PRETRE DE JUPITER Un prêtre de Jupiter, pere de deux grandes filles, toutes deux assez gentilles, de bien les marier fit son soin le plus cher. Les prêtres de ce temps vivoient de sacrifices, et n' avoient point de bénéfices. La dot étoit fort mince. Un jeune jardinier se présenta pour gendre ; on lui donna l' aînée. Bientôt après cet hyménée -------------------------------------------------------------------------------- p175 la cadette devint la femme d' un potier. à quelques jours de là, chaque épouse établie chez son époux, le pere va les voir. Bon jour, dit-il, je viens savoir si le choix que j' ai fait rend heureuse ta vie, s' il ne te manque rien, si je peux y pourvoir. Jamais, répond la jardiniere, vous ne fîtes meilleure affaire : la paix et le bonheur habitent ma maison ; je tâche d' être bonne, et mon époux est bon : il sait m' aimer sans jalousie, je l' aime sans coquetterie ; aussi tout est plaisir, tout jusqu' à nos travaux ; nous ne desirons rien, sinon qu' un peu de pluie fasse pousser nos artichauts. -c' est là tout ? -oui vraiment. -tu seras satisfaite, dit le vieillard : demain je célebre la fête de Jupiter ; je lui dirai deux mots. Adieu, ma fille. -adieu, mon pere. Le prêtre de ce pas s' en va chez la potiere l' interroger, comme sa soeur, sur son mari, sur son bonheur. Oh ! Répond celle-ci, dans mon petit ménage, le travail, l' amour, la santé, tout va fort bien en vérité ; nous ne pouvons suffire à la vente, à l' ouvrage : notre unique desir seroit que le soleil nous montrât plus souvent son visage vermeil -------------------------------------------------------------------------------- p176 pour sécher notre poterie. Vous, pontife du dieu de l' air, obtenez-nous cela, mon pere, je vous prie ; parlez pour nous à Jupiter. -très volontiers, ma chere amie : mais je ne sais comment accorder mes enfants ; tu me demandes du beau temps, et ta soeur a besoin de pluie. Ma foi, je me tairai, de peur d' être en défaut. Jupiter mieux que nous sait bien ce qu' il nous faut ; prétendre le guider seroit folie extrême. Sachons prendre le temps comme il veut l' envoyer : l' homme est plus cher aux dieux qu' il ne l' est à lui-même ; se soumettre, c' est les prier. 5 LES DEUX CHAUVES Un jour deux chauves dans un coin virent briller certain morceau d' ivoire. Chacun d' eux veut l' avoir ; dispute et coups de poing. Le vainqueur y perdit, comme vous pouvez croire, le peu de cheveux gris qui lui restoient encor. Un peigne étoit le beau trésor qu' il eut pour prix de sa victoire. 5 LE LEOPARD ET L'ECUREUIL -------------------------------------------------------------------------------- p177 Un écureuil sautant, gambadant sur un chêne, manqa sa branche, et vint, par un triste hasard, tomber sur un vieux léopard qui faisoit sa méridienne. Vous jugez s' il eut peur ! En sursaut s' éveillant, l' animal irrité se dresse ; et l' écureuil s' agenouillant tremble et se fait petit aux pieds de son altesse. Après l' avoir considéré, le léopard lui dit : je te donne la vie, mais à condition que de toi je saurai pourquoi cette gaîté, ce bonheur que j' envie, embellissent tes jours, ne te quittent jamais, tandis que moi, roi des forêts, je suis si triste et je m' ennuie. Sire, lui répond l' écureuil, je dois à votre bon accueil la vérité : mais, pour la dire, sur cet arbre un peu haut je voudrois être assis. -soit, j' y consens, monte. -j' y suis. à présent je peux vous instruire. -------------------------------------------------------------------------------- p178 Mon grand secret pour être heureux, c' est de vivre dans l' innocence ; l' ignorance du mal fait toute ma science ; mon coeur est toujours pur, cela rend bien joyeux. Vous ne connoissez pas la volupté suprême de dormir sans remords : vous mangez les chevreuils, tandis que je partage à tous les écureuils mes feuilles et mes fruits ; vous haïssez, et j' aime : tout est dans ces deux mots. Soyez bien convaincu de cette vérité que je tiens de mon pere : lorsque notre bonheur nous vient de la vertu, la gaîté vient bientôt de notre caractere. 5 PAN ET LA FORTUNE Un jeune grand seigneur à des jeux de hasard avoit perdu sa derniere pistole, et puis joué sur sa parole : il falloit payer sans retard ; les dettes du jeu sont sacrées. On peut faire attendre un marchand, un ouvrier, un indigent, qui nous a fourni ses denrées ; mais un escroc ? L' honneur veut qu' au même moment -------------------------------------------------------------------------------- p179 on le paye, et très poliment. La loi par eux fut ainsi faite. Notre jeune seigneur, pour acquitter sa dette, ordonne une coupe de bois. Aussitôt les ormes, les frênes, et les hêtres touffus, et les antiques chênes, tombent l' un sur l' autre à la fois. Les faunes, les sylvains, désertent les bocages ; les dryades en pleurs regrettent leurs ombrages ; et le dieu Pan, dans sa fureur, instruit que le jeu seul a causé ces ravages, s' en prend à la Fortune : ô mere du malheur, dit-il, infernale furie, tu troubles à la fois les mortels et les dieux, tu te plais dans le mal, et ta rage ennemie... il parloit, lorsque dans ces lieux tout-à-coup paroît la déesse. Calme, dit-elle à Pan, le chagrin qui te presse ; je n' ai point causé tes malheurs : même aux jeux de hasard, avec certains joueurs, je ne fais rien. -qui donc fait tout ? -l' adresse. 5 LE PETIT CHIEN -------------------------------------------------------------------------------- p180 La vanité nous rend aussi dupes que sots. Je me souviens, à ce propos, qu' au temps jadis, après une sanglante guerre où, malgré les plus beaux exploits, maint lion fut couché par terre, l' éléphant régna dans les bois. Le vainqueur, politique habile, voulant prévenir désormais jusqu' au moindre sujet de discorde civile, de ses vastes états exila pour jamais la race des lions, son ancienne ennemie. L' édit fut proclamé. Les lions affoiblis, se soumettant au sort qui les avoit trahis, abandonnent tous leur patrie. Ils ne se plaignent pas, ils gardent dans leur coeur et leur courage et leur douleur. Un bon vieux petit chien, de la charmante espece de ceux qui vont portant jusqu' au milieu du dos une toison tombant à flots, exhaloit ainsi sa tristesse : -------------------------------------------------------------------------------- p181 il faut donc vous quitter, ô pénates chéris ! Un barbare, à l' âge où je suis, m' oblige à renoncer aux lieux qui m' ont vu naître. Sans appui, sans secours, dans un pays nouveau je vais, les yeux en pleurs, demander un tombeau, qu' on me refusera peut-être. ô tyran, tu le veux ! Allons ! Il faut partir. Un barbet l' entendit : touché de sa misere, quel motif, lui dit-il, peut t' obliger à fuir ? -ce qui m' y force, ô ciel ! Et cet édit sévere qui nous chasse à jamais de cet heureux canton... ? -nous ? -non pas vous, mais moi. -comment ! Toi, mon cher frere ? Qu' as-tu donc de commun... ? -plaisante question ! Eh ! Ne suis-je pas un lion ? 5 LE CHAT ET LES RATS -------------------------------------------------------------------------------- p182 Un angora que sa maîtresse nourrissoit de mets délicats ne faisoit plus la guerre aux rats ; et les rats, connoissant sa bonté, sa paresse, alloient, trottoient par-tout, et ne se gênoient pas. Un jour, dans un grenier retiré, solitaire, où notre chat dormoit après un bon festin, plusieurs rats viennent dans le grain prendre leur repas ordinaire. L' angora ne bougeoit. Alors mes étourdis pensent qu' ils lui font peur ; l' orateur de la troupe parle des chats avec mépris. On applaudit fort, on s' attroupe, on le proclame général. Grimpé sur un boisseau qui sert de tribunal : braves amis, dit-il, courons à la vengeance. De ce grain désormais nous devons être las, jurons de ne manger désormais que des chats : on les dit excellents, nous en ferons bombance. à ces mots, partageant son belliqueux transport, chaque nouveau guerrier sur l' angora s' élance, -------------------------------------------------------------------------------- p183 et réveille le chat qui dort. Celui-ci, comme on croit, dans sa juste colere, couche bientôt sur la poussiere général, tribuns et soldats. Il ne s' échappa que deux rats qui disoient, en fuyant bien vîte à leur taniere : il ne faut point pousser à bout l' ennemi le plus débonnaire ; on perd ce que l' on tient quand on veut gagner tout. 5 LE CROCODILE ET L'ESTURGEON Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants s' amusoient à faire sur l' onde, avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants, les plus beaux ricochets du monde. Un crocodile affreux arrive entre deux eaux, s' élance tout-à-coup, happe l' un des marmots, qui crie et disparoît dans sa gueule profonde, l' autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon. Un honnête et digne esturgeon, témoin de cette tragédie, s' éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ; mais bientôt il entend le coupable amphibie -------------------------------------------------------------------------------- p184 gémir et pousser des sanglots : le monstre a des remords, dit-il : ô providence, tu venges souvent l' innocence ; pourquoi ne la sauves-tu pas ? Ce scélérat du moins pleure ses attentats ; l' instant est propice, je pense, pour lui prêcher la pénitence : je m' en vais lui parler. Plein de compassion, notre saint homme d' esturgeon vers le crocodile s' avance : pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ; livrez votre ame impitoyable au remords, qui des dieux est le dernier bienfait, le seul médiateur entre eux et le coupable. Malheureux, manger un enfant ! Mon coeur en a frémi ; j' entends gémir le vôtre... oui, répond l' assassin, je pleure en ce moment de regret d' avoir manqué l' autre. Tel est le remords du méchant. 5 LA TOURTERELLE ET LA FAUVETTE -------------------------------------------------------------------------------- p185 Une fauvette jeune et belle s' amusoit à chanter tant que duroit le jour ; sa voisine la tourterelle ne vouloit, ne savoit rien faire que l' amour. Je plains bien votre erreur, dit-elle à la fauvette ; vous perdez vos plus beaux moments : il n' est qu' un seul plaisir, c' est d' avoir des amants. Dites-moi, s' il vous plaît, quelle est la chansonnette qui peut valoir un doux baiser. Je me garderois bien d' oser les comparer, répondit la chanteuse : mais je ne suis point malheureuse, j' ai mis mon bonheur dans mes chants. à ce discours, la tourterelle en se moquant s' éloigna d' elle. Sans se revoir elles furent dix ans. Après ce long espace, un beau jour de printemps, dans la même forêt elles se rencontrerent. L' âge avoit bien un peu dérangé leurs attraits ; long-temps elles se regarderent avant que de pouvoir se remettre leurs traits. -------------------------------------------------------------------------------- p186 Enfin la fauvette polie s' avance la premiere : eh ! Bon jour, mon amie, comment vous portez-vous ? Comment vont les amants ? -ah ! Ne m' en parlez pas, ma chere : j' ai tout perdu, plaisirs, amis, beaux ans ; tout a passé comme une ombre légere. J' ai cru que le bonheur étoit d' aimer, de plaire... ô souvenir cruel ! ô regrets superflus ! J' aime encore, on ne m' aime plus. J' ai moins perdu que vous, répondit la chanteuse : cependant je suis vieille et je n' ai plus de voix ; mais j' aime la musique, et suis encore heureuse lorsque le rossignol fait retentir ces bois. La beauté, ce présent céleste, ne peut sans les talents échapper à l' ennui : la beauté passe, un talent reste, on en jouit même en autrui. 5 LA SAUTERELLE -------------------------------------------------------------------------------- p187 C' en est fait, je quitte le monde ; je veux fuir pour jamais le spectacle odieux des crimes, des horreurs, dont sont blessés mes yeux. Dans une retraite profonde, loin des vices, loin des abus, je passerai mes jours doucement à maudire les méchants de moi trop connus. Seule ici bas j' ai des vertus : aussi pour ennemi j' ai tout ce qui respire, tout l' univers m' en veut ; homme, enfants, animaux, jusqu' au plus petit des oiseaux, tous sont occupés de me nuire. Eh ! Qu' ai-je fait pourtant ? ... que du bien. Les ingrats ! Ils me regretteront, mais après mon trépas. Ainsi se lamentoit certaine sauterelle, hypocondre et n' estimant qu' elle. Où prenez-vous cela, ma soeur ? Lui dit une de ses compagnes : quoi ! Vous ne pouvez pas vivre dans ces campagnes en broutant de ces prés la douce et tendre fleur, sans vous embarrasser des affaires du monde ? -------------------------------------------------------------------------------- p188 Je sais qu' en travers il abonde : il fut ainsi toujours, et toujours il sera ; ce que vous en direz grand' chose n' y fera. D' ailleurs où vit-on mieux ? Quant à votre colere contre ces ennemis qui n' en veulent qu' à vous, je pense, ma soeur, entre nous, que c' est peut-être une chimere, et que l' orgueil souvent donne ces visions. Dédaignant de répondre à ces sottes raisons, la sauterelle part, et sort de la prairie sa patrie. Elle sauta deux jours pour faire deux cents pas. Alors elle se croit au bout de l' hémisphere, chez un peuple inconnu, dans de nouveaux états ; elle admire ces beaux climats, salue avec respect cette rive étrangere. Près de là, des épis nombreux sur de longs chalumeaux, à six pieds de la terre, ondoyants et pressés se balançoient entre eux. Ah que voilà bien mon affaire ! Dit-elle avec transport : dans ces sombres taillis je trouverai sans doute un désert solitaire ; c' est un asyle sûr contre mes ennemis. La voilà dans le bled. Mais, dès l' aube suivante, voici venir les moissonneurs. Leur troupe nombreuse et bruyante s' étend en demi-cercle, et, parmi les clameurs, les ris, les chants des jeunes filles, -------------------------------------------------------------------------------- p189 les épis entassés tombent sous les faucilles, la terre se découvre, et les bleds abattus laissent voir les sillons tout nus. Pour le coup, s' écrioit la triste sauterelle, voilà qui prouve bien la haine universelle qui par-tout me poursuit : à peine en ce pays a-t-on su que j' étois, qu' un peuple d' ennemis s' en vient pour chercher sa victime. Dans la fureur qui les anime, employant contre moi les plus affreux moyens, de peur que je n' échappe ils ravagent leurs biens : ils y mettroient le feu, s' il étoit nécessaire. Eh ! Messieurs, me voilà, dit-elle en se montrant ; finissez un travail si grand, je me livre à votre colere. Un moissonneur, dans ce moment, par hasard la distingue ; il se baisse, la prend, et dit, en la jetant dans une herbe fleurie : va manger, ma petite amie. 5 LA GUEPE ET L'ABEILLE -------------------------------------------------------------------------------- p190 Dans le calice d' une fleur la guêpe un jour voyant l' abeille, s' approche en l' appelant sa soeur. Ce nom sonne mal à l' oreille de l' insecte plein de fierté, qui lui répond : nous soeurs ! Ma mie, depuis quand cette parenté ? Mais c' est depuis toute la vie, lui dit la guêpe avec courroux : considérez-moi, je vous prie : j' ai des ailes tout comme vous, même taille, même corsage ; et, s' il vous en faut davantage, nos dards sont aussi ressemblants. Il est vrai, répliqua l' abeille, nous avons une arme pareille, mais pour des emplois différents. La vôtre sert votre insolence, la mienne repousse l' offense ; vous provoquez, je me défends. 5 LE HERISSON ET LES LAPINS -------------------------------------------------------------------------------- p191 Il est certains esprits d' un naturel hargneux qui toujours ont besoin de guerre ; ils aiment à piquer, se plaisent à déplaire, et montrent pour cela des talents merveilleux. Quant à moi, je les fuis sans cesse, eussent-ils tous les dons et tous les attributs : j' y veux de l' indulgence ou de la politesse ; c' est la parure des vertus. Un hérisson, qu' une tracasserie avoit forcé de quitter sa patrie, dans un grand terrier de lapins vint porter sa misanthropie. Il leur conta ses longs chagrins, contre ses ennemis exhala bien sa bile, et finit par prier les hôtes souterrains de vouloir lui donner asyle. Volontiers, lui dit le doyen : nous sommes bonnes gens, nous vivons comme freres, et nous ne connoissons ni le tien ni le mien ; tout est commun ici : nos plus grandes affaires -------------------------------------------------------------------------------- p192 sont d' aller, dès l' aube du jour, brouter le serpolet, jouer sur l' herbe tendre : chacun, pendant ce temps, sentinelle à son tour, veille sur le chasseur qui voudroit nous surprendre ; s' il l' apperçoit, il frappe, et nous voilà blottis. Avec nos femmes, nos petits, dans la gaîté, dans la concorde, nous passons les instants que le ciel nous accorde. Souvent ils sont prompts à finir ; les panneaux, les furets, abregent notre vie, raison de plus pour en jouir. Du moins par l' amitié, l' amour et le plaisir, autant qu' elle a duré nous l' avons embellie : telle est notre philosophie. Si cela vous convient, demeurez avec nous, et soyez de la colonie ; sinon, faites l' honneur à notre compagnie d' accepter à dîner, puis retournez chez vous. à ce discours plein de sagesse, le hérisson repart qu' il sera trop heureux de passer ses jours avec eux. Alors chaque lapin s' empresse d' imiter l' honnête doyen et de lui faire politesse. Jusques au soir tout alla bien. Mais lorsqu' après souper la troupe réunie se mit à deviser des affaires du temps, le hérisson de ses piquants -------------------------------------------------------------------------------- p193 blesse un jeune lapin. Doucement, je vous prie, lui dit le pere de l' enfant. Le hérisson, se retournant, en pique deux, puis trois, et puis un quatrieme. On murmure, on se fâche, on l' entoure en grondant. Messieurs, s' écria-t-il, mon regret est extrême ; il faut me le passer, je suis ainsi bâti, et je ne puis pas me refondre. Ma foi, dit le doyen, en ce cas, mon ami, tu peux aller te faire tondre. 5 LE CHARLATAN Sur le pont-neuf, entouré de badauds, un charlatan crioit à pleine tête : venez, messieurs, accourez faire emplette du grand remede à tous les maux : c' est une poudre admirable qui donne de l' esprit aux sots, de l' honneur aux frippons, l' innocence aux coupables, aux vieilles femmes des amants, au vieillard amoureux une jeune maîtresse, aux fous le prix de la sagesse, et la science aux ignorants. -------------------------------------------------------------------------------- p194 Avec ma poudre, il n' est rien dans la vie dont bientôt on ne vienne à bout ; par elle on obtient tout, on sait tout, on fait tout ; c' est la grande encyclopédie. Vîte je m' approchai pour voir ce beau trésor.... c' étoit un peu de poudre d' or. 5 LE CHIEN COUPABLE Mon frere, sais-tu la nouvelle ? Mouflar, le bon Mouflar, de nos chiens le modele, si redouté des loups, si soumis au berger, Mouflar vient, dit-on, de manger le petit agneau noir, puis la brebis sa mere, et puis sur le berger s' est jeté furieux. -seroit-il vrai ? -très vrai, mon frere. -à qui donc se fier, grands dieux ! C' est ainsi que parloient deux moutons dans la plaine ; et la nouvelle étoit certaine. Mouflar, sur le fait même pris, n' attendoit plus que le supplice ; et le fermier vouloit qu' une prompte justice effrayât les chiens du pays. La procédure en un jour est finie. -------------------------------------------------------------------------------- p195 Mille témoins pour un déposent l' attentat : récolés, confrontés, aucun d' eux ne varie ; Mouflar est convaincu du triple assassinat : Mouflar recevra donc deux balles dans la tête sur le lieu même du délit. à son supplice qui s' apprête toute la ferme se rendit. Les agneaux de Mouflar demanderent la grace ; elle fut refusée. On leur fit prendre place : les chiens se rangerent près d' eux, tristes, humiliés, mornes, l' oreille basse, plaignant, sans l' excuser, leur frere malheureux. Tout le monde attendoit dans un profond silence. Mouflar paroît bientôt, conduit par deux pasteurs : il arrive ; et, levant au ciel ses yeux en pleurs, il harangue ainsi l' assistance : ô vous, qu' en ce moment je n' ose et je ne puis nommer, comme autrefois, mes freres, mes amis, témoins de mon heure derniere, voyez où peut conduire un coupable desir ! De la vertu quinze ans j' ai suivi la carriere, un faux pas m' en a fait sortir. Apprenez mes forfaits. Au lever de l' aurore, seul, auprès du grand bois, je gardois le troupeau ; un loup vient, emporte un agneau, et tout en fuyant le dévore. Je cours, j' atteins le loup, qui, laissant son festin, vient m' attaquer : je le terrasse, -------------------------------------------------------------------------------- p196 et je l' étrangle sur la place. C' étoit bien jusques là : mais, pressé par la faim, de l' agneau dévoré je regarde le reste, j' hésite, je balance... à la fin, cependant, j' y porte une coupable dent : voilà de mes malheurs l' origine funeste. La brebis vient dans cet instant, elle jette des cris de mere.... la tête m' a tourné, j' ai craint que la brebis ne m' accusât d' avoir assassiné son fils ; et, pour la forcer à se taire, je l' égorge dans ma colere. Le berger accouroit armé de son bâton. N' espérant plus aucun pardon, je me jette sur lui : mais bientôt on m' enchaîne, et me voici prêt à subir de mes crimes la juste peine. Apprenez tous du moins, en me voyant mourir, que la plus légere injustice aux forfaits les plus grands peut conduire d' abord ; et que, dans le chemin du vice, on est au fond du précipice, dès qu' on met un pied sur le bord. 5 JUPITER ET MINOS -------------------------------------------------------------------------------- p197 Mon fils, disoit un jour Jupiter à Minos, toi qui juges la race humaine, explique-moi pourquoi l' enfer suffit à peine aux nombreux criminels que t' envoie Atropos. Quel est de la vertu le fatal adversaire qui corrompt à ce point la foible humanité ? C' est, je crois, l' intérêt. -l' intérêt ? Non, mon pere. -et qu' est-ce donc ? -l' oisiveté. 5 L'AUTEUR ET LES SOURIS Un auteur se plaignoit que ses meilleurs écrits étoient rongés par les souris. Il avoit beau changer d' armoire, avoir tous les pieges à rats, et de bons chats ; rien n' y faisoit : prose, vers, drame, histoire, -------------------------------------------------------------------------------- p198 tout étoit entamé ; les maudites souris ne respectoient pas plus un héros et sa gloire, ou le récit d' une victoire, qu' un petit bouquet à Chloris. Notre homme au désespoir, et, l' on peut bien m' en croire, pour y mettre un auteur peu de chose suffit, jette un peu d' arsenic au fond de l' écritoire ; puis, dans sa colere, il écrit. Comme il le prévoyoit, les souris grignotterent, et creverent. C' est bien fait, direz-vous ; cet auteur eut raison. Je suis loin de le croire : il n' est point de volume qu' on n' ait mordu, mauvais ou bon ; et l' on déshonore sa plume en la trempant dans du poison. EPILOGUE -------------------------------------------------------------------------------- p199 C' est assez, suspendons ma lyre, terminons ici mes travaux : sur nos vices, sur nos défauts, j' aurois encor beaucoup à dire ; mais un autre le dira mieux. Malgré ses efforts plus heureux, l' orgueil, l' intérêt, la folie, troubleront toujours l' univers ; vainement la philosophie reproche à l' homme ses travers, elle y perd sa prose et ses vers. Laissons, laissons aller le monde comme il lui plaît, comme il l' entend ; vivons caché, libre et content, dans une retraite profonde. Là, que faut-il pour le bonheur ? La paix, la douce paix du coeur, le desir vrai qu' on nous oublie, le travail qui sait éloigner tous les fléaux de notre vie, assez de bien pour en donner, et pas assez pour faire envie. Fin.