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Version 1.1, Aout 1999
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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
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<IDENT rayons>
<IDENT_AUTEURS hugov>
<IDENT_COPISTES vautiere>
<ARCHIVE http://www.abu.org/ABU/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Les Rayons et les Ombres>
<GENRE vers>
<AUTEUR Hugo, Victor>
<COPISTE Eric Vautier>
<NOTESPROD>
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER rayons1 --------------------------------
Les Rayons et les Ombres
I
FONCTION DU POÈTE
I
Pourquoi t'exiler, ô poète,
Dans la foule où nous te voyons ?
Que sont pour ton âme inquiète
Les partis, chaos sans rayons ?
Dans
leur atmosphère souillée
Meurt ta poésie effeuillée ;
Leur souffle égare
ton encens.
Ton coeur, dans leurs luttes serviles,
Est comme ces gazons
des villes
Rongés par les pieds des passants.
Dans les brumeuses
capitales
N'entends-tu pas avec effroi,
Comme deux puissances fatales,
Se heurter le peuple et le roi ?
De ces haines que tout réveille
À
quoi bon emplir ton oreille,
Ô Poète, ô maître, ô semeur ?
Tout entier
au Dieu que tu nommes,
Ne te mêle pas à ces hommes
Qui vivent dans une
rumeur !
Va résonner, âme épurée,
Dans le pacifique concert !
Va
t'épanouir, fleur sacrée,
Sous les larges cieux du désert !
Ô rêveur,
cherche les retraites,
Les abris, les grottes discrètes,
Et l'oubli pour
trouver l'amour,
Et le silence, afin d'entendre
La voix d'en haut,
sévère et tendre,
Et l'ombre, afin de voir le jour !
Va dans les
bois ! va sur les plages !
Compose tes chants inspirés
Avec la chanson
des feuillages
Et l'hymne des flots azurés !
Dieu t'attend dans les
solitudes ;
Dieu n'est pas dans les multitudes ;
L'homme est petit,
ingrat et vain.
Dans les champs tout vibre et soupire.
La nature est la
grande lyre,
Le poète est l'archet divin !
Sors de nos tempêtes, ô
sage !
Que pour toi l'empire en travail,
Qui fait son périlleux passage
Sans boussole et sans gouvernail,
Soit comme un vaisseau qu'en décembre
Le pêcheur, du fond de sa chambre
Où pendent les filets séchés,
Entend la nuit passer dans l'ombre
Avec un bruit sinistre et sombre
De mâts frissonnants et penchés !
II
Hélas ! hélas ! dit le
poète,
J'ai l'amour des eaux et des bois ;
Ma meilleure pensée est faite
De ce que murmure leur voix.
La création est sans haine.
Là, point
d'obstacle et point de chaîne.
Les prés, les monts, sont bienfaisants ;
Les soleils m'expliquent les roses ;
Dans la sérénité des choses
Mon
âme rayonne en tous sens.
Je vous aime, ô sainte nature !
Je
voudrais m'absorber en vous ;
Mais, dans ce siècle d'aventure,
Chacun,
hélas ! se doit à tous.
Toute pensée est une force.
Dieu fit la sève
pour l'écorce,
Pour l'oiseau les rameaux fleuris,
Le ruisseau pour
l'herbe des plaines,
Pour les bouches, les coupes pleines,
Et le penseur
pour les esprits !
Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun
travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne
dans le désert !
Malheur à qui prend des sandales
Quand les haines et
les scandales
Tourmentent le peuple agité ;
Honte au penseur qui se
mutile,
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l'homme des utopies ;
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est
lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans
sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir !
Il
voit, quand les peuples végètent !
Ses rêves, toujours pleins d'amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu'importe ? il pense.
Plus d'une âme inscrit en silence
Ce que la foule n'entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles ;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas !
Foule qui répands sur nos rêves
Le doute et l'ironie à flots,
Comme l'océan sur les grèves
Répand son râle et ses sanglots,
L'idée
auguste qui t'égaie
À cette heure encore bégaie ;
Mais de la vie elle a
le sceau !
Ève contient la race humaine,
Un oeuf l'aiglon, un gland le
chêne !
Une utopie est un berceau !
De ce berceau, quand viendra
l'heure,
Vous verrez sortir, éblouis,
Une société meilleure
Pour des
coeurs mieux épanouis,
Le devoir que le droit enfante,
L'ordre saint, la
foi triomphante,
Et les moeurs, ce groupe mouvant
Qui toujours, joyeux
ou morose,
Sur ses pas sème quelque chose
Que la loi récolte en rêvant !
Mais, pour couver ces puissants germes,
Il faut tous les coeurs
inspirés,
Tous les coeurs purs, tous les coeurs fermes,
De rayons divins
pénétrés.
Sans matelots la nef chavire ;
Et, comme aux deux flancs d'un
navire,
Il faut que Dieu, de tous compris,
Pour fendre la foule
insensée,
Aux deux côtés de sa pensée
Fasse ramer de grands esprits !
Loin de vous, saintes théories,
Codes promis à l'avenir,
Ce
rhéteur aux lèvres flétries,
Sans espoir et sans souvenir,
Qui jadis
suivait votre étoile,
Mais qui, depuis, jetant le voile
Où s'abrite
l'illusion,
A laissé violer son âme
Par tout ce qu'ont de plus infâme
L'avarice et l'ambition !
Géant d'orgueil à l'âme naine,
Dissipateur du vrai trésor,
Qui, repu de science humaine,
A voulu se
repaître d'or,
Et, portant des valets au maître
Son faux sourire
d'ancien prêtre
Qui vendit sa divinité,
S'enivre, à l'heure où d'autres
pensent,
Dans cette orgie impure où dansent
Les abus au rire effronté !
Loin ces scribes au coeur sordide,
Qui dans l'ombre ont dit sans
effroi
À la corruption splendide :
Courtisane, caresse-moi !
Et qui
parfois, dans leur ivresse,
Du temple où rêva leur jeunesse
Osent
reprendre les chemins,
Et, leurs faces encor fardées,
Approcher les
chastes idées,
L'odeur de la débauche aux mains !
Loin ces docteurs
dont se défie
Le sage, sévère à regret !
Qui font de la philosophie
Une échoppe à leur intérêt !
Marchands vils qu'une église abrite !
Qu'on voit, noire engeance hypocrite,
De sacs d'or gonfler leur manteau,
Troubler le prêtre qui contemple,
Et sur les colonnes du temple
Clouer leur immonde écriteau !
Loin de vous ces jeunes infâmes
Dont les jours, comptés par la nuit,
Se passent à flétrir des femmes
Que la faim aux antres conduit !
Lâches à qui, dans leur délire,
Une
voix secrète doit dire :
Cette femme que l'or salit,
Que souille l'orgie
où tu tombes,
N'eut qu'à choisir entre deux tombes :
La morgue hideuse
ou ton lit !
Loin de vous les vaines colères
Qui s'agitent au
carrefour !
Loin de vous ces chats populaires
Qui seront tigres quelque
jour !
Les flatteurs du peuple ou du trône !
L'égoïste qui de sa zone
Se fait le centre et le milieu !
Et tous ceux qui, tisons sans flamme,
N'ont pas dans leur poitrine une âme,
Et n'ont pas dans leur âme un Dieu
!
Si nous n'avions que de tels hommes,
Juste Dieu ! comme avec
douleur
Le poète au siècle où nous sommes
Irait criant : Malheur !
malheur !
On le verrait voiler sa face ;
Et, pleurant le jour qui
s'efface,
Debout au seuil de sa maison,
Devant la nuit prête à
descendre,
Sinistre, jeter de la cendre
Aux quatre points de l'horizon !
Tels que l'autour dans les nuées,
On entendrait rire, vainqueurs,
Les noirs poètes des huées,
Les Aristophanes moqueurs.
Pour flétrir
nos hontes sans nombre,
Pétrone, réveillé dans l'ombre,
Saisirait son
stylet romain.
Autour de notre infâme époque
L'iambe boiteux
d'Archiloque
Bondirait, le fouet à la main !
Mais Dieu jamais ne se
retire.
Non ! jamais, par les monts caché,
Ce soleil, vers qui tout
aspire,
Ne s'est complètement couché !
Toujours, pour les mornes
vallées,
Pour les âmes d'ombre aveuglées,
Pour les coeurs que l'orgueil
corrompt,
Il laisse au-dessus de l'abîme,
Quelques rayons sur une cime,
Quelques vérités sur un front !
Courage donc ! esprit, pensées,
Cerveaux d'anxiétés rongés,
Coeurs malades, âmes blessées,
Vous qui
priez, vous qui songez !
Ô générations ! courage !
Vous qui venez
comme à regret,
Avec le bruit que fait l'orage
Dans les arbres de la
forêt !
Douteurs errants sans but ni trêve,
Qui croyez, étendant la
main,
Voir les formes de votre rêve
Dans les ténèbres du chemin !
Philosophes dont l'esprit souffre,
Et qui, pleins d'un effroi divin,
Vous cramponnez au bord du gouffre,
Pendus aux ronces du ravin !
Naufragés de tous les systèmes,
Qui de ce flot triste et vainqueur
Sortez tremblants et de vous-mêmes
N'avez sauvé que votre coeur !
Sages qui voyez l'aube éclore
Tous les matins parmi les fleurs,
Et qui revenez de l'aurore,
Trempés de célestes lueurs !
Lutteurs qui pour laver vos membres
Avant le jour êtes debout !
Rêveurs qui rêvez dans vos chambres,
L'oeil perdu dans l'ombre de tout !
Vous, hommes de persévérance,
Qui voulez toujours le bonheur,
Et
tenez encor l'espérance,
Ce pan du manteau du Seigneur !
Chercheurs
qu'une lampe accompagne !
Pasteurs armés de l'aiguillon !
Courage à tous
sur la montagne !
Courage à tous dans le vallon !
Pourvu que chacun
de vous suive
Un sentier ou bien un sillon ;
Que, flot sombre, il ait
Dieu pour rive,
Et, nuage, pour aquilon ;
Pourvu qu'il ait sa foi
qu'il garde,
Et qu'en sa joie ou sa douleur
Parfois doucement il regarde
Un enfant, un astre, une fleur ;
Pourvu qu'il sente, esclave ou
libre,
Tenant à tout par un côté,
Vibrer en lui par quelque fibre
L'universelle humanité ;
Courage ! - Dans l'ombre et l'écume
Le
but apparaîtra bientôt !
Le genre humain dans une brume,
C'est l'énigme
et non pas le mot !
Assez de nuit et de tempête
A passé sur vos
fronts penchés.
Levez les yeux ! levez la tête !
La lumière est là-haut
! marchez !
Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des
temps futurs perçants les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.
C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la
tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel
peut bénir,
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour
racine
A pour feuillage l'avenir.
Peuples! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui
seul a le front éclairé !
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul
distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme,
il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux
forêts et comme aux flots !
C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la
tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui
prend le passé pour racine
A pour feuillage l'avenir.
Il rayonne !
il jette sa flamme
Sur l'éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour
l'âme
D'une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et
désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
À tous
d'en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu
rois et pasteurs !
II
LE SEPT AOÛT MIL HUIT CENT VINGT-NEUF
C'était le sept août. Ô sombre destinée !
C'était le premier jour de
leur dernière année.
Seuls dans un lieu royal, côte à côté marchant,
Deux hommes, par endroits du coude se touchant,
Causaient. Grand
souvenir qui dans mon coeur se grave !
Le premier avait l'air fatigué,
triste et grave,
Comme un trop faible front qui porte un lourd projet.
Une double épaulette à couronne chargeait
Son uniforme vert à ganse
purpurine,
Et l'ordre et la toison faisaient sur sa poitrine,
Près du
large cordon moiré de bleu changeant,
Deux foyers lumineux, l'un d'or,
l'autre d'argent.
C'était un roi ; vieillard à la tête blanchie,
Penché
du poids des ans et de la monarchie.
L'autre était un jeune homme étranger
chez les rois,
Un poète, un passant, une inutile voix.
Ils se
parlaient tous deux, sans témoins, sans mystère,
Dans un grand cabinet,
simple, nu, solitaire,
Majestueux pourtant. Ce que les hommes font
Laisse une empreinte aux murs. Sous ce même plafond
Avaient passé jadis,
ô splendeurs effacées !
De grands événements et de grandes pensées.
Là,
derrière son dos, croisant ses fortes mains,
Ébranlant le plancher sous ses
pas surhumains,
Bien souvent l'empereur quand il était le maître,
De la
porte en rêvant allait à la fenêtre.
Dans un coin une table, un fauteuil
de velours,
Miraient dans le parquet leurs pieds dorés et lourds.
Par
une porte en vitre, au dehors, l'oeil en foule
Apercevait au loin des
armoires de Boulle,
Des vases du Japon, des laques, des émaux,
Et des
chandeliers d'or aux immenses rameaux.
Un salon rouge orné de glaces de
Venise,
Plein de ces bronzes grecs que l'esprit divinise,
Multipliait
sans fin ses lustres de cristal ;
Et, comme une statue à lames de métal,
On voyait, casque au front, luire dans l'encoignure
Un garde argent et
bleu d'une fière tournure.
Or entre le poète et le vieux roi courbé,
De quoi s'agissait-il ?
D'un pauvre ange tombé
Dont l'amour
refaisait l'âme avec son haleine ;
De Marion, lavée ainsi que Madeleine,
Qui boitait et traînait son pas estropié,
La censure, serpent, l'ayant
mordue au pied.
Le poète voulait faire un soir apparaître
Louis
treize, ce roi sur qui régnait un prêtre ;
- Tout un siècle, marquis,
bourreaux, fous, bateleurs ;
Et que la foule vînt, et qu'à travers des
pleurs,
Par moments, dans un drame étincelant et sombre,
Du pâle
cardinal on crût voir passer l'ombre.
Le vieillard hésitait : -- Que
sert de mettre à nu
Louis treize, ce roi chétif et mal venu ?
À quoi bon
remuer un mort dans une tombe ?
Que veut-on ? où court-on ? sait-on bien où
l'on tombe ?
Tout n'est-il pas déjà croulant de tout côté ?
Tout ne s'en
va-t-il pas dans trop de liberté ?
N'est-il pas temps plutôt, après quinze
ans d'épreuve,
De relever la digue et d'arrêter le fleuve ?
Certe, un
roi peut reprendre alors qu'il a donné.
Quant au théâtre, il faut, le trône
étant miné,
Étouffer des deux mains sa flamme trop hardie ;
Car la foule
est le peuple, et d'une comédie
Peut jaillir l'étincelle aux livides rayons
Qui met le feu dans l'ombre aux révolutions. -
Puis il niait l'histoire,
et, quoi qu'il puisse en être,
À ce jeune rêveur disputait son ancêtre ;
L'accueillant bien d'ailleurs, bon, royal, gracieux,
Et le questionnant
sur ses propres aïeux.
Tout en laissant aux rois les noms dont on les
nomme,
Le poète luttait fermement, comme un homme
Épris de liberté,
passionné pour l'art,
Respectueux pourtant pour ce noble vieillard.
Il
disait : -- Tout est grave en ce siècle où tout penche.
L'art, tranquille et
puissant, veut une allure franche.
Les rois morts sont sa proie ; il faut la
lui laisser.
Il n'est pas ennemi ; pourquoi le courroucer,
Et le livrer
dans l'ombre à des tortionnaires,
Lui dont la main fermée est pleine de
tonnerres ?
Cette main, s'il l'ouvrait, redoutable envoyé,
Sur la France
éblouie et le Louvre effrayé,
On l'épouvanterait - trop tard, s'il faut le
dire -
D'y voir subitement tant de foudres reluire !
Oh ! les tyrans
d'en bas nuisent au roi d'en haut.
Le peuple est toujours là qui prend la
muse au mot,
Quand l'indignation, jusqu'au roi qu'on révère,
Monte du
front pensif de l'artiste sévère !
-- Sire à ce qui chancelle est-on bien
appuyé ?
La censure est un toit mauvais, mal étayé,
Toujours prêt à
tomber sur les noms qu'il abrite.
Sire, un souffle imprudent, loin de
l'éteindre, irrite
Le foyer, tout à coup terrible et tournoyant,
Et d'un
art lumineux fait un art flamboyant !
D'ailleurs, ne cherchât-on que la
splendeur royale,
Pour cette nation moqueuse, mais loyale,
Au lieu des
grands tableaux qu'offrait le grand Louis,
Roi-soleil, fécondant les lys
épanouis,
Qui, tenant sous son sceptre un monde en équilibre,
Faisait
Racine heureux, laissait Molière libre,
Quel spectacle, grand Dieu ! qu'un
groupe de censeurs
Armés et parlant bas, vils esclaves chasseurs,
À plat
ventre couchés, épiant l'heure où rentre
Le drame, fier lion, dans
l'histoire, son antre ! -
Ici, voyant vers lui, d'un front plus incliné,
Se tourner doucement ce vieillard étonné,
Il hasardait plus loin sa
pensée inquiète,
Et, laissant de côté le drame et le poète,
Attentif, il
sondait le dessein vaste et noir
Qu'au fond de ce roi triste il venait
d'entrevoir.
Se pourrait-il ? quelqu'un aurait cette espérance ?
Briser
le droit de tous ! retrancher à la France,
Comme on ôte un jouet à l'enfant
dépité,
De l'air, de la lumière, et de la liberté !
Le roi ne voudrait
pas ! lui, roi sage et roi juste !
Puis, choisissant les mots pour cette
oreille auguste,
Il disait que les temps ont des flots souverains ;
Que
rien, ni ponts hardis, ni canaux souterrains,
Jamais, excepté Dieu, rien
n'arrête et ne dompte
Le peuple qui grandit ou l'océan qui monte ;
Que
le plus fort vaisseau sombre et se perd souvent
Qui veut rompre de front et
la vague et le vent ;
Et que, pour s'y briser, dans la lutte insensée,
On a derrière soi, roche partout dressée,
Tout son siècle, les moeurs,
l'esprit qu'on veut braver,
Le port même où la nef aurait pu se sauver !
Il osait s'effrayer. Fils d'une Vendéenne,
Coeur n'ayant plus d'amour,
mais n'ayant pas de haine,
Il suppliait qu'au moins on l'en crût un moment,
Lui qui sur le passé s'incline gravement,
Et dont la piété, lierre qui
s'enracine,
Hélas, s'attache aux rois comme à toute ruine !
Le destin a
parfois de formidable jeux.
Les rois doivent songer dans ces jours orageux
Où, mer qui vient, esprit des temps, nuée obscure,
Derrière l'horizon
quelque chose murmure !
À quoi bon provoquer d'avance et soulever
Les
générations qu'on entend arriver ?
Pour des regards distraits la France
était sereine ;
Mais dans ce ciel troublé d'un peu de brume à peine,
Où
tout semblait azur, où rien n'agitait l'air,
Lui, rêveur, il voyait par
instants un éclair ! -
Charles dix souriant répondit : -- Ô poète !
Le soir, tout rayonnait de lumière et de fête.
Regorgeant de
soldats, de princes, de valets,
Saint-Cloud joyeux et vert, autour du fier
palais
Dont la Seine en fuyant reflète les beaux marbres,
Semblait avec
amour presser sa touffe d'arbres.
L'arc de triomphe orné de victoires
d'airain,
Le Louvre étincelant, fleurdelysé, serein,
Lui répondaient de
loin du milieu de la ville ;
Tout ce royal ensemble avait un air tranquille,
Et, dans le calme aspect d'un repos solennel,
Je ne sais quoi de grand
qui semblait éternel.
Holyrood ! Holyrood ! ô fatale abbaye,
Où la
loi du destin, dure, amère, obéie,
S'inscrit de tous côtés !
Cloître !
palais ! tombeau ! qui sous tes murs austères
Gardes les rois, la mort et
Dieu ; trois grands mystères,
Trois sombres majestés !
Château
découronné ! Vallée expiatoire !
Où le penseur entend dans l'air et dans
l'histoire,
Comme un double conseil pour nos ambitions,
Comme une double
voix qui se mêle et qui gronde,
La rumeur de la mer profonde,
Et le
bruit éloigné des révolutions !
Solitude où parfois des collines
prochaines
On voit venir les faons qui foulent sous les chênes
Le gazon
endormi,
Et qui, pour aspirer le vent dans la clairière,
Effarés,
frissonnants, sur leurs pieds de derrière
Se dressent à demi !
Fière
église où priait le roi des temps antiques,
Grave, ayant pour pavé sous les
arches gothiques
Les tombeaux paternels qu'il usait du genou !
Porte où
superbement tant d'archers et de gardes
Veillaient, multipliant l'éclair des
hallebardes,
Et qu'un pâtre aujourd'hui ferme avec un vieux clou !
Patrie où, quand la guerre agitait leurs rivages,
Les grands lords
montagnards comptaient leurs clans sauvages
Et leurs noirs bataillons ;
Où maintenant sur l'herbe, au soleil, sous des lierres,
Les vieilles aux
pieds nus qui marchent dans les pierres
Font sécher des haillons !
Holyrood ! Holyrood ! la ronce est sur tes dalles.
Le chevreau
broute au bas de tes tours féodales.
Ô fureur des rivaux ardents à se
chercher !
Amours ! - Darnley ! Rizzio ! quel néant est le vôtre !
Tous
deux sont là, - l'un près de l'autre ; -
L'un est une ombre, et l'autre une
tâche au plancher !
Hélas ! que de leçons sous tes voûtes funèbres !
Oh ! que d'enseignements on lit dans les ténèbres
Sur ton seuil
renversé,
Sur tes murs tout empreints d'une étrange fortune,
Vaguement
éclairés dans ce reflet de lune
Que jette le passé !
Ô palais, sois
béni ! soyez bénie, ô ruine !
Qu'une auguste auréole à jamais t'illumine !
Devant tes noirs créneaux, pieux, nous nous courbons,
Car le vieux roi
de France a trouvé sous ton ombre
Cette hospitalité mélancolique et sombre
Qu'on reçoit et qu'on rend de Stuarts à Bourbons !
III
AU
ROI LOUIS-PHILIPPE, APRÈS L'ARRÊT DE MORT PRONONCÉ LE 12 JUILLET 1839
Par votre ange envolée ainsi qu'une colombe !
Par ce royal enfant,
doux et frêle roseau !
Grâce encore une fois ! grâce au nom de la tombe !
Grâce au nom du berceau !
IV
REGARD JETÉ DANS UNE MANSARDE
I
L'église est vaste et haute. À ses clochers superbes
L'ogive en fleur suspend ses trèfles et ses gerbes ;
Son portail
resplendit, de sa rose pourvu ;
Le soir fait fourmiller sous la voussure
énorme
Anges, vierges, le ciel, l'enfer sombre et difforme,
Tout un
monde effrayant comme un rêve entrevu.
Mais ce n'est pas l'église, et
ses voûtes sublimes,
Ses porches, ses vitraux, ses lueurs, ses abîmes,
Sa façade et ses tours, qui fascinent mes yeux ;
Non ; c'est, tout près,
dans l'ombre où l'âme aime à descendre
Cette chambre d'où sort un chant
sonore et tendre,
Posée au bord d'un toit comme un oiseau joyeux.
Oui, l'édifice est beau, mais cette chambre est douce.
J'aime le
chêne altier moins que le nid de mousse ;
J'aime le vent des prés plus que
l'âpre ouragan ;
Mon coeur, quand il se perd vers les vagues béantes,
Préfère l'algue obscure aux falaises géantes.
Et l'heureuse hirondelle
au splendide océan.
II
Frais réduit ! à travers une claire
feuillée
Sa fenêtre petite et comme émerveillée
S'épanouit auprès du
gothique portail.
Sa verte jalousie à trois clous accrochée,
Par un bout
s'échappant, par l'autre rattachée,
S'ouvre coquettement comme un grand
éventail.
Au-dehors un beau lys, qu'un prestige environne,
Emplit de
sa racine et de sa fleur couronne
- Tout près de la gouttière où dort un
chat sournois -
Un vase à forme étrange en porcelaine bleue
Où brille,
avec des paons ouvrant leur large queue,
Ce beau pays d'azur que rêvent les
Chinois.
Et dans l'intérieur par moments luit et passe
Une ombre,
une figure, une fée, une grâce,
Jeune fille du peuple au chant plein de
bonheur,
Orpheline, dit-on, et seule en cet asile,
Mais qui parfois a
l'air, tant son front est tranquille,
De voir distinctement la face du
Seigneur.
On sent, rien qu'à la voir, sa dignité profonde.
De ce
coeur sans limon nul vent n'a troublé l'onde.
Ce tendre oiseau qui jase
ignore l'oiseleur.
L'aile du papillon a toute sa poussière.
L'âme de
l'humble vierge a toute sa lumière.
La perle de l'aurore est encor dans la
fleur.
À l'obscure mansarde il semble que l'oeil voie
Aboutir
doucement tout un monde de joie,
La place, les passants, les enfants, leurs
ébats,
Les femmes sous l'église à pas lents disparues,
Des fronts
épanouis par la chanson des rues,
Mille rayons d'en haut, mille reflets d'en
bas.
Fille heureuse ! autour d'elle ainsi qu'autour d'un temple,
Tout est modeste et doux, tout donne un bon exemple.
L'abeille fait son
miel, la fleur rit au ciel bleu,
La tour répand de l'ombre, et, devant la
fenêtre,
Sans faute, chaque soir, pour obéir au maître,
L'astre allume
humblement sa couronne de feu.
Sur son beau col, empreint de virginité
pure,
Point d'altière dentelle ou de riche guipure ;
Mais un simple
mouchoir noué pudiquement.
Pas de perle à son front, mais aussi pas de ride,
Mais un oeil chaste et vif, mais un regard limpide.
Où brille le regard
que sert le diamant ?
III
L'angle de la cellule abrite un lit
paisible.
Sur la table est ce livre où Dieu se fait visible,
La légende
des saints, seul et vrai panthéon.
Et dans un coin obscur, près de la
cheminée,
Entre la bonne Vierge et le buis de l'année,
Quatre épingles
au mur fixent Napoléon.
Cet aigle en cette cage ! - et pourquoi non ?
dans l'ombre
De cette chambre étroite et calme, où rien n'est sombre,
Où
dort la belle enfant, douce comme son lys,
Où tant de paix, de grâce et de
joie est versée,
Je ne hais pas d'entendre au fond de ma pensée
Le bruit
des lourds canons roulant vers Austerlitz.
Et près de l'empereur devant
qui tout s'incline,
- Ô légitime orgueil de la pauvre orpheline ! -
Brille une croix d'honneur, signe humble et triomphant,
Croix d'un
soldat, tombé comme tout héros tombe,
Et qui, père endormi, fait du fond de
sa tombe
Veiller un peu de gloire auprès de son enfant.
IV
Croix de Napoléon ! joyau guerrier ! pensée !
Couronne de laurier de
rayons traversée !
Quand il menait ses preux aux combats acharnés,
Il la
laissait, afin de conquérir la terre,
Pendre sur tous les fronts durant
toute la guerre ;
Puis, la grande oeuvre faite, il leur disait : Venez !
Puis il donnait sa croix à ces hommes stoïques,
Et des larmes
coulaient de leurs yeux héroïques ;
Muets, ils admiraient leur demi-dieu
vainqueur ;
On eût dit qu'allumant leur âme avec son âme,
En touchant
leur poitrine avec son doigt de flamme,
Il leur faisait jaillir cette étoile
du coeur !
V
Le matin elle chante et puis elle travaille,
Sérieuse, les pieds sur sa chaise de paille,
Cousant, taillant, brodant
quelques dessins choisis ;
Et, tandis que, songeant à Dieu, simple et sans
crainte,
Cette vierge accomplit sa tâche auguste et sainte,
Le silence
rêveur à sa porte est assis.
Ainsi, Seigneur, vos mains couvrent cette
demeure.
Dans cet asile obscur, qu'aucun souci n'effleure,
Rien qui ne
soit sacré, rien qui ne soit charmant !
Cette âme, en vous priant pour ceux
dont la nef sombre,
Peut monter chaque soir vers vous sans faire d'ombre
Dans la sérénité de votre firmament !
Nul danger ! nul écueil ! - Si
! l'aspic est dans l'herbe !
Hélas ! hélas ! le ver est dans le fruit
superbe !
Pour troubler une vie il suffit d'un regard.
Le mal peut se
montrer même aux clartés d'un cierge.
La curiosité qu'a l'esprit de la
vierge
Fait une plaie au coeur de la femme plus tard.
Plein de ces
chants honteux, dégoût de la mémoire,
Un vieux livre est là-haut sur une
vieille armoire,
Par quelque vil passant dans cette ombre oublié ;
Roman
du dernier siècle ! oeuvre d'ignominie !
Voltaire alors régnait, ce singe de
génie
Chez l'homme en mission par le diable envoyé.
VI
Époque qui gardas, de vin, de sang rougie,
Même en agonisant,
l'allure de l'orgie !
Ô dix-huitième siècle, impie et châtié !
Société
sans dieu, par qui Dieu fus frappée !
Qui, brisant sous la hache et le
sceptre et l'épée,
Jeune offensas l'amour, et vieille la pitié !
Table d'un long festin qu'un échafaud termine !
Monde, aveugle pour
Christ, que Satan illumine !
Honte à tes écrivains devant les nations !
L'ombre de tes forfaits est dans leur renommée
Comme d'une chaudière il
sort une fumée,
Leur sombre gloire sort des révolutions !
VII
Frêle barque assoupie à quelques pas d'un gouffre !
Prends garde,
enfant ! coeur tendre où rien encor ne souffre !
Ô pauvre fille d'Ève ! ô
pauvre jeune esprit !
Voltaire, le serpent, le doute, l'ironie,
Voltaire
est dans un coin de ta chambre bénie !
Avec son oeil de flamme il
t'espionne, et rit.
Oh ! tremble ! ce sophiste a sondé bien des fanges !
Oh ! tremble ! ce faux sage a perdu bien des anges !
Ce démon, noir
milan, fond sur les coeurs pieux,
Et les brise, et souvent, sous ses griffes
cruelles,
Plume à plume j'ai vu tomber ces blanches ailles
Qui font
qu'une âme vole et s'enfuit dans les cieux !
Il compte de ton sein les
battements sans nombre.
Le moindre mouvement de ton esprit dans l'ombre,
S'il penche un peu vers lui, fait resplendir son oeil.
Et, comme un loup
rôdant, comme un tigre qui guette,
Par moments, de Satan, visible au seul
poète,
La tête monstrueuse apparaît à ton seuil !
VIII
Hélas
! si ta main chaste ouvrait ce livre infâme,
Tu sentirais soudain Dieu
mourir dans ton âme.
Ce soir tu pencherais ton front triste et boudeur
Pour voir passer au loin dans quelque verte allée
Les chars étincelants
à la roue étoilée,
Et demain tu rirais de la sainte pudeur !
Ton
lit, troublé la nuit de visions étranges,
Ferait fuir le sommeil, le plus
craintif des anges !
Tu ne dormirais plus, tu ne chanterais plus,
Et ton
esprit, tombé dans l'océan des rêves,
Irait, déraciné comme l'herbe des
grèves,
Du plaisir à l'opprobre et du flux au reflux !
IX
Oh
! la croix de ton père est là qui te regarde !
La croix du vieux soldat mort
dans la vieille garde !
Laisse-toi conseiller par elle, ange tenté !
Laisse-toi conseiller, guider, sauver peut-être
Par ce lys fraternel
penché sur ta fenêtre,
Qui mêle son parfum à ta virginité !
Par
toute ombre qui passe en baissant la paupière !
Par les vieux saints rangés
sous le portail de pierre !
Par la blanche colombe aux rapides adieux !
Par l'orgue ardent dont l'hymne en longs sanglots se brise !
Laisse-toi
conseiller par la pensive église !
Laisse-toi conseiller par le ciel radieux
!
Laisse-toi conseiller par l'aiguille ouvrière,
Présente à ton
labeur, présente à ta prière,
Qui dit tout bas : Travaille ! - Oh ! crois-la
! - Dieu, vois-tu,
Fit naître du travail, que l'insensé repousse,
Deux
filles, la vertu, qui fait la gaîté douce,
Et la gaîté, qui rend charmante
la vertu !
Entends ces mille voix, d'amour accentuées,
Qui passent
dans le vent, qui tombent des nuées,
Qui montent vaguement des seuils
silencieux,
Que la rosée apporte avec ses chastes gouttes,
Que le chant
des oiseaux te répète, et qui toutes
Te disent à la fois : Sois pure sous
les cieux !
Sois pure sous les cieux ! comme l'onde et l'aurore,
Comme le joyeux nid, comme la tour sonore,
Comme la gerbe blonde, amour
du moissonneur,
Comme l'astre incliné, comme la fleur penchante,
Comme
tout ce qui rit, comme tout ce qui chante,
Comme tout ce qui dort dans la
paix du Seigneur !
Sois calme. Le repos va du coeur au visage ;
La
tranquillité fait la majesté du sage.
Sois joyeuse. La foi vit sans
l'austérité ;
Un des reflets du ciel, c'est le rire des femmes ;
La joie
est la chaleur que jette dans les âmes
Cette clarté d'en haut qu'on nomme
Vérité.
La joie est pour l'esprit une riche ceinture.
La joie
adoucit tout dans l'immense nature.
Dieu sur les vieilles tours pose le nid
charmant
Et la broussaille en fleur qui luit dans l'herbe épaisse ;
Car
la ruine même autour de sa tristesse
A besoin de jeunesse et de rayonnement
!
Sois bonne. La bonté contient les autres choses.
Le Seigneur
indulgent sur qui tu te reposes
Compose de bonté le penseur fraternel.
La bonté, c'est le fond des natures augustes.
D'une seule vertu Dieu
fait le coeur des justes,
Comme d'un seul saphir la coupole du ciel.
Ainsi, tu resteras, comme un lys, comme un cygne,
Blanche entre les
fronts purs marqués d'un divin signe
Et tu seras de ceux qui, sans peur,
sans ennuis,
Des saintes actions amassant la richesse,
Rangent leur
barque au port, leur vie à la sagesse
Et, priant tous les soirs, dorment
toutes les nuits !
LE POÈTE À LUI-MÊME
Tandis que sur les bois,
les prés et les charmilles,
S'épanchent la lumière et la splendeur des
cieux,
Toi, poète serein, répands sur les familles,
Répands sur les
enfants et sur les jeunes filles,
Répands sur les vieillards ton chant
religieux !
Montre du doigt la rive à tous ceux qu'une voile
Traîne
sur le flot noir par les vents agité ;
Aux vierges, l'innocence, heureuse et
noble étoile ;
À la foule, l'autel que l'impiété voile ;
Aux jeunes,
l'avenir ; aux vieux, l'éternité !
Fais filtrer ta raison dans l'homme
et dans la femme.
Montre à chacun le vrai du côté saisissant.
Que tout
penseur en toi trouve ce qu'il réclame.
Plonge Dieu dans les coeurs, et
jette dans chaque âme
Un mot révélateur, propre à ce qu'elle sent.
Ainsi, sans bruit, dans l'ombre, ô songeur solitaire,
Ton esprit,
d'où jaillit ton vers que Dieu bénit,
Du peuple sous tes pieds perce le
crâne austère ; -
Comme un coin lent et sûr, dans les flancs de la terre
La racine du chêne entr'ouvre le granit.
V
On croyait dans
ces temps où le pâtre nocturne,
Loin dans l'air, au-dessus de son front
taciturne,
Voyait parfois, témoin par l'ombre recouvert,
Dans un noir
tourbillon de tonnerre et de pluie,
Passer rapidement la figure éblouie
D'un prophète emporté par l'Esprit au désert !
On croyait dans les
jours du barde et du trouvère !
Quand tout un monde armé se ruait au
Calvaire,
Pour délivrer la croix,
Et pour voir le lac sombre où Jésus
sauva Pierre,
L'Horeb et le Cédron, et les portes de pierre
Du sépulcre
des rois !
On croyait dans ce siècle où tout était prière ;
Où
Louis, au moment de ravir La Vallière,
S'arrêtait éperdu devant un crucifix
;
Où l'autel rayonnait près du trône prospère ;
Où, quand le roi disait
: Dieu seul est grand, mon père ?
L'évêque répondait : Dieu seul est grand,
mon fils !
Les pâtres maintenant dorment dans les ravines ;
Jérusalem est turque ; et les moissons divines
N'ont plus de moissonneur
;
La royauté décline et le peuple se lève.
- Hélas ! l'homme aujourd'hui
ne croit plus, mais il rêve. -
Lequel vaut mieux, Seigneur ?
VI
SUR UN HOMME POPULAIRE
Ô peuple ! sous ce crâne où rien n'a
pénétré,
Sous l'auguste sourcil morose et vénéré
Du tribun et du
cénobite,
Sous ce front dont un jour les révolutions
Feront en
l'entr'ouvrant sortir les visions,
Une pensée affreuse habite.
Dans
l'Inde ainsi parfois le passant curieux
Contemple avec respect un mont
mystérieux,
Cime des nuages touchée,
Rêve et croit respirer, sans
approcher trop près,
Dans ces rocs, dans ces eaux, dans ces mornes forêts,
Une divinité cachée.
L'intérieur du mont en pagode est sculpté.
Puis vient enfin le jour de la solennité.
On brise la porte murée.
Le peuple accourt en poussant des cris tumultueux ; -
L'idole alors,
foetus aveugle et monstrueux,
Sort de la montagne éventrée.
VII
LE MONDE ET LE SIÈCLE
Que faites-vous, Seigneur ? à quoi sert
votre ouvrage ?
À quoi bon l'eau du fleuve et l'éclair de l'orage ?
Les
prés ? les ruisseaux purs qui lavent le gazon ?
Et, sur les coteaux verts
dont s'emplit l'horizon,
Les immenses troupeaux aux fécondes haleines
Que l'aboiement des chiens chasse à travers les plaines ?
Pourquoi, dans
ce doux mois où l'air semble attiédi,
Quand un calice s'ouvre aux souffles
de midi,
Y plonger, ô Seigneur, l'abeille butinante,
Et changer toute
fleur en cloche bourdonnante ?
Pourquoi le brouillard d'or qui monte des
hameaux ?
Pourquoi l'ombre et la paix qui tombent des rameaux ?
Pourquoi
le lac d'azur semé de molles îles ?
Pourquoi les bois profonds, les grottes,
les asiles ?
À quoi bon, chaque soir, quand luit l'été vermeil,
Comme un
charbon ardent déposant le soleil
Au milieu des vapeurs par les vents
remuées,
Allumer au couchant un brasier de nuées ?
Pourquoi rougir la
vigne et jeter aux vieux murs
Le rayon qui revient gonfler les raisins mûrs
?
À quoi bon incliner sur ses axes mobiles
Ce globe monstrueux avec
toutes ses villes,
Et ses monts et ses mers qui flottent alentour,
À
quoi bon, ô Seigneur, l'incliner tour à tour,
Pour que l'ombre l'éteigne ou
que le jour le dore,
Tantôt vers la nuit sombre et tantôt vers l'aurore ?
À quoi vous sert le flot, le nuage, le bruit
Qu'en secret dans la fleur
fait le germe du fruit ?
À quoi bon féconder les éthers et les ondes,
Faire à tous les soleils des ceintures de mondes,
Peupler d'astres
errants l'arche énorme des cieux,
Seigneur ! et sur nos fronts, d'où
rayonnent nos yeux,
Entasser en tous sens des millions de lieues
Et du
vague infini poser les plaines bleues ?
Pourquoi sur les hauteurs et dans
les profondeurs
Cet amas effrayant d'ombres et de splendeurs ?
À quoi
bon parfumer, chauffer, nourrir et luire,
Tout aimer, et, Dieu bon !
incessamment traduire,
Pour l'oeil intérieur comme pour l'oeil charnel,
L'éternelle pensée en spectacle éternel ?
Si c'est pour qu'en ce siècle
où la loi tombe en cendre
L'homme passe sans voir, sans croire, sans
comprendre,
Sans rien chercher dans l'ombre, et sans lever les yeux
Vers
les conseils divins qui flottent dans les cieux,
Sous la forme sacrée ou
sous l'éclatant voile
Tantôt d'une nuée et tantôt d'une étoile !
Si
c'est pour que ce temps fasse, en son morne ennui,
De l'opprimé d'hier
l'oppresseur d'aujourd'hui ;
Pour que l'on s'entre-déchire à propos de cent
rêves ;
Pour que le peuple, foule où dorment tant de sèves,
Aussi bien
que les rois, - grave et haute leçon ! -
Ait la brutalité pour dernière
raison,
Et réponde, troupeau qu'on tue ou qui lapide,
À l'aveugle boulet
par le pavé stupide !
Si c'est pour que l'émeute ébranle la cité !
Pour
que tout soit tyran, même la liberté !
Si c'est pour que l'honneur des
anciens gentilshommes,
Aux projets des partis s'attelle tristement ;
Si
c'est pour qu'à sa haine on ajoute un serment
Comme à son vieux poignard on
remet une lame ;
Si c'est pour que le prince, homme né d'une femme,
Né
pour briller bien vite et pour vivre bien peu,
S'imagine être roi comme vous
êtes Dieu !
Si c'est pour que la joie aux justes soit ravie ;
Pour que
l'iniquité règne, pour que l'envie,
Emplissant tant de fronts de brasiers
dévorants,
Fasse petits des coeurs que l'amour ferait grands !
Si c'est
pour que le prêtre, infirme et triste apôtre,
Marche avec ses deux yeux,
ouvrant l'un fermant l'autre,
Insulte à la nature au nom du verbe écrit,
Et ne comprenne pas qu'ici tout est l'esprit,
Que Dieu met comme en nous
son souffle dans l'argile,
Et que l'arbre et la fleur commentent l'Évangile
!
Si c'est pour que personne enfin, grand ou petit,
Pas même le
vieillard que l'âge appesantit,
Personne, du tombeau sondant les avenues,
N'ait l'austère souci des choses inconnues,
Et que, pareil au boeuf par
l'instinct assoupi,
Chacun trace un sillon sans songer à l'épi !
Car
l'humanité, morne et manquant de prophètes,
Perd l'admiration des oeuvres
que vous faites ;
L'homme ne sent plus luire en son coeur triomphant
Ni
l'aube, ni le lys, ni l'ange, ni l'enfant,
Ni l'âme, ce rayon fait de
lumière pure,
Ni la création, cette immense figure !
De là vient que
souvent je rêve et que je dis :
-- Est-ce que nous serions condamnés et
maudits ?
Est-ce que ces vivants, chétivement prospères,
Seraient
déshérités du souffle de leurs pères ?
Ô Dieu ! considérez les hommes de ce
temps,
Aveugles, loin de vous sous tant d'ombre flottants.
Éteignez vos
soleils, ou rallumez leur flamme !
Reprenez votre monde, ou donnez-leur une
âme !
VIII
À M. LE D. DE ***
Jules, votre château, tour
vieille et maison neuve,
Se mire dans la Loire, à l'endroit où le fleuve,
Sous Blois, élargissant son splendide bassin,
Comme une mère presse un
enfant sur son sein
En lui parlant tout bas d'une voix recueillie,
Serre
une île charmante en ses bras qu'il replie.
Vous avez tous les biens que
l'homme peut tenir.
Déjà vous souriez, voyant l'été venir,
Et vous
écouterez bientôt sous le feuillage
Les rires éclatants qui montent du
village.
Vous vivez ! avril passe, et voici maintenant
Que mai, le mois
d'amour, mai rose et rayonnant,
Mai dont la robe verte est chaque jour plus
ample,
Comme un lévite enfant chargé d'orner le temple,
Suspend aux
noirs rameaux, qu'il gonfle en les touchant,
Les fleurs d'où sort l'encens,
les nids d'où sort le chant.
Et puis vous m'écrivez que votre cheminée
Surcharge en ce moment sa frise blasonnée
D'un tas d'anciens débris
autrefois triomphants,
De glaives, de cimiers essayés des enfants,
Qui
souillent les doigts blancs de vos belles duchesses ;
Et qu'enfin - et c'est
là d'où viennent vos richesses, -
Vos paysans, piquant les boeufs de
l'aiguillon,
Ont ouvert un sépulcre en creusant un sillon.
Votre camp de
César a subi leur entaille.
Car vous avez à vous tout un champ de bataille,
Et vos durs bûcherons, tout hâlés par le vent,
Du bruit de leur cognée
ont troublé bien souvent,
Avec les noirs corbeaux s'enfuyant par volées,
Les ombres des héros à vos chênes mêlées.
Ami, vous le savez,
spectateur sérieux,
J'ai rêvé bien des fois dans ces champs glorieux,
Qui, forcés par le soc, eux, vieux témoins des guerres,
À donner des
moissons comme des champs vulgaires,
Pareils au roi déchu qui, craignant le
réveil,
Revoit sa gloire en songe aux heures du sommeil,
Le jour,
laissent marcher le bouvier dans leurs seigles,
Et reçoivent, la nuit, la
visite des aigles !
Oh ! respectez, enfant d'un siècle où tout se vend,
Rome morte à côté d'un village vivant !
Que votre piété, qui sur tout
veut descendre,
Laisse en paix cette terre ou plutôt cette cendre !
Vivez content ! dès l'aube, en vos secrets chemins,
Errez avec la main
d'une femme en vos mains ;
Contemplez, du milieu de tant de douces choses,
Dieu qui se réjouit dans la saison des roses ;
Et puis, le soir, au fond
d'un coffre vermoulu,
Prenez ce vieux Virgile où tant de fois j'ai lu !
Cherchez l'ombre, et, tandis que dans la galerie
Jase et rit au hasard
la folle causerie,
Vous, éclairant votre âme aux antiques clartés,
Lisez
mon doux Virgile, ô Jule, et méditez !
Car les temps sont venus qu'a
prédits le poète.
Aujourd'hui, dans ces champs, vaste plaine muette,
Parfois le laboureur, sur le sillon courbé,
Trouve un noir javelot qu'il
croit des cieux tombé,
Puis heurte pêle-mêle, au fond du sol qu'il fouille,
Casques vides, vieux dards qu'amalgame la rouille,
Et, rouvrant des
tombeaux pleins de débris humains,
Pâlit de la grandeur des ossements
romains !
IX
À MADEMOISELLE FANNY DE P.
Ô vous que votre
âge défend,
Riez ! tout vous caresse encore.
Jouez ! chantez ! soyez
l'enfant !
Soyez la fleur ; soyez l'aurore !
Quant au destin, n'y
songez pas.
Le ciel est noir, la vie est sombre.
Hélas ! que fait
l'homme ici-bas ?
Un peu de bruit dans beaucoup d'ombre.
Le sort est
dur, nous le voyons,
Enfant ! souvent l'oeil plein de charmes
Qui jette
le plus de rayons
Répand aussi le plus de larmes.
Vous que rien ne
vient éprouver,
Vous avez tout, joie et délire,
L'innocence qui fait
rêver,
L'ignorance qui fait sourire.
Vous avez, lys sauvé des vents,
Coeur occupé d'humbles chimères,
Ce calme bonheur des enfants,
Pur
reflet du bonheur des mères.
Votre candeur vous embellit.
Je préfère
à toute autre flamme
Votre prunelle que remplit
La clarté qui sort de
votre âme.
Pour vous ni soucis ni douleurs,
La famille vous
idolâtre.
L'été, vous courez dans les fleurs ;
L'hiver, vous jouez près
de l'âtre.
La poésie, esprit des cieux,
Près de vous, enfant, s'est
posée ;
Votre mère l'a dans ses yeux,
Votre père dans sa pensée.
Profitez de ce temps si doux !
Vivez ! - La joie est vite absente ;
Et les plus sombres d'entre nous
Ont eu leur aube éblouissante.
Comme on prie avant de partir,
Laissez-moi vous bénir, jeune âme, -
Ange qui serez un martyr !
Enfant qui serez une femme !
X
Comme dans les étangs assoupis sous les bois,
Dans plus d'une âme on
voit deux choses à la fois,
Le ciel, qui teint les eaux à peine remuées
Avec tous ses rayons et toutes ses nuées,
Et la vase, - fond morne,
affreux, sombre et dormant,
Où des reptiles noirs fourmillent vaguement.
XI
FIAT VOLUNTAS
Pauvre femme ! son lait à sa tête est
monté.
Et, dans ses froids salons, le monde a répété,
Parmi les vains
propos que chaque jour emporte,
Hier, qu'elle était folle, aujourd'hui,
qu'elle est morte ;
Et, seul au champ des morts, je foule ce gazon,
Cette tombe où sa vie a suivi sa raison !
Folle ! morte ! pourquoi ?
Mon Dieu ! pour peu de chose !
Pour un fragile enfant dont la paupière est
close,
Pour un doux nouveau-né, tête aux fraîches couleurs,
Qui naguère
à son sein, comme une mouche aux fleurs,
Pendait, riait, pleurait, et,
malgré ses prières,
Troublant tout leur sommeil pendant des nuits entières,
Faisait mille discours, pauvre petit ami !
Et qui ne dit plus rien, car
il est endormi.
Quand elle vit son fils, le soir d'un jour bien sombre,
Car elle l'appelait son fils, cette vaine ombre !
Quand elle vit
l'enfant glacé dans sa pâleur,
- Oh ! ne consolez point une telle douleur !
Elle ne pleura pas. Le lait avec la fièvre
Soudain troubla sa tête et
fit trembler sa lèvre ;
Et depuis ce jour-là, sans voir et sans parler,
Elle allait devant elle et regardait aller.
Elle cherchait dans l'ombre
une chose perdue,
Son enfant disparu dans la vague étendue ;
Et par
moments penchait son oreille en marchant,
Comme si sous la terre elle
entendait un chant.
Une femme du peuple, un jour que dans la rue
Se
pressait sur ses pas une foule accourue,
Rien qu'à la voir souffrir devina
son malheur.
Les hommes, en voyant ce beau front sans couleur,
Et cet
oeil froid toujours suivant une chimère,
S'écriaient : Pauvre folle ! Elle
dit : Pauvre mère !
Pauvre mère, en effet ! Un soupir étouffant
Parfois coupait sa voix qui murmurait : L'enfant !
Parfois elle
semblait, dans la cendre enfouie,
Chercher une lueur au ciel évanouie ;
Car la jeune âme enfuie, hélas ! de sa maison
Avait en s'en allant
emporté sa raison !
On avait beau lui dire, en parlant à voix basse,
Que la vie est ainsi ; que tout meurt, que tout passe ;
Et qu'il est des
enfants, - mères, sachez-le bien !
Que Dieu, qui prête tout et qui ne donne
rien,
Pour rafraîchir nos fronts avec leurs ailes blanches,
Met comme
des oiseaux pour un jour sur nos branches !
On avait beau lui dire, elle
n'entendait pas.
L'oeil fixe, elle voyait toujours devant ses pas
S'ouvrir les bras charmants de l'enfant qui l'appelle.
Elle avait des
hochets fait une humble chapelle.
Car rien n'est plus puissant que ces
petits bras morts
Pour tirer promptement les mères dans la tombe.
Où
l'enfant est tombé bientôt la femme tombe.
Qu'est-ce qu'une maison dont le
seuil est désert ?
Qu'un lit sans un berceau ? Dieu clément ! à quoi sert
Le regard maternel sans l'enfant qui repose ?
À quoi bon ce sein blanc
sans cette bouche rose ?
Après avoir longtemps, le coeur mort, les yeux
morts,
Erré sur le tombeau comme étant en dehors,
- Longtemps ! ce sont
ici des paroles humaines,
Hélas ! il a suffi de bien peu de semaines ! -
Malheureuse ! en deux mois tout s'est évanoui.
Hier elle était folle,
elle est morte aujourd'hui !
Il suffit qu'un oiseau vienne sur une rive
Pour qu'un deuxième oiseau tout en hâte l'y suive.
Sur deux il en est un
toujours qui va devant.
Après avoir à peine ouvert son aile au vent,
Il
vint, le bel enfant, s'abattre sur la tombe ;
Elle y vint après lui, comme
une autre colombe.
On a creusé la terre, et là, sous le gazon,
On a
mis la nourrice auprès du nourrisson.
Et moi je dis : -- Seigneur !
votre règne est austère !
Seigneur ! vous avez mis partout un noir mystère,
Dans l'homme et dans l'amour, dans l'arbre et dans l'oiseau,
Et jusque
dans ce lait que réclame un berceau,
Ambroisie et poison, doux miel, liqueur
amère,
Fait pour nourrir l'enfant ou pour tuer la mère !
XII
À LAURE, DUCH. D'A. [Le conseil municipal de la ville de Paris a refusé
de donner six pieds de terre dans le cimetière du Père-Lachaise pour le tombeau
de la veuve de Junot, ancien gouverneur de Paris.
Le ministre de
l'intérieur a également refusé un morceau de marbre pour ce monument. (Journaux
de février 1840)]
Puisqu'ils n'ont pas compris dans leur étroite sphère,
Qu'après tant de splendeur, de puissance et d'orgueil,
Il était grand et
beau que la France dût faire
L'aumône d'une fosse à ton noble cercueil ;
Puisqu'ils n'ont pas senti que celle qui sans crainte
Toujours loua
la gloire et flétrit les bourreaux
A le droit de dormir sur la colline
sainte,
A le droit de dormir à l'ombre des héros ;
Puisque le
souvenir de nos grandes batailles
Ne brûle pas en eux comme un sacré
flambeau ;
Puisqu'ils n'ont pas de coeur ; puisqu'ils n'ont point
d'entrailles ;
Puisqu'ils t'ont refusé la pierre d'un tombeau ;
C'est à nous de chanter un chant expiatoire !
C'est à nous de
t'offrir notre deuil à genoux !
C'est à nous, c'est à nous de prendre ta
mémoire
Et de l'ensevelir dans un vers triste et doux !
C'est à nous
cette fois de garder, de défendre
La mort contre l'oubli, son pâle compagnon
;
C'est à nous d'effeuiller des roses sur ta cendre ;
C'est à nous de
jeter des lauriers sur ton nom !
Puisqu'un stupide affront, pauvre femme
endormie,
Monte jusqu'à ton front que César étoila,
C'est à moi, dont ta
main pressa la main amie,
De te dire tout bas : Ne crains rien ! je suis là
!
Car j'ai ma mission ! car, armé d'une lyre,
Plein d'hymnes irrités
ardents à s'épancher,
Je garde le trésor des gloires de l'empire ;
Je
n'ai jamais souffert qu'on osât y toucher !
Car ton coeur abondait en
souvenirs fidèles !
Dans notre ciel sinistre et sur nos tristes jours,
Ton noble esprit planait avec de nobles ailes,
Comme un aigle souvent,
comme un ange toujours !
Car, forte pour tes maux et bonne pour les
nôtres,
Livrée à la tempête et femme en proie au sort,
Jamais tu
n'imitas l'exemple de tant d'autres,
Et d'une lâcheté tu ne te fis un port !
Car toi, la muse illustre, et moi, l'obscur apôtre,
Nous avons dans
ce monde eu le même mandat,
Et c'est un noeud profond qui nous joint l'un à
l'autre,
Toi, veuve d'un héros, et moi, fils d'un soldat !
Aussi,
sans me lasser, dans cette Babylone,
Des drapeaux insultés baisant chaque
lambeau,
J'ai dit pour l'empereur : Rendez-lui sa colonne !
Et je dirai
pour toi : Donnez-lui son tombeau !
XIII
Puits de l'Inde !
tombeaux ! monuments constellés !
Vous dont l'intérieur n'offre aux regards
troublés
Qu'un amas tournoyant de marches et de rampes,
Froids cachots,
corridors où rayonnent des lampes,
Poutres où l'araignée a tendu ses longs
fils,
Blocs ébauchant partout de sinistres profils,
Toits de granit,
troués comme une frêle toile,
Par où l'oeil voit briller quelque profonde
étoile,
Et des chaos de murs, de chambres, de paliers,
Où s'écroule au
hasard un gouffre d'escaliers !
Cryptes qui remplissez d'horreur religieuse
Votre voûte sans fin, morne et prodigieuse !
Cavernes où l'esprit n'ose
aller trop avant !
Devant vos profondeurs j'ai pâli bien souvent
Comme
sur un abîme ou sur une fournaise,
Effrayantes Babels que rêvait Piranèse !
Entrez si vous l'osez !
Sur le pavé dormant
Les ombres des
arceaux se croisent tristement ;
La dalle par endroits, pliant sous les
décombres,
S'entr'ouvre pour laisser passer des degrés sombres
Qui
fouillent, vis de pierre, un souterrain sans fond ;
D'autres montent là-haut
et crèvent le plafond.
Où vont-ils ? Dieu le sait. Du creux d'une arche vide
Une eau qui tombe envoie une lueur livide.
Une voûte au front vert
s'égoutte dans un puits,
Dans l'ombre un lourd monceau de roches sans appuis
S'arrête retenu par des ronces grimpantes ;
Une corde qui pend d'un amas
de charpentes
S'offre, mystérieuse, à la main du passant.
Dans un
caveau, penché sur un livre, et lisant,
Un vieillard surhumain, sous le roc
qui surplombe,
Semble vivre oublié par la mort dans sa tombe.
Des
sphinx, des boeufs d'airain, sur l'étrave accroupis,
Ont fait des chapiteaux
aux piliers décrépits ;
L'aspic à l'oeil de braise, agitant ses paupières,
Passe sa tête plate aux crevasses des pierres.
Tout chancelle et fléchit
sous les toits entr'ouverts.
Le mur suinte, et l'on voit fourmiller à
travers
De grands feuillages roux, sortant d'entre les marbres,
Des
monstres qu'on prendrait pour des racines d'arbres.
Partout, sur les parois
du morne monument,
Quelque chose d'affreux rampe confusément ;
Et celui
qui parcourt ce dédale difforme,
Comme s'il était pris par un polype énorme,
Sur son front effaré, sous son pied hasardeux,
Sent vivre et remuer
l'édifice hideux !
Aux heures où l'esprit, dont l'oeil partout se pose,
Cherche à voir dans la nuit le fond de toute chose,
Dans ces lieux
effrayants mon regard se perdit.
Bien souvent je les ai contemplés, et j'ai
dit :
-- Ô rêves de granit ! grottes visionnaires !
Cryptes ! palais
! tombeaux, pleins de vagues tonnerres !
Vous êtes moins brumeux, moins
noirs, moins ignorés,
Vous êtes moins profonds et moins désespérés
Que
le destin, cet antre habité par nos craintes,
Où l'âme entend, perdue, en
d'affreux labyrinthes,
Au fond, à travers l'ombre, avec mille bruits sourds,
Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours ! -
XIV
DANS LE CIMETIÈRE DE...
La foule des vivants rit et suit sa
folie,
Tantôt pour son plaisir, tantôt pour son tourment ;
Mais par les
morts muets, par les morts qu'on oublie,
Moi, rêveur, je me sens regardé
fixement.
Ils savent que je suis l'homme des solitudes,
Le promeneur
pensif sous les arbres épais,
L'esprit qui trouve, ayant ses douleurs pour
études,
Au seuil de tout le trouble, au fond de tout la paix !
Ils
savent l'attitude attentive et penchée
Que j'ai parmi les buis, les fosses
et les croix ;
Ils m'entendent marcher sur la feuille séchée ;
Ils m'ont
vu contempler des ombres dans les bois,
Ils comprennent ma voix sur le
monde épanchée,
Mieux que vous, ô vivants bruyants et querelleurs !
Les
hymnes de la lyre en mon âme cachée,
Pour vous ce sont des chants, pour eux
ce sont des pleurs.
Moi, c'est là que je vis ! - cueillant les roses
blanches,
Consolant les tombeaux délaissés trop longtemps,
Je passe et
je reviens, je dérange les branches,
Je fait du bruit dans l'herbe, et les
morts sont contents.
Là je rêve ! et, rôdant dans le champ léthargique,
Je vois, avec des yeux dans ma pensée ouverts,
Se transformer mon âme en
un monde magique,
Miroir mystérieux du visible univers.
Regardant
sans les voir de vagues scarabées,
Des rameaux indistincts, des formes, des
couleurs,
Là, j'ai dans l'ombre, assis sur des pierres tombées,
Des
éblouissements de rayons et de fleurs.
Là, le songe idéal qui remplit ma
paupière
Flotte, lumineux voile, entre la terre et nous ;
Là, mes doutes
ingrats se fondent en prière ;
Je commence debout et j'achève à genoux.
Comme au creux du rocher vole l'humble colombe,
Cherchant la goutte
d'eau qui tombe avant le jour,
Mon esprit altéré, dans l'ombre de la tombe,
Va boire un peu de foi, d'espérance et d'amour !
XV
Mères,
l'enfant qui joue à votre seuil joyeux,
Plus frêle que les fleurs, plus
serein que les cieux,
Vous conseille l'amour, la pudeur, la sagesse.
L'enfant, c'est un feu pur dont la chaleur caresse ;
C'est de la gaîté
sainte et du bonheur sacré,
C'est le nom paternel dans un rayon doré ;
Et vous n'avez besoin que de cette humble flamme
Pour voir distinctement
dans l'ombre de votre âme.
Mères, l'enfant que l'on pleure et qui s'en est
allé,
Si vous levez vos fronts vers le ciel constellé,
Verse à votre
douleur une lumière auguste ;
Car l'innocent éclaire aussi bien que le juste
!
Il montre, clarté douce, à vos yeux abattus,
Derrière notre orgueil,
derrière nos vertus,
Derrière nos malheurs, Dieu profond et tranquille.
Que l'enfant vive ou dorme, il rayonne toujours !
Sur cette terre où
rien ne va loin sans secours,
Où nos jours incertains sur tant d'abîmes
pendent,
Comme un guide au milieu des brumes que répandent
Nos vices
ténébreux et nos doutes moqueurs,
Vivant, l'enfant fait voir le devoir à vos
coeurs ;
Mort, c'est la vérité qu'à votre âme il dévoile.
Ici, c'est un
flambeau ; là-haut, c'est une étoile.
XVI
Matelots ! matelots !
vous déploierez les voiles ;
Vous voguerez, joyeux parfois, mornes souvent ;
Et vous regarderez aux lueurs des étoiles
La rive, écueil ou port, selon
le coup de vent.
Envieux, vous mordrez la base des statues.
Oiseaux,
vous chanterez ! vous verdirez, rameaux !
Portes, vous croulerez de lierres
revêtues.
Cloches, vous ferez vivre et rêver les hameaux.
Teignant
votre nature aux moeurs de tous les hommes,
Voyageurs, vous irez comme
d'errants flambeaux ;
Vous marcherez pensifs sur la terre où nous sommes,
En vous ressouvenant quelquefois des tombeaux.
Chênes, vous
grandirez au fond des solitudes.
Dans les lointains brumeux, à la clarté des
soirs,
Vieux saules, vous prendrez de tristes attitudes,
Et vous vous
mirerez vaguement aux lavoirs.
Nids, vous tressaillirez sentant croître
des ailes ;
Sillons, vous frémirez sentant sourdre le blé.
Torches, vous
jetterez de rouges étincelles
Qui tourbillonneront comme un esprit troublé.
Foudres, vous nommerez le Dieu que la mer nomme.
Ruisseaux, vous
nourrirez la fleur qu'avril dora ;
Vos flots refléteront l'ombre austère de
l'homme.
Et vos flots crouleront, et l'homme passera.
Chaque chose
et chacun, âme, être, objet ou nombre,
Suivra son cours, sa loi, son but, sa
passion,
Portant sa pierre à l'oeuvre indéfinie et sombre
Qu'avec le
genre humain fait la création !
Moi, je contemplerai le Dieu père du
monde,
Qui livre à notre soif, dans l'ombre ou la clarté,
Le ciel, cette
grande urne, adorable et profonde,
Où l'on puise le calme et la sérénité !
XVII
SPECTACLE RASSURANT
Tout est lumière, tout est
joie,
L'araignée au pied diligent
Attache aux tulipes de soie
Ses
rondes dentelles d'argent.
La frissonnante libellule
Mire les globes
de ses yeux
Dans l'étang splendide où pullule
Tout un monde mystérieux !
La rose semble, rajeunie,
S'accoupler au bouton vermeil ;
L'oiseau chante plein d'harmonie
Dans les rameaux pleins de soleil.
Sa voix bénit le Dieu de l'âme
Qui, toujours visible au coeur pur,
Fait l'aube, paupière de flamme,
Pour le ciel, prunelle d'azur !
Sous les bois, où tout bruit s'émousse,
Le faon craintif joue en
rêvant ;
Dans les verts écrins de la mousse
Luit le scarabée, or vivant.
La lune au jour est tiède et pâle
Comme un joyeux convalescent ;
Tendre, elle ouvre ses yeux d'opale
D'où la douceur du ciel descend !
La giroflée avec l'abeille
Folâtre en baisant le vieux mur ;
Le
chaud sillon gaîment s'éveille,
Remué par le germe obscur.
Tout vit,
et se pose avec grâce,
Le rayon sur le seuil ouvert,
L'ombre qui fuit
sur l'eau qui passe,
Le ciel bleu sur le coteau vert !
La plaine
brille, heureuse et pure ;
Le bois jase ; l'herbe fleurit. -
Homme ! ne
crains rien ! la nature
Sait le grand secret, et sourit.
XVIII
ÉCRIT SUR LA VITRE D'UNE FENÊTRE FLAMANDE
J'aime le carillon
dans tes cités antiques,
Ô vieux pays gardien de tes moeurs domestiques,
Noble Flandre, où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et
s'accouple au Midi !
Le carillon, c'est l'heure inattendue et folle,
Que
l'oeil croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Apparaître soudain par le
trou vif et clair
Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air.
Elle
vient, secouant sur les toits léthargiques
Son tablier d'argent plein de
notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,
Sautant à
petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant, ainsi qu'un dard qui tremble
dans la cible ;
Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et
dansante, elle descend des cieux ;
Et l'esprit, ce veilleur fait d'oreilles
et d'yeux,
Tandis qu'elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de
marche en marche errer son pied sonore !
XIX
CE QUI SE PASSAIT
AUX FEUILLANTINES VERS 1813
Enfants, beaux fronts naïfs penchés autour
de moi,
Bouches aux dents d'émail disant toujours : Pourquoi ?
Vous qui,
m'interrogeant sur plus d'un grand problème,
Voulez de chaque chose, obscure
pour moi-même,
Connaître le vrai sens et le mot décisif,
Et qui touchez
à tout dans mon esprit pensif ;
- Si bien que, vous partis, souvent je passe
Des heures, fort maussade, à remettre à leur place
Au fond de mon
cerveau mes plans, mes visions,
Mes sujets éternels de méditations,
Dieu, l'homme, l'avenir, la raison, la démence,
Mes systèmes, tas
sombre, échafaudage immense,
Dérangés tout à coup, sans tort de votre part,
Par une question d'enfant, faite au hasard ! -
Puisqu'enfin vous voilà
sondant mes destinées,
Et que vous me parlez de mes jeunes années,
De
mes premiers instincts, de mon premier espoir,
Écoutez, doux amis, qui
voulez tout savoir !
J'eus dans ma blonde enfance, hélas ! trop
éphémère,
Trois maîtres : - un jardin, un vieux prêtre et ma mère.
Le jardin était grand, profond, mystérieux,
Fermé par de hauts murs
aux regards curieux,
Semé de fleurs s'ouvrant ainsi que des paupières,
Et d'insectes vermeils qui couraient sur les pierres ;
Plein de
bourdonnements et de confuses voix ;
Au milieu, presque un champ, dans le
fond, presque un bois.
Le prêtre, tout nourri de Tacite et d'Homère,
Était un doux vieillard. Ma mère - était ma mère !
Ainsi je
grandissais sous ce triple rayon.
Un jour... - Oh ! si Gautier me
prêtait son crayon,
Je vous dessinerais d'un trait une figure
Qui chez
ma mère un jour entra, fâcheux augure !
Un docteur au front pauvre, au
maintien solennel,
Et je verrais éclore à vos bouches sans fiel,
Portes
de votre coeur qu'aucun souci ne mine,
Ce rire éblouissant qui parfois
m'illumine !
Lorsque cet homme entra, je jouais au jardin.
Et rien
qu'en le voyant je m'arrêtai soudain.
C'était le principal d'un collège
quelconque.
Les tritons que Coypel groupe autour d'une conque,
Les
faunes que Watteau dans les bois fourvoya,
Les sorciers de Rembrandt, les
gnomes de Goya,
Les diables variés, vrais cauchemars de moine
Dont
Callot en riant taquine saint Antoine,
Sont laids, mais sont charmants ;
difformes, mais remplis
D'un feu qui de leur face anime tous les plis
Et
parfois dans leurs yeux jette un éclair rapide.
- Notre homme était fort
laid, mais il était stupide.
Pardon, j'en parle encor comme un franc
écolier.
C'est mal. Ce que j'ai dit, tâchez de l'oublier ;
Car de votre
âge heureux, qu'un pédant embarrasse,
J'ai gardé la colère et j'ai perdu la
grâce.
Cet homme chauve et noir, très effrayant pour moi,
Et dont ma
mère aussi d'abord eut quelque effroi,
Tout en multipliant les humbles
attitudes,
Apportait des avis et des sollicitudes :
- Que l'enfant
n'était pas dirigé ; - que parfois
Il emportait son livre en rêvant dans les
bois ;
Qu'il croissait au hasard dans cette solitude ;
Qu'on devait y
songer ; que la sévère étude
Était fille de l'ombre et des cloîtres profonds
;
Qu'une lampe pendue à de sombres plafonds,
Qui de cent écoliers guide
la plume agile,
Éclairait mieux Horace et Catulle et Virgile,
Et versait
à l'esprit des rayons bien meilleurs
Que le soleil qui joue à travers
l'arbre en fleurs ;
Et qu'enfin il fallait aux enfants, - loin des mères, -
Le joug, le dur travail et les larmes amères.
Là-dessus, le collège,
aimable et triomphant,
Avec un doux sourire offrait au jeune enfant
Ivre
de liberté, d'air, de joie et de roses,
Ses bancs de chêne noirs, ses longs
dortoirs moroses,
Ses salles qu'on verrouille et qu'à tous leurs piliers
Sculpte avec un vieux clou l'ennui des écoliers,
Ses magisters qui font,
parmi les paperasses,
Manger l'heure du jeu par les pensums voraces,
Et,
sans eux, sans gazon, sans arbres, sans fruits mûrs,
Sa grande cour pavée
entre quatre murs.
L'homme congédié, de ses discours frappée,
Ma
mère demeura triste et préoccupée.
Que faire ? que vouloir ? qui donc avait
raison,
Ou le morne collège, ou l'heureuse maison ?
Qui sait mieux de la
vie accomplir l'oeuvre austère,
L'écolier turbulent, ou l'enfant solitaire ?
Problèmes ! questions ! elle hésitait beaucoup.
L'affaire était bien
grave. Humble femme après tout,
Âme par le destin, non par les livres faite,
De quel front repousser ce tragique prophète,
Au ton si magistral, aux
gestes si certains,
Qui lui parlait au nom des Grecs et des Latins ?
Le
prêtre était savant sans doute ; mais, que sais-je ?
Apprend-on par le
maître ou bien par le collège ?
Et puis, enfin, - souvent ainsi nous
triomphons ! -
L'homme le plus vulgaire a de grands mots profonds :
" Il
est indispensable ! - il convient ! - il importe ! "
Qui troublent
quelquefois la femme la plus forte.
Pauvre mère ! lequel choisir des deux
chemins ?
Tout le sort de son fils se pesait dans ses mains.
Tremblante,
elle tenait cette lourde balance,
Et croyait bien la voir par moments en
silence
Pencher vers le collège, hélas ! en opposant
Mon bonheur à venir
à mon bonheur présent.
Elle songeait ainsi sans sommeil et sans trêve.
C'était l'été. Vers l'heure où la lune se lève,
Par un de ces beaux
soirs qui ressemblent au jour
Avec moins de clarté, mais avec plus d'amour,
Dans son parc, où jouaient le rayon et la brise,
Elle errait, toujours
triste et toujours indécise,
Questionnant tout bas l'eau, le ciel, la forêt,
Écoutant au hasard les voix qu'elle entendait.
C'est dans ces
moments-là que le jardin paisible,
La broussaille où remue un insecte
invisible,
Le scarabée ami des feuilles, le lézard
Courant au clair de
lune au fond du vieux puisard,
La faïence à fleur bleue où vit la plante
grasse,
Le dôme oriental du sombre Val-de-Grâce,
Le cloître du couvent,
brisé, mais doux encor,
Les marronniers, la verte allée aux boutons-d'or,
La statue où sans bruit se meut l'ombre des branches,
Les pâles
liserons, les pâquerettes blanches,
Les cent fleurs du buisson, de l'arbre,
du roseau,
Qui rendent en parfums ses chansons à l'oiseau,
Se mirent
dans la mare ou se cachent dans l'herbe,
Ou qui, de l'ébénier chargeant le
front superbe,
Au bord des clairs étangs se mêlant au bouleau,
Tremblent
en grappes d'or dans les moires de l'eau,
Et le ciel scintillant derrière
les ramées,
Et les toits répandant de charmantes fumées,
C'est dans ces
moments-là, comme je vous le dis,
Que tout ce beau jardin, radieux paradis,
Tous ces vieux murs croulants, toutes ces jeunes roses,
Tous ces objets
pensifs, toutes ces douces choses,
Parlèrent à ma mère avec l'onde et le
vent,
Et lui dirent tout bas : " Laisse-nous cet enfant ! "
"
Laisse-nous cet enfant, pauvre mère troublée !
Cette prunelle ardente,
ingénue, étoilée,
Cette tête au front pur qu'aucun deuil ne voila,
Cette
âme neuve encor, mère, laisse-nous-la !
Ne vas pas la jeter au hasard dans
la foule.
La foule est un torrent qui brise ce qu'il roule.
Ainsi que
les oiseaux les enfants ont leurs peurs.
Laisse à notre air limpide, à nos
moites vapeurs,
À nos soupirs, légers comme l'aile d'un songe,
Cette
bouche où jamais n'a passé le mensonge,
Ce sourire naïf que sa candeur
défend !
Ô mère au coeur profond, laisse-nous cet enfant !
Nous ne lui
donnerons que de bonnes pensées ;
Nous changerons en jour ses lueurs
commencées ;
Dieu deviendra visible à ses yeux enchantés ;
Car nous
sommes les fleurs, les rameaux, les clartés,
Nous sommes la nature et la
source éternelle
Où toute soif s'épanche, où se lave toute aile ;
Et les
bois et les champs, du sage seul compris,
Font l'éducation de tous les
grands esprits !
Laisse croître l'enfant parmi nos bruits sublimes.
Nous
le pénétrerons de ces parfums intimes,
Nés du souffle céleste épars dans
tout beau lieu,
Qui font sortir de l'homme et monter jusqu'à Dieu,
Comme
le chant d'un luth, comme l'encens d'un vase,
L'espérance, l'amour, la
prière, et l'extase !
Nous pencherons ses yeux vers l'ombre d'ici-bas,
Vers le secret de tout entr'ouvert sous ses pas.
D'enfant nous le ferons
homme, et d'homme poète.
Pour former de ses sens la corolle inquiète,
C'est nous qu'il faut choisir ; et nous lui montrerons
Comment, de
l'aube au soir, du chêne aux moucherons,
Emplissant tout, reflets, couleurs,
brumes, haleines,
La vie aux mille aspects rit dans les vertes plaines.
Nous te le rendrons simple et des cieux ébloui :
Et nous ferons germer
de toutes parts en lui
Pour l'homme, triste effet perdu sous tant de causes,
Cette pitié qui naît du spectacle des choses !
Laissez-nous cet enfant !
nous lui ferons un coeur
Qui comprendra la femme ; un esprit non moqueur,
Où naîtront aisément le songe et la chimère,
Qui prendra Dieu pour livre
et les champs pour grammaire,
Un âme, pur foyer de secrètes faveurs,
Qui
luira doucement sur tous les fronts rêveurs,
Et, comme le soleil dans les
fleurs fécondées,
Jettera des rayons sur toutes les idées ! "
Ainsi
parlaient, à l'heure où la ville se tait,
L'astre, la plante et l'arbre, -
et ma mère écoutait.
Enfants ! ont-ils tenu leur promesse sacrée ?
Je ne sais. Mais je sais que ma mère adorée
Les crut, et, m'épargnant
d'ennuyeuses prisons,
Confia ma jeune âme à leurs douces leçons.
Dès
lors, en attendant la nuit, heure où l'étude
Rappelait ma pensée à sa grave
attitude,
Tout le jour, libre, heureux, seul sous le firmament,
Je pus
errer à l'aise en ce jardin charmant,
Contemplant les fruits d'or, l'eau
rapide ou stagnante,
L'étoile épanouie et la fleur rayonnante,
Et les
prés et les bois, que mon esprit le soir,
Revoyait dans Virgile ainsi qu'en
un miroir.
Enfants ! aimez les champs, les vallons, les fontaines,
Les chemins que le soir emplit de voix lointaines,
Et l'onde et le
sillon, flanc jamais assoupi,
Où germe la pensée à côté de l'épi.
Prenez-vous par la main et marchez dans les herbes ;
Regardez ceux qui
vont liant les blondes gerbes ;
Épelez dans le ciel plein de lettres de feu,
Et, quand un oiseau chante, écoutez parler Dieu.
La vie avec le choc des
passions contraires
Vous attend ; soyez bons, soyez vrais, soyez frères ;
Unis contre le monde où l'esprit se corrompt,
Lisez au même livre en
vous touchant du front,
Et n'oubliez jamais que l'âme humble et choisie
Faite pour la lumière et pour la poésie,
Que les coeurs où Dieu met des
échos sérieux
Pour tous les bruits qu'anime un sens mystérieux,
Dans un
cri, dans un son, dans un vague murmure,
Entendent les conseils de toute la
nature !
XX
AU STATUAIRE DAVID
I
David ! comme
un grand roi qui partage à des princes
Les états paternels provinces par
provinces,
Dieu donne à chaque artiste un empire divers ;
Au poète le
souffle épars dans l'univers,
La vie et la pensée et les foudres tonnantes,
Et le splendide essaim des strophes frissonnantes
Volant de l'homme à
l'ange et du monstre à la fleur ;
La forme au statuaire ; au peintre la
couleur ;
Au doux musicien, rêveur limpide et sombre,
Le monde obscur
des sons qui murmure dans l'ombre.
La forme au statuaire ! - Oui, mais,
tu le sais bien,
La forme, ô grand sculpteur, c'est tout et ce n'est rien.
Ce n'est rien sans l'esprit, c'est tout avec l'idée !
Il faut que, sous
le ciel, de soleil inondée,
Debout sous les flambeaux d'un grand temple
doré,
Ou seule avec la nuit dans un antre sacré,
Au fond des bois
dormants comme au seuil d'un théâtre,
La figure de pierre, ou de cuivre, ou
d'albâtre,
Porte divinement sur son front calme et fier
La beauté, ce
rayon, la gloire, cet éclair !
Il faut qu'un souffle ardent lui gonfle la
narine,
Que la force puissante emplisse sa poitrine,
Que la grâce en
riant ait arrondi ses doigts,
Que sa bouche muette ait pourtant une voix !
Il faut qu'elle soit grave et pour les mains glacée,
Mais pour les yeux
vivante, et, devant la pensée,
Devant le pur regard de l'âme et du ciel
bleu,
Nue avec majesté comme Adam devant Dieu !
Il faut que, Vénus
chaste, elle sorte de l'onde,
Semant au loin la vie et l'amour sur le monde,
Et faisant autour d'elle, en son superbe essor,
Partout où s'éparpille
et tombe en gouttes d'or,
L'eau de ses longs cheveux, humide et sacré voile,
De toute herbe une fleur, de tout oeil une étoile !
Il faut, si l'art
chrétien anime le sculpteur,
Qu'avec le même charme elle ait plus de hauteur
;
Qu'Âme ailée, elle rie et de Satan se joue ;
Que, Martyre, elle chante
à côté de la roue ;
Ou que, Vierge divine, astre du gouffre amer,
Son
regard soit si doux qu'il apaise la mer !
II
Voilà ce que tu
sais, ô noble statuaire !
Toi qui dans l'art profond, comme en un
sanctuaire,
Entras bien jeune encor pour n'en sortir jamais !
Esprit,
qui, te posant sur les plus purs sommets
Pour créer ta grande oeuvre, où
sont tant d'harmonies,
Près de la flamme au front de tous les fiers génies !
Voilà ce que tu sais, toi qui sens, toi qui vois !
Maître sévère et doux
qu'éclairent à la fois,
Comme un double rayon qui jette un jour étrange,
Le jeune Raphaël et le vieux Michel-Ange !
Et tu sais bien aussi quel
souffle inspirateur
Parfois, comme un vent sombre, emporte le sculpteur,
Âme dans Isaïe et Phidias trempée,
De l'ode étroite et haute à l'immense
épopée !
III
Les grands hommes, héros ou penseurs, - demi-dieux
! -
Tour à tour sur le peuple ont passé radieux,
Les uns armés d'un
glaive et les autres d'un livre,
Ceux-ci montrant du doigt la route qu'il
faut suivre,
Ceux-là forçant la cause à sortir de l'effet ;
L'artiste
ayant un rêve et le savant un fait ;
L'un a trouvé l'aimant, la presse, la
boussole,
L'autre un monde où l'on va, l'autre un vers qui console ;
Ce
roi, juste et profond, pour l'aider en chemin,
A pris la liberté franchement
par la main ;
Ces tribuns ont forgé des freins aux républiques ;
Ce
prêtre, fondateur d'hospices angéliques,
Sous son toit, que réchauffe une
haleine de Dieu,
A pris l'enfant sans mère et le vieillard sans feu,
Ce
mage, dont l'esprit réfléchit les étoiles,
D'Isis l'un après l'autre a levé
tous les voiles ;
Ce juge, abolissant l'infâme tombereau,
A raturé le
code à l'endroit du bourreau ;
Ensemençant malgré les clameurs insensées,
D'écoles les hameaux et les coeurs de pensées,
Pour nous rendre
meilleurs ce vrai sage est venu ;
En de graves instant cet autre a contenu,
Sous ses puissantes mains à la foule imposées,
Le peuple, grand faiseur
de couronnes brisées ;
D'autres ont traversé sur un pont chancelant,
Sur
la mine qu'un fort recelait en son flanc,
Sur la brèche par où s'écroule une
muraille,
Un horrible ouragan de flamme et de mitraille ;
Dans un siècle
de haine, âge impie et moqueur,
Ceux-là, poètes saints, ont fait entendre en
choeur,
Aux sombres nations que la discorde pousse,
Des champs et des
forêts la voix auguste et douce
Car l'hymne universel éteint les passions ;
Car c'est surtout aux jours des révolutions,
Morne et brûlant désert où
l'homme s'aventure,
Que l'art se désaltère à ta source, ô nature !
Tous
ces hommes, coeurs purs, esprits de vérité,
Fronts où se résuma toute
l'humanité,
Rêveurs ou rayonnants, sont debout dans l'histoire,
Et tous
ont leur martyre auprès de leur victoire.
La vertu, c'est un livre austère
et triomphant
Où tout père doit faire épeler son enfant ;
Chaque homme
illustre, ayant quelque divine empreinte,
De ce grand alphabet est une
lettre sainte.
Sous leurs pieds sont groupés leurs symboles sacrés,
Astres, lyres, compas, lions démesurés,
Aigles à l'oeil de flamme, aux
vastes envergures.
- Le sculpteur ébloui contemple ces figures ! -
Il
songe à la patrie, aux tombeaux solennels,
Aux cités à remplir d'exemples
éternels ;
Et voici que déjà, vision magnifique !
Mollement éclairés
d'un reflet pacifique,
Grandissant hors du sol de moment en moment,
De
vagues bas-reliefs chargés confusément,
Au fond de son esprit, que la pensée
encombre,
Les énormes frontons apparaissent dans l'ombre !
IV
N'est-ce pas ? c'est ainsi qu'en ton cerveau, sans bruit,
L'édifice
s'ébauche et l'oeuvre se construit ?
C'est là ce qui se passe en ta grande
âme émue
Quand tout un panthéon ténébreux s'y remue ?
C'est ainsi,
n'est-ce pas, ô maître ! que s'unit
L'homme à l'architecture et l'idée au
granit ?
Oh ! qu'en ces instants-là ta fonction est haute !
Au seuil de
ton fronton tu reçois comme un hôte
Ces hommes plus qu'humains. Sur un bloc
de Paros
Tu t'assieds face à face avec tous ces héros
Et là, devant tes
yeux qui jamais ne défaillent,
Ces ombres, qui seront bronze et marbre,
tressaillent.
L'avenir est à toi, ce but de tous leurs voeux,
Et tu peux
le donner, ô maître, à qui tu veux !
Toi, répandant sur tous ton équité
complète,
Prêtre autant que sculpteur, juge autant que poète,
Accueillant celui-ci, rejetant celui-là,
Louant Napoléon, gourmandant
Attila,
Parfois grandissant l'un par le contact de l'autre,
Dérangeant
le guerrier pour mieux placer l'apôtre,
Tu fais des dieux ! - tu dis,
abaissant ta hauteur,
Au pauvre vieux soldat, à l'humble vieux pasteur :
-- Entrez ! je vous connais. Vos couronnes sont prêtes.
Et tu dis à des
rois : -- Je ne sais qui vous êtes.
V
Car il ne suffit point
d'avoir été des rois,
D'avoir porté le sceptre, et le globe, et la croix,
Pour que le fier poète et l'altier statuaire
Étoilent dans sa nuit votre
drap mortuaire,
Et des hauts panthéons vous ouvrent les chemins !
C'est vous-mêmes, ô rois, qui de vos propres mains
Bâtissez sur vos
noms ou la gloire ou la honte !
Ce que nous avons fait tôt ou tard nous
raconte.
On peut vaincre le monde, avoir un peuple, agir
Sur un siècle,
guérir sa plaie ou l'élargir, -
Lorsque vos missions seront enfin remplies,
Des choses qu'ici-bas vous aurez accomplies
Une voix sortira, voix de
haine ou d'amour,
Sombre comme le bruit du verrou dans la tour,
Ou douce
comme un chant dans le nid des colombes,
Qui fera remuer la pierre de vos
tombes.
Cette voix, l'avenir, grave et fatal témoin,
Est d'avance penché
qui l'écoute de loin.
Et là, point de caresse et point de flatterie,
Point de bouche à mentir façonnée et nourrie,
Pas d'hosanna payé, pas
d'écho complaisant
Changeant la plainte amère en cri reconnaissant.
Non,
les vices hideux, les trahisons, les crimes,
Comme les dévouements et les
vertus sublimes,
Portent un témoignage intègre et souverain.
Les actions
qu'on fait ont des lèvres d'airain.
VI
Que sur ton atelier,
maître, un rayon demeure !
Là, dans le silence, l'art, l'étude oubliant
l'heure,
Dans l'ombre les essais que tu répudias,
D'un côté Jean Goujon,
de l'autre Phidias,
Des pierres, de pensée à demi revêtues,
Un tumulte
muet d'immobiles statues,
Les bustes méditant dans les coins assombris,
Je ne sais quelle paix qui tombe des labris,
Tout est grand, tout est
beau, tout charme et tout domine.
Toi qu'à l'intérieur l'art divin illumine,
Tu regardes passer, grave et sans dire un mot,
Dans ton âme tranquille
où le jour vient d'en haut,
Tous les nobles aspects de la figure humaine.
Comme dans une église à pas lents se promène
Un grand peuple pensif
auquel un dieu sourit,
Ces fantômes sereins marchent dans ton esprit.
Ils errent à travers tes rêves poétiques
Faits d'ombres et de lueurs et
de vagues portiques,
Parfois palais vermeil, parfois tombeau dormant,
Secrète architecture, immense entassement
Qui, jetant des rumeurs
joyeuses et plaintives,
De ta grande pensée emplit les perspectives,
Car
l'antique Babel n'est pas morte, et revit
Sous les front des songeurs. Dans
ta tête, ô David !
La spirale se tord, le pilier se projette ;
Et dans
l'obscurité de ton cerveau végète
La profonde forêt, qu'on ne voit point
ailleurs,
Des chapiteaux touffus pleins d'oiseaux et de fleurs !
VII
Maintenant, - toi qui vas hors des routes tracées,
Ô pétrisseur de
bronze, ô mouleur de pensées,
Considère combien les hommes sont petits,
Et maintiens-toi superbe au-dessus des partis !
Garde la dignité de ton
ciseau sublime.
Ne laisse pas toucher ton marbre par la lime
Des sombres
passions qui rongent tant d'esprits.
Michel-Ange avait Rome et David a
Paris.
Donne donc à ta ville, ami, ce grand exemple
Que, si les
marchands vils n'entrent pas dans le temple,
Les fureurs des tribuns et leur
songe abhorré
N'entrent pas dans le coeur de l'artiste sacré.
Refuse aux
cours ton art, donne aux peuples tes veilles,
C'est bien, ô mon sculpteur !
mais loin de tes oreilles
Chasse ceux qui s'en vont flattant les carrefours.
Toi, dans ton atelier, tu dois rêver toujours,
Et, de tout vice humain
écrasant la couleuvre,
Toi-même par degrés t'éblouir de ton oeuvre !
Ce
que ces hommes-là font dans l'ombre ou défont
Ne vaut pas ton regard levé
vers le plafond
Cherchant la beauté pure et le grand et le juste.
Leur
mission est basse et la tienne est auguste.
Et qui donc oserait mêler un
seul moment
Aux mêmes visions, au même aveuglement,
Aux mêmes voeux
haineux, insensés ou féroces,
Eux, esclaves des nains, toi, père des
colosses !
XXI
À UN POÈTE
Ami, cache ta vie et répands
ton esprit.
Un tertre, où le gazon diversement fleurit ;
Des ravins
où l'on voit grimper les chèvres blanches ;
Un vallon, abrité sous un réseau
de branches
Pleines de nids d'oiseaux, de murmures, de voix,
Qu'un vent
joyeux remue, et d'où tombe parfois,
Comme un sequin jeté par une main
distraite,
Un rayon de soleil dans ton âme secrète ;
Quelques rocs, par
Dieu même arrangés savamment
Pour faire des échos au fond du bois dormant ;
Voilà ce qu'il te faut pour séjour, pour demeure !
C'est là, - que ta
maison chante, aime, rie ou pleure, -
Qu'il faut vivre, enfouir ton toit,
borner tes jours,
Envoyant un soupir à peine aux antres sourds,
Mirant
dans ta pensée intérieure et sombre
La vie obscure et douce et les heures
sans nombre,
Bon d'ailleurs, et tournant, sans trouble ni remords,
Ton
coeur vers les enfants, ton âme vers les morts !
Et puis, en même temps, au
hasard, par le monde,
Suivant sa fantaisie auguste et vagabonde,
Loin de
toi, par delà ton horizon vermeil,
Laisse ta poésie aller en plein soleil !
Dans les rauques cités, dans les champs taciturnes,
Effleurée en passant
des lèvres et des urnes,
Laisse-la s'épancher, cristal jamais terni,
Et
fuir, roulant toujours vers Dieu, gouffre infini,
Calme et pure, à travers
les âmes fécondées,
Un immense courant de rêves et d'idées,
Qui
recueille en passant, dans son flot solennel,
Toute eau qui sort de la terre
ou qui descend du ciel !
Toi, sois heureux dans l'ombre. En ta vie ignorée,
Dans ta tranquillité vénérable et sacrée,
Reste réfugié, penseur
mystérieux !
Et que le voyageur malade et sérieux
Puisse, si le hasard
l'amène en ta retraite,
Puiser en toi la paix, l'espérance discrète,
L'oubli de la fatigue et l'oubli du danger,
Et boire à ton esprit
limpide, sans songer
Que, là-bas, tout un peuple aux mêmes eaux s'abreuve.
Sois petit comme source et sois grand comme fleuve.
XXII
GUITARE
Gastibelza, l'homme à la carabine,
Chantait ainsi :
" Quelqu'un a-t-il connu doña Sabine ?
Quelqu'un d'ici ?
Dansez,
chantez, villageois ! la nuit gagne
Le mont Falù.
- Le vent qui vient à
travers la montagne
Me rendra fou !
" Quelqu'un de vous a-t-il connu
Sabine,
Ma señora ?
Sa mère était la vieille maugrabine
D'Antequera,
Qui chaque nuit criait dans la Tour-Magne
Comme un hibou... -
Le
vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou !
" Dansez,
chantez! Des biens que l'heure envoie
Il faut user.
Elle était jeune et
son oeil plein de joie
Faisait penser. -
À ce vieillard qu'un enfant
accompagne
Jetez un sou ! ... -
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.
" Vraiment, la reine eût près d'elle été laide
Quand, vers le soir,
Elle passait sur le pont de Tolède
En corset
noir.
Un chapelet du temps de Charlemagne
Ornait son cou... -
Le
vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.
" Le roi disait
en la voyant si belle
À son neveu : -- Pour un baiser, pour un sourire
d'elle,
Pour un cheveu,
Infant don Ruy, je donnerais l'Espagne
Et le
Pérou ! -
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.
" Je ne sais pas si j'aimais cette dame,
Mais je sais bien
Que
pour avoir un regard de son âme,
Moi, pauvre chien,
J'aurais gaîment
passé dix ans au bagne
Sous le verrou... -
Le vent qui vient à travers
la montagne
Me rendra fou.
" Un jour d'été que tout était lumière,
Vie et douceur,
Elle s'en vint jouer dans la rivière
Avec sa soeur,
Je vis le pied de sa jeune compagne
Et son genou... -
Le vent qui
vient à travers la montagne
Me rendra fou.
" Quand je voyais cette
enfant, moi le pâtre
De ce canton,
Je croyais voir la belle Cléopâtre,
Qui, nous dit-on,
Menait César, empereur d'Allemagne,
Par le
licou... -
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.
" Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe !
Sabine, un jour,
A tout vendu, sa beauté de colombe,
Et son amour,
Pour l'anneau d'or
du comte de Saldagne,
Pour un bijou... -
Le vent qui vient à travers la
montagne
Me rendra fou.
" Sur ce vieux banc souffrez que je
m'appuie,
Car je suis las.
Avec ce comte elle s'est donc enfuie !
Enfuie, hélas !
Par le chemin qui va vers la Cerdagne,
Je ne sais
où... -
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.
"
Je la voyais passer de ma demeure,
Et c'était tout.
Mais à présent je
m'ennuie à toute heure,
Plein de dégoût,
Rêveur oisif, l'âme dans la
campagne,
La dague au clou... -
Le vent qui vient à travers la montagne
M'a rendu fou ! "
XXIII
AUTRE GUITARE
Comment,
disaient-ils,
Avec nos nacelles,
Fuir les alguazils?
-- Ramez,
disaient-elles.
Comment, disaient-ils,
Oublier querelles,
Misère
et périls?
-- Dormez, disaient-elles.
Comment, disaient-ils,
Enchanter les belles
Sans philtres subtils?
-- Aimez,
disaient-elles.
XXIV
Quand tu me parles de gloire,
Je souris
amèrement.
Cette voix que tu veux croire,
Moi, je sais bien qu'elle
ment.
La gloire est vite abattue ;
L'envie au sanglant flambeau
N'épargne cette statue
Qu'assise au seuil d'un tombeau.
La
prospérité s'envole,
Le pouvoir tombe et s'enfuit.
Un peu d'amour qui
console
Vaut mieux et fait moins de bruit.
Je ne veux pas d'autres
choses
Que ton sourire et ta voix,
De l'air, de l'ombre et des roses,
Et des rayons dans les bois !
Je ne veux, moi qui me voile
Dans
la joie ou la douleur,
Que ton regard, mon étoile !
Que ton haleine, ô
ma fleur !
Sous ta paupière vermeille
Qu'inonde un céleste jour,
Tout un univers sommeille.
Je n'y cherche que l'amour !
Ma
pensée, urne profonde,
Vase à la douce liqueur,
Qui pourrait emplir le
monde,
Ne veut emplir que ton coeur !
Chante ! en moi l'extase
coule.
Ris-moi ! c'est mon seul besoin.
Que m'importe cette foule
Qui fait sa rumeur au loin !
Dans l'ivresse où tu me plonges,
En
vain, pour briser nos noeuds,
Je vois passer dans mes songes
Les poètes
lumineux.
Je veux, quoi qu'ils me conseillent,
Préférer, jusqu'à la
mort,
Aux fanfares qui m'éveillent
Ta chanson qui me rendort.
Je
veux, dût mon nom suprême
Au front des cieux s'allumer,
Qu'une moitié de
moi-même
Reste ici-bas pour t'aimer !
Laisse-moi t'aimer dans
l'ombre,
Triste, ou du moins sérieux.
La tristesse est un lieu sombre
Où l'amour rayonne mieux.
Ange aux yeux pleins d'étincelles,
Femme aux jours de pleurs noyés,
Prends mon âme sur tes ailes,
Laisse mon coeur à tes pieds !
XXV
EN PASSANT DANS LA PLACE
LOUIS XV UN JOUR DE FÊTE PUBLIQUE
-- Allons, dit-elle, encor ! pourquoi
ce front courbé ?
Songeur, dans votre puits vous voilà retombé !
À quoi
bon pour rêver venir dans une fête ?
Moi, je lui dis, tandis qu'elle
inclinait la tête,
Et que son bras charmant à mon bras s'appuyait :
--
Oui, c'est dans cette place où notre âge inquiet
Mit une pierre afin de
cacher une idée,
C'est bien ici qu'un jour de soleil inondée,
La grande
nation dans la grande cité
Vint voir passer en pompe une douce beauté !
Ange à qui l'on rêvait des ailes repliées !
Vierge la veille encor, des
jeunes mariées
Ayant l'étonnement et la fraîche pâleur,
Qui, reine et
femme, étoile en même temps que fleur,
Unissait, pour charmer cette foule
attendrie,
Le doux nom d'Antoinette au beau nom de Marie !
Son
prince la suivait, ils souriaient entre eux,
Et tous en la voyant disaient :
Qu'il est heureux ! -
Et je me tus alors, car mon coeur était sombre ;
La laissant contempler la fête aux bruits sans nombre,
Le fleuve où se
croisaient cent bateaux pavoisés,
Le peuple, les vieillards à l'ombre
reposés,
Les écoliers jouant par bandes séparées,
Et le soleil
tranquille, et, de joie enivrées,
Les bouches qui, couvrant l'orchestre aux
vagues sons,
Jetaient une vapeur de confuses chansons.
Moi, vers ce
qui se meut dans une ombre éternelle,
Je m'étais retourné. L'âme est une
prunelle.
-- Oh ! pensais-je, pouvoir étrange et surhumain
De celui
qui nous tient palpitants dans sa main !
Ô volonté du ciel ! abîme où l'oeil
se noie !
Gouffre où depuis Adam le genre humain tournoie !
Comme vous
nous prenez et vous nous rejetez !
Comme vous vous jouez de nos prospérités
!
Sur votre sable, ô Dieu, notre granit se fonde !
Oh ! que l'homme est
plongé dans une nuit profonde !
Comme tout ce qu'il fait, hélas ! en
s'achevant
Sur lui croule ! et combien il arrive souvent
Qu'à l'heure où
nous rêvons un avenir suprême,
Le sort de nous se rit, et que, sous nos pas
même,
Dans cette terre où rien ne nous semble creusé,
Quelque chose
d'horrible est déjà déposé !
Louis seize, le jour de sa noce royale,
Avait déjà le pied sur la place fatale
Où, formé lentement au souffle du
Très-Haut,
Comme un grain dans le sol, germait son échafaud !
XXVI
MILLE CHEMINS, UN SEUL BUT
Le chasseur songe dans les bois
À
des beautés sur l'herbe assises,
Et dans l'ombre il croit voir parfois
Danser des formes indécises.
Le soldat pense à ses destins
Tout
en veillant sur les empires,
Et dans ses souvenirs lointains
Entrevoit
de vagues sourires.
Le pâtre attend sous le ciel bleu
L'heure où son
étoile paisible
Va s'épanouir, fleur de feu,
Au bout d'une tige
invisible.
Regarde-les, regarde encor
Comme la vierge, fille d'Ève,
Jette en courant dans les blés d'or
Sa chanson qui contient son rêve !
Vois errer dans les champs en fleur,
Dos courbé, paupières baissées,
Le poète, cet oiseleur,
Qui cherche à prendre des pensées.
Vois
sur la mer les matelots
Implorant la terre embaumée,
Lassés de l'écume
des flots,
Et demandant une fumée !
Se rappelant quand le flot noir
Bat les flancs plaintifs du navire,
Les hameaux si joyeux le soir,
Les arbres pleins d'éclats de rire !
Vois le prêtre, priant pour
tous,
Front pur qui sous nos fautes penche,
Songer dans le temple, à
genoux
Sur les plis de sa robe blanche.
Vois s'élever sur les
hauteurs
Tous ces grands penseurs que tu nommes,
Sombres esprit
dominateurs,
Chênes dans la forêt des hommes.
Vois, couvant des yeux
son trésor,
La mère contempler, ravie,
Son enfant, coeur sans ombre
encor,
Vase que remplira la vie !
Tous, dans la joie ou dans
l'affront,
Portent, sans nuage et sans tache,
Un mot qui rayonne à leur
front,
Dans leur âme un mot qui se cache.
Selon les desseins du
Seigneur,
Le mot qu'on voit pour tous varie ;
- L'un a : Gloire !
l'autre a : Bonheur !
L'un dit : Vertu ! l'autre : Patrie !
Le mot
caché ne change pas.
Dans tous les coeurs toujours le même ;
Il y chante
ou gémit tout bas ;
Et ce mot, c'est le mot suprême !
C'est le mot
qui peut assoupir
L'ennui du front le plus morose !
C'est le mystérieux
soupir
Qu'à toute heure fait toute chose !
C'est le mot d'où les
autres mots
Sortent comme d'un tronc austère,
Et qui remplit de ses
rameaux
Tous les langages de la terre !
C'est le verbe, obscur ou
vermeil,
Qui luit dans le reflet des fleuves,
Dans le phare, dans le
soleil,
Dans la sombre lampe des veuves !
Qui se mêle au bruit des
roseaux,
Au tressaillement des colombes ;
Qui jase et rit dans les
berceaux,
Et qu'on sent vivre au fond des tombes !
Qui fait éclore
dans les bois
Les feuilles, les souffles, les ailes,
La clémence au
coeur des grands rois,
Le sourire aux lèvres des belles !
C'est le
noeud des prés et des eaux !
C'est le charme qui se compose
Du plus
tendre cri des oiseaux,
Du plus doux parfum de la rose !
C'est
l'hymne que le gouffre amer
Chante en poussant au port des voiles !
C'est le mystère de la mer,
Et c'est le secret des étoiles !
Ce
mot, fondement éternel
De la seconde des deux Romes,
C'est Foi dans la
langue du ciel,
Amour dans la langue des hommes !
Aimer, c'est avoir
dans les mains
Un fil pour toutes les épreuves,
Un flambeau pour tous
les chemins,
Une coupe pour tous les fleuves !
Aimer, c'est
comprendre les cieux.
C'est mettre, qu'on dorme ou qu'on veille,
Une
lumière dans ses yeux,
Une musique en son oreille !
C'est se
chauffer à ce qui bout !
C'est pencher son âme embaumée
Sur le côté
divin de tout !
Ainsi, ma douce bien-aimée,
Tu mêles ton coeur et
tes sens,
Dans la retraite où tu m'accueilles,
Aux dialogues ravissants
Des flots, des astres et des feuilles !
La vitre laisse voir le jour
;
Malgré nos brumes et nos doutes,
Ô mon ange ! à travers l'amour
Les vérités paraissent toutes !
L'homme et la femme, couple heureux,
À qui le coeur tient lieu d'apôtre,
Laissent voir le ciel derrière eux,
Et sont transparents l'un pour l'autre.
Ils ont en eux, comme un lac
noir
Reflète un astre en son eau pure,
Du Dieu caché qu'on ne peut voir
Une lumineuse figure !
Aimons ! prions ! les bois sont verts,
L'été resplendit sur la mousse,
Les germes vivent entr'ouverts,
L'onde s'épanche et l'herbe pousse !
Que la foule, bien loin de nous
Suive ses routes insensées.
Aimons, et tombons à genoux,
Et laissons
aller nos pensées !
L'amour, qu'il vienne tôt ou tard,
Prouve Dieu
dans notre âme sombre.
Il faut bien un corps quelque part
Pour que le
miroir ait une ombre.
XXVII
Oh! quand je dors, viens auprès de
ma couche,
Comme à Pétrarque apparaissait Laura,
Et qu'en passant ton
haleine me touche... -
Soudain ma bouche
S'entrouvrira !
Sur mon
front morne où peut-être s'achève
Un songe noir qui trop longtemps dura,
Que ton regard comme un astre se lève... -
Soudain mon rêve
Rayonnera !
Puis sur ma lèvre où voltige une flamme,
Éclair
d'amour que Dieu même épura,
Pose un baiser, et d'ange deviens femme... -
Soudain mon âme
S'éveillera !
XXVIII
À UNE JEUNE FEMME
Voyez-vous, un parfum éveille la pensée.
Repliez, belle enfant par
l'aube caressée,
Cet éventail ailé, pourpre, or et vermillon,
Qui
tremble dans vos mains comme un grand papillon,
Et puis écoutez-moi. - Dieu
fait l'odeur des roses
Comme il fait un abîme, avec autant de choses.
Celui-ci, qui se meurt sur votre sein charmant,
N'aurait pas ce parfum
qui monte doucement
Comme un encens divin vers votre beauté pure,
Si sa
tige, parmi l'eau, l'air et la verdure,
Dans la création prenant sa part de
tout,
N'avait profondément plongé par quelque bout,
Pauvre et fragile
fleur pour tous les vents béante,
Au sein mystérieux de la terre géante.
Là, par un lent travail que Dieu lui seul connaît,
Fraîcheur du flot qui
court, blancheur du jour qui naît,
Souffle de ce qui coule, ou végète, ou se
traîne,
L'esprit de ce qui vit dans la nuit souterraine,
Fumée, onde,
vapeur, de loin comme de près,
- Non sans faire avec tout des échanges
secrets, -
Elle a dérobé tout, son calme à l'antre sombre,
Au diamant sa
flamme, à la forêt son ombre,
Et peut-être, qui sait ? sur l'aile du matin
Quelque ineffable haleine à l'océan lointain !
Et vivant alambic que
Dieu lui-même forme,
Où filtre et se répand la terre, vase énorme,
Avec
les bois, les champs, les nuages, les eaux,
Et l'air tout pénétré des
chansons des oiseaux,
La racine, humble, obscure, au travail résignée,
Pour la superbe fleur par le soleil baignée,
A, sans en rien garder,
fait ce parfum si doux,
Qui vient si mollement de la nature à vous,
Qui
vous charme, et se mêle à votre esprit, madame,
Car l'âme d'une fleur parle
au coeur d'une femme.
Encore un mot, et puis je vous laisse rêver.
Pour qu'atteignant au but où tout doit s'élever,
Chaque chose ici-bas
prenne un attrait suprême,
Pour que la fleur embaume et pour que la vierge
aime,
Pour que, puisant la vie au grand centre commun,
La corolle ait
une âme et la femme un parfum,
Sous le soleil qui luit, sous l'amour qui
fascine,
Il faut, fleur de beauté, tenir par la racine,
L'une au monde
idéal, l'autre au monde réel,
Les roses à la terre et les femmes au ciel.
XXIX
À LOUIS B.
Ô Louis ! je songeais ! - Baigné d'ombre
sereine,
Le soir tombait ; des feux scintillaient dans la plaine ;
Les
vastes flots berçaient le nid de l'alcyon ;
J'écoutais vers le ciel, où
toute aube commence,
Monter confusément une louange immense
Des deux
extrémités de la création.
Ce que Dieu fit petit chantait dans son
délire
Tout ce que Dieu fait grand, et je voyais sourire
Le colosse à
l'atome et l'étoile au flambeau ;
La nature semblait n'avoir qu'une âme
aimante.
La montagne disait : Que la fleur est charmante !
Le moucheron
disait : Que l'océan est beau !
XXX
À cette terre, où l'on ploie
Sa tente au déclin du jour,
Ne demande pas la joie.
Contente-toi de
l'amour !
Excepté lui, tout s'efface.
La vie est un sombre lieu
Où chaque chose qui passe
Ébauche l'homme pour Dieu.
L'homme est
l'arbre à qui la sève
Manque avant qu'il soit en fleur.
Son sort jamais
ne s'achève
Que du côté du malheur.
Tous cherchent la joie ensemble
;
L'esprit rit à tout venant ;
Chacun tend sa main qui tremble
Vers
quelque objet rayonnant.
Mais vers toute âme, humble ou fière,
Le
malheur monte à pas lourds,
Comme un spectre aux pieds de pierre ;
Le
reste flotte toujours !
Tout nous manque, hormis la peine !
Le
bonheur, pour l'homme en pleurs,
N'est qu'une figure vaine
De choses qui
sont ailleurs.
L'espoir c'est l'aube incertaine ;
Sur notre but
sérieux
C'est la dorure lointaine
D'un rayon mystérieux.
C'est
le reflet, brume ou flamme,
Que dans leur calme éternel
Versent d'en
haut sur notre âme
Les félicités du ciel.
Ce sont les visions
blanches
Qui, jusqu'à nos yeux maudits,
Viennent à travers les branches
Des arbres du paradis !
C'est l'ombre que sur nos grèves
Jettent
ces arbres charmants
Dont l'âme entend dans ses rêves
Les vagues
frissonnements !
Ce reflet des biens sans nombre,
Nous l'appelons le
bonheur ;
Et nous voulons saisir l'ombre
Quand la chose est au Seigneur
!
Va, si haut nul ne s'élève ;
Sur terre il faut demeurer ;
On
sourit de ce qu'on rêve,
Mais ce qu'on a, fait pleurer.
Puisqu'un
Dieu saigne au Calvaire,
Ne nous plaignons pas, crois-moi.
Souffrons !
c'est la loi sévère.
Aimons ! c'est la douce loi.
Aimons ! soyons
deux ! Le sage
N'est pas seul dans son vaisseau.
Les deux yeux font le
visage ;
Les deux ailes font l'oiseau.
Soyons deux ! - Tout nous
convie
À nous aimer jusqu'au soir.
N'ayons à deux qu'une vie !
N'ayons à deux qu'un espoir !
Dans ce monde de mensonges,
Moi,
j'aimerai mes douleurs,
Si mes rêves sont tes songes,
Si mes larmes sont
tes pleurs !
XXXI
RENCONTRE
Après avoir donné son aumône
au plus jeune,
Pensif, il s'arrêta pour les voir. - Un long jeûne
Avait
maigri leur joue, avait flétri leur front.
Ils s'étaient tous les quatre à
terre assis en rond,
Puis, s'étant partagé, comme feraient des anges,
Un
morceau de pain noir ramassé dans nos fanges,
Ils mangeaient ; mais d'un air
si morne et si navré
Qu'en les voyant ainsi toute femme eût pleuré.
C'est qu'ils étaient perdus sur la terre où nous sommes,
Et tout seuls,
quatre enfants, dans la foule des hommes !
- Oui, sans père ni mère ! Et pas
même un grenier.
Pas d'abri. Tous pieds nus ; excepté le dernier
Qui
traînait, pauvre amour, sous son pied qui chancelle,
De vieux souliers trop
grands noués d'une ficelle.
Dans des fossés, la nuit, ils dorment bien
souvent.
Aussi, comme ils ont froid, le matin, en plein vent,
Quand
l'arbre, frissonnant au cri de l'alouette,
Dresse sur un ciel clair sa noire
silhouette !
Leurs mains rouges étaient roses quand Dieu les fit.
Le
dimanche, au hameau, cherchant un vil profit,
Ils errent. Le petit, sous sa
pâleur malsaine,
Chante, sans la comprendre, une chanson obscène,
Pour
faire rire - hélas ! lui qui pleure en secret ! -
Quelque immonde vieillard
au seuil d'un cabaret ;
Si bien que, quelquefois, du bouge qui s'égaie
Il tombe à leur faim sombre une abjecte monnaie,
Aumône de l'enfer que
jette le péché,
Sou hideux sur lequel le démon a craché !
Pour
l'instant, ils mangeaient derrière une broussaille,
Cachés, et plus
tremblants que le faon qui tressaille,
Car souvent on les bat, on les chasse
toujours !
C'est ainsi qu'innocents condamnés, tous les jours
Ils
passent affamés, sous mes murs, sous les vôtres,
Et qu'ils vont au hasard,
l'aîné menant les autres.
Alors, lui qui rêvait, il regarda là-haut.
Et son oeil ne vit rien que l'éther calme et chaud,
Le soleil
bienveillant, l'air plein d'ailes dorées,
Et la sérénité des voûtes azurées,
Et le bonheur, les cris, les rires triomphants
Qui des oiseaux du ciel
tombaient sur ces enfants.
XXXII
Quand vous vous assemblez,
bruyante multitude,
Pour aller le traquer jusqu'en sa solitude,
Vous
excitant l'un l'autre, acharnés furieux,
- Ne le sentez-vous pas ? - le
peuple sérieux,
Qui rêvait à vos cris un dragon dans son antre,
Avec la
flamme aux yeux, avec l'écaille au ventre,
S'étonne de ne voir d'autre objet
à vos coups
Que cet homme pensif, mystérieux et doux.
XXXIII
L'OMBRE
Il lui disait : -- Vos chants sont tristes. Qu'avez-vous
?
Ange inquiet, quels pleurs mouillent vos yeux si doux ?
Pourquoi,
pauvre âme tendre, inclinée et fidèle,
Comme un jonc que le vent a ployé
d'un coup d'aile,
Pencher votre beau front assombri par instants ?
Il
faut vous réjouir, car voici le printemps,
Avril, saison dorée, où, parmi
les zéphires,
Les parfums, les chansons, les baisers, les sourires,
Et
les charmants propos qu'on dit à demi-voix,
L'amour revient aux coeurs comme
la feuille aux bois ! -
Elle lui répondit de sa voix grave et douce :
--
Ami, vous êtes fort. Sûr du Dieu qui vous pousse,
L'oeil fixé sur un but,
vous marchez droit et fier,
Sans la peur de demain, sans le souci d'hier,
Et rien ne peut troubler, pour votre âme ravie,
La belle vision qui vous
cache la vie.
Mais moi je pleure ! - Morne, attachée à vos pas,
Atteinte
à tous ces coups que vous ne sentez pas,
Coeur fait, moins l'espérance, à
l'image du vôtre,
Je souffre dans ce monde et vous chantez dans l'autre.
Tout m'attriste, avenir que je vois à faux jour,
Aigreur de la raison
qui querelle l'amour,
Et l'âcre jalousie alors qu'une autre femme
Veut
tirer de vos yeux un regard de votre âme,
Et le sort qui nous frappe et qui
n'est jamais las.
Plus le soleil reluit, plus je suis ombre, hélas !
Vous allez, moi je suis ; vous marchez, moi je tremble,
Et tandis que,
formant mille projets ensemble,
Vous semblez ignorer, passant robuste et
doux,
Tous les angles que fait le monde autour de nous,
Je me traîne
après vous, pauvre femme blessée.
D'un corps resté debout l'ombre est
parfois brisée.
XXXIV
TRISTESSE D'OLYMPIO
Les champs
n'étaient point noirs, les cieux n'étaient pas mornes.
Non, le jour
rayonnait dans un azur sans bornes
Sur la terre étendu,
L'air était
plein d'encens et les prés de verdures
Quand il revit ces lieux où par tant
de blessures
Son coeur s'est répandu !
L'automne souriait ; les
coteaux vers la plaine
Penchaient leurs bois charmants qui jaunissaient à
peine ;
Le ciel était doré ;
Et les oiseaux, tournés vers celui que tout
nomme,
Disant peut-être à Dieu quelque chose de l'homme,
Chantaient leur
chant sacré !
Il voulut tout revoir, l'étang près de la source,
La
masure où l'aumône avait vidé leur bourse,
Le vieux frêne plié,
Les
retraites d'amour au fond des bois perdues,
L'arbre où dans les baisers
leurs âmes confondues
Avaient tout oublié !
Il chercha le jardin, la
maison isolée,
La grille d'où l'oeil plonge en une oblique allée,
Les
vergers en talus.
Pâle, il marchait. - Au bruit de son pas grave et sombre,
Il voyait à chaque arbre, hélas ! se dresser l'ombre
Des jours qui ne
sont plus !
Il entendait frémir dans la forêt qu'il aime
Ce doux
vent qui, faisant tout vibrer en nous-même,
Y réveille l'amour,
Et,
remuant le chêne ou balançant la rose,
Semble l'âme de tout qui va sur
chaque chose
Se poser tour à tour !
Les feuilles qui gisaient dans
le bois solitaire,
S'efforçant sous ses pas de s'élever de terre,
Couraient dans le jardin ;
Ainsi, parfois, quand l'âme est triste, nos
pensées
S'envolent un moment sur leurs ailes blessées,
Puis retombent
soudain.
Il contempla longtemps les formes magnifiques
Que la nature
prend dans les champs pacifiques ;
Il rêva jusqu'au soir ;
Tout le jour
il erra le long de la ravine,
Admirant tour à tour le ciel, face divine,
Le lac, divin miroir !
Hélas ! se rappelant ses douces aventures,
Regardant, sans entrer, par-dessus les clôtures,
Ainsi qu'un paria,
Il erra tout le jour. Vers l'heure où la nuit tombe,
Il se sentit le
coeur triste comme une tombe,
Alors il s'écria :
" Ô douleur ! j'ai
voulu, moi dont l'âme est troublée,
Savoir si l'urne encor conservait la
liqueur,
Et voir ce qu'avait fait cette heureuse vallée
De tout ce que
j'avais laissé là de mon coeur !
" Que peu de temps suffit pour changer
toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme
vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos coeurs sont
liés !
" Nos chambres de feuillage en halliers sont changées !
L'arbre où fut notre chiffre est mort ou renversé ;
Nos roses dans
l'enclos ont été ravagées
Par les petits enfants qui sautent le fossé !
" Un mur clôt la fontaine où, par l'heure échauffée,
Folâtre, elle
buvait en descendant des bois ;
Elle prenait de l'eau dans sa main, douce
fée,
Et laissait retomber des perles de ses doigts !
" On a pavé la
route âpre et mal aplanie,
Où, dans le sable pur se dessinant si bien,
Et de sa petitesse étalant l'ironie,
Son pied charmant semblait rire à
côté du mien !
" La borne du chemin, qui vit des jours sans nombre,
Où jadis pour m'attendre elle aimait à s'asseoir,
S'est usée en
heurtant, lorsque la route est sombre,
Les grands chars gémissants qui
reviennent le soir.
" La forêt ici manque et là s'est agrandie.
De
tout ce qui fut nous presque rien n'est vivant ;
Et, comme un tas de cendre
éteinte et refroidie,
L'amas des souvenirs se disperse à tout vent !
" N'existons-nous donc plus ? Avons-nous eu notre heure ?
Rien ne la
rendra-t-il à nos cris superflus ?
L'air joue avec la branche au moment où
je pleure ;
Ma maison me regarde et ne me connaît plus.
" D'autres
vont maintenant passer où nous passâmes.
Nous y sommes venus, d'autres vont
y venir ;
Et le songe qu'avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le
continueront sans pouvoir le finir !
" Car personne ici-bas ne termine
et n'achève ;
Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
Nous nous
réveillons tous au même endroit du rêve.
Tout commence en ce monde et tout
finit ailleurs.
" Oui, d'autres à leur tour viendront, couples sans
tache,
Puiser dans cet asile heureux, calme, enchanté,
Tout ce que la
nature à l'amour qui se cache
Mêle de rêverie et de solennité !
"
D'autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites ;
Ton bois, ma
bien-aimée, est à des inconnus.
D'autres femmes viendront, baigneuses
indiscrètes,
Troubler le flot sacré qu'ont touché tes pieds nus !
"
Quoi donc ! c'est vainement qu'ici nous nous aimâmes !
Rien ne nous restera
de ces coteaux fleuris
Où nous fondions notre être en y mêlant nos flammes !
L'impassible nature a déjà tout repris.
" Oh ! dites-moi, ravins,
frais ruisseaux, treilles mûres,
Rameaux chargés de nids, grottes, forêts,
buissons,
Est-ce que vous ferez pour d'autres vos murmures ?
Est-ce que
vous direz à d'autres vos chansons ?
" Nous vous comprenions tant !
doux, attentifs, austères,
Tous nos échos s'ouvraient si bien à votre voix !
Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères,
L'oreille aux mots
profonds que vous dites parfois !
" Répondez, vallon pur, répondez,
solitude,
Ô nature abritée en ce désert si beau,
Lorsque nous dormirons
tous deux dans l'attitude
Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau ;
" Est-ce que vous serez à ce point insensible
De nous savoir
couchés, morts avec nos amours,
Et de continuer votre fête paisible,
Et
de toujours sourire et de chanter toujours ?
" Est-ce que, nous sentant
errer dans vos retraites,
Fantômes reconnus par vos monts et vos bois,
Vous ne nous direz pas de ces choses secrètes
Qu'on dit en revoyant des
amis d'autrefois ?
" Est-ce que vous pourriez, sans tristesse et sans
plainte,
Voir nos ombres flotter où marchèrent nos pas,
Et la voir
m'entraîner, dans une morne étreinte,
Vers quelque source en pleurs qui
sanglote tout bas ?
" Et s'il est quelque part, dans l'ombre où rien ne
veille,
Deux amants sous vos fleurs abritant leurs transports,
Ne leur
irez-vous pas murmurer à l'oreille :
-- Vous qui vivez, donnez une pensée
aux morts !
" Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds
Et les cieux
azurés et les lacs et les plaines,
Pour y mettre nos coeurs, nos rêves, nos
amours !
" Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme ;
Il
plonge dans la nuit l'antre où nous rayonnons ;
Et dit à la vallée, où
s'imprima notre âme,
D'effacer notre trace et d'oublier nos noms.
"
Eh bien ! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages !
Herbe, use notre seuil !
ronce, cache nos pas !
Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez,
feuillages !
Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.
" Car
vous êtes pour nous l'ombre de l'amour même !
Vous êtes l'oasis qu'on
rencontre en chemin !
Vous êtes, ô vallon, la retraite suprême
Où nous
avons pleuré nous tenant par la main !
" Toutes les passions s'éloignent
avec l'âge,
L'une emportant son masque et l'autre son couteau,
Comme un
essaim chantant d'histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le
coteau.
"Mais toi, rien ne t'efface, amour ! toi qui nous charmes,
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
Tu nous tiens
par la joie, et surtout par les larmes ;
Jeune homme on te maudit, on
t'adore vieillard.
" Dans ces jours où la tête au poids des ans
s'incline,
Où l'homme, sans projets, sans but, sans visions,
Sent qu'il
n'est déjà plus qu'une tombe en ruine
Où gisent ses vertus et ses illusions
;
" Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
Comptant
dans notre coeur, qu'enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur
un champ de batailles,
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,
" Comme quelqu'un qui cherche en tenant une lampe,
Loin des objets
réels, loin du monde rieur,
Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
Jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur ;
" Et là, dans cette nuit
qu'aucun rayon n'étoile,
L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,
Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...
C'est toi qui dors
dans l'ombre, ô sacré souvenir ! "
XXXV
QUE LA MUSIQUE DATE DU
SEIZIÈME SIÈCLE
I
Ô vous, mes vieux amis, si jeunes autrefois,
Qui comme moi des jours avez porté le poids,
Qui de plus d'un regret
frappez la tombe sourde,
Et qui marchez courbés, car la sagesse est lourde ;
Mes amis ! qui de vous, qui de nous n'a souvent,
Quand le deuil à l'oeil
sec, au visage rêvant,
Cet ami sérieux qui blesse et qu'on révère,
Avait
sur notre front posé sa main sévère,
Qui de nous n'a cherché le calme dans
un chant !
Qui n'a, comme une soeur qui guérit en touchant,
Laissé la
mélodie entrer dans sa pensée !
Et, sans heurter des morts la mémoire
bercée,
N'a retrouvé le rire et les pleurs à la fois
Parmi les
instruments, les flûtes et les voix !
Qui de nous, quand sur lui quelque
douleur s'écoule,
Ne s'est glissé, vibrant au souffle de la foule,
Dans
le théâtre empli de confuses rumeurs !
Comme un soupir parfois se perd dans
des clameurs,
Qui n'a jeté son âme, à ces âmes mêlée,
Dans l'orchestre
où frissonne une musique ailée,
Où la marche guerrière expire en chant
d'amour,
Où la basse en pleurant apaise le tambour !
II
Écoutez ! écoutez ! du maître qui palpite,
Sur tous les violons
l'archet se précipite.
L'orchestre tressaillant rit dans son antre noir.
Tout parle. C'est ainsi qu'on entend sans les voir,
Le soir, quand la
campagne élève un sourd murmure,
Rire les vendangeurs dans une vigne mûre.
Comme sur la colonne un frêle chapiteau,
La flûte épanouie a monté sur
l'alto.
Les gammes, chastes soeurs dans la vapeur cachées,
Vident et
remplissent leurs amphores penchées,
Se tiennent par la main et chantent
tour à tour.
Tandis qu'un vent léger fait flotter alentour,
Comme un
voile folâtre autour d'un divin groupe,
Ces dentelles du son que le fifre
découpe.
Ciel ! voilà le clairon qui sonne. À cette voix,
Tout s'éveille
en sursaut, tout bondit à la fois.
La caisse aux mille échos, battant ses
flancs énormes,
Fait hurler le troupeau des instruments difformes,
Et
l'air s'emplit d'accords furieux et sifflants
Que les serpents de cuivre ont
tordus dans leurs flancs.
Vaste tumulte où passe un hautbois qui soupire !
Soudain du haut en bas le rideau se déchire ;
Plus sombre et plus
vivante à l'oeil qu'une forêt,
Toute la symphonie en un hymne apparaît.
Puis, comme en un chaos qui reprendrait un monde,
Tout se perd dans les
plis d'une brume profonde.
Chaque forme du chant passe en disant : Assez !
Les sons étincelants s'éteignent dispersés.
Une nuit qui répand ses
vapeurs agrandies
Efface le contour des vagues mélodies,
Telles que des
esquifs dont l'eau couvre les mâts ;
Et la strette, jetant sur leur confus
amas
Ses tremblantes lueurs largement étalées,
Retombe dans cette ombre
en grappes étoilées !
Ô concert qui s'envole en flamme à tous les vents
!
Gouffre où le crescendo gonfle ses flots mouvants !
Comme l'âme
s'émeut ! comme les coeurs écoutent !
Et comme cet archet d'où les notes
dégouttent,
Tantôt dans le lumière et tantôt dans la nuit,
Remue avec
fierté cet orage de bruit !
III
Puissant Palestrina, vieux
maître, vieux génie,
Je vous salue ici, père de l'harmonie,
Car, ainsi
qu'un grand fleuve où boivent les humains,
Toute cette musique a coulé dans
vos mains !
Car Gluck et Beethoven, rameaux sous qui l'on rêve,
Sont nés
de votre souche et faits de votre sève !
Car Mozart, votre fils, a pris sur
vos autels
Cette nouvelle lyre inconnue aux mortels,
Plus tremblante que
l'herbe au souffle des aurores,
Née au seizième siècle entre vos doigts
sonores !
Car, maître, c'est à vous que tous nos soupirs vont,
Sitôt
qu'une voix chante et qu'une âme répond !
Oh ! ce maître, pareil au
créateur qui fonde,
Comment dit-il jaillir de sa tête profonde
Cet
univers de sons, doux et sombre à la fois,
Écho du Dieu caché dont le monde
est la voix ?
Où ce jeune homme, enfant de la blonde Italie,
Prit-il
cette âme immense et jusqu'aux bords remplie ?
Quel souffle, quel travail,
quelle intuition,
Fit de lui ce géant, dieu de l'émotion,
Vers qui se
tourne l'oeil qui pleure et qui s'essuie,
Sur qui tout un côté du coeur
humain s'appuie ?
D'où lui vient cette voix qu'on écoute à genoux ?
Et
qui donc verse en lui ce qu'il reverse en nous ?
IV
Ô mystère
profond des enfances sublimes !
Qui fait naître la fleur au penchant des
abîmes,
Et le poète au bord des sombres passions ?
Quel dieu lui trouble
l'oeil d'étranges visions ?
Quel dieu lui montre l'astre au milieu des
ténèbres,
Et, comme sous un crêpe aux plis noirs et funèbres
On voit
d'une beauté le sourire enivrant,
L'idéal à travers le réel transparent ?
Qui donc prend par la main un enfant dès l'aurore
Pour lui dire : -- "
En ton âme il n'est pas jour encore.
Enfant de l'homme ! avant que de son
feu vainqueur
Le midi de la vie ait desséché ton coeur,
Viens, je vais
t'entrouvrir des profondeurs sans nombre !
Viens, je vais de clarté remplir
tes yeux pleins d'ombre !
Viens, écoute avec moi ce qu'on explique ailleurs,
Le bégaiement confus des sphères et des fleurs ;
Car, enfant, astre au
ciel ou rose dans la haie,
Toute chose innocente ainsi que toi bégaie !
Tu seras le poète, un homme qui voit Dieu !
Ne crains pas la science,
âpre sentier de feu,
Route austère, il est vrai, mais des grands coeurs
choisies,
Que la religion et que la poésie
Bordent des deux côtés de
leur buisson fleuri.
Quand tu peux en chemin, ô bel enfant chéri,
Cueillir l'épine blanche et les clochettes bleues,
Ton petit pas se joue
avec les grandes lieues.
Ne crains donc pas l'ennui ni la fatigue. - Viens !
Écoute la nature aux vagues entretiens.
Entends sous chaque objet
sourdre la parabole.
Sous l'être universel vois l'éternel symbole,
Et
l'homme et le destin, et l'arbre et la forêt,
Les noirs tombeaux, sillons où
germe le regret ;
Et, comme à nos douleurs des branches attachées,
Les
consolations sur notre front penchées,
Et, pareil à l'esprit du juste
radieux,
Le soleil, cette gloire épanouie aux cieux ! "
V
Dieu ! que Palestrina, dans l'homme et dans les choses,
Dut entendre
de voix joyeuse et moroses !
Comme on sent qu'à cet âge où notre coeur
sourit,
Où lui déjà pensait, il a dans son esprit
Emporté, comme un
fleuve à l'onde fugitive,
Tout ce que lui jetait la nuée ou la rive !
Comme il s'est promené, tout enfant, tout pensif,
Dans les champs, et,
dès l'aube, au fond du bois massif,
Et près du précipice, épouvante des
mères !
Tour à tour noyé d'ombre, ébloui de chimères,
Comme il ouvrait
son âme alors que le printemps
Trempe la berge en fleur dans l'eau des
clairs étangs,
Que le lierre remonte aux branches favorites,
Que l'herbe
aux boutons d'or mêle les marguerites !
À cette heure indécise où le
jour va mourir,
Où tout s'endort, le coeur oubliant de souffrir,
Les
oiseaux de chanter et les troupeaux de paître,
Que de fois sous ses yeux un
chariot champêtre,
Groupe vivant de bruit, de chevaux et de voix,
A
gravi sur le flanc du coteau dans les bois
Quelque route creusée entre les
ocres jaunes,
Tandis que, près d'une eau qui fuyait sous les aulnes,
Il
écoutait gémir dans les brumes du soir
Une cloche enrouée au fond d'un
vallon noir !
Que de fois, épiant la rumeur des chaumières,
Le brin
d'herbe moqueur qui siffle entre deux pierres,
Le cri plaintif du soc
gémissant et traîné,
Le nid qui jase au fond du cloître ruiné
D'où
l'ombre se répand sur les tombes des moines,
Le champ doré par l'aube où
causent les avoines
Qui pour nous voir passer, ainsi qu'un peuple heureux,
Se penchent en tumulte au bord du chemin creux,
L'abeille qui gaiement
chante et parle à la rose,
Parmi tous ces objets dont l'être se compose,
Que de fois il rêva, scrutateur ténébreux,
Cherchant à s'expliquer ce
qu'ils disaient entre eux !
Et chaque soir, après ses longues
promenades,
Laissant sous les balcons rire les sérénades,
Quand il s'en
revenait content, grave et muet,
Quelque chose de plus dans son coeur
remuait.
Mouche, il avait son miel ; arbuste, sa rosée.
Il en vint par
degrés à ce qu'en sa pensée
Tout vécut. - Saint travail que les poètes font
! -
Dans sa tête, pareille à l'univers profond,
L'air courait, les
oiseaux chantaient, la flamme et l'onde
Se courbaient, la moisson dorait la
terre blonde,
Et les toits et les monts et l'ombre qui descend
Se
mêlaient, et le soir venait, sombre et chassant
La brute vers son antre et
l'homme vers son gîte,
Et les hautes forêts, qu'un vent du ciel agite,
Joyeuses de renaître au départ des hivers,
Secouaient follement leurs
grands panaches verts !
C'est ainsi qu'esprit, forme, ombre, lumière et
flamme,
L'urne du monde entier s'épancha dans son âme !
VI
Ni peintre, ni sculpteur ! Il fut musicien.
Il vint, nouvel Orphée,
après l'Orphée ancien ;
Et, comme l'océan n'apporte que sa vague,
Il
n'apporta que l'art du mystère et du vague !
La lyre qui tout bas pleure en
chantant bien haut !
Qui verse à tous un son où chacun trouve un mot !
Le luth où se traduit, plus ineffable encore,
Le rêve inexprimé qui
s'efface à l'aurore !
Car il ne voyait rien par l'angle étincelant,
Car
son esprit, du monde immense et fourmillant
Qui pour ses yeux nageait dans
l'ombre indéfinie,
Éteignait la couleur et tirait l'harmonie !
Ainsi
toujours son hymne, en descendant des cieux,
Pénètre dans l'esprit par le
côté pieux,
Comme un rayon des nuits par un vitrail d'église !
En
écoutant ses chants que l'âme idéalise,
Il semble, à ces accords qui,
jusqu'au coeur touchant,
Font sourire le juste et songer le méchant,
Qu'on respire un parfum d'encensoirs et de cierges,
Et l'on croit voir
passer un de ces anges-vierges
Comme en rêvait Giotto, comme Dante en
voyait,
Êtres sereins posés sur ce monde inquiet,
À la prunelle bleue, à
la robe d'opale,
Qui, tandis qu'au milieu d'un azur déjà pâle
Le point
d'or d'une étoile éclate à l'orient,
Dans un beau champ de trèfle errent en
souriant !
VII
Heureux ceux qui vivaient dans ce siècle sublime
Où, du génie humain dorant encor la cime,
Le vieux soleil gothique à
l'horizon mourait !
Où déjà, dans la nuit emportant son secret,
La
cathédrale morte en un sol infidèle
Ne faisait plus jaillir d'églises autour
d'elle !
Être immense obstruée encore à tous degrés,
Ainsi qu'une Babel
aux abords encombrés,
De donjons, de beffrois, de flèches élancées,
D'édifices construits pour toutes les pensées ;
De génie et de pierre
énorme entassement ;
Vaste amas d'où le jour s'en allait lentement !
Siècle mystérieux où la science sombre
De l'antique Dédale agonisait
dans l'ombre,
Tandis qu'à l'autre bout de l'horizon confus,
Entre Tasse
et Luther, ces deux chênes touffus,
Sereine, et blanchissant de sa lumière
pure
Ton dôme merveilleux, ô sainte Architecture,
Dans ce ciel,
qu'Albert Düre admirait à l'écart,
La Musique montait, cette lune de l'art !
XXXVI
LA STATUE
Il semblait grelotter, car la bise était
dure.
C'était, sous un amas de rameaux sans verdure,
Une pauvre statue,
au dos noir, au pied vert,
Un vieux faune isolé dans le vieux parc désert,
Qui, de son front penché touchant aux branches d'arbre,
Se perdait à
mi-corps dans sa gaine de marbre.
Il était là, pensif, à la terre lié,
Et, comme toute chose immobile, - oublié !
Des arbres l'entouraient,
fouettés d'un vent de glace,
Et comme lui vieillis à cette même place ;
Des marronniers géants, sans feuilles, sans oiseaux
Sous leurs tailles
brouillés en ténébreux réseaux,
Pâle, il apparaissait, et la terre était
brune.
Une âpre nuit d'hiver, sans étoile et sans lune,
Tombait à larges
pans dans le brouillard diffus.
D'autres arbres plus loin croisaient leurs
sombres fûts ;
Plus loin d'autre encore, estompés par l'espace,
Poussaient dans le ciel gris où le vent du soir passe
Mille petits
rameaux noirs, tordus et mêlés,
Et se posaient partout, l'un par l'autre
voilés,
Sur l'horizon, perdu dans les vapeurs informes,
Comme un grand
troupeau roux de hérissons énormes.
Rien de plus. Ce vieux faune, un
ciel morne, un bois noir.
Peut-être dans la brume au loin pouvait-on
voir
Quelque longue terrasse aux verdâtres assises,
Ou, près d'un grand
bassin, des nymphes indécises,
Honteuses à bon droit dans ce parc aboli,
Autrefois des regards, maintenant de l'oubli.
Le vieux faune riait.
- Dans leurs ombres douteuses
Laissant le bassin triste et les nymphes
honteuses,
Le vieux faune riait, c'est à lui que je vins ;
Ému, car sans
pitié tous ces sculpteurs divins
Condamnent pour jamais, contents qu'on les
admire,
Les nymphes à la honte et les faunes au rire.
Moi, j'ai
toujours pitié du pauvre marbre obscur.
De l'homme moins souvent, parce
qu'il est plus dur.
Et, sans froisser d'un mot son oreille blessée,
Car le marbre entend bien la voix de la pensée,
Je lui dis : -- " Vous
étiez du beau siècle amoureux.
Sylvain, qu'avez-vous vu quand vous étiez
heureux ?
Vous étiez de la cour ? Vous assistiez aux fêtes ?
C'est pour
vous divertir que ces nymphes sont faites.
C'est pour vous, dans ces bois,
que de savantes mains
Ont mêlé les dieux grecs et les césars romains,
Et, dans les claires eaux mirant les vases rares,
Tordu tout ce jardin
en dédales bizarres.
Quand vous étiez heureux, qu'avez-vous vu, Sylvain ?
Contez-moi les secrets de ce passé trop vain,
De ce passé charmant,
plein de flammes discrètes,
Où parmi les grands rois croissaient les grands
poètes.
Que de frais souvenirs dont encor vous riez !
Parlez-moi, beau
Sylvain, comme vous parleriez
À l'arbre, au vent qui souffle, à l'herbe non
foulée.
D'un bout à l'autre bout de cette épaisse allée,
Avez-vous
quelquefois, moqueur antique et grec,
Quand près de vous passait avec le
beau Lautrec
Marguerite aux yeux doux, la reine béarnaise,
Lancé votre
oeil oblique à l'Hercule Farnèse ?
Seul sous votre antre vert de feuillage
mouillé,
Ô Sylvain complaisant, avez-vous conseillé,
Vous tournant vers
chacun du côté qui l'attire,
Racan comme berger, Regnier comme satyre ?
Avez-vous vu parfois, sur ce banc, vers midi,
Suer Vincent de Paul à
façonner Gondi ?
Faune ! avez-vous suivi de ce regard étrange
Anne avec
Buckingham, Louis avec Fontange,
Et se retournaient-ils, la rougeur sur le
front,
En vous entendant rire au coin du bois profond ?
Étiez-vous
consulté sur le thyrse ou le lierre,
Lorsqu'en un grand ballet de forme
singulière
La cour du dieu Phoebus ou la cour du dieu Pan
Du nom
d'Amaryllis enivraient Montespan ?
Fuyant des courtisans les oreilles de
pierre,
La Fontaine vint-il, les pleurs dans la paupière,
De ses nymphes
de Vaux vous conter les regrets ?
Que vous disait Boileau, que vous disait
Segrais,
À vous, faune lettré qui jadis dans l'églogue
Aviez avec
Virgile un charmant dialogue,
Et qui faisiez sauter, sur le gazon naissant,
Le lourd spondée au pas du dactyle dansant ?
Avez-vous vu jouer les
beautés dans les herbes,
Chevreuse aux yeux noyés, Thiange aux airs superbes
?
Vous ont-elles parfois de leur groupe vermeil
Entouré follement, si
bien que le soleil
Découpait tout à coup, en perçant quelque nue,
Votre
profil lascif sur leur gorge ingénue ?
Votre arbre a-t-il reçu sous son abri
serein
L'écarlate linceul du pâle Mazarin ?
Avez-vous eu l'honneur de
voir rêver Molière ?
Vous a-t-il quelquefois, d'une voix familière,
Vous
jetant brusquement un vers mélodieux,
Tutoyé, comme on fait entre les
demi-dieux ?
En revenant un soir du fond des avenues,
Ce penseur, qui,
voyant les âmes toutes nues,
Ne pouvait avoir peur de votre nudité,
À
l'homme en son esprit vous a-t-il confronté ?
Et vous a-t-il trouvé, vous le
spectre cynique,
Moins triste, moins méchant, moins froid, moins ironique,
Alors qu'il comparait, s'arrêtant en chemin,
Votre rire de marbre à
notre rire humain ? "
Ainsi je lui parlais sous l'épaisse ramure.
Il
ne répondit pas même par un murmure.
J'écoutais, incliné sur le marbre
glacé,
Mais je n'entendis rien remuer du passé.
La blafarde lueur du
jour qui se retire
Blanchissait vaguement l'immobile satyre,
Muet à ma
parole et sourd à ma pitié.
À le voir là, sinistre, et sortant à moitié
De son fourreau noirci par l'humide feuillée,
On eût dit la poignée en
torse ciselée
D'un vieux glaive rouillé qu'on laisse dans l'étui.
Je
secouai la tête et m'éloignai de lui.
Alors des buissons noirs, des branches
desséchées
Comme des soeurs en deuil sur sa tête penchées,
Et des antres
secrets dispersés dans les bois,
Il me sembla soudain qu'il sortait une
voix,
Qui dans mon âme obscure et vaguement sonore
Éveillait un écho
comme au fond d'une amphore.
-- " Ô poète imprudent, que fais-tu ?
laisse en paix
Les faunes délaissés sous les arbres épais !
Poète !
ignores-tu qu'il est toujours impie
D'aller, aux lieux déserts où dort
l'ombre assoupie,
Secouer, par l'amour fussiez-vous entraînés,
Cette
mousse qui pend aux siècles ruinés,
Et troubler, du vain bruit de vos voix
indiscrètes,
Le souvenir des morts dans ses sombres retraites ! "
Alors dans les jardins sous la brume enfouis
Je m'enfonçai, rêvant
aux jours évanouis,
Tandis que les rameaux s'emplissaient de mystère,
Et
que derrière moi le faune solitaire,
Hiéroglyphe obscur d'un antique
alphabet,
Continuait de rire à la nuit qui tombait.
J'allais, et
contemplant d'un regard triste encore
Tous ces doux souvenirs, beauté,
printemps, aurore,
Dans l'air et sous mes pieds épars, mêlés, flottants,
Feuilles de l'autre été, femmes de l'autre temps,
J'entrevoyais au loin,
sous les branchages sombres,
Des marbres dans le bois, dans le passé des
ombres !
XXXVII
J'eus toujours de l'amour pour les choses
ailées.
Lorsque j'étais enfant, j'allais sous les feuillées,
J'y prenais
dans les nids de tout petits oiseaux.
D'abord je leur faisais des cages de
roseaux
Où je les élevais parmi des mousses vertes.
Plus tard je leur
laissais les fenêtres ouvertes.
Ils ne s'envolaient point ; ou, s'ils
fuyaient aux bois,
Quand je les rappelais ils venaient à ma voix.
Une
colombe et moi longtemps nous nous aimâmes.
Maintenant je sais l'art
d'apprivoiser les âmes.
XXXVIII
ÉCRIT SUR LE TOMBEAU D'UN PETIT
ENFANT AU BORD DE LA MER
Vieux lierre, frais gazon, herbe, roseaux,
corolles ;
Église où l'esprit voit le Dieu qu'il rêve ailleurs ;
Mouches
qui murmurez d'ineffables paroles
À l'oreille du pâtre assoupi dans les
fleurs ;
Vents, flots, hymne orageux, choeur sans fin, voix sans nombre
;
Bois qui faites songer le passant sérieux ;
Fruits qui tombez de
l'arbre impénétrable et sombre,
Étoiles qui tombez du ciel mystérieux ;
Oiseaux aux cris joyeux, vague aux plaintes profondes ;
Froid lézard
des vieux murs dans les pierres tapi ;
Plaines qui répandez vos souffles sur
les ondes ;
Mer où la perle éclôt, terre où germe l'épi ;
Nature
d'où tout sort, nature où tout retombe,
Feuilles, nids, doux rameaux que
l'air n'ose effleurer,
Ne faites pas de bruit autour de cette tombe ;
Laissez l'enfant dormir et la mère pleurer !
XXXIX
A. L.
Toute espérance, enfant, est un roseau.
Dieu dans ses mains tient
nos jours, ma colombe ;
Il les dévide à son fatal fuseau,
Puis le fil
casse et notre joie en tombe ;
Car dans tout berceau
Il germe une tombe.
Jadis, vois-tu, l'avenir, pur rayon,
Apparaissait à mon âme éblouie,
Ciel avec l'astre, onde avec l'alcyon,
Fleur lumineuse à l'ombre
épanouie.
Cette vision
S'est évanouie !
Si, près de toi,
quelqu'un pleure en rêvant,
Laisse pleurer sans en chercher la cause.
Pleurer est doux, pleurer est bon souvent
Pour l'homme, hélas ! sur qui
le sort se pose.
Toute larme, enfant,
Lave quelque chose.
XL
CAERULEUM MARE
Quand je rêve sur la falaise,
Ou dans les
bois, les soirs d'été,
Sachant que la vie est mauvaise,
Je contemple
l'éternité.
À travers mon sort mêlé d'ombres,
J'aperçois Dieu
distinctement,
Comme à travers des branches sombres
On entrevoit le
firmament !
Le firmament ! où les faux sages
Cherchent comme nous
des conseils !
Le firmament plein de nuages,
Le firmament plein de
soleils !
Un souffle épure notre fange.
Le monde est à Dieu, je le
sens.
Toute fleur est une louange,
Et tout parfum est un encens.
La nuit on croit sentir Dieu même
Penché sur l'homme palpitant.
La terre prie et le ciel aime.
Quelqu'un parle et quelqu'un entend.
Pourtant, toujours à notre extase,
Ô Seigneur, tu te dérobas ;
Hélas ! tu mets là-haut le vase,
Et tu laisses la lèvre en bas !
Mais un jour ton oeuvre profonde,
Nous la saurons, Dieu redouté !
Nous irons voir de monde en monde
S'épanouir ton unité ;
Cherchant dans ces cieux que tu règles
L'ombre de ceux que nous
aimons,
Comme une troupe de grands aigles
Qui s'envole à travers les
monts !
Car, lorsque la mort nous réclame,
L'esprit des sens brise
le sceau.
Car la tombe est un nid où l'âme
Prend des ailes comme
l'oiseau !
Ô songe ! ô vision sereine !
Nous saurons le secret de
tout,
Et ce rayon qui sur nous traîne,
Nous en pourrons voir l'autre
bout !
Ô Seigneur ! l'humble créature
Pourra voir enfin à son tour
L'autre côté de la nature
Sur lequel tombe votre jour !
Nous
pourrons comparer, poètes,
Penseurs croyant en nos raisons,
À tous les
mondes que vous faites
Tous les rêves que nous faisons !
En
attendant, sur cette terre,
Nous errons, troupeau désuni,
Portant en
nous ce grand mystère :
Oeil borné, regard infini.
L'homme au hasard
choisit sa route ;
Et toujours, quoi que nous fassions,
Comme un bouc
sur l'herbe qu'il broute,
Vit courbé sur ses passions.
Nous errons,
et dans les ténèbres,
Allant où d'autres sont venus,
Nous entendons des
voix funèbres
Qui disent des mots inconnus.
Dans ces ombres où tout
s'oublie,
Vertu, sagesse, espoir, honneur,
L'un va criant : Élie ! Élie
!
L'autre appelant : Seigneur ! Seigneur !
Hélas ! tout penseur
semble avide
D'épouvanter l'homme orphelin ;
Le savant dit : Le ciel est
vide !
Le prêtre dit : L'enfer est plein !
Ô deuil ! médecins sans
dictames,
Vains prophètes aux yeux déçus,
L'un donne Satan à nos âmes,
L'autre leur retire Jésus !
L'humanité, sans loi, sans arche,
Suivant son sentier desséché,
Est comme un voyageur qui marche
Après
que le jour est couché.
Il va ! la brume est sur la plaine.
Le vent
tord l'arbre convulsif.
Les choses qu'il distingue à peine
Ont un air
sinistre et pensif.
Ainsi, parmi de noirs décombres,
Dans ce siècle
le genre humain
Passe et voit des figures sombres
Qui se penchent sur
son chemin.
Nous, rêveurs, sous un toit qui croule,
Fatigués, nous
nous abritons,
Et nous regardons cette foule
Se plonger dans l'ombre à
tâtons !
Et nous cherchons, souci morose !
Hélas ! à deviner pour
tous
Le problème que nous propose
Toute cette ombre autour de nous !
Tandis que, la tête inclinée,
Nous nous perdons en tristes voeux,
Le souffle de la destinée
Frissonne à travers nos cheveux.
Nous
entendons, race asservie,
Ce souffle passant dans la nuit
Du livre
obscur de notre vie
Tourner les pages avec bruit !
Que faire ? - À
ce vent de la tombe,
Joignez les mains, baissez les yeux,
Et tâchez
qu'une lueur tombe
Sur le livre mystérieux !
-- D'où viendra la
lueur, ô père ?
Dieu dit : -- De vous, en vérité.
Allumez, pour qu'il
vous éclaire,
Votre coeur par quelque côté !
Quand le coeur brûle,
on peut sans crainte
Lire ce qu'écrit le Seigneur.
Vertu, sous cette
clarté sainte,
Est le même mot que Bonheur.
Il faut aimer ! l'ombre
en vain couvre
L'oeil de notre esprit, quel qu'il soit.
Croyez, et la
paupière s'ouvre !
Aimez, et la prunelle voit !
Du haut des cieux
qu'emplit leur flamme,
Les trop lointaines vérités
Ne peuvent au livre
de l'âme
Jeter que de vagues clartés.
La nuit, nul regard ne sait
lire
Aux seuls feux des astres vermeils ;
Mais l'amour près de nous
vient luire,
Une lampe aide les soleils.
Pour que, dans l'ombre où
Dieu nous mène,
Nous puissions lire à tous moments,
L'amour joint sa
lumière humaine
Aux célestes rayonnements !
Aimez donc ! car tout le
proclame,
Car l'esprit seul éclaire peu,
Et souvent le coeur d'une femme
Est l'explication de Dieu !
Ainsi je rêve, ainsi je songe,
Tandis qu'aux yeux des matelots
La nuit sombre à chaque instant plonge
Des groupes d'astres dans les flots !
Moi, que Dieu tient sous son
empire,
J'admire, humble et religieux,
Et par tous les pores j'aspire
Ce spectacle prodigieux !
Entre l'onde, des vents bercée,
Et le
ciel, gouffre éblouissant,
Toujours, pour l'oeil de la pensée,
Quelque
chose monte ou descend.
Goutte d'eau pure ou jet de flamme,
Ce verbe
intime et non écrit
Vient se condenser dans mon âme
Ou resplendir dans
mon esprit ;
Et l'idée à mon coeur sans voile,
À travers la vague ou
l'éther,
Du fond des cieux arrive étoile,
Ou perle du fond de la mer !
XLI
Dieu qui sourit et qui donne
Et qui vient vers qui
l'attend,
Pourvu que vous soyez bonne,
Sera content.
Le monde où
tout étincelle,
Mais où rien n'est enflammé,
Pourvu que vous soyez
belle,
Sera charmé.
Mon coeur, dans l'ombre amoureuse
Où
l'enivre deux beaux yeux,
Pourvu que tu sois heureuse,
Sera joyeux.
XLII
OCEANO NOX
Saint-Valery-Sur-Somme.
Oh !
combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des
courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont
disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans
lune,
Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !
Combien de patrons
morts avec leurs équipages !
L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages
Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots !
Nul ne saura leur fin
dans l'abîme plongée.
Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée ;
L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots !
Nul ne sait votre
sort, pauvres têtes perdues !
Vous roulez à travers les sombres étendues,
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
Oh ! que de vieux
parents, qui n'avaient plus qu'un rêve,
Sont morts en attendant tous les
jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus !
On s'entretient de
vous parfois dans les veillées.
Maint joyeux cercle, assis sur des ancres
rouillées,
Mêle encor quelque temps vos noms d'ombre couverts
Aux rires,
aux refrains, aux récits d'aventures,
Aux baisers qu'on dérobe à vos belles
futures,
Tandis que vous dormez dans les goémons verts !
On demande
: -- Où sont-ils ? sont-ils rois dans quelque île ?
Nous ont-ils délaissés
pour un bord plus fertile ? -
Puis votre souvenir même est enseveli.
Le
corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute
ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli.
Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue.
L'un n'a-t-il pas
sa barque et l'autre sa charrue ?
Seules, durant ces nuits où l'orage est
vainqueur,
Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,
Parlent encor de vous en remuant la cendre
De leur foyer et de leur
coeur !
Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière,
Rien ne sait
plus vos noms, pas même une humble pierre
Dans l'étroit cimetière où l'écho
nous répond,
Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne,
Pas
même la chanson naïve et monotone
Que chante un mendiant à l'angle d'un
vieux pont !
Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?
Ô flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds redoutés
des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et
c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous
venez vers nous!
XLIII
NUITS DE JUIN
L'été, lorsque le
jour a fui, de fleurs couverte
La plaine verse au loin un parfum enivrant ;
Les yeux fermés, l'oreille aux rumeurs entrouverte,
On ne dort qu'à demi
d'un sommeil transparent.
Les astres sont plus purs, l'ombre paraît
meilleure ;
Un vague demi-jour teint le dôme éternel ;
Et l'aube douce
et pâle, en attendant son heure,
Semble toute la nuit errer au bas du ciel.
XLIV
SAGESSE
à Mademoiselle Louise B.
I
-- Ainsi donc rien de grand, rien de saint, rien de pur,
Rien qui
soit digne, ô ciel ! de ton regret d'azur !
Rien qui puisse anoblir le vil
siècle où nous sommes,
Ne sortira du coeur de l'homme enfant des hommes !
Homme ! esprit enfoui sous les besoins du corps !
Ainsi, jouir ;
descendre à tâtons chez les morts ;
Être à tout ce qui rampe, à tout ce qui
s'envole,
À l'intérêt sordide, à la vanité folle ;
Ne rien savoir -
qu'emplir, sans souci du devoir,
Une charte de mots ou d'écus un comptoir ;
Ne jamais regarder les voûtes étoilées ;
Rire du dévouement et des
vertus voilées ;
Voilà ta vie, hélas ! et tu n'as, nuit et jour,
Pour
espoir et pour but, pour culte et pour amour,
Qu'une immonde monnaie aux
carrefours traînée
Et qui te laisse aux mains sa rouille empoissonnée !
Et tu ne comprends pas que ton destin, à toi,
C'est de penser ! c'est
d'être un mage et d'être un roi ;
C'est d'être un alchimiste alimentant la
flamme
Sous ce sombre alambic que tu nommes ton âme,
Et de faire passer
par ce creuset de feu
La nature et le monde, et d'en extraire Dieu !
II
Comme je m'écriais ainsi, vous m'entendîtes ;
Et vous,
dont l'âme brille en tout ce que vous dites,
Vous tournâtes alors vers moi
paisiblement
Votre sourire triste, ineffable et calmant :
--
L'humanité se lève, elle chancelle encore,
Et, le front baigné d'ombre, elle
va vers l'aurore.
Tout l'homme sur la terre a deux faces, le bien
Et le
mal. Blâmer tout, c'est ne comprendre rien.
Les âmes des humains d'or et de
plomb sont faites.
L'esprit du sage est grave, et sur toutes les têtes
Ne jette pas sa foudre au hasard en éclats.
Pour le siècle où l'on vit -
comme on y souffre, hélas ! -
On est toujours injuste, et tout y paraît
crime.
Notre époque insultée a son côté sublime.
Vous l'avez dit
vous-même, ô poète irrité ! -
Dans votre chambre, asile illustre et
respecté,
C'est ainsi que, sereine et simple, vous parlâtes.
Votre
front, au reflet des damas écarlates,
Rayonnait, et pour moi, dans cet
instant profond,
Votre regard levé fit un ciel du plafond.
L'accent
de la raison, auguste et pacifique,
L'équité, la pitié, la bonté séraphique,
L'oubli des torts d'autrui, cet oubli vertueux
Qui rend à leur insu les
fronts majestueux,
Donnaient à vos discours, pleins de clartés si belles,
La tranquille grandeur des choses naturelles,
Et par moments semblaient
mêler à votre voix
Ce chant doux et voilé qu'on entend dans les bois.
III
Pourquoi devant mes yeux revenez-vous sans cesse,
Ô
jours de mon enfance et de mon allégresse ?
Qui donc toujours vous rouvre en
nos coeurs presque éteints
Ô lumineuse fleur des souvenirs lointains ?
Oh ! que j'étais heureux ! oh ! que j'étais candide !
En classe, un
banc de chêne, usé, lustré, splendide,
Une table, un pupitre, un lourd
encrier noir,
Une lampe, humble soeur de l'étoile du soir,
M'accueillaient gravement et doucement. Mon maître,
Comme je vous l'ai
dit souvent, était un prêtre
À l'accent calme et bon, au regard réchauffant,
Naïf comme un savant, malin comme un enfant,
Qui m'embrassait, disant,
car un éloge excite :
-- Quoiqu'il n'ait que neuf ans, il explique Tacite. -
Puis près d'Eugène, esprit qu'hélas ! Dieu submergea,
Je travaillais
dans l'ombre, - et je songeais déjà.
Tandis que j'écrivais, - sans peur,
mais sans système,
Versant le barbarisme à grands flots sur le thème,
Inventant les auteurs de sens inattendus,
Le dos courbé, le front
touchant presque au Gradus, -
Je croyais, car toujours l'esprit de l'enfant
veille,
Ouïr confusément, tout près de mon oreille,
Les mots grecs et
latins, bavards et familiers,
Barbouillés d'encre, et gais comme des
écoliers,
Chuchoter, comme font les oiseaux dans une aire,
Entre les
noirs feuillets du lourd dictionnaire.
Bruits plus doux que le bruit d'un
essaim qui s'enfuit,
Souffles plus étouffés qu'un soupir de la nuit,
Qui
faisaient par instants, sous les fermoirs de cuivre,
Frissonner vaguement
les pages du vieux livre !
Le devoir fait, légers comme de jeunes daims,
Nous fuyions à travers les immenses jardins,
Éclatant à la fois en cent
propos contraires.
Moi, d'un pas inégal je suivais mes grands frères ;
Et les astres sereins s'allumaient dans les cieux,
Et les mouches
volaient dans l'air silencieux,
Et le doux rossignol, chantant dans l'ombre
obscure,
Enseignait la musique à toute la nature,
Tandis qu'enfant
jaseur aux gestes étourdis,
Jetant partout mes yeux ingénus et hardis
D'où jaillissait la joie en vives étincelles,
Je portais sous mon bras,
noués par trois ficelles,
Horace et les festins, Virgile et les forêts,
Tout l'Olympe, Thésée, Hercule, et toi Cérès,
La cruelle Junon, Lerne et
l'hydre enflammée,
Et le vaste lion de la roche Némée.
Mais, lorsque
j'arrivais chez ma mère, souvent,
Grâce au hasard taquin qui joue avec
l'enfant,
J'avais de grands chagrins et de grandes colères.
Je ne
retrouvais plus, près des ifs séculaires,
Le beau petit jardin par moi-même
arrangé.
Un gros chien en passant avait tout ravagé.
Ou quelqu'un dans
ma chambre avait ouvert mes cages,
Et mes oiseaux étaient partis pour les
bocages,
Et, joyeux, s'en étaient allés de fleur en fleur
Chercher la
liberté bien loin, - ou l'oiseleur.
Ciel ! alors j'accourais, rouge, éperdu,
rapide,
Maudissant le grand chien, le jardinier stupide,
Et l'infâme
oiseleur et son hideux lacet,
Furieux ! - D'un regard ma mère m'apaisait.
IV
Aujourd'hui, ce n'est pas pour une cage vide,
Pour des
oiseaux jetés à l'oiseleur avide,
Pour un dogue aboyant lâché parmi les
fleurs,
Que mon courroux s'émeut. Non, les petits malheurs
Exaspèrent
l'enfant ; mais, comme en une église,
Dans les grandes douleurs l'homme se
tranquillise.
Après l'ardent chagrin, au jour brûlant pareil,
Le repos
vient au coeur comme aux yeux le sommeil.
De nos maux, chiffres noirs, la
sagesse est la somme.
En l'éprouvant toujours, Dieu semble dire à l'homme :
-- Fais passer ton esprit à travers le malheur ;
Comme le grain du
crible, il sortira meilleur. -
J'ai vécu, j'ai souffert, je juge et je
m'apaise.
Ou si parfois encor la colère mauvaise
Fait pencher dans mon
âme avec son doigt vainqueur
La balance où je pèse et le monde et mon coeur
;
Si, n'ouvrant qu'un seul oeil, je condamne et je blâme,
Avec quelques
mots purs, vous, sainte et noble femme,
Vous ramenez ma voix qui s'irrite et
s'aigrit
Au calme sur lequel j'ai posé mon esprit ;
Je sens sous vos
rayons mes tempêtes se taire ;
Et vous faites pour l'homme incliné, triste,
austère,
Ce que faisait jadis pour l'enfant doux et beau
Ma mère, ce
grand coeur qui dort dans le tombeau !
V
Écoutez à présent. -
Dans ma raison qui tremble,
Parfois l'une après l'autre et quelquefois
ensemble,
Trois voix, trois grandes voix murmurent.
L'une dit :
-- " Courrouce-toi, poète. Oui, l'enfer applaudit
Tout ce que cette
époque ébauche, crée ou tente.
Reste indigné. Ce siècle est une impure tente
Où l'homme appelle à lui, voyant le soir venu,
La volupté, la chair, le
vice infâme et nu.
La vérité, qui fit jadis resplendir Rome,
Est
toujours dans le ciel ; l'amour n'est plus dans l'homme.
Tout rayon
jaillissant trouve tout oeil fermé.
Oh ! ne repousse pas la muse au bras
armé
Qui visitait jadis comme une austère amie,
Ces deux sombres géants,
Amos et Jérémie !
Les hommes sont ingrats, méchants, menteurs, jaloux.
Le crime est dans plusieurs, la vanité dans tous ;
Car, selon le rameau
dont ils ont bu la sève,
Ils tiennent, quelques-uns de Caïn, et tous d'Ève.
" Seigneur ! ta croix chancelle et le respect s'en va.
La prière
décroît. Jéhova ! Jéhova !
On va parlant tout haut de toi-même en ton
temple.
Le livre était la loi, le prêtre était l'exemple ;
Livre et
prêtre sont morts. Et la foi maintenant,
Cette braise allumée à ton foyer
tonnant,
Qui, marquant pour ton Christ ceux qu'il préfère aux autres,
Jadis purifiait la lèvre des apôtres,
N'est qu'un charbon éteint dont
les petits enfants
Souillent ton mur avec des rires triomphants ! " -
L'autre voix dit : -- " Pardonne ! aime ! Dieu qu'on révère,
Dieu
pour l'homme indulgent ne sera point sévère.
Respecte la fourmi non moins
que le lion.
Rêveur ! rien n'est petit dans la création.
De l'être
universel l'atome se compose ;
Dieu vit un peu dans tout, et rien n'est peu
de chose.
Cultive en toi l'amour, la pitié, les regrets.
Si le sort te
contraint d'examiner de près
L'homme souvent frivole, aveugle et téméraire,
Tempère l'oeil du juge avec les pleurs du frère.
Et que tout ici-bas,
l'air, la fleur, le gazon ;
Le groupe heureux qui joue au seuil de ta maison
;
Un mendiant assis à côté d'une gerbe ;
Un oiseau qui regarde une
mouche dans l'herbe ;
Les vieux livres du quai, feuilletés par le vent,
D'où l'esprit des anciens, subtil, libre et vivant,
S'envole, et,
souffle errant, se mêle à tes pensées ;
La contemplation de ces femmes
froissées
Qui vivent dans les pleurs comme l'algue dans l'eau ;
L'homme,
ce spectateur ; le monde, ce tableau ;
Que cet ensemble auguste où l'insensé
se blase
Tourne de plus en plus ta vie et ton extase
Vers l'oeil
mystérieux qui nous regarde tous,
Invisible veilleur ! témoin intime et doux
!
Principe ! but ! milieu ! clarté ! chaleur ! dictame !
Secret de toute
chose entrevu par toute l'âme !
" N'allume aucun enfer au tison d'aucun
feu.
N'aggrave aucun fardeau. Démontre l'âme et Dieu,
L'impérissable
esprit, la tombe irrévocable ;
Et rends douce à nos fronts, que souvent elle
accable,
La grande main qui grave en signes immortels
JAMAIS ! sur les
tombeaux ; TOUJOURS ! sur les autels. "
La troisième voix dit : -- "
Aimer ? haïr ? qu'importe !
Qu'on chante ou qu'on maudisse, et qu'on entre
ou qu'on sorte,
Le mal, le bien, la mort, les vices, les faux dieux,
Qu'est-ce que tout cela fait au ciel radieux ?
La végétation, vivante,
aveugle et sombre,
En couvre-t-elle moins de feuillages sans nombre,
D'arbres et de lichens, d'herbe et de goëmons,
Les prés, les champs, les
eaux, les rochers et les monts ?
L'onde est-elle moins bleue et le bois
moins sonore ?
L'air promène-t-il moins, dans l'ombre et dans l'aurore,
Sur les clairs horizons, sur les flots décevants,
Ces nuages heureux qui
vont aux quatre vents ?
Le soleil qui sourit aux fleurs dans les campagnes,
Aux rois dans les palais, aux forçats dans les bagnes,
Perd-il, dans la
splendeur dont il est revêtu,
Un rayon quand la terre oublie une vertu ?
Non, Pan n'a pas besoin qu'on le prie et qu'on l'aime.
Ô sagesse !
esprit pur ! sérénité suprême !
Zeus ! Irmensul ! Wishnou ! Jupiter ! Jéhova
!
Dieu que cherchait Socrate et que Jésus trouva !
Unique Dieu ! vrai
Dieu ! seul mystère ! seule âme !
Toi qui, laissant tomber ce que la mort
réclame,
Fis les cieux infinis pour les temps éternels !
Toi qui mis
dans l'éther plein de bruits solennels,
Tente dont ton haleine émeut les
sombres toiles,
Des millions d'oiseaux, des millions d'étoiles !
Que te
font, ô Très-Haut ! les hommes insensés,
Vers la nuit au hasard l'un par
l'autre poussés,
Fantômes dont jamais tes yeux ne se souviennent,
Devant
ta face immense ombres qui vont et viennent ! "
VI
Dans ma
retraite obscure où, sous mon rideau vert,
Luit comme un oeil ami maint
vieux livre entrouvert,
Où ma bible sourit dans l'ombre à mon Virgile,
J'écoute ces trois voix. Si mon cerveau fragile
S'étonne, je persiste ;
et, sans peur, sans effroi,
Je les laisse accomplir ce qu'elles font en moi.
Car les hommes, troublés de ces métamorphoses,
Composent leur sagesse
avec trop peu de choses.
Tous ont la déraison de voir la Vérité
Chacun
de sa fenêtre et rien que d'un côté,
Sans qu'aucun d'eux, tenté par ce
rocher sublime,
Aille en faire le tour et monte sur sa cime.
Et de ce
triple aspect des choses d'ici-bas,
De ce triple conseil que l'homme
n'entend pas,
Pour mon coeur où Dieu vit, où la haine s'émousse,
Sort
une bienveillance universelle et douce
Qui dore comme une aube et d'avance
attendrit
Le vers qu'à moitié fait j'emporte en mon esprit
Pour
l'achever aux champs avec l'odeur des plaines
Et l'ombre du nuage et le
bruit des fontaines !
------------------------- FIN DU FICHIER rayons1 --------------------------------