1 Les syrtes / Jean Moréas SYRTES - REMEMBRANCES p7 Dans l' âtre brûlent les tisons, les tisons noirs aux flammes roses ; dehors hurlent les vents moroses, les vents des vilaines saisons. Contre les chenets roux de rouille, mon chat frotte son maigre dos. En les ramages des rideaux, on dirait un essaim qui grouille : p8 c' est le passé, c' est le passé qui pleure la tendresse morte ; c' est le bonheur que l' heure emporte qui chante sur un ton lassé. SYRTES - REMEMBRANCES, 1 p9 Là-bas, où, sous les ciels attiques, les crépuscules radieux teignent d' améthyste les dieux sculptés aux frises des portiques ; où, dans le feuillage argenté des peupliers aux torses maigres, crépitent les cigales aigres ivres des coupes de l' été ; p10 là-bas, où d' or fin sont les sables et d' azur rythmique les mers, où pendent les citrons amers dans les bosquets impérissables, la vierge aux seins inapaisés plus belle que la Tyndaride, fit couler sur ma lèvre aride le dictame de ses baisers. SYRTES - REMEMBRANCES, II p11 D' où vient cette aubade câline chantée-on eût dit-en bateau, où se mêle un pizzicato de guitare et de mandoline ? Pourquoi cette chaleur de plomb où passent des senteurs d' orange, et pourquoi la séquelle étrange de ces pèlerins à froc blond ? p12 Et cette dame quelle est-elle, cette dame que l' on dirait peinte par le vieux Tintoret dans sa robe de brocatelle ? Je me souviens, je me souviens : ce sont des défuntes années, ce sont des guirlandes fanées et ce sont des rêves anciens ! SYRTES - REMEMBRANCES, III p13 Parmi des chênes, accoudée sur la colline au vert gazon, se dresse la blanche maison, de chèvrefeuille enguirlandée. à la fenêtre, où dans des pots, fleurit la pâle marguerite, soupire une autre Marguerite : mon coeur a perdu son repos... p14 le lin moule sa gorge plate riche de candides aveux, et la splendeur de ses cheveux ainsi qu' un orbe d' or éclate. Va-t-elle murmurer mon nom ? Irons-nous encor sous les graves porches du vieux burg des burgraves ? Songe éteint, renaîtras-tu ? -non ! SYRTES - REMEMBRANCES, IV p15 Hautes sierras aux gorges nues, lacs d' émeraude, lacs glacés, isards sur les crêtes dressés, aigles qui planez par les nues ; sapins sombres aux larges troncs, fondrières de l' Entécade où chante la fraîche cascade derrière les rhododendrons ; p16 et vous, talus plantés d' yeuses, irai-je encor par les sentiers mêlant les rouges églantiers à la pâleur des scabieuses ? Dans les massifs emplis de geais mènerai-je encore à la brune la jeune belle à la peau brune, au pied mignon, à l' oeil de jais ? SYRTES - REMEMBRANCES, V p17 En jupe de peluche noire, avec des chapeaux tout fleuris, mes folles amours de Paris chantent autour de ma mémoire. Elles ont des cheveux d' or pur, et, sous les blanches cascatelles des guipures et des dentelles, des seins de lis veinés d' azur. p18 Avec une audace espagnole, ma gourmande caresse n' a- t-elle aux genoux de Rosina moqué les verrous de Barthole ? N' ai-je pas promené ma main, avec des luxures d' artiste, sous des chemises de batiste embaumant l' ambre et le jasmin ? SYRTES - REMEMBRANCES p19 Contre les chenets roux de rouille le chat ne frotte plus son dos. En les ramages des rideaux on n' entend plus d' essaim qui grouille. Dans l' âtre pleins de noirs tisons, eteintes sont les flammes roses ; et seuls hurlent les vents moroses, les vents des vilaines saisons. SYRTES - BOUQUET A LA GRAEFIN p21 Parc ducal. Le ciel fige en du smalt les branches. Dans les nids, gazouillis d' oisels et d' oiselles. Seigneurs très chamarrés, gentes damoiselles. Des fleurs rouges, des fleurs jaunes, des fleurs blanches. Cheveux longs à la brise épars, courbes hanches. Vos lèvres s' irisaient de vin de Moselle. J' ai humé longuement vos yeux de gazelle, derrière les buissons piqués de pervenches. p22 Vieux chambellan gâteux en culotte courte, vous offrit, sur un plat d' argent, de la tourte, avec un madrigal suranné, Graefin ; il vous baisa le bout de votre main lisse ; vous lui fîtes, je crois, des yeux en coulisse et vous ne sûtes point que j' avais le spleen. SYRTES - OTTILIE p23 Des lèvres de bacchide et des yeux de madone, des sourcils bifurqués où le diable a son pleige ; ses cheveux vaporeux que le peigne abandonne sont couronnés de fleurs plus froides que la neige. Vient-elle de l' alcôve ou bien de l' ossuaire, lorsque ses mules d' or frôlent les dalles grises ? Est-ce voile d' hymen ou funèbre suaire, la gaze qui palpite aux vespérales brises ? p24 Autour du burg, la lune, aux nécromants fidèle, filtre en gouttes d' argent à travers les ramures. Et l' on entend frémir, ainsi que des coups d' aile, des harpes, dans la salle où rêvent les armures. SYRTES - ODE - I p25 Seins des femmes ! ô seins de lis ! ô seins de nacre ! Vos rythmes indolents dorlotent nos blessures. Leurs lèvres ! Vous gardez, en vos calices l' âcre saveur des bigarreaux et des grenades sures. -mais, aux bords fabuleux des fleuves du Levant, j' eus mes rêves bercés aux ghazels des Péris ; et, dans l' antre fatal, la dame de Mervent scella mes yeux pensifs de ses baisers fleuris. SYRTES - ODE - II p26 Sur la nappe ouvragée où le festin s' exalte, la venaison royale alterne aux fruits des îles ; dans les chypres et les muscats de Rivesalte, endormeur des soucis, ô Léthé, tu t' exiles. -mais l' antique hippogriffe au vol jamais fourbu, m' a porté sur son aile à la table des dieux ; et là, dans la clarté sidérale, j' ai bu, à pleine urne, les flots du nectar radieux. SYRTES - ODE III En ces âges maudits insultant aux chimères, pareils aux hurlements impurs des filles soûles, jusqu' à vos pieds d' argile, ô gloires éphémères, montent les hosannas sacrilèges des foules. -mais, sous les myrtes blancs de la sainte Délos que baigne l' archipel de ses flux et reflux, je crois ouïr mon nom éclatant dans les los chantés, en le futur, aux poètes élus. - SYRT., MYSTIQ. SONT, LA-BAS, I p27 mystiques sont, là-bas, les clairs de lune bleus : ô votre front poli nimbé de clair de lune ! Berceuse est la chanson des archipels houleux : ô vos cheveux errants aux brises de la dune ! SYRT., MYSTIQ. ST LA-BAS, II p28 Sous votre pied d' airain, Astarté, foulez-nous : voici le Koh-innor, les jades de Palmyre ! êtes-vous la Madone adorée à genoux ? Mon âme montera comme un parfum de myrrhe ! SYRTES - TES MAINS p29 Tes mains semblant sortir d' une tapisserie très ancienne où l' argent à l' or brun se marie, où parmi les fouillis bizarres des ramages se bossue en relief le contour des images, me parlent de beaux rapts et de royale orgie, et de tournois de preux, dont j' ai la nostalgie. p30 Tes mains à l' ongle rose et tranchant comme un bec durent pincer jadis la harpe et le rebec, sous le dais incrusté du portique ogival ouvrant ses treillis d' or à la fraîcheur du val, et, pleines d' onction, rougir leurs fins anneaux de chrysoprase, dans le sang des huguenots. Tes mains aux doigts pâlis semblent des mains de sainte par Giotto rêvée et pieusement peinte en un coin très obscur de quelque basilique pleine de chapes d' or, de cierges, de reliques, où je voudrais dormir tel qu' un évêque mort, dans un tombeau sculpté, sans crainte et sans remord. SYRTES - ARIETTE p31 Tu me lias de tes mains blanches, tu me lias de tes mains fines, avec des chaînes de pervenches, et des cordes de capucines. Laisse tes mains blanches, tes mains fines, m' enchaîner avec des pervenches et des capucines. SYRTES - SENSUALITE p33 N' écoute plus l' archet plaintif qui se lamente comme un ramier mourant le long des boulingrins ; ne tente plus l' essor des rêves pérégrins traînant des ailes d' or dans l' argile infamante. Viens par ici : voici les féeriques décors, dans du Sèvres les mets exquis dont tu te sèvres, les coupes de Samos pour y tremper tes lèvres, et les divans profonds pour reposer ton corps. p34 Viens par ici : voici l' ardente érubescence des cheveux roux piqués de fleurs et de béryls, les étangs des yeux pers, et les roses avrils des croupes, et les lis des seins frottés d' essence viens humer le fumet-et mordre à pleines dents à la banalité suave de la vie, et dormir le sommeil de la bête assouvie, dédaigneux des splendeurs des songes transcendants. SYRTES, ASSEZ D' ABSTINENCES, I p35 Assez d' abstinences moroses : de Schiraz effeuillons les roses au bord du lac sacré, et que pour moi l' amour ruisselle de sa lèvre d' alme pucelle, plus doux qu' un vin sucré. SYRTES, ASSEZ D' ABSTINENC., II Assez de chrysolithe terne : que l' on me montre la caverne des kohinors-soleils, et des saphirs plus bleus que l' onde, et des clairs rubis de Golconde au sang des dieux pareils. SYRTES, ASSEZ D' ABSTINENC., III p36 Assez d' existence servile : que l' on m' emporte dans la ville où je serai le Khan, infaillible comme un prophète et dont la justice parfaite prodigue le carcan. SYRTES, CONTE D' AMOUR, I p37 La lune se mirait dans le lac taciturne, pâle comme un grand lis, pleine de nonchaloirs. -quel lutin nous versait les philtres de son urne ? - la brise sanglotait parmi les arbres noirs... baiser spirituel, son baiser, sois béni ! Dans mon coeur plein d' horreur tu ravivas la flamme, dans mon coeur plein d' horreur, mon pauvre coeur terni. -ai-je effleuré sa lèvre ? Ai-je humé son âme ? SYRTES, CONTE D' AMOUR, II p38 Je veux un amour plein de sanglots et de pleurs, un amour au front pâle orné d' une couronne de roses dont la pluie a terni les couleurs, je veux un amour plein de sanglots et de pleurs. Je veux un amour triste ainsi qu' un ciel d' automne, un amour qui serait comme un bois planté d' ifs où dans la nuit le cor mélancolique sonne ; je veux un amour triste ainsi qu' un ciel d' automne, fait de remords très lents et de baisers furtifs, SYRTES, CONTE D' AMOUR, III p39 mon coeur est un cercueil vide dans une tombe ; mon âme est un manoir hanté par les corbeaux. -ton coeur est un jardin plein des lis les plus beaux ; ton âme est blanche ainsi que la blanche colombe. Mon rêve est un ciel bas où sanglote le vent ; mon avenir, un tertre en friche sur la lande. -ton rêve est pur ainsi que la plus pure offrande, ton avenir sourit comme un soleil levant. p40 Ma bouche a les venins des fauves belladones ; mes sombres yeux sont pleins des haines des maudits. -ta bouche est une fleur éclose au paradis, tes chastes yeux sont bons comme ceux des madones. SYRTES, CONTE D' AMOUR, IV p41 Dans les jardins mouillés, parmi les vertes branches, scintille la splendeur des belles roses blanches. La chenille striée et les noirs moucherons insultent vainement la neige de leurs fronts : car, lorsque vient la nuit traînant de larges voiles, que s' allument au ciel les premières étoiles, dans les berceaux fleuris, les larmes des lutins lavent toute souillure, et l' éclat des matins fait miroiter encor parmi les vertes branches le peplum virginal des belles roses blanches. p42 Ainsi, ma belle, bien qu' entre tes bras mutins je sente s' éveiller des désirs clandestins, bien que vienne parfois la sorcière hystérie me verser les poisons de sa bouche flétrie, quand j' ai lavé mes sens en tes yeux obsesseurs, j' aime mieux de tes yeux les mystiques douceurs que l' irritant contour de tes fringantes hanches, et mon amour, absous de ses désirs pervers, en moi s' épanouit comme les roses blanches qui s' ouvrent au matin parmi les arbres verts. SYRTES, CONTE D' AMOUR, V p43 Bientôt viendra la neige au blanc manteau d' hermine ; dans les parcs défeuillés, sous le ciel morne et gris, sur leurs socles, parmi les boulingrins flétris, les priapes frileux feront bien triste mine. Alors, ma toute belle, assis au coin du feu, aux rouges flamboiements des bûches crépitantes, nous reverrons, au fond des visions latentes, le paysage vert, le paysage bleu, p44 le paysage vert et rose et jaune et mauve où murmure l' eau claire en les fouillis des joncs, où se dresse au-dessus des fourrés sauvageons le cône menaçant de la montagne chauve. Nous reverrons les boeufs, les grands boeufs blancs et roux, traînant des chariots sous l' ardeur tropicale, et sur le pont très vieux la très vieille bancale et le jeune crétin au ricanement doux. Ainsi nous revivrons nos extases éteintes et nous ranimerons nos bonheurs saccagés et nous ressentirons nos baisers échangés dans les campagnes d' or et d' émeraude teintes. Hélas ! N' écoutant pas la voix des sorts moqueurs et laissant mon esprit s' enivrer de chimères, je ne veux pas penser que les ondes amères vont se mettre bientôt au travers de nos coeurs. SYRTES, CONTE D' AMOUR, VI p45 Rouges comme un fer de forge ou le taureau qu' on égorge, sous les regrets assassins nos coeurs saignent dans nos seins. Viennent donc des sorts propices nous garer des précipices ! Que nous nous serrions la main sans souci du lendemain ; p46 qu' enfin nous puissions sans trêve, sans redouter l' heure brève, sous les ciels profonds des lits tordre nos corps affaiblis ! SYRTES, CONTE D' AMOUR, VII p47 Hiver : la bise se lamente, la neige couvre le verger. Dans nos coeurs aussi, pauvre amante, il va neiger, il va neiger. Hier : c' était les soleils jaunes. Hier, c' était encor l' été. C' était l' eau courant sous les aulnes dans le val de maïs planté. p48 Hier, c' était les blancs, les roses lis, les lis d' or érubescent- et demain : c' est les passeroses, c' est les ifs plaintifs, balançant, balançant leur verdure dense, sur nos bonheurs ensevelis ; demain, c' est la macabre danse des souvenirs aux fronts pâlis ; demain, c' est les doutes, les craintes, c' est les désirs martyrisés, c' est le coucher sans tes étreintes, c' est le lever sans tes baisers. SYRTES, CONTE D' AMOUR, VIII p49 Ne ternis pas de pleurs les mystiques prunelles de tes grands yeux navrés, striés d' or et d' agate ; laisse-la t' emporter, la berceuse frégate, par les immensités des vagues solennelles. Triste, je rêverai, pendant mes nuits moroses, de baisers alanguis et de caresses brusques, de nids capitonnés où des coupes étrusques s' exhalent les ennuis des chlorotiques roses. p50 Et l' absence irritant le désir qu' elle rive, ma passion tenace où le souvenir veille montera dans mon coeur, débordante et pareille aux fluviales eaux qui grondent sur la rive. SYRTES, CONTE D' AMOUR, IX p51 Nous marchions nous tenant par la main, dans la rue où sous les becs de gaz se heurte la cohue. Sous les jasmins en fleur qui bordent le chemin, à l' ombre nous marchions, nous tenant par la main. Et ma joie est fanée avec le blanc jasmin. Sa voix, perlant tout bas ses notes argentines, berçait mon coeur, ainsi qu' un psaume des matines. p52 Son baiser acharné, grisant comme les nuits, faisait sourire encor mon front chargé d' ennuis. Et mes bras veufs en vain la cherchent dans les nuits. SYRTES, CONTE D' AMOUR, X p53 Ce jour-là, les flots bleus susurreront plus bleus le long des côtes blanches, et du soleil frileux, les rayons plus frileux se joueront dans les branches. Malgré le rude hiver, les fleurs de l' églantier souriront grand' ouvertes, et l' on verra changer les cailloux du sentier en émeraudes vertes. p54 Les loups pour les agneaux auront des soins exquis, et sous l' oeil bon des aigles, les grands vautours feront la cour, en fins marquis, aux colombes espiègles. Les dames, aux propos galants des séducteurs, ne seront pas rebelles, et les Almavivas, malgré les vieux tuteurs, enlèveront leurs belles. Car ce jour-là, jour saint, vaillamment attendu, dans tes chastes prunelles, mes yeux retrouveront le paradis perdu des amours éternelles. Car ce jour-là, les coeurs par le bonheur brisés, mes lèvres dans les tiennes, nous nous rappellerons en de nouveaux baisers nos caresses anciennes. SYRTES, CONTE D' AMOUR, XI p55 La feuille des forêts qui tourne dans la bise là-bas, par les guérets, la feuille des forêts qui tourne dans la bise, va-t-elle revenir verdir-la même tige ? L' eau claire des ruisseaux qui passe claire et vive p56 à l' ombre des berceaux, l' eau claire des ruisseaux qui passe claire et vive, va-t-elle retourner baigner-la même rive ? SYRTES, LES BONNES SOUVENANCES p57 Irisant le ciel gris de nos mornes pensées, ravivant les soleils éteints des renouveaux, elles passent toujours au fond de nos cerveaux, un bon souris sur des lèvres jamais plissées. Leur prunelle est l' aurore, et leur natte tressée est fulgurante ainsi que l' éclat des flambeaux. Leur prunelle est la nuit, et, sur le cou massée, leur chevelure est bleue ainsi que les corbeaux. p58 Aux accords pénétrants d' anciennes ritournelles, elles bercent nos coeurs pleins d' ennui ; ce sont elles qui pansent doucement nos blessures mortelles, elles qui, sur nos cils, viendront sécher nos pleurs. -et le temps, émondeur de beautés et de fleurs, met sur leur front vieilli de plus fraîches couleurs. SYRTES, PARMI LES MARRONNIERS p59 Parmi les marronniers, parmi les lilas blancs, les lilas violets, la villa de houblon s' enguirlande, de houblon et de lierre rampant. La glycine, des vases bleus pend ; des glaïeuls, des tilleuls de Hollande. Chère main aux longs doigts délicats, nous versant l' or du sang des muscats, dans la bonne fraîcheur des tonnelles, p60 dans la bonne senteur des moissons, dans le soir, où languissent les sons des violons et des ritournelles. Aux plaintifs tintements des bassins sur les nattes et sur les coussins, les paresses en les flots des tresses. Dans la bonne senteur des lilas les soucis adoucis, les coeurs las dans la lente langueur des caresses. SYRTES, LA CARMENCITA p61 Pauvre enfant, tes prunelles vierges, malgré leur feu diamanté, dans mon coeur, temple dévasté, ne rallumeraient pas les cierges. Pauvre enfant, les sons de ta voix -telles les harpes séraphiques- de mes souvenirs maléfiques ne couvriraient pas les abois. p62 Pauvre enfant, de tes lèvres vaines, la miraculeuse liqueur n' adoucirait pas la rancoeur qui tarit la vie en mes veines. Pareil au climat meurtrier déserté de toute colombe, et pareil à la triste tombe, où l' on ne vient jamais prier, -ô la trop tard-au cours du fleuve inéluctable, je m' en vais, ayant au gré des vents mauvais effeuillé ma couronne neuve. SYRTES, DANS LA BASILIQUE, I p63 Dans la basilique où les pâles cierges font briller les ors du grand ostensoir, sur les feuillets des missels à fermoir courent les doigts fins des pudiques vierges. Elle t' attendait, la vierge aux yeux bleus, mais tu n' as pas su lire dans ses yeux- dans la basilique, aux clartés des cierges. SYRTES, DANS LA BASILIQUE, II p64 Dans la chambre rose où les lilas blancs mêlaient leurs parfums aux tiédeurs des bûches, cette présidente en peignoir à ruches, quand elle jouait avec ses perruches, sangdieu ! Qu' elle avait des regards troublants ! Tu n' as pas cueilli les beaux lilas blancs, tu n' as pas cherché les secrets troublants du peignoir à traîne avecque des ruches, dans la chambre rose où les lilas blancs mêlaient leurs parfums aux tiédeurs des bûches. SYRTES, OISILLON BLEU p65 Oisillon bleu couleur-du-temps, tes chants, tes chants dorlotent doucement les coeurs meurtris par les destins moqueurs. Oisillon bleu couleur-du-temps, tes chants, tes chants donnent de nouvelles vigueurs aux corps minés par les langueurs. p66 Oisillon bleu couleur-du-temps, tes chants, tes chants font revivre les espoirs morts et terrassent les vieux remords. Oisillon bleu couleur-du-temps, je t' ai cherché longtemps, longtemps, par mont, par val et par ravin en vain, en vain ! SYRTES, CHIMAERA p67 J' allumai la clarté mortuaire des lustres au fond de la crypte où se révulse ton oeil, et mon rêve cueillit les fleuraisons palustres pour ennoblir ta chair de pâleur et de deuil. Je proférai les sons d' étranges palatales, selon les rites des trépassés nécromants, et sur ta lèvre teinte au sang des digitales fermentèrent soudain des philtres endormants. p68 Ainsi je t' ai créé de la suprême essence, fantôme immarcessible au front d' astres nimbé, pour me purifier de la concupiscence, pour consoler mon coeur dans l' opprobre tombé. SYRTES, LES ROSES JAUNES p69 Les roses jaunes ceignent les troncs des grands platanes, dans le jardin où c' est comme un tintement soudain d' eau qui s' égoutte en les bassins ronds. Nul battement d' ailes, au matin ; au soir, nul souffle couchant les fronts des lis pâlis, et des liserons pâlis au clair de lune incertain. p70 Et dans ce calme où la fraîcheur tombe, c' est comme un apaisement de tombe, comme une mort qui lente viendrait sceller nos yeux de sa main clémente, dans ce calme où rien ne se lamente ou par l' espace, ou par la forêt. SYRTES, LE DEMONIAQUE p71 Ai-je sucé les sucs d' innommés magistères ? Quel succube au pied bot m' a-t-il donc envoûté ? Oh ! Ne l' être plus, oh ! Ne l' avoir pas été ! Suc maléfique, ô magistères délétères ! Point d' holocauste offert sur les autels des Tyrs, point d' âpres cauchemars, d' affres épileptiques ! Seuls les rêves pareils aux ciels clairs des tryptiques, seuls les désirs nimbés du halo des martyrs ! p72 Qui me rendra jamais l' hermine primitive, et le lis virginal, et la sainte forêt où, dans le chant des luths, Viviane apparaît versant les philtres de sa lèvre fugitive ! Hélas ! Hélas ! Au fond de l' Erèbe épaissi, j' entends râler mon coeur criblé comme une cible. -viendra-t-on te briser, sortilège invincible ? - hâte-toi, hâte-toi, bon Devin, car voici que l' automne se met à secouer les roses, et que les jours rieurs s' effacent au lointain, et qu' il va s' éteignant le suave matin : -et demain, c' est trop tard pour les métamorphoses ! SYRTES, LES BRAS QUI SE NOUENT p73 Les bras qui se nouent en caresses pâmées, le cordial bu du baiser animal, les cheveux qu' on tord, les haleines humées, des nerfs énervés apaisent-ils le mal ? ô nos visions les toujours affamées ! ô les voeux sonnant ainsi qu' un faux métal ! En nos âmes, inéluctables Némées, qui viendra terrasser le monstre fatal ? p74 Et puisqu' il faut que toutes coupes soient brèves, puisqu' il faut en vain sur d' impossibles grèves chercher le népenthès et le lotus d' or ; ne vaudrait-il mieux le désir qu' on triture : ne vaudrait-il mieux te voler ta pâture, dégoût carnassier, ô funèbre condor ! SYRTES, ACCALMIE, I p75 Lorsque sous la rafale et dans la brume dense, autour d' un frêle esquif sans voile et sans rameurs, on a senti monter les flots pleins de rumeurs et subi des ressacs l' étourdissante danse, il fait bon sur le sable et le varech amer s' endormir doucement au pied des roches creuses, bercé par les chansons plaintives des macreuses, à l' heure où le soleil se couche dans la mer. SYRTES, ACCALMIE, II p76 Que l' on jette ces lis, ces roses éclatantes, que l' on fasse cesser les flûtes et les chants qui viennent raviver les luxures flottantes à l' horizon vermeil de mes désirs couchants. Oh ! Ne me soufflez plus le musc de votre haleine, oh ! Ne me fixez pas de vos yeux fulgurants, car je me sens brûler, ainsi qu' une phalène, à l' azur étoilé de ces flambeaux errants. p77 Oh ! Ne me tente plus de ta caresse avide, oh ! Ne me verse plus l' enivrante liqueur qui coule de ta bouche-amphore jamais vide- laisse dormir mon coeur, laisse mourir mon coeur. Mon coeur repose, ainsi qu' en un cercueil d' érable, dans la sérénité de sa conversion ; avec les regrets vains d' un bonheur misérable, ne trouble pas la paix de l' absolution. SYRTES, ACCALMIE, III p78 Feux libertins flambant dans l' auberge fatale où se vautre l' impénitence des dégoûts, où mon âme a brûlé sa robe de vestale, -eteignez-vous ! Par les malsaines nuits de crimes traversées, hippogriffes du mal, femelles des hiboux, qui prêtiez votre essor à mes lâches pensées, -envolez-vous ! p79 Salamandres-désirs, sorcières-convoitises qui hurliez dans mon coeur avec des cris de loups la persuasion de toutes les feintises, -ah ! Taisez-vous ! SYRTES, ACCALMIE, IV p80 J' ai trouvé jusqu' au fond des cavernes alpines l' antique ennui niché, et j' ai meurtri mon coeur pantelant, aux épines de l' éternel péché. ô sagesse clémente, ô déesse aux yeux calmes, viens visiter mon sein, que je m' endorme un peu dans la fraîcheur des palmes, loin du désir malsain. SYRTES, ACCALMIE, V p81 Mon coeur, mon coeur fut la lanterne eclairant le lupanar terne ; mon coeur, mon coeur, fut un rosier, rosier poussé sur le fumier. Mon coeur, mon coeur est le blanc cierge brûlant sur un cercueil de vierge ; mon coeur, mon coeur est sur l' étang un chaste nénuphar flottant. SYRTES, ACCALMIE, VI p82 ô mer immense, mer aux rumeurs monotones, tu berças doucement mes rêves printaniers ; ô mer immense, mer perfide aux mariniers, sois clémente aux douleurs sages de mes automnes. Vague qui viens avec des murmures câlins te coucher sur la dune où pousse l' herbe amère, berce, berce mon coeur comme un enfant sa mère, fais-le repu d' azur et d' effluves salins. p83 Loin des villes, je veux sur les falaises mornes secouer la torpeur de mes obsessions, -et mes pensers, pareils aux calmes alcyons, monteront à travers l' immensité sans bornes. SYRTES, MUSIQUE LOINTAINE p85 La voix, songeuse voix de lèvres devinées, éparse dans les sons aigus de l' instrument, à travers les murs sourds filtre implacablement, irritant des désirs et des langueurs fanées. Alors, comme sous la baguette d' un sorcier, dans mon esprit flottant la vision se calque : blanche avec des cheveux plus noirs qu' un catafalque, frêle avec des rondeurs plus lisses que l' acier. p86 dans le jade se meurt la branche de verveine. les tapis sont profonds et le vitrail profond. les coussins sont profonds et profond le plafond. nul baiser attristant, nulle caresse vaine. la voix, songeuse voix de lèvres devinées, éparse dans les sons aigus de l' instrument, à travers les murs sourds filtre implacablement, irritant des désirs et des langueurs fanées. SYRTES, ETRE SEREIN... p87 être serein ainsi qu' un roc inaccessible, sans souci de chercher l' oubli de ses pensées ; l' âme close aux sanglots des lyres cadencées, aux rêves hasardeux ne pas servir de cible. Aux ors incandescents des trésors des Palmyres, aux perles des Ophirs-aveugles ses prunelles ; la vertèbre rétive aux visions charnelles éparses dans l' odeur énervante des myrrhes. p88 Le temps pétrifié sur les feuillets du livre ; le ciel du coeur uni comme un métal ; sans rides, ô sensibilité, tes surfaces virides ; l' aube pareille au crépuscule : ô ne pas vivre ! SYRTES, HOMO, FUGE, I p89 Sur l' arbre et la bête de somme, sur le fauve altier, et sur l' homme inutilement révolté, monstre de pleurs et de sang ivre, désir formidable de vivre, tu fais peser ta volonté. SYRTES, HOMO, FUGE, II p90 Pour vaincre l' austère non-être tu dis aux succubes de naître, et de ta main tu prodiguas les joyaux aux prostituées, et les couronnes polluées autour du front des renégats. SYRTES, HOMO, FUGE, III Expert en les dialectiques, tu parles et tu sophistiques avec ta voix de clair métal : et les tentations pullulent, et les tentations ululent dans l' ombre du ravin fatal. SYRTES, HOMO, FUGE, IV p91 Car tu sais pour damner notre âme faire jaillir la pure-flamme dans l' oeil des hiboux et des freux ; tu connais les accoutumances des devins, et les nigromances et les hocuspocus affreux. SYRTES, HOMO, FUGE, V Sous la comète et sous la lune, en tunique de pourpre brune, très blanche avec des cheveux blonds, près du lac où nagent les cygnes, ta feinte candeur a des signes qui parlent des sentiers oblongs. SYRTES, HOMO, FUGE, VI p92 à travers les chaudes haleines des tabacs et des marjolaines, de nos voeux tu guides l' essor où, dans sa fière nonchalance, la fleur-charnelle se balance pareille au grand lis nimbé d' or. SYRTES, HOMO, FUGE, VII Mais ta promesse n' est que leurre ! Bientôt, bientôt sonnera l' heure du chevalier au pied fourché, et nous savons bien que tu caches sous les velours et les panaches, toute la hideur du péché. SYRTES, HOMO, FUGE, VIII p93 Oh ! Qu' il vienne un autre messie secouer l' antique inertie, qu' il vienne en ses rédemptions détruire l' oeuvre de la femme et te faucher, désir infâme des neuves générations. 2 Les cantilènes / Jean Moréas CANTIL., FUNERAILLES, ROSES... p99 Roses de Damas, pourpres roses, blanches roses, où sont vos parfums, vos pétales éclatants ? Où sont vos chansons, vos ailes couleur du temps, oiseaux miraculeux, oiseaux bleus, oiseaux roses ? ô neiges d' antan, vos prouesses, capitans ! A jamais abolis les effets et les causes, et pas d' aurore écrite en les métempsycoses : baumes précieux, que tous des orviétans ! p100 Surpris les essors aux embûches malitornes. Les cerfs s' en sont allés la flèche entre les cornes, aux durs accords des cors les cerfs s' en sont allés. Et nous sommes au bois la belle dont les sommes pour éternellement demeureront scellés... comme une ombre au manoir rétrospectif, nous sommes. CANTIL., FUNERAILLES, VOIX QUI p101 Voix qui revenez, bercez-nous, berceuses voix : refrains exténués de choses en allées, et sonnailles de mule au détour des allées, -voix qui revenez, bercez-nous, berceuses voix. Flacons, et vous, grisez-nous, flacons d' autrefois : senteurs en des moissons de toisons recélées, chairs d' ambre, chairs de musc, bouches de giroflées. -flacons, ô vous, grisez-nous, flacons d' autrefois. p102 En ce matin d' hiver et d' ombre, l' alouette, en ce matin d' hiver, l' alouette est muette. -voix qui revenez, bercez-nous, berceuses voix. Les lys sont coupés dans le jardin, et les roses, et les iris au bord des eaux, des eaux moroses. -flacons, ô vous, grisez-nous, flacons d' autrefois. CANTIL., FUNER., DS LE JARDIN p103 Dans le jardin taillé comme une belle dame, dans ce jardin nous nous aimâmes, sur mon âme ! ô souvenances, ô regrets de l' heure brève, souvenances, regrets de l' heur. ô rêve en rêve et triste chant dans la bruine et sur la grève. Chant triste et si lent et qui jamais ne s' achève, lent et voluptueux, cerf qui de désir brame, et tremolo banal, aussi, de mélodrame : p104 c' est la table rustique avec ses nappes blanches et les coupes de vins de Crète, sous les branches, la table à la lueur de la lampe caduque ; et tout à coup, l' ombre des feuilles remuées vient estomper son front bas, son front et sa nuque gracile. La senteur des fleurs exténuées s' évapore dans les buées hélas ! Car c' est déjà la saison monotone, l' automne sur les fleurs et dans nos coeurs l' automne. Et ce pendant qu' elle abandonne ses doigts aux lourds anneaux à ma lèvre, j' écoute, j' écoute les jets d' eau qui pleurent goutte à goutte. CANTIL., FUNERAILL., SES MAINS p105 Ses mains qu' elle tend comme pour des théurgies, ses deux mains pâles, ses mains aux bagues barbares ; et toi son cou qui pour la fête tu te pares ! Ses lèvres rouges à la clarté des bougies ; et ses cheveux, et ses prunelles élargies lourdes de torpeur comme l' air autour des mares ; parmi les bêtes fabuleuses des simarres, vous ses maigreurs, vous mes suprêmes nostalgies ; p106 ô mirages que ma tendresse perpétue, échos fallacieux de l' heure qui s' est tue, malgré votre carmin et malgré vos colliers, et vos noeuds de brocart, et vos airs cavaliers, pauvres ! Vous êtes morts, ô vous tous elle toute, elle toute et mon coeur, nous sommes morts, sans doute. CANTIL., FUNERAILLES, PLEURER... p107 Pleurer un peu, si je pouvais pleurer un peu, pleurer comme l' orphelin, et comme la veuve, et comme le pécheur naïf implorant Dieu. Simple qu' il soit mon coeur, simplement qu' il s' émeuve ! Sur ma guirlande fanée et ma robe neuve tissée au ciel avec du blanc, avec du bleu, sur ma guirlande fanée emportée au fleuve, pleurer un peu, pouvoir pleurer serait mon voeu. p108 Mais, ce pendant que votre main cruelle et sûre, sûre et cruelle fait vibrer dans ma blessure l' inexorable trait, ma dame, ma douleur, il faut que je vous loue et que je vous célèbre, et que je tresse la gemme rare et la fleur dans vos cheveux qui sont couleur de la ténèbre. CANTIL., FUNER., EN SN ORGUEIL p109 En son orgueil opiniâtre, que d' un sceptre d' or se parât, que dans un habit d' apparat il eût des poses de théâtre, que, de sa prestance idolâtre, mît la perle de maint carat avec un ruban nacarat dans sa chevelure folâtre ; p110 l' inéluctable vint à point tirer d' une main acharnée la bride de sa destinée, briser son sceptre dans son poing, faire de sa pourpre une loque que le vent mauvais effiloque. CANTIL., FUNER., O LES CAVALES p111 ô les cavales hennissant au vent limpide, et les los de triomphe à l' entour des pavois ! Les cavaliers mordent la cendre, et je me vois tel un vaincu que la populace lapide. L' ombre se fait suspecte et veuve des hautbois, et l' appareil n' est plus de la fête splendide ; et tout à coup par un maléfice sordide des belles dames se décharnèrent les doigts. p112 Lutter, pourquoi ? Quand l' étendard de la conquête claque aux remparts trahis ; et faut-il qu' on s' entête sous les lustres obscurs à danser d' un pied tors ? J' entends pleurer comme des chordes sous des plectres ; avec de pâles fleurs voici passer des spectres ; et je voudrais mourir un peu, comme on s' endort. CANTIL., FUNER., DESIR DE VIVRE p113 Désir de vivre et d' être heureux, leurre et fallace, et monstre indéfectible aux têtes renaissantes, malgré l' automne et les couronnes marcescentes, de courir tes hasards mon âme n' est pas lasse. Car nous n' espérons point d' être jamais, hélas ! Le sage dont l' esprit sûr égorgea les sens ; et nous avons au coeur cent taureaux mugissants, et la morgue ridicule des guérillas. p114 Que pour un jour du moins ! Dure et lente rancune du destin, laisse-toi fléchir par l' infortune et que j' aie un peu de trêve et de réconfort ; que je cueille la grappe, et la feuille de myrte qui tombe, et que je sois à l' abri de la syrte où j' ai fait si souvent naufrage près du port. CANTIL., FUNER., SS VOS LONG. p115 Sous vos longues chevelures, petites fées, vous chantâtes sur mon sommeil bien doucement, sous vos longues chevelures, petites fées, dans la forêt du charme et de l' enchantement. Dans la forêt du charme et des merveilleux rites, gnomes compatissants, pendant que je dormais, de votre main, honnêtes gnomes, vous m' offrîtes un sceptre d' or, hélas ! Pendant que je dormais. p116 J' ai su depuis ce temps que c' est mirage et leurre les sceptres d' or et les chansons dans la forêt ; pourtant, comme un enfant crédule, je les pleure, et je voudrais dormir encor dans la forêt. Qu' importe si je sais que c' est mirage et leurre ! CANTIL., FUNER., PAR LA DOUCE p117 Par la douce pitié qui s' attendrit au pli, pourtant dur, de ta lèvre, inaccessible amante, saurais-tu donc effacer la marque infamante que la vie imprima sur mon front assoupli ! Sois, au moins, la main qui berce, et lorsque a faibli mon orgueil, et ce pendant que geint la tourmente, abrite-moi comme d' une magique mante, des ténèbres de ta chevelure d' oubli ; p118 et que de tes yeux la translucide prunelle me verse la fraîcheur et la paix solennelle de la mare endormie en un lit de roseaux. Mais surtout garde-toi bien close, et taciturne, tel que sous le soleil un augural oiseau. -car mon âme frémit de regarder dans l' urne. CANTIL., FUNERAIL., ET J' IRAI p119 Et j' irai le long de la mer éternelle qui bave et gémit en les roches concaves, en tordant sa queue en les roches concaves ; j' irai tout le long de la mer éternelle. Je viendrai déposer, ô mer maternelle, parmi les varechs et parmi les épaves, mes rêves et mon orgueil, mornes épaves, pour que tu les berces, ô mer maternelle. p120 Et j' écouterai les cris des alcyons dans les cieux plombés et noirs comme un remords, leurs cris dans le vent aigu comme un remords. Et je pleurerai comme les alcyons, et je cueillerai, triste jusqu' à la mort, les lys des sables pâles comme la mort. CANTIL., INTERLUDE TTE LA BAB. p123 Toute la babiole voilà pourtant le but inepte des choses. les fins parfums de la jupe qui froufroute le long du trottoir blanc comme la grand' route, les lourds parfums de la lourde chevelure, nattes au dos, torsades sur l' encolure. La pénitence après le péché, sans doute l' orgueil et l' avarice et l' envie, et toute la babiole ; et l' amour de la nature, et même la lune à travers la verdure ; p124 et même la lune et même l' espoir, cette ô cette folie ! Et le soleil, ses hâles, et la pluie, et la tristesse des jours pâles. Et bouquets qu' on souhaite et bouquets qu' on jette. Et la bonne tiédeur des premières bûches, et sa gorge en les dentelles et les ruches. CANTIL., INTERLUDE, LA LUNE ... p125 La lune se leva bizarrement cornue parmi les tulipiers au bout de l' avenue, ce soir. ô la villa proprette et ses blancs murs, et son balcon de bois chargé de raisins mûrs. ô la brise d' été qu' embaumaient les ramures en fleurs, qu' embaumaient les pins et la haie aux mûres l' air de violon qui s' est plaint soudain : connu, air connu, très doux et comme ressouvenu. p126 Le vin que nous buvions sentait la peau de l' outre. Je vous pris les deux mains, mais vous passâtes outre, ce soir, sur le balcon où grimpaient des muscats. Pire que bonne vous fûtes et je fus sage. Vous aviez un bouquet de cassie au corsage, et votre cou cerclé d' un collier de ducats. CANTILENES, INTERLUDE, GESTE p127 Alme fleur, fleur d' éden, hanebane d' enfe. Ta bouche, et tes seins lourds que d' or tissé tu brides ! -nous allions par les bois pleins de monstres hybrides, toi de pourpre vêtue et moi bardé de fer. Sous mon épée-alors-plus prompte que l' éclair, crânes fendus, les dos troués, les yeux stupides, tombaient les nains félons et les géants cupides. Et les citoles des jongleurs sonnaient dans l' air. p128 -docile au joug, qu' il eût fallu que j' abolisse, j' ai trop longtemps humé la saveur du calice, quand l' ennemi veillait sur les quatre chemins. Le palais fume encore et l' île est saccagée. -quel sortilège impur en guivre t' a changée, toi qui berçais mon coeur avec tes blanches mains ? CANTIL., INTERLUDE, NEVER MORE p129 Le gaz pleure dans la brume, le gaz pleure, tel un oeil. -ah ! Prenons, prenons le deuil de tout cela que nous eûmes. L' averse bat le bitume, telle la lame l' écueil. -et l' on lève le cercueil de tout cela que nous fûmes. p130 ô n' allons pas, pauvre soeur, comme un enfant qui s' entête, dans l' horreur de la tempête rêver encor de douceur, de douceur et de guirlandes. -l' hiver fauche sur les landes. CANTIL., INTERLUDE LE RHIN I p131 Aux galets le flot se brise sous la lune blanche et grise, ô la triste cantilène que la bise dans la plaine ! -elfes couronnés de jonc, viendrez-vous danser en rond ? CANTIL., INTERL., LE RHIN, II p132 Hou ! Hou ! Le héron ricane pour faire peur à la cane. Trap ! Trap ! Le sorcier galope sur le bouc et la varlope. -elfes couronnés de jonc, Viendrez-vous danser en rond ? CANTIL., INTERL., LE RHIN, III au caveau rongé de mousse l' empereur à barbe rousse, le front dans les mains, sommeille. Le nain guette la corneille. -elfes couronnés de jonc, Viendrez-vous danser en rond ? CANTIL., INTERL., LE RHIN, IV p133 mais déjà l' aurore émerge, de rose teignant la berge, et s' envolent les chimères comme un essaim d' éphémères. -elfes couronnés de jonc, vous ne dansez plus en rond ! CANTILEN., INTERLUDE, FLORENCE p135 Le soleil brille et brûle dans un ciel indigo. L' Arno coule très jaune sous le Ponte-Vecchio. à Fiesole, aux Cascines, viale dei colli, les marquises exquises, oeil noir et teint pâli, p136 adressent des sourires et des signes savants du fond de leurs calèches aux cavaliers servants. Et dans la ville-neuve les sons des clavecins se mêlent aux prières d' obèses capucins. CANTILEN., INTERLUDE, VIGNETTE p137 Elle mire au miroir son visage où neigea la poudre odorante et que relève une mouche. -on jurerait, vraiment, que le tuteur se mouche, à côté, d' illicite façon. Mais déjà le cavalier de fer de l' antique horloge a clamé le quart de cinq de sa stridente bouche. Le griffon noir, que la camériste frisa d' un art sûr, tout en taquinant une babouche, p138 attend, sur le fauteuil ample en velours d' Utrecht. -le corsage, à ramage. A traîne et zinzoline, la jupe. Et, comme elle va sortir en berline découverte, elle pique avec un geste sec des asphodèles, dans sa chevelure belle, belle et bleue et parfumée et qui se rebelle. CANTILEN., INTERLUDE, MADRIGAL p139 Incarnate et dodue et narguant les chloroses, avec ta bouche rutilante et ton maintien impudique, et ton front que le remords chrétien ne saurait assombrir de hantises moroses ; avec tes seins petits et tes hanches décloses, et tes cheveux tordus, tu représentes bien ce conventionnel amour, que l' art païen -mais le nôtre-para de rubans et de roses. p140 Or, je rêve d' un temple aux doriques piliers où grimpent les volubilis parmi les mauves ; et dans le pur acier de tes prunelles fauves je vois des bois de myrte aux nymphes familiers, et des ruisseaux furtifs où boivent les dorcades, et qui coulent par mélodieuses saccades. CANTIL., INTERL., RUFFIAN, I p141 Dans le splendide écrin de sa bouche écarlate de ses trente-deux dents l' émail luisant éclate. Ses cheveux, pour lesquels une abbesse l' aima jadis très follement, calamistrés en boucles, tombent jusqu' à ses yeux-féeriques escarboucles- et ses cils recourbés semblent peints de çurma. CANTIL., INTERL., RUFFIAN, II p142 Sa main de noir gantée à la hanche campée, avec sa toque à plume, avec sa longue épée, il passe sous les hauts balcons indolemment. Son pourpoint est de soie, et ses poignards superbes portent sur leurs pommeaux, parmi l' argent en gerbes, la viride émeraude et le clair diamant. CANTIL., INTERL., RUFFIAN, III Dans son alcôve où l' on respire les haleines des bouquets effeuillés, les fières châtelaines, sous leur voile le front de volupté chargé, entassent les joyaux, les doublons et les piastres pour baiser ses yeux noirs vivants comme des astres et sa lèvre pareille au bétail égorgé. CANTIL., INTERL., RUFFIAN, IV p143 Ainsi, beau comme un dieu, brave comme sa dague, ayant en duel occis le comte de Montague, quatre neveux du pape et vingt condottieri, calme et la tête haute, il marche par les villes, traînant à ses talons des amantes serviles dont l' âme s' est blessée à son regard fleuri. CANTILEN., INTERLUDE, INTIMITE p145 Les rumeurs des hommes et des choses comme un flot expiré se sont tues. -tes beaux desseins que tu prostitues, ô mon coeur, compte-les, si tu l' oses. Des détritus de bouquets de roses parfument les brises abattues. -compte tes fiertés condescendues, et tes vains essors aux ailes closes. p146 -mais le doux ciel d' une nuit d' été bénit le sommeil de la cité ; au sort, va, n' en gardons pas rancune ! Puisque la vie est un sottisier, que je fume en face de la lune ma bonne pipe de merisier ! CANTIL., AIRS RECITS, MARYO p149 Auprès de la fenêtre, assise à son rouet, Maryo file la laine avec ses doigts fluets. Maryo file la laine, la soie et l' or aussi, pour faire la ceinture du beau klephte Ralli. p150 -" ne filez pas, la belle, la soie et l' or ainsi : une autre l' infidèle va prendre dans son lit. -je veux filer la laine, la soie et l' or aussi ; qu' il prenne, l' infidèle, une autre dans son lit ! -proche est la pentecôte, Maryo, le jour aussi où l' infidèle une autre va prendre dans son lit. " sa mère, sa grand' tante, et ses petits neveux, et ses trente servantes lui peignent ses cheveux. p151 Pour aller à l' église on lui met sur le sein la lune, et sur la bouche le rose du matin. L' évêque est à l' église, et les diacres aussi : une autre l' infidèle va prendre dans son lit. Maryo part à l' église, la lune sur le sein, et sur sa bouche rose le rose du matin. Et la voilà qu' elle entre dans ses habits dorés : les diacres et les chantres ne savent plus chanter p152 -" évêque, mon évêque, et vous diacres aussi, voilà, voilà ma femme ! " dit le klephte Ralli. " évêque, mon évêque, et vous diacres aussi, jamais une autre femme n' entrera dans mon lit ! " CANTILENES, LA MAUVAISE MERE p153 dans son jardin d' été, parmi les lauriers blancs, dans son jardin d' été, parmi les lauriers roses ; dans son jardin d' été la belle se repose, parmi les lauriers blancs, parmi les lauriers roses. p154 Assis à son côté, un étranger lui cause, lui cause tendrement parmi les lauriers blancs. -" mère, pourquoi causer avec un étranger, parmi les lauriers roses dans le jardin d' été ! -au bord du fleuve bleu où mouillent les frégates, mon fils, va donc jouer avec tes camarades. -je vais dire à mon père que tu causais, ma mère, avec un étranger, dans le jardin d' été. p155 -mon fils, viens dans ma chambre et je te donnerai du musc et des grains d' ambre, mon fils, viens dans ma chambre. " elle l' égorge ainsi qu' un agneau le boucher, elle arrache son coeur, le donne au cuisinier. Voilà que son mari par la plaine revient, il revient de la chasse avec ses vingt-deux chiens. Il apporte des lièvres et des chevreuils tués, pour son fils il apporte un cerf apprivoisé. p156 -" femme, dis à mon fils de venir me trouver, c' est pour lui que j' apporte le cerf apprivoisé. -ton fils est à jouer avec ses camarades ; ton fils est à jouer, viens boire et viens manger. " elle lui verse à boire dans un vase d' argent et lui sert à manger le coeur de son enfant. Et le coeur parle et dit : " qu' un mécréant me mange ! " et le coeur parle et dit : " que mon père m' embrasse. " p157 il égorge sa femme avec ses propres mains, il arrache son coeur et le jette à ses chiens. CANTIL., AIRS ..., NOCTURNE, I p159 Toc, toc, toc toc, -il cloue à coups pressés ; toc, toc, -le menuisier des trépassés. " bon menuisier, bon menuisier, dans le sapin, dans le noyer, taille un cercueil très grand, très lourd, pour que j' y couche mon amour. " CANTIL., AIRS..., NOCTURNE, II p160 toc toc, toc toc, -il cloue à coups pressés, toc toc, -le menuisier des trépassés. " qu' il soit tendu de satin blanc comme ses dents, comme ses dents ; et mets aussi des rubans bleus comme ses yeux, comme ses yeux. " CANTIL., AIRS..., NOCTUR., III toc toc, toc toc, -il cloue à coups pressés. Toc toc, -le menuisier des trépassés. " là-bas, là-bas près du ruisseau, sous les ormeaux, sous les ormeaux, à l' heure où chante le coucou, un autre l' a baisée au cou. " CANTIL., AIRS..., NOCTURNE, IV p161 toc toc, toc toc, -il cloue à coups pressés, toc, toc, -le menuisier des trépassés. " bon menuisier, bon menuisier, dans le sapin, dans le noyer, taille un cercueil très grand, très lourd, pour que j' y couche mon amour. " CANTIL., AIR DE DANSE, I p163 c' est la belle aux yeux, c' est la belle aux yeux de mûre, c' est la belle aux yeux de mûre ; la belle aux cheveux, la belle aux cheveux de mûre, aux cheveux soyeux. CANTIL., AIR DE DANSE, II p164 Elle porte les habits, les habits dorés du klephte, les habits dorés du klephte ; elle porte le fusil, le fusil doré du klephte et le yatagan aussi. CANTIL., AIR DE DANSE, III " pourquoi rire ainsi, compagnon, pourquoi donc rire ? Compagnon, pourquoi donc rire ? La belle lui dit. Il ne cessa pas de rire et lui répondit : CANTIL., AIR DE DANSE, IV p165 " je vois le soleil, je vois le soleil qui brille, je vois le soleil qui brille, et ton sein vermeil, et ton sein vermeil qui brille comme le soleil. " CANTIL., AIR DE DANSE, V c' est la belle aux yeux, c' est la belle aux yeux de mûre, c' est la belle aux yeux de mûre ; la belle aux cheveux, la belle aux cheveux de mûre, aux cheveux soyeux. CANTILENES, L' EPOUSE FIDELE p167 à la fraîche fontaine, sous le grand peuplier, à la fraîche fontaine s' arrête un cavalier. Son noir cheval est blanc d' écume et de poussière, il est blanc de la queue jusques à la crinière. p168 à la fraîche fontaine, sous le grand peuplier, à la fraîche fontaine s' arrête un cavalier. -" la belle qui puisez dans le seau d' or cerclé, versez au cavalier et versez à la bête. " elle verse de l' eau sans relever la tête, elle verse de l' eau avec un long sanglot. " -qu' avez-vous donc, la belle, à sangloter ainsi ? Avez-vous du chagrin, avez-vous du souci ? p169 -mon mari fait la guerre. Voilà sept ans à pâques. J' attends encore un an et puis j' entre au couvent. -votre mari, la belle, est mort l' hiver dernier, et j' ai payé les chantres, les chantres et le prêtre. -si vous avez payé les chantres et le prêtre, je vous rendrai l' argent, l' argent et l' intérêt. -rendez-moi donc, la belle, rendez-moi le baiser que j' ai mis sur ses lèvres avant de l' enterrer ! p170 -comme des fleurs au vent mes baisers sont allés ! Je vous rendrai l' argent, l' argent et l' intérêt. -réjouis-toi, la belle, car je suis ton mari. J' ai dans mon escarcelle cent bagues de rubis. -pour les doigts de ma main vos bagues sont trop grandes ; passez votre chemin, seigneur, et Dieu vous garde. -dans ton jardin le myrte fleurit même en octobre, une lampe d' ivoire brûle dans ton alcôve. p171 -avec notre voisine vous avez bavardé. Des signes de mon corps dites, et je croirai. -un joli signe blond frise à ton cou de lait, un autre orne ton ventre et seul, je l' ai touché. -nourrice, ma nourrice. Va dresser notre lit, car c' est lui mon mari, c' est lui mon bien-aimé ! " CANTILEN., LA COMTESSE ESMEREE p173 sur un cheval tout noir à la crinière rousse, il galope sur la mousse. En toque de velours avec des plumes blanches il passe sous les branches. Au galop ! Au galop ! Il passe sous les branches avec ses plumes blanches. p174 Au trot ! Au trot ! Au trot ! Et son grand lévrier saute près de l' étrier. Il va pour épouser la fille de la reine, la reine sa marraine. Sur son cheval tout noir à la crinière rousse, il galope sur la mousse. Assise à son balcon, sans page et sans duègne. La comtesse se peigne. Et, quand elle sourit, des lys et des jasmins lui tombent dans les mains. p175 Avec un peigne d' or, sans page et sans duègne, la comtesse se peigne. -" beau capitaine qui passez, la mine fière, allez-vous à la guerre ? -je vais pour épouser la fille de la reine, la reine ma marraine. -comme un diamant bleu reluit ta barbe brune, mes cheveux sont clair de lune. -je vais pour épouser la fille de la reine, la reine ma marraine. p176 -et lorsque je souris, des lys et des jasmins me tombent dans les mains... " la belle dans ses bras, il passe sous les branches avec ses plumes blanches. Sur son cheval tout noir à la crinière rousse, il galope sur la mousse. Il n' épousera pas la fille de la reine, la reine sa marraine. CANTILEN., AIRS..., AGHA VELI p177 Dans la salle de sa maison, de sa maison aux cent fenêtres, avec ses pareils et ses maîtres il partage la venaison : parmi les fleurs des champs en gerbes ce sont des sangliers entiers, des chevreuils roux et des quartiers de cerfs aux ramures superbes. p178 Les eunuques silencieux versent les liqueurs parfumées dans les fines coupes gemmées et dans les hanaps précieux ; tandis que pour charmer la fête, des esclaves de Bassora dansent au son du tamboura avec un sabre sur la tête. Un oiseau rose, oiseau joli, oiseau qui parle, tel un homme, l' on ne sait d' où, l' on ne sait comme, il entre et dit : " Agha Véli ta belle aux yeux et ta blonde, ta blonde aux baisers de carmin, on va la marier demain au fils du roi de Trébizonde. " p179 il va trouver ses chevaux roux, tachetés comme une panthère, qui du sabot bêchent la terre, la dent longue et l' oeil en courroux. -" plus vite qu' un cerf dans la plaine, plus vite que l' aile du vent, bien avant le soleil levant, au bout du monde qui me mène ? " un vieux cheval, cheval pur sang, aux flancs meurtris de mainte entaille dans le combat et la bataille, hume la brise en hennissant : -" plus vite qu' un cerf dans la plaine, plus vite que l' aile du vent, bien avant le soleil levant, au bout du monde je te mène. " p180 ils laissent derrière les monts, derrière ils laissent les montagnes : par les forêts, par les campagnes, ils passent comme des démons. Les houx géants mordent la selle, et le sabot saigne au caillou, et dans l' air glacé le hibou les frôle, en fuyant, de son aile. Ils laissent derrière les monts, derrière, la campagne brune ; dans la rafale, au clair de lune, ils passent comme des démons. Le pic où la lamie hiverne est descendu sitôt monté, et le dragon épouvanté frissonne au fond de sa caverne, p181 ils vont, pareils à des démons, passant le gué, sautant le fleuve, ils vont, qu' il grêle, ils vont, qu' il pleuve, par les ravins et par les monts. Le sang zèbre sa peau de bistre, la vase lui monte aux mollets ; voilà que le pont du palais tremble sous leur galop sinistre. Nul chant de luth répercuté dans la tourelle et sous les porches ; de rouges languettes de torches oscillent dans l' obscurité. Une procession arrive escortant un cercueil tout blanc, et Véli demande, tremblant comme le roseau sur la rive : p182 -" les prêtres et les fossoyeux, dites, quelle est la jeune morte que dans ce cercueil on emporte couchée en ses cheveux soyeux ? -c' est la belle aux yeux bleus, la blonde, la blonde aux baisers de carmin ; elle allait épouser demain le fils du roi de Trébizonde. " CANTILENES, LA FEMME PERFIDE p183 l' eau du bain perle encore en ses cheveux de jais. Elle a mis pour sourcils le plumage des geais. Elle a mis dans ses yeux le jaspe et l' hyacinthe. D' argent tissé, de soie et d' or sa taille est ceinte. p184 Des roses du rosier elle a plein ses deux mains. Elle revient du bain à l' ombre des jasmins. Quatre tours de sequins ornent sa gorge altière. Elle revient du bain portée en sa litière. -" ô ma soeur, vous avez les yeux d' une houri. N' être pas votre frère, être votre mari ! -et si je suis ta soeur et femme de ton frère, va tuer mon mari, tu pourrais bien me plaire. -comment tuer mon frère ? Il faut une raison, il faut une raison pour cette trahison. -va le trouver et dis : " je veux que l' on partage ; pour moi la belle part je veux de l' héritage ! " p185 il serre son khandjar, il monte son cheval, et hop et hop il va galopant par le val. -" Kostandi, Kostandi, je veux que l' on partage ; pour moi la belle part je veux de l' héritage. -sois donc heureux, mon frère, et n' aie aucun souci. Pour toi la belle part, pour toi la mienne aussi. " la bonté de son frère amollit son courage. Le front sur les genoux, il sanglote de rage. Il serre son khandjar, il monte son cheval, et hop et hop il va galopant par le val. -" ma soeur de l' eau, de l' eau que je lave ma lame du sang de ton mari, car il a rendu l' âme. " p186 elle saisit un broc de vin clair, tellement dans sa joie effrénée elle a d' empressement. Il la prend par sa longue et belle chevelure, et lui tranche, d' un coup, la tête à l' encolure. La tête dans sa main, il monte son cheval, et hop et hop il va galopant par le val. -" mouds-la, meunier, et fais de la farine rouge, du fard pour la catin, et du fard pour la gouge. " CANTILENES, AIRS..., LA VEUVE p187 la jeune femme chante, au balcon assise, et sa triste chanson pleure dans la bise. La jeune femme chante et tous les bateaux carguent leur voilure et baissent leurs drapeaux. Un vaisseau de guerre, une grande galère, garde ses drapeaux et sa voilure entière. " baisse, mon vaisseau, baisse ton pavillon, car ce que je chante est bien triste chanson : p188 il me fallait du lait de guivre, et la graisse du grand cerf nourri par la main de l' ogresse, pour guérir le mal de mon pauvre mari qui se tordait au lit malade et flétri. Le temps de monter sur les rochers de neige, le temps de préparer pour la guivre un piège, le temps de revenir, mon pauvre mari qui se tordait au lit, malade et flétri, la croix de la tombe a pris pour belle-mère, et pour épouse, hélas ! Il a pris la terre. " CANTILEN., LA VIEILLE FEMME... p189 elle entendit geindre un corbeau pelé, la vieille femme de Berkeley. Elle l' entendit geindre sur sa tête, dans le val de Nith, pendant la tempête. Et la vieille dit : " je vais mourir, le moine mon fils, qu' on l' aille quérir ; p190 qu' on aille quérir ma fille la nonne. Je vais mourir, et Dieu me pardonne ! " son fils et sa fille nuitamment vinrent, amenant le saint sacrement. La vieille tressaillit lorsqu' ils entrèrent, et ses yeux révulsés se dilatèrent. La vieille crispa ses doigts maigris, la vieille hurla d' effroyables cris : " ah ! Miséricorde ! éloignez vite le saint sacrement, car je suis maudite. J' ai mangé sans dégoût et sans remords, pendant le sabbat, de la chair de morts. p191 J' ai su le secret des philtres infâmes, et l' herbe qui fait avorter les femmes. Pour raviver mes poumons gangrenés j' ai humé l' haleine des nouveau-nés. Bientôt de l' enfer je serai la cible, et mon crime, hélas ! Est irrémissible ! Aspergez mon linceul d' eau sainte, et puis placez sur mon sein des branches de buis. Que dans l' église une forte chaîne attache au pavé mon cercueil de chêne. Que des cierges bénits en quantité baignent mon cercueil de leur clarté. p192 Que des prêtres récitent des prières, pendant trois jours, pendant trois nuits entières. Que les gros bourdons aux lourds battants, que les bourdons sonnent fort et longtemps. Ma fille, mon fils, faites de la sorte, pour préserver des démons la morte. " la vieille femme se tut soudain, et son regard devint incertain. Le sang se figea sous sa peau glacée. La vieille femme était trépassée. On l' aspergea d' eau bénite, et puis on mit sur son sein des branches de buis. p193 Au milieu de l' église une chaîne solide fixa son cercueil de chêne. De grands cierges blancs en quantité lui firent un nimbe de clarté. Tout autour des prêtres récitèrent la messe, et cinquante chantres chantèrent. Et les gros bourdons aux lourds battants, les bourdons sonnèrent fort et longtemps. La première nuit, la clarté des cierges fut pure ainsi que des regards de vierges. Mais l' on entendit la voix des démons pareille au vent d' ouest balayant les monts. p194 Les prêtres récitaient la messe sainte, et leur zèle était mêlé de crainte. Et plus fort toujours les battants battaient, et plus haut toujours les chantres chantaient. Devant le cercueil le moine marmonne son rosaire, avec sa soeur la nonne. Et le coq chanta dans le matin clair, et les démons s' enfuirent dans l' air. La seconde nuit, un éclat sinistre vêtit les pécheurs d' ocre et de bistre ; et l' on entendit l' ululement des démons monter plus distinctement. p195 Les cloches sonnaient à toute volée, les chantres chantaient l' âme désolée, et les prêtres priaient tout tremblants pâles et tremblants sous leurs surplis blancs. Et rempli d' effroi le moine marmonne son rosaire, auprès de sa soeur la nonne. Et le coq chanta dans le matin d' or, et les démons s' enfuirent encor. La troisième nuit vint enfin. Livide, dans l' ombre où circule une odeur fétide, la flamme des grands cierges consumés, oscille dans les ustres gemmés. p196 Au loin les démons dansent une ronde, et l' on entend leur voix, leur voix qui gronde pareille au vent d' ouest et pareille aux flots qui battent les caps et les îlots. Et l' on entend leur bouche qui ricane comme une gueule de barbacane. Et les prêtres restent tout tremblants tremblants et muets sous leurs surplis blancs. Et la nonne et le moine son frère tombent la face contre la terre. Et les cloches, hélas ! Ne tintent plus, tant les sonneurs de terreur sont perclus. p197 Les saints claquent des dents au fond des châsses. Avec fracas s' écroulent les rosaces. Flambeaux éteints et psaumes finis, gloire à l' enfer et péchés punis ! Alors, brisant les verrous de la porte un démon vient pour emmener la morte. Un grand démon à l' oeil phosphorescent : l' église semble rouge de sang. à son appel, malgré cordes et chaîne, s' ouvre à l' instant le lourd cercueil de chêne " péchés punis, et gloire à l' enfer ! Reconnais-tu messire Lucifer ? " p198 la morte se leva blafarde et roide, son linceul trempé d' une sueur froide. Sur la route un cheval les attendait qui par les naseaux des flammes rendait. Le démon fit monter la vieille en croupe, et partit au galop avec sa troupe. Il partit au galop par des chemins dont le roi Christus garde les humains ! CANTIL., CHEVAUCHEE DE LA MORT p199 La mort chevauche dans la nuit, à travers la plaine. Le vent de la nuit à travers la plaine halène ; le vent halène dans les ajoncs et sur les prêles. La mort monte un hongre pie et borgne aux jambes grêles. Et les trépassés sont pendus par la chevelure, sont pendus par les pieds, à la queue, à l' encolure, p200 l' encolure du hongre borgne qui caracole. La mort chevauche à travers la nuit, comme une folle. Les vieillards disent : bonne mort, cesse un peu ta course nous boirons, dans le creux de nos mains, à cette source. Et nous-disent les beaux garçons et les belles filles- pour faire des bouquets nous cueillerons des jonquilles. CANTIL., PUR CONCEPT, FI ! ... p203 fi ! Du monitor attendu, et de l' éternel leurre, trêve ! le philtre de la coupe brève sur la poussière est répandu ; le philtre est bu par la poussière. p204 -dans le crible de la sorcière qui donc regarder osera, regarder et s' y reconnaître ! -sur ce qui fut ou qui sera, mon âme, fermons la fenêtre. CANTIL., PUR CONCEPT, LE BURG p205 le burg immémorial, de ses meurtrières semble darder un oeil dur sur les temps mal-nés, et de ses porches les silences obstinés recèlent les serments gardés et les prières. Au jardin de la fée où les échos sont tus du prime éveil qui se résorbe en l' immuable baume, elle, contre la vie irrémédiable, s' ouvre la fleur dispensatrice des vertus. p206 Et c' est ici le beau palais de la huée où dansent les coulpes en toquet de grelots. -tel le burg, gésir d' austère silence clos ; fleurir en soi, telle la fleur insexuée. CANTIL., PUR CONCEPT, SS LA... p207 Sous la rouille des temps je suis un vieux blason. -chère galère avec ta riche cargaison, es-tu prise à jamais dans les glaces du pôle ? -voici l' heure qui tinte et la chanson du saule. mon regard fatigué contemple l' horizon monotone, à travers les barreaux d' une geôle. -je suis l' herbe fauchée et l' arbre que l' on gaule. -voici l' heure, male heure, et la male saison. p208 Mais que me font ces fleurs qui meurent sur la tige, et ces parfums remémorés, et le vertige des royales splendeurs et des épiscopats ; car mieux que dans la nuit close des sépultures, daimôn auguste du concept, oh ! N' ai-je pas trouvé l' oubli sacré, dans tes prunelles dures ! CANTIL., PUR CONCEPT, LS PALES p209 Les pâles filles de l' argile s' en vont hurlant par les chemins, et dans un transport inutile sur leurs seins nus crispent leurs mains. Lèvre vaine de ses carmins, orgueil de la hanche nubile, senteurs fugaces de jasmins. ô cette extase puérile ! p210 Toi, dans qui j' ai constitué pour me consoler de la terre, l' amour stérile et solitaire, dors ton sommeil impollué sous la pierre que ne soulève que la force occulte du rêve. CANTIL., PUR CONCEPT, DANS LE p211 Dans le chêne rugueux sculptée, tu gis sur les feuillets du livre où ma patience s' enivre, tête de la décapitée. Lorsque mon âme cahotée réclame en vain l' oubli de vivre, ta prunelle auguste me livre la loi par le destin dictée. p212 Et pour un instant le souci inexpugnable, et tout ceci qui rampe, fruste et périssable, se dispersent comme du sable ; et mon esprit monte et descend dans l' air lucide et latescent. CANTIL., PUR CONC., LA DETRESSE p213 La détresse dit : ce sont des songes anciens, des songes vains, les danses et les musiciens. La tête du roi ricane du haut d' une pique ; les étendards fuient dans la nuit, et c' est la panique. La décrépitude dit : êtes-vous fous, vraiment, vraiment, êtes-vous fous d' avoir encor cette pose, d' avoir encor sur les dents ce sourire charmant, ce sourire devant le miroir, et cette rose dans votre perruque, ah ! Vraiment, quelle est cette pose ! p214 Le temps dit : je suis le temps, un et si simultané, et je stagne en ayant l' air de celui qui s' envole, mirage fruste et kaléïdoscope frivole, je vous leurre avec l' heure qui n' a jamais sonné. Alors Maya, Mayâ l' astucieuse et la belle, pose ses doigts doux sur notre front, qui se rebelle et câline susurre : espérez toujours, c' est pour votre sacre que vont gronder les cymbales vierges, et vous aurez l' or et la pourpre de Bedjapour, esclaves dont le sang teint les cordes et les verges. TIDOGOLAIN p217 La dame-en robe grivelée- par le verger s' en fut allée. Belle de corps et d' air hautain, les yeux comme cieux du matin ; au col un collier de cinq onces, et dans ses cheveux de jaconces un large cercle d' or battu, avec des pierres de vertu. p218 Or, portant le bracet fidèle un nain marchait à côté d' elle, un nain ni tant fol ni vilain qui avait nom Tidogolain : " j' ai fin samit. Au doigt j' ai rubacelle, j' ai daguette à pommeau de diamant. De doubles d' or lourde est mon escarcelle ; sur mon chapel et plume et parement. Las ! Réjoui ne suis aucunement : que fait-il, faste, et que fait opulence ? Amour occit mon coeur de male lance. J' ai destrier qui, sans qu' on le harcèle, bondit crins hauts et le naseau fumant ; le frein de gemmes et d' argent ruisselle, de pourpre est le caparaçonnement. Las ! Sans armet, ma tête dolemment penche, et mon bras de fer est sans vaillance. Amour occit mon coeur de male lance. p219 Anne, Briande, et Doulce la pucelle aux cheveux blonds, plus blonds que le froment, et la dame de Roquefeuilh, et celle pour qui mourut le roi de Dagomant, m' offrent joyeux réconfort ; mais comment auraient-elles à mes yeux précellence ? Amour occit mon coeur de male lance. Princesse, pouvez seule à mon tourment porter nonchaloir et allègement, car c' est de la tour de votre inclémence qu' amour occit mon coeur de male lance. " ainsi chanta Tidogolain le nain ni tant fol ni vilain. (dans l' air tiédi de la venelle fluaient des senteurs de canelle, de spicpètre et de serpolet.) et la dame dit : ce me plaît. MELUSINE, I p223 Raimondin chevauche et son cheval l' emporte, les rênes au col, à travers les futaies. Le vent berce sur l' eau l' ombre des futaies ; sur l' eau la lune est blanche comme une morte. p224 Moins blanc sur l' eau le clair de la lune flotte, moins blanc que le visage dolent du comte. Bien dolent, bien dolent est le coeur du comte. Dans la futaie et sur l' eau le vent soufflotte : " les unes, sous les hauts hennins, l' oeil à mainte feintise idoine, aux traînes que portent des nains par les escaliers de sardoine ; d' autres, dont la grâce florit comme une branche neuve, et toutes ; et la pucelle qui sourit au chevalier vainqueur des joutes : p225 festins mentis aux affamés, promise nef qui soudain cule, leurres de fleuves tôt humés dans la hagarde canicule... indicible, et le front vêtu de pierres gemmes en guirlande, par quel géant gardée es-tu aux grottes de Nortoberlande, la prime et l' ultime, et pennon où l' aure des promesses joue, et molette de bon renom brochant le désir qui s' ébroue ! " le vent berce sur l' eau l' ombre du bouleau, le vent berce la blanche lune sur l' eau. p226 De la futaie une gente dame sort, très doucement elle chante un très doux chant ; le comte a le coeur abusé du doux chant, le comte ne sait pas s' il veille ou s' il dort : " les papemors dans l' air violet vont, et blonds et blancs comme du lait. Blonde suis, blanche comme du lait, en gone de velours violet. Les diaspes et les caldonies dardent sur mes tresses infinies. Mes pers yeux, mirances infinies, fanent diaspes et caldonies. p227 Feuilles et pétales parfumés, montent, montent les rosiers ramés. Ainsi que fleurs aux rosiers ramés, A mon buste mes seins parfumés. Des citoles avec des saltères frémissent aux soirs des périptères. Ma parole aux soirs des périptères fait taire citoles et saltères : targe sur les dangers ennemis et bel-accueil ceux-là sont promis, sire comte, à votre voeu promis plus haut que les pensers ennemis. " MELUSINE, II p228 le vent souffle, souffle à travers la boulaie, le cheval porte Raimondin, à sa guise. Sans qu' il lui tire la bride ou le conduise, le cheval galope à travers la boulaie. p229 Le comte est pâle comme un mort sous le heaume, sous le haubert dur son coeur garde une plaie. Le vent souffle, souffle à travers la boulaie. Elle frissonne au vent, l' aigrette du heaume : " sur le haut lit par l' évêque bénit, et fleuri d' écarlates tentures de Constantinople, -le si doux chant chantait juste, -la dame a guéri mon coeur, de sa main, ambre de Constantinople, de ses clairs yeux, écus d' or et de sinople. Sur l' oreiller par l' évêque bénit, tout brodé d' oisillons volants, sous les lambrequins en dôme, -le si doux chant chantait juste, -mon rêve a goûté parmi la pompe de sa chevelure en dôme, le sûr fruit de son corps, magistère et baume. p230 Las ! Las ! Trop tard, trop tôt la male-bouche parla ; le mal-souci parla de forfait et de rite. Mon dieu, se pourrait-il, oh ! Se pourrait-il cela, hideux simulacre et démoniaque rite, sur la couette par l' évêque bénite ! " le vent berce sur l' eau l' ombre du bouleau. De la futaie un triste, triste chant monte. Le vent berce la blanche lune sur l' eau. Il ne sait pas s' il veille ou s' il dort, le comte. " spectre clément à la vie, et comme de se voir réel il avait peur ; ah ! Grand' peur il avait du labeur opiniâtre et failli de l' homme. p231 L' anacampsérote au suc vermeil est éclose : au coeur las panacée ; au flux de son aile cadencée l' Iynge berce l' amer sommeil. Mais le jaloux, dont la voix incite, s' essore des marges du missel et dit : qu' il nous faut rompre le scel de l' incantation illicite. Alors c' est la chute et le confin du fier palais qu' abritait la nue ; et voici qu' Entélékhia nue rampe en le jour vertical et vain. " 3 Poèmes et sylves / Jean Moréas PELER. PASSION. 1886-90 AGNES p9 Agnès il y avait des arcs où passaient des escortes avec des bannières de deuil et du fer lacé, des potentats de toutes sortes -il y avait-dans la cité au bord de la mer. Les places étaient noires et bien pavées, et les portes, du côté de l' est et de l' ouest, hautes ; et comme en hiver la forêt, dépérissaient les salles de palais, et les porches, et les colonnades de belvéder. C' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était aux plus beaux jours de ton adolescence. p10 Dans la cité au bord de la mer, la cape et la dague lourdes de pierres jaunes, et sur ton chapeau des plumes de perroquets, tu t' en venais, devisant telles bourdes, tu t' en venais entre tes deux laquais si bouffis et tant sots-en vérité, des happelourdes ! - dans la cité au bord de la mer tu t' en venais et tu vaguais parmi de grands vieillards qui travaillent aux felouques, le long des môles et des quais. C' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était aux plus beaux jours de ton adolescence. Devant ta tante madame la prieure, que tu sentisses quelque effroi lorsque parlait d' excommunication majeure le vieux évêque en robe d' orfroi, - tu partais, même à l' encontre du temps et de l' heure, avec Hans, Gull, Salluste et Godefroy, courir la bague, pour amuser la veuve aux yeux couleur de roy. C' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était aux plus beaux jours de ton adolescence. p11 Bien assise était la demeure, et certe il pendait des filigranes du perron ; et le verger fut grand où hantait la calandre diserte. Et quant à la dame, elle avait ce geste prompt, ce " ce me plaît " qui déconcerte ; et quant à la dame, elle avait environ septante et sept saphirs avec un cercle de couronne à son front. C' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était la plus noble dame de la cité. Certes les fleurs florirent, et le dictame florit au verger qui fut grand, en effet ; toute fleur florit au verger, et quant à la dame, son penal d' arroi fut fait de ces riches draps que rien n' entame, et ses cavales étaient vénètes, et l' on pouvait en compter cent, et nulle bête qui soit en mer ni en bocage qui ne fût à fin or portraite sur son chevet. C' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était la plus noble dame de la cité. p12 Claire était la face de la dame, telle la fine pointe du jour, et ses yeux étaient cieux marins ; claire était la face de la dame et de parfums ointe. Claire était la face de la dame, et plus que purpurins fruits, fraîche était la bouche jointe de la dame. Et pour ses crins recercelés, ne fussent les entraves d' ivoire, eussent encourtiné ses reins. C' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était la plus belle dame de la cité. Cieux marins étaient les yeux de la dame et lacs que rehausse la sertissure des neiges, et calice ce pendant qu' il éclôt, était sa bouche ; et ni la blonde Isex, ni la fausse Cressida, ni Hélène pour qui tant de barons descendirent dans la fosse ; ni Florimel la fée, et ni l' ondine armée de son trident, ni aucune mortelle ou déesse, telle beauté en sa force ne montrèrent, de l' aurore à l' occident. C' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était la plus belle dame de la cité. p13 " soeur douce amie " , lui disais-tu, " douce amie, les étoiles peuvent s' obscurcir et les amarantes avoir été que ma raison ne cessera mie de radoter de votre beauté ; car Cupidon ravive sa torche endormie à vos yeux, à leur clarté, et votre regarder " , lui disais-tu, " est seul mire de mon coeur attramenté. " c' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était par un soir de la mi-automne. " vos cheveux traînent jusqu' en bas et nimbent votre face, et vos sourires sont les duègnes de votre vertu ; ah ! Prenons garde que notre âme ne se fasse putain, madame " , lui disais-tu. " vos cheveux traînent, et vos yeux portent d' azur à la fasce d' or, et votre corps est de lys vêtu ; ah ! Prenons garde que notre désir ne se farde pareil à quelque gnome tortu. " c' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était par un soir de la mi-automne. p14 " soeur douce amie " , lui disais-tu, " mon coeur est moire d' eaux claires sous les midis. Madame " , lui disais-tu, " mon coeur est grimoire tout couvert de signes maudits ; et je vous eusse cédée pour mille besants et voire pour quelques maravédis. Soeur douce amie " , lui disais-tu, " pieux cloître est mon coeur, et sainte fleur en paradis. " c' était (tu dois bien t' en souvenir), c' était par un soir de la mi-automne. PELER. PASSION. - LE DIT... p17 Le dit d' un chevalier qui se souvient Joël est dans sa tour assis, sa tour et sa tourelle. C' est quand dans les bois épaissis la feuille renouvelle. Pour lui il n' est mai ni printemps, il n' est philtre ni baume, euh, las ! Car il aura cent ans, vienne la Saint-Pacôme. A-t-il fait joutes et bouhour, a-t-il suivi la guerre ! Mais que, surtout, du mal d' amour son coeur n' en avait guère ! p18 Coeur fol, coeur en souci ! Serment de femme, écueil au havre ! Gentil amour, plus durement que tous gens d' armes, navre. Voeux liés, déliés, lien loyal qu' il soit, qu' il mente, ah, maille, maille ! Au mal, au bien, quand vient la mort charmante, la souvenance va musant. - Le jeu plaisant ! Et c' est ainsi que, sans douloir, Joël se remémore madame Emelos, gente à voir, qui s' est livrée au More. Puis c' est Esmérée, Anne, Snor, Viviane, Junie, Mab, et la reine Aliénor, comme rose épanie. C' est Fanette, au visage clair, qu' un goujat rendit mère ; p19 et dans sa gonelle de fer, pareille à la chimère, la châtelaine d' Yverdun qui avait nom Briande ; pour elle il a fendu plus d' un écu à large bande. Laquelle encore ? (qui l' eût dit ! ) Sanche aux façons hautaines, qu' il a surprise dans son lit avec trois capitaines ; Alalète, au chef reluisant. - Le jeu est plaisant ! La bouche folâtre à dessein, grêle parmi les hanches ; sous le siglaton fin son sein ; neige qui sied aux branches, neige sur la forêt d' hiver, fleur de la neuve épine : ses flancs sous la pourpre et le vair a riche sébeline. Beaux semblants et doux accoler, p20 plus que fruit de maraude, c' est Aude, encline à s' accoupler ainsi qu' une chienne chaude. Pour elle il eût les dés faussé, comm' pipeur détestable ; pour elle il eût chevaux pansé, et mules, à l' étable. Pour elle il s' est parjuré ; bref, n' étant plus guère riche ou d' or monnayé, ou de fief, avec le duc d' Autriche, par la Flandre il s' en fut gueusant. - le jeu est plaisant ! PEL. PAS., AUTANT EN..., EPIT. p23 épitre et votre chevelure comme des grappes d' ombres, et ses bandelettes à vos tempes, et la kabbale de vos yeux latents, - Madeline-aux-serpents, Madeline. Madeline, Madeline, pourquoi vos lèvres à mon cou, ah, pourquoi vos lèvres entre les coups de hache du roi ! Madeline, et les cordaces et les flûtes, les flûtes, les pas d' amour, les flûtes, vous les voulûtes p24 hélas ! Madeline, la fête, Madeline, ne berce plus les flots au bord de l' île, et mes bouffons ne crèvent plus des cerceaux au bord de l' île, pauvres bouffons, pauvres bouffons que couronne la sauge ! Et mes litières s' effeuillent aux ornières, toutes mes litières à grands pans de nonchaloir, Madeline-aux-serpents. PEL. PAS., AUTANT..., INVEST. p25 L' investiture nous longerons la grille du parc, à l' heure où la Grande Ourse décline ; et tu porteras-car je le veux- parmi les bandeaux de tes cheveux la fleur nommée asphodèle. Tes yeux regarderont mes yeux, - à l' heure où la grande Ourse décline. Et mes yeux auront la couleur de la fleur nommée asphodèle. p26 Tes yeux regarderont mes yeux, et vacillera tout ton être, comme le mythique rocher vacillait, dit-on, au toucher de la fleur nommée asphodèle. PEL. PAS., AUTANT..., CHANSON p27 Les courlis dans les roseaux ! (faut-il que je vous en parle, des courlis dans les roseaux ? ) ô vous joli' fée des eaux. Le porcher et les pourceaux ! (faut-il que je vous en parle, du porcher et des pourceaux ? ) ô vous joli' fée des eaux. p28 Mon coeur pris en vos réseaux ! (faut-il que je vous en parle, de mon coeur en vos réseaux ? ) ô vous joli' Fée des eaux. PEL. PAS., AUTANT..., CHANSON p29 on a marché sur les fleurs au bord de la route, et le vent d' automne les secoue si fort, en outre. La malle-poste a renversé la vieille croix au bord de la route, elle était vraiment si pourrie, en outre. L' idiot (tu sais) est mort au bord de la route, et personne ne le pleurera, en outre. PEL. PAS., AUTANT..., CHANSON p31 Vous, avec vos yeux, avec tes yeux, dans la bastille que tu hantes ! Celui qui dormait s' est éveillé au tocsin des heures beuglantes. Il prendra sans doute son bâton de route dans ses mains aux paumes sanglantes. Il ira, du tournoi au combat, à la défaite réciproque ; qu' il fende heaumes beaux et si clairs, son pennon, qu' il ventèle, est loque ! Le haubert qui lace sa poitrine lasse, si léger ! Il fait qu' il suffoque. p32 Ah, que de tes jeux, que de tes pleurs aux rémissions tu l' exhortes, ah laisse ! Tout l' orage a passé sur les lys, sur les roses fortes. Comme un feu de flamme ton âme et son âme, toutes deux vos âmes sont mortes. PEL. PAS., AUTANT..., CHOEUR p33 Hors des cercles que de ton regard tu surplombes, démon concept, tu t' ériges et tu suspends les males heures à ta robe, dont les pans errent au prime ciel comme un vol de colombes. Toi, pour qui sur l' autel fument en hécatombes les lourds désirs plus cornus que des égipans, électuaire sûr aux bouches des serpents, et rite apotropée à la fureur des trombes ; p34 toi, sistre et plectre d' or, et médiation, et seul arbre debout dans l' aride vallée, ô démon, prends pitié de ma contrition ; éblouis-moi de ta tiare constellée, et porte en mon esprit la résignation, et la sérénité en mon âme troublée. PEL. PAS., AUTANT..., 1 JNE F. p35 Une jeune fille parle les fenouils m' ont dit : il t' aime si follement qu' il est à ta merci ; pour son revenir va t' apprêter. -les fenouils ne savent que flatter ! Dieu ait pitié de mon âme. Les pâquerettes m' ont dit : pourquoi avoir remis ta foi dans sa foi ? Son coeur est tanné comme un soudard. -pâquerettes, vous parlez trop tard ! Dieu ait pitié de mon âme. p36 Les sauges m' ont dit : ne l' attends pas, il s' est endormi dans d' autres bras. -ô sauges, tristes sauges, je veux vous tresser toutes dans mes cheveux... Dieu ait pitié de mon âme. PEL. PAS., AUTANT..., HIST.TE p37 Historiette de sa hache-ah qu' il est las- le chevalier aux blanches armes. à coups de hache rompre des casques-ah qu' il est las- le chevalier aux blanches armes. Et de la jolie fille de Perth, p38 et de Béatrix et de Berthe, et des robes à bordures de perles et des cheveux sur le cou-ah qu' il est las- et des bras autour du cou-ah qu' il est las- le chevalier aux blanches armes. De mourir-ah qu' il est las- le chevalier aux blanches armes. PEL. PAS., AUTANT..., JUD. C. p39 Le judicieux conseil pourquoi cette rage, ô ma chair, tu ne rêves que de carnage de baisers ! Mon âme te regarde, en tes joutes, hagarde ; mon âme ne veut pas de ces folâtres pas. p40 Aussi, parmi cette flamme, que venez-vous faire, ô mon âme ! Ah, laissez vos bouquets d' ancolie, et faites de façon que l' on vous oublie. PEL. PAS., AUTANT..., PARODIE p41 Ha, que l' on lève incontinent les caducées sur mon coeur. Et c' est assez de ces familiers crève-coeur ; et je m' en vais mettre des colliers et des rubans aux boucs qui hantent mes pensées. Et c' est assez, ô mon coeur, de ces traversées risibles. Et soyons les dévots cavaliers ; et soyons le palais aux joyeux escaliers ; soyons les danses qui veulent être dansées. p42 Soyons les cavaliers cruels. Soyons encor la farce espagnole : les dagues, les dentelles, la duègne, le tuteur et le corrégidor, et Don Garcie, et leurs cautèles mutuelles. -puis, viens, et que nous chantions, sur la harpe d' or. L' azur et la candeur, et les amours fidèles. PEL. PAS., AUTANT..., A JEANNE p43 Ah, rions un peu pendant que l' heure le souffre ; ah, rions sur le bord du gouffre. Oh, si bon il est de rire, quand on pense ; que nos coeurs loyaux n' auront point leur récompense. p44 Si j' avais toujours votre front proche, je serais sans peur et sans reproche. Mais loin de vos yeux je m' assimile au fou qui combat contre mille. PEL. PAS., ETREN. DE DOULCE, I p47 Ses yeux parmi ses joues, ses lèvres de couleur, ses yeux sont comme fleur de violette au bouquet joli. Et son sourire et son franc dire enchantent le mal qui me veut occire, mieux qu' en avril ni mai gentil oiseau du bois ramé ne berce somme de pastoureau : c' est pourquoi Doulce je la nomme. p48 Ni le nom de Mélusine pourtant, ni le nom d' Argentine ou de la comtesse de Flassand ni celui plus fameux de la reine qui mourut d' aimer, ne valent pour la nommer le nom qu' elle tient de sa marraine nom qui m' êtes courtois échanson de loyal heur, en ma chanson, las, faudra-t-il toujours vous taire ! ô doux nom si gracieux, qui faites pleurer mes yeux quand ma bouche vous profère. PEL. PAS., ETREN. DOULCE, II p49 Je suis le guerrier qui taille à grands coups d' épée dans la bataille ; son oeil est clair et son bras prompt à férir. Hélas ! Il va mourir ; car sous la dure maille par un trou hideux goutte à goutte fuit tout son sang et sa vie toute. Je suis le pauvre chevalier qui vendit son âme au diable-honte et diffame- pour de l' or pipé sitôt. p50 Vous qui semblable à la vierge Marie m' êtes apparue, ô dame au coeur haut, dame à l' âme fleurie, du toucher de votre main pure guérissez ma blessure, et que vos doux yeux me rachètent les cieux. PEL. PAS., ETREN. DOULCE, III p51 Ombre de casemate que roussit un vestige de falots, lacs sereins, frondants coteaux au déclin du char d' Hécate, corbeaux amis des gibets : noirs cheveux qui raffolez de pierreries, vous n' êtes pas les cheveux de ma dame. Ils ne sont pas non plus, ses cheveux, fin or. Aurores, bel Arcturus, fulves couchants, sur les champs Javelles, votre orgueil m' est vain et vaines vos métaphores. p52 Fragrante cargaison de nefs d' Arabie, mais qu' ils me sont soëfs les nobles cheveux châtains de ma dame, soit que sa main les apprête en bandeaux modestes sur sa tête, soit qu' ils l' encourtinent déliés, quand amène elle se fait à ma peine. PEL. PAS., ETREN. DOULCE, IV p53 Pour couronner ta tête, je voudrais des fleurs que personne ne nomma jamais. Lavande, marjolaine, hélianthème, et la rose que le luth vanta, et le lis sans tache que Perdita souhaitait pour le prince de Bohême ; l' oeillet, la primevère, les iris, et tous les trésors de Chloris : gerbe seraient pauvre et défaite pour couronner ta tête. PEL. PAS., ETREN. DOULCE, V p54 J' ai tellement soif, ô mon amour, de ta bouche que j' y boirais en baisers le cours détourné du Strymon, l' Araxe et le Tanaïs farouche ; et les cents méandres qui arrosent Pitané, et l' Hermus qui prend sa source où le soleil se couche, et toutes les claires fontaines dont abonde Gaza, sans que ma soif s' en apaisât. PEL. PAS., ETREN. DOULCE, VI p55 Parce que du mal et du pire mon âme absout tous les méchants, et que sur ma lèvre respire Orphéus, prince des doux chants, qu' au jardin de ma chevelure s' ébattent les ris et les jeux, que se lève le Dioscure dans la prunelle de mes yeux ; d' autres ont pu me croire : fête saoûle de drapeaux épanis, et clairons sonnant la défaite de l' indéfectible Erinnys ; p56 mais toi, sororale, toi sûre amante au grand coeur dévoilé, tu sus connaître la blessure d' où mon sang à flots a coulé. PEL. PAS., ETREN. DOULCE, VII p57 Certe, il ne sut une autre toi le roi qui dit la femme plus amère que la mort. Car, de vos lèvres pressées, vous êtes toutes douceurs, amour, jusqu' à vos lèvres courroucées. p58 Et, n' êtes-vous pas, aussi, le doux mois de Marie, si votre regard fait fleurie mon âme aux pâles couleurs ! PEL. PAS., ETREN. DOULCE, VIII p59 Tes yeux sereins comme le calme sur les flots de la mer, me disent : nous serons la palme sur ton sommeil amer, nous verserons dans ton coeur en péché -me disent- la paix et l' équité. Tes yeux me disent : pauvre âme aux pieds meurtris sur les mauvais chemins, tes lendemains p60 s' ils s' égaraient encore ! ... de tes couchers honnis nous serons l' alme aurore. En nous c' est la fontaine bénigne du pardon, nous vous serons l' antienne et le bourdon, pauvre âme en dure peine, - disent tes jeux. PEL. PASS., JONCHEE, DISCOURS p63 Du barat d' or affronteur, son diffame l' un apprête ; et de laurier imposteur, que l' hiver outrageux guette, l' autre couronne sa tête. De brigue point n' ai souci, ou de menteur faste, si, mon pouce, alerte tu mêles dessus les cordes jumelles, narguant envie et tous sots, les parlantes philomèles au susurre des ruisseaux. p64 ô qui, sur le double mont, d' un miel attique la coupe levez, dont la voix semond les buccins à riche houppe, nymphes, gracieuse troupe, à l' ignorant mal-appris, qui clos tenez vos pourpris, mon heureuse fureur-née sous vos lois fut ordonnée vers les assurés travaux, comme d' un frein est menée l' ardeur des jeunes chevaux. Aganippides, aux doux airs, dont la harpe se vante, nouvelle encore, par vous mon âme se sut savante ; pour que, maintenant, j' invente un art bien élaboré et du vulgaire abhorré, p65 c' est votre haleine fertile, sacrant ma bouche inutile, qui fait qu' indigne je sais, de gentil son et haut style, hausser le nombre français. PEL. PAS., JONCHEE, ELEG. 1ERE p67 élégie première ce ne fut quand des Pléiades le déclin pluvieux moleste le bois dénu. Alors zéphire éventait les jeux des grâces ; alors des linots tintait le sermon menu ; et l' épice, alors, abondait, et la rosée, soulas des jardins, lorsque ainsi tu parlas : " j' ai vu fuir et passer le temps qui nous devance, tel un cerf que jamais aucun chasseur ne joint. J' ai vu nos fleurs d' hier, printemps plein d' inconstance, et l' hiver et l' été, comme en un même point. p68 " ô pauvre bien-aimé, tout cet augure double s' est réflété dans moi, mieux qu' au clair d' un miroir ; voici la trêve, et si quelque chose me trouble, c' est la pitié que j' ai de ton vain désespoir. " laissons au coeur moins docte oser encor prétendre, et d' un vueil à cela mettre la vanité. Car ne le sais-tu pas ! Et que saurons-nous prendre à cette ombre dissoute avant d' avoir été ? " PEL. PAS., JONCHEE, ELEG. 2E p69 élégie deuxième plus durement que trait turquois, amour, plaisant doux archer, blesse rustiques garçons et grands rois. Par telle langueur et faiblesse, Dieu oublia et diffame eut David qui haïssait mollesse. Semblablement l' autre qui fut Salomon, si très sage augure, de grand renom piteux déchut. p70 Bouche feinte et feinte figure, yeux bénins aux gracieux lacs, honte cèlent et mal' mort dure : Agamemnon n' en eut soulas, aussi la forcenée Hélène le fit voir au duc Ménélas. Achille servit Polyxène ; chez la lydienne Herculus fila quenouillette aime-laine. De Stratonice, Séleucus souffrit empire et vasselage, de Chryséïde, Troïlus. Au gré d' un coloré visage, n' écouta les buccins retors Antoine, preux trop plus que sage. p71 Et tout docte, en nonchaloir fors de sa Faustine, Marc-Aurèle vit de cendre ses lauriers ords. Ainsi, en la bailli' de celle dont les cheveux passent l' or fin, (las ! Qui m' est félonne et cruelle), je cuide le permesse vain, et mon souffle n' a véhémence d' animer le roseau divin qui clamait mon nom par la France. PEL. PAS., JONCHEE, ELEG. 3E p73 élégie troisième Psyché, mon âme. Edgar Poe. c' était comme le champ de Pharsale : des blessés hideux mouraient sur le bord des fossés ; - là, où nous revînmes tous deux, avec Psyché, mon âme. et je lui dis " n' est-ce pas ? " et je lui dis " ces arcs comme ils s' écroulent, et ces butins quels oripeaux ! Ah, maudites étaient nos armes, et maudits nos drapeaux, Psyché, mon âme ! " p74 c' était comme un purgatoire, où des ombres aux abois levaient des fronts honteux, et se tordaient les doigts : - là, où nous revînmes tous deux, avec Psyché, mon âme. Et je lui dis " n' est-ce pas ? " et je lui dis " ah, ces damnés que chasse le regret, en fleurs bénignes de paradis qui jamais les mettrait, Psyché, mon âme ! " PELERIN PAS., JONCHEE, CARTEL p75 je dis à amour, mon ennemi : toi qui oses, page menu, prétendre sur moi quelque avantage, regarde le cimier que sur mon casque font bel-accueil aux vertes couleurs, et beau-parler, et l' oeilladé présage des dames belles, qui débonnaires me sont. Je dis à Amour, mon ennemi : ne vois-tu point orgueil gorgias mes brassards garnir à point, cuissards et tassette, et jusques à mon soleret qui point de gai courage ; et cet épieu que témérité en ma dextre a enté ! p76 à rompre lances, armure mal opportune, (amour me dit) je n' ai que faux-semblants, mais ce sont d' une qui souvent couard te rendit. PEL. PAS., JONCHEE, PASSE-TPS p77 Passe-temps blanc satin neuf, oeuf de couvée fraîche, neige qui ne fond, que vos tétins, l' un à l' autre revêche, si tant clairs ne sont. Chapelets de fine émeraude, ophites, ambre coscoté, semblables aux yeux dont soulas me fîtes, onques n' ont été. p78 Votre crêpe chef le soleil efface, et votre couleur fait se dépiter la cerise, et passe la rose en sa fleur. Joncade, coings farcis de frite crème, pâté, tarte (ô vous ! ), que vos gras baisers, voire de carême, ne sont pas plus doux. PEL. PAS., JONCHEE, CONTRE JU. p79 Contre Juliette pour vous garder de mal empire, pennon d' amour et gonfalon, je vous donnai ma chevelure couleur des flots sous l' aquilon. Boucliers aux tendres devises, écus de pleine loyauté, je vous donnai mes fiers yeux contre votre propre vulgarité. p80 Coupe de mélodie et baume, afin de vous extasier je vous donnai ma bouche vive, telles les roses au rosier. Dames d' atour et chambrières attentives à votre arroi, je vous donnai mes mains plus nobles que la couronne au front d' un roi. Et je vous donnai-ho ! Prodigue- et je vous donnai par monceaux, tous les trésors de ma pensée comme des perles aux pourceaux. PEL. PAS., JONCHEE, MON MAL... p81 Mon mal j' enchante toi, mauvais oeil, ou stellaire malignité, toujours de travers sonnée heure, ou qui que tu sois, être vilain, çà, tu me veux encore malfaire. Ne viens-tu pas, avec ta bouche d' autrefois, bruire et siffler ton antienne ? Ne vas-tu pas, à l' allégresse de mes doigts mêler ton geste, afin que je me ressouvienne ! p82 Depuis les jours, depuis ces jours on m' a tenu plus sûrement sur les fonds Aganippiques, ô gnome, et tu pourras savoir par le menu si j' ai l' âme gaillarde, et pour quel on me nomme ; car, même dans ta nuit, même battu à tes autans, d' un gracieux délire : je dirai le soleil levé, et le printemps, sur la plus haute corde de la lyre. PEL. PAS., JONCHEE, LE TROPHEE p83 Mirage coloré, fragrance de jeunes jardins, et de carrefour rance ; doux frôler susurré comme d' une source, râper anxieux comme d' une étoffe rebourse : il est un monstre. ô toi, ô toi, ton âge le connut alors que fleur il eut, et jusqu' au seuil de son automne empressé. p84 Ah toi, bénie qu' elle soit, la tutélaire voix qui terrassé le fit sur les pavois bruissant à ta fortune. Car n' es-tu pas celui pour qui ores en vain Saturne vente à la poupe, et qui peut, s' il le veut, goûter l' instant frivole comme un vin qui rit dedans la coupe ! PEL. PAS., ALL. P., EG. AEMIL. p87 églogue à Aemilius alors que j' étais, ô Aemilius, le nouveau temps et la feuille de primerole, que mon âge allait plus éclairci que l' eau de la source matutinale en sa rigole de gravier : devis ni son, fredons comme de tourtres et passes, n' envolaient de ma bouche aimée des Grâces, mais soupirer et complainte et tenson. p88 ô Aemilius, pourquoi, sur l' agreste flûte, ai-je dit l' automne maligne et le cortège des pluies, alors que Flora versait beau-riante l' étrenne de sa corbeille, et, d' un tortis, Cyprine mes boucles pressait, ô Aemilius, et la barbe, à peine, entour l' oreille me naissait ? L' été, maintenant, ronge l' ombre de mes pas ; la mi-été, maintenant, boit la rosée. Ah ! N' est-il pas levé, l' astre qui fait s' ouvrir la fleur tardive du safran ! Aemilius, Aemilius, voici bruire l' heure au roseau que mon souffle avive, l' heure de lamenter. Ore je vous vais dire : la folâtre Amarylle, et le joyeux Tityre. PEL. PAS., AL. P., EG. MA DAME p89 églogue à ma dame afin de bien louer les dons où vous avez chevance, que mon pouce n' a les fredons des poètes, honneur de la docte Provence ! p90 Ta bouche, sanguin piment, douce comme le moût de première cuvée, veut qu' on la sacre savamment, ainsi que d' un Arnaud fait la rime approuvée. Puis il me faut, d' un son et très mignard et coint, d' une cadence vive, telle de ce Jaufred que fine amour a point, vanter tes crêpes crins, couleur d' huile d' olive. Tes yeux, dorés comme cédrat, -sagettes et blandice- clament la pompe et l' apparat des vers qui, dans le Montferrat chantèrent Béatrice. Pour dire ta grâce et le teint tien, le plus beau du monde, que le bruit de ma voix n' atteint a ce Guillaume Cabesteint qui aima Sorismonde ! p91 Mais pour que je me deuille, ainsi que je le doi, de la pitié qui n' est en toi, il faudra que je creuse le roseau divin, éclatant, où le chèvre-pied souffla tant sa fureur amoureuse. PEL. PAS., AL. P., EG. ELLE E. p93 églogue à elle encore j' eusse pu me nourrir de miel nouveau, pendant des mois, et bien que l' on prétende que sa saveur trouble les sens, je n' eusse été, certes, tant dépourvu de sagesse que pour avoir, de ma lèvre, ah si peu ! Effleuré ta bouche, semblable au feu. p94 Bouche plus suave que le miel au creux des ruches amassé, bouche plus vive que les hauts pavots parmi la prée, accole, ô sa bouche, rebaise la bouche mienne, que tout forcené je devienne ! Ainsi, amour dernière à mon coeur née, par bois touffus et sente étronçonnée, j' irai, mené de mes fureurs errantes, jusques au val où les eaux sont courantes, et là, d' un saut, tôt me sera ravie cette langueur de vous, avec la vie. Alors, peut-être, un dieu sylvain me changera en arbre dru, dont la verdure forte, belle, t' abritera, lorsque l' Auster moiteux les grêles nous apporte. Alors, la Cyprine, peut-être, de mon corps défunt fera naître quelque haie aux jets éclatants, p95 et sur le retour du printemps je saurais encor te complaire, fleur en ta tête claire. Peut-être, aussi, serai-je mué, par celui qui son front pare d' une corne lisse, en roseau doucement remué : pour bercer ton sommeil, au solstice. PEL. PA., AL. P., EG. FRANCINE p97 églogue à Francine ô Francine sade, cueille, de tes doigts si bien appris, la rose, moite en sa feuille, le lys qui n' a pas de prix ! Des champs et des verts pourpris la fleurante nouveauté, las, demain aura été. N' es-tu pas fleurante pomme, ô Francine de renom, et tant frétillarde, comme tourterelle en sa saison ! Bientôt tu n' auras foison de plaisance, chef doré, ni visage coloré. p98 Or, ainsi, belle Francine, faisant nargue à vos foleurs, sénestre je vaticine toutes sortes de malheurs, en me couronnant de fleurs, sifflant de pastoraux airs dans mes chalumeaux diserts. PEL. PA., AL. P., EG. VERLAINE p99 églogue à Paul Verlaine pour avoir tant essoufflé des cornemuses criardes, au fredon têtu, d' une mauve guide cent brebis camuses ménalqu' de superbe vêtu. Maint bélier, et la profitable génisse qui nourrit ses deux nouveaux-nés, ornent l' étable de Mopse, si très nice à dire les chants alternés. p100 Thyrsis se rengorge d' une coupe ouvrée des mains du noble Alcimédon ; batte, opprobre de la montagne sacrée, d' un laurier de brigue eut guerdon. à toi, l' honneur des Lybéthrides agrestes, abreuvé des parlantes eaux, il ne sied prix que du son de tes doigts prestes sur les disparates roseaux, divin Tityre, âme légère ! Comm' houppe de mimalloniques tymbons ; divin Tityre, âme légère ! Comm' troupe de satyreaux ballant par bonds. PELERIN PASSIONNE, GALATEE p103 " oublie, ô Cyclope, sauve tes voeux du réseaux gracieux d' un regarder où tu te fis enclore. Déjà, sous un chef verdissant la source bruit, déjà l' églantier se colore, déjà l' arbre sylvestre porte fruit. Oh, pourquoi, Cyclope, en toi l' hiver encore et que n' es-tu pressant les pis abondants de la génisse profitable ! Vois les taureaux mêler leurs cornes, entends bêler tes brebis à l' étable. " vieux Mélibée, ainsi tu parles. " les autans soufflent malins aux tiges qui florissent, maligne est la pluie aux épis qui mûrissent. p104 Et l' arc d' Eros, si les traits ne partent doubles, blesse soulas et liesse. Si la mare, au roseau, si l' onde pure, au peuplier il faut soupire-t-elle la palombe après le gerfaut, la carpe après l' hameçon ? Après le taon sonore, soupire-t-il le boeuf ? ô Cyclope, oublie ore dame qui n' a franchise. Sache plutôt, que le verger d' épices soit garni, ou qu' un feuillage étranger ente l' antique tronc, et que dans la corbeille, faite de baguettes de saule, et d' osier léger, avecque soin le lait se caille. " ainsi tu parles, vieille Cotytaris. Oublie ! Oublie ! Euh, foin de vos thriacles, bélîtres, botteleurs de foin. Langues radoteuses ! Qu' il ait un bois retors et de mainte coudée le front d' un cerf nouvelet, que, badin, le cerf aux abois frappe l' herbe, d' un pas alterné, p105 ou que, surpris, le chien du Ménale par le lièvre soit mené ; que l' homme amputé de sa dextre tire l' épée à-deux-mains, que le perclus vainque à la course Atalante aux pieds soudains, que la mule rétive et la cavale mâchent comme gingembre leur mors, et qu' elle se rengorge, la taupe de deux yeux d' Argus : alors lorsque vous aurez dit : oublie, oublie, ô Cyclope ! Vos bouches parleront selon leur nature de bouche, et non telle la peau d' un vieil onagre qui raisonne au tympanon. ô Mélibée, aussi, ne disais-tu pas Chariclée en grief souci de ne voir, dans ma barbe mêlée, le ruban, dont présent me fit, par sa main, son coeur déconfit ? ô Cotytaris, maquerelle, p106 ta face rusée, en son pli cèle et décèle ; comme Corinne serait aise s' elle avait par mes travaux empli de lait, son tétin rose et fraise. Mieux que Corinne, sous la tunique détorse, nulle n' a la cuisse potelée ; couleur du cèdre dépouillé de son écorce sont les cheveux de Chariclée. Corinne a les cheveux comme une lueur. Mais Galatée a tout mon coeur, Chariclé' bonne et doucette et tendre baisse ses yeux de pierre aventurine, telle la bacchante de Thrace sait s' étendre d' audace barbelée, Corinne. Chariclé' charme par sa pudeur, mais Galatée a tout mon coeur, Galatée, mon beau souci, dame, ma dame sans merci, p107 de ce coeur, telle la plaine féconde, m' allez-vous faire un coeur plus dénudé que le bois par l' hiver émondé, et plus stérile que l' onde. Galatée ! L' osmonde joliette, l' aneth éclos à la matinale fraîcheur, la sarriette, l' ache, si ma main les cueille, des ronces ne valent la feuille. Galatée ! L' ambre en chapelet, le grenat semblable à la flamme, comme lait les perles sitôt remuées, prases, jaconces, si j' en veux tresser vos boucles de cheveux, en roche bise sont muées. Chères mains à toutes grâces vouées, dame douce ! Cette guerre cessez, et de pitié (comme l' épine porte l' amome) votre rigueur fleurissez. p108 Merci crié au vent, trop durable rigueur, peu prisée amitié, coeur en vaine langueur et dure embûche, mon coeur plus vainement langoureux que l' oiseau après le haut bocage, alors qu' en un réseau son vol trébuche. Ses yeux si clairs, ses fosseleux souris, son vaillant corps, son venir, son aller, et les doux mots dont ell' sut me parler, et le beau teint, de son âge le prix, son teint si beau, comme rose en pourpris, et qui la fais à Cyprine sembler : dons sans guerdon ! Vous me deviez embler valeur et l' heur en vos lacs entrepris. D' amour où n' est ni cautèle ni vice j' avais juré de vous faire service, ô dame, hélas ! Las ! Félon à moi-même. L' eau, à la fin, la pierre drue perce, mais non de vous la cruauté extrême mes tristes pleurs, car trop m' êtes adverse. p109 Printemps et mai ont parfumé et val et plaine ; zéphyr haleine. De-ci de-là ballent, farauds, pastourelles et pastoureaux. Où trouver, las ! Trêve et soulas a ma grand' peine ? PEL. PAS., BOCAGE, UN TROUPEAU p113 Un troupeau gracieux de jeunes courtisanes s' ébat et rit dans la forêt de mon âme. Un bûcheron taciturne et fou frappe de sa cognée dans la forêt de mon âme. p114 Mais n' ai-je pas fait chanter sous mes doigts (bûcheron, frappe !) la lyre torse trois fois ? (bûcheron, frappe !) n' est-elle pas, mon âme, comme un qui presse de rapides coursiers ? PEL. PAS., BOCAGE, LA PERSUAS. p115 La persuasion la persuasion habite sur tes lèvres, jeune homme, et l' on dirait que dans tes yeux se lève l' Ourse brillante, fille de Lycaon. L' épautre de Toscane, la myrrhe grasse et l' iris en vain font le col d' Aspasie un miroir ; en vain Plouto soupire, et tu te ris du vieil Eumolpe et de son parasol en ivoire. p116 Car, jeune homme, de quelle herbe, de quelle fleur du Phase ou de Tempé, de quel hippomanès d' une cavale en chaleur, ta chasteté sera trompée ! PEL. PAS., BOCAGE, POUR CONSO. p117 Pour consoler pour consoler mon coeur des trahisons, je veux aimer, en de nobles chansons, les doctes filles de Nérée : Glaucé, Cymothoé, Thoé, Protomédie et Panopée, Eumice aux bras de rose ; Eulimène, Hippothoé, p118 et l' aimable Halie, et Amphitrite, à la nage prompte, Proto, Doto, parfaite à charmer, et Cymatolège qui dompte la sombre mer. PEL. PAS., BOCAGE, GENTIL ESP. p119 Gentil esprit gentil esprit, l' honneur des muses bien parées, la Tailhède, les bandelettes sacrées ceignent ton front. Bien que tu passes parmi nous, que la cendre à tes pieds de cette vie reste comme aux flancs de Délos la mousse du Géreste, ta soif s' étanche aux flots Dircéens, et d' un doux murmure le laurier frémit quand tu parais, p120 et sur le vil Python ta main vire les traits indubitables, et tes voeux appendent des prémices au bord de l' Acragas où meuglent les génisses. PEL. PAS., BOCAGE, LS FEUILLES p121 Les feuilles pourront tomber la rivière pourra geler ! Je veux rire, je veux rire. La danse pourra cesser, le violon pourra casser, je veux rire, je veux rire. p122 Que le mal se fasse pire ! Je veux rire, je veux rire. PEL. PAS., BOCAGE, JE SUIS LAS p123 Je suis las, si las comment danser, hélas ! -mets des fleurs dans tes cheveux et dansons, car je le veux. Je suis si triste, triste, comment rire, hélas ! -qu' un marmouset pleure, rions, car c' est l' heure. p124 Dormir est si doux, que ne mourons-nous ! -ah, la mort, ah, n' est-ce une menteresse ? PEL. PASS., BOCAGE, JE NAQUIS p125 Je naquis au bord d' une mer dont la couleur passe en douceur le saphir oriental. Des lys y poussent dans le sable, ah, n' est-ce ta face triste, les pâles lys de la mer natale ; n' est-ce ton corps délié, la tige allongée des lys de la mer natale ! p126 ô amour, tu n' eusses souffert qu' un désir joyeux nous gouvernât ; ah, n' est-ce tes yeux, le tremblement de la mer natale ! PEL. PAS. BOCAGE, QUE FAUDRA p127 Que faudra-t-il à ce coeur qui s' obstine ; coeur sans souci, ah, qui le ferait battre ! Il faudrait la reine Cléopâtre, il faudrait Hélie et Mélusine, et celle-là nommée Aglaure, et celle que le Soudan emporte en sa nacelle. Puisque Suzon s' en vient, allons sous la feuillée où s' aiment les coulombs. p128 Que faudra-t-il à ce coeur qui se joue ; ce belliqueur, ah ! Qui ferait qu' il plie ! Il lui faudrait la princesse Aurélie, il lui faudrait Ismène dont la joue passe la neige et la couleur rosine que le matin laisse sur la colline. Puisque Alison s' en vient, allons Sous la feuillée où s' aiment les coulombs. PEL. PAS., BOCAGE, SAUVONS-NS p129 sauvons-nous du souci d' un jour Théone, cédons à l' amour, cédons à Vénus Cyprienne. Que le myrte à la verveine tors (d' autres diront la vie et ses torts ! ) peinture tes cheveux que l' écaille hausse. -je dirai la vipère au bandeau des femmes de la Thrace, et l' eau sacrée de la fontaine de Tilfosse. p130 Fais ton corps docile au coussin, ceinturée de perles indiques. -je dirai comme au doux essaim des favones rouvrent leur sein les gracieuses heures véridiques. PEL. PAS., BOCAGE, MOI QUE... p131 Moi que la noble Athène a nourri, moi l' élu des nymphes de la Seine, je ne suis pas un ignorant dont les muses ont ri. L' intègre élément de ma voix suscite le harpeur, honneur du Vendômois ; et le comte Thibaut n' eut pas de plainte plus douce que les lays amoureux qui naissent sous mon pouce. p132 L' hymne et la parthénie, en mon âme sereine, seront les chars vainqueurs qui courent dans l' arène ; et je ferai que la chanson soupire d' un tant ! Courtois son, et pareille au ramier quand la saison le presse. Car, par le rite que je sais, sur de nouvelles fleurs les abeilles de Grèce butineront un miel français. ENONE CL. VIS., OFFR. AMOUR p138 Offrande à l' amour favorise mes chants, ô amour, donne-leur de tromper, même un coeur prudent, par la langueur du doux désir. Afin que tout divers mué, que tout entier tu sois de ma verve rué ; (Apollon sur la lyre et Pan dans les pipeaux) entre dedans mon sein, courbé sous les faisceaux de ces traits, artisans d' une charmante rage, dont tu blessais Procris et Didon de Carthage. ENONE CL. VIS., I, ELLE A FINI p139 Elle a fini déjà, pour cette nuit, sa route, l' étoile qui d' aimer conseille. Hélas ! écoute, ne me dis pas : pourquoi ce fol amour ? Jamais, me reflammant le sang d' une coupable envie, l' arc ne sera tendu, ni encochés les traits. Si la lumière, vois, de l' étoile a baissé, certes, c' est que le tiers des heures a passé. Non, non, ne me dis pas : pourquoi ce fol amour ? Jeune tige, pareille à ce noble palmier que dans l' âpre Délos Ulysse vit un jour. p140 Laisse, laisse Cypris à l' horizon descendre, l' air est tout imprégné du pollen des fleurs tendres ; ferme tes yeux aimés, puisque l' ombre qui croît me les a dérobés. Apollon me chérit, et le fils de Mercure, le bon Pan corne-bouc, de mon jeune âge eut cure. Dans le sacré Cyllène où les nymphes des eaux m' ont nourri, de ma main j' ai coupé maints roseaux : d' un art industrieux j' y sais feindre à merveille la cime des forêts, quand le matin l' éveille. ENONE CL. VIS., II, CE NE SONT p141 Ce ne sont pas ceux-là qui blessent ma pensée. Les membres délicats où tu es enfermée ! ô énone, tu peux, semblable à cet oiseau qui dessus le Taygète engendra les gémeaux, de grâce armer ton cou, armer ta bouche encore, le poli de ton teint, riche et brillante aurore ; ton oblique regard, de sa plus vive flamme : je connais mieux ainsi la pudeur de mon âme ! ENONE C. VIS. III, QUE CE SOIT p142 Que ce soit en pleurant, enfin je l' ai connu ce désir innocent qui de toi m' est venu. ô visage divin qui commande l' amour, et qui ne souffres pas que l' amour nous commande : ô illustre vertu ornée de jouvente, les doux rais de tes yeux me disent : vois ton coeur, la glace de ton coeur n' est plus que souffle et pluie ! ENONE CL. VIS., IV, LES BLES... p143 Les blés auront mûri sous le Cancer ardent et Bacchus renaîtra de la grappe foulée, les Hyades viendront, et viendront à leur tour les funestes frimas que sème le Borée. L' eau s' égoutte à doux bruit, les près sont éclatants, à présent sont les jours messagers du printemps ; Diane encor ne guide une meute hardie, Philomèle soupire au plus haut des forêts, l' arc flexible de Cypre ébranle de ses traits l' éther, source de vie. p144 ô Vénus, ô déesse amante du berger qui menait sur l' Ida son troupeau étranger, que ton enfant cruel et pourtant adorable détourne de mes yeux sa torche déplorable ; que, reprenant pour moi son visage ancien, grave et tel qu' il sortit du germe ouranien, d' un prestige décent mon faible coeur étonne ! Dorée, tes desseins je ne les pus tromper : une dernière fois tu me viennes frapper, je ne me flatte plus, je brûle pour énone. ENONE CL. VIS., V, AUTREFOIS... p145 Autrefois je tirais de mes flûtes légères des fredons variés qui plaisaient aux bergères et rendaient attentifs celui qui dans la mer jette ses lourds filets et celui qui en l' air dresse un piège invisible et ceux qui d' aiguillons poussent parmi les champs les boeufs creuse-sillons. Priape même, alors, sur le seuil d' un verger, en bois dur figuré, semblait m' encourager. Ma flûte ne sait plus, hélas ! Me réjouir, mon coeur est travaillé de crainte et de désir. p146 Adieu, roseaux amis que savait pertuiser, pour être les premiers, ma main ! Je veux creuser la tige du lotus ; s' il est vrai que sa fleur, en apaisant la faim, apaise la douleur et fait à l' homme errant sur Neptune écumeux oublier sa patrie et ses antiques dieux ; lorsque j' y soufflerai, avecque mon haleine peut-être envolera ma peine. ENONE CL. VIS., VI, L'EAU QUI p147 L' eau qui jaillit de ce double rocher remplit ce long bassin d' une onde trépillante ; les frênes, les ormeaux, où viennent se percher linottes et serins, lui font une voûte ondoyante qui garde mieux qu' un toit de tuiles, lorsque ainsi Sirius pique droit. p148 Viens goûter la fraîcheur de cette onde secrète, ô chère énone, jette et tissus et bandeaux, ton esprit gracieux cache à mes yeux de voile plus épais tes corporels attraits. énone, vous fuyez ! ô tourment, ô douleur, ô malheureuse flamme ! ô couverte pensé', trop perfide oiseleur de mon âme ! ENONE C. VIS., VII, SOEUR p149 Soeur de Phébus charmante, qui veilles sur les flots, je pleure et je lamente, et je me suis meurtri avec mes propres traits. Qu' avais-je à m' enquérir d' Eros, fils de la terre ! Eros, fils de Vénus, me possède à jamais. Guidant ta course solitaire, lune, tu compatis à mon triste souci. ô lune, je le sais, non, tu n' as pas, vénale, à Pan barbu livré ta couche virginale, mais les feux doux-amers te renflammant aussi par les yeux d' un berger dans sa jeunesse tendre sur le mont carien tu as voulu descendre. p150 De ta douce lueur, ô Phébé, favorise ma plaintive chanson qu' emporte au loin la brise, et fais que mes soupirs, de l' écho répétés, étonnent la frayeur des antres redoutés. ENONE... VIS., VIII, FIER PRINT. p151 Fier printemps fier printemps ravisseur, que tu m' as abusé, et quel faux semblant tu as mon coeur brisé ! L' hirondelle à présent sur la mer s' est enfuie, le cri de l' échassier nous ramène la pluie ; le prudent laboureur qui songe à ses guérets de la cognée abat dans les tristes forêts l' yeuse qui répand à terre son feuillage. Automne malheureux, que j' aime ton visage ! ENONE CL. VIS., IX, ENONE, ... p152 énone, j' avais cru qu' en aimant ta beauté où l' âme avec le corps trouvent leur unité, j' allais, m' affermissant et le coeur et l' esprit, monter jusqu' à cela qui jamais ne périt, n' ayant été crée, qui n' est froidure ou feu, qui n' est beau quelque part et laid en autre lieu ; et me flattais encor d' une belle harmonie que j' eusse composé' du meilleur et du pire, ainsi que le chanteur que chérit Polymnie, en accordant le grave avec l' aigu, retire un son bien élevé sur les nerfs de sa lyre. Mais mon courage, hélas ! Se pâmant comme mort, m' enseigna que le trait qui m' avait fait amant ne fut pas de cet arc que courbe sans effort p153 la Vénus qui naquit du mâle seulement, mais que j' avais souffert cette Vénus dernière qui a le coeur couard, né' d' une faible mère. Et pourtant, ce mauvais garçon, chasseur habile qui charge son carquois de sagette subtile, qui secoue en riant sa torche, pour un jour qui ne pose jamais que sur de tendres fleurs, c' est sur un teint charmant qu' il essuie les pleurs, et c' est encore un dieu, Enone, cet amour. Mais, laisse, les oiseaux du printemps sont partis, et je vois les rayons du soleil amortis. énone, ma douleur, harmonieux visage, superbe humilité, doux-honnête langage, hier me remirant dans cet étang glacé qui au bout du jardin se couvre de feuillage, sur ma face je vis que les jours ont passé. SYLVES, L' EQUITABLE BALANCE p157 L' équitable balance a voué ma mollesse longtemps à l' aquilon et les flots écumeux, lorsque je ne savais entendre la prêtresse criant : Enée, hélas ! Tu tardes dans tes voeux. Mais, pareil au Troyen, à présent je moissonne les prophétiques dons du feuillage écarté, et mon esprit prendra la charmante beauté d' un éclatant soleil amorti par l' automne. SYLVES, VIGILE DU POETE ROMAN p159 Amicale clarté du ciel, déesse triple, Phébé que réjouit la miche au pur levain, Astéri' dont le trait ne manque pas le cible, Hécate dont la corne est sacrée au devin ! Je n' ai pas dans le miel les dents du lynx dissoutes, ni contraint l' aquilon à rabattre son bruit je ne viens pas troubler ta course dans la nuit ma bouche ne dit pas le chant que tu redoutes. p160 Vois plutôt sous ces bois couronnés de l' été mon Erato, fervente aux fastes bucoliques, à songer qui élut la fraîche opacité que baigne doucement la Marne aux bords obliques. Lune, veuille que l' or abondant ne me soit, mais que la pauvreté n' habite pas mon toit ; que si m' assaut l' adversité, d' un penser droit mon âme la médite, et que la paphienne ne m' arde pas soudain d' un brandon rigoureux qui fit le perce-monts fileuse lydienne. Que ceux faussement peints ne m' abusent, qu' entre eux je passe avec le coeur léger, ô bonne lune, d' un petit oiseau ! Car, dans mon sang chaleureux, de ton frère à l' arc d' or je porte la fortune. De la marche normande au pays angevin, où la pomme est gaulée, où fermente le vin, chacun eût estimé sa valeur importune de n' entendre ma voix et que fût empêché mon plectre (honneur gallique) au luth trois fois touché. SYLVES, LE RETOUR p161 Pétrée, chère tête ! Pareille au blond épi que la faucille guette ; ô Pétréa, génisse indocile au servage, moins douce est la saveur de la pomme sauvage que ta bouche. Contre des hommes belliqueux que la trompette enivre, mes bras tendirent l' arc d' aubier où la sagette vibre, mais ils sauront aussi s' illustrer d' une lutte plus bénigne, ô Pétrée, et j' appris les secrets des pertuisés roseaux et de la curve flûte. p162 C' est temps nouveau quand de ses traits Diane n' ensanglante les forêts, c' est quand jouvence fait à dioné' service. ô gracieuse enfant, que clairs et simples sont tes yeux ! Déjà, l' astre de Bérénice guide vers l' occident le bouvier paresseux. Pour que tu cèdes à mes pleurs, ma main a dévidé des fils de sept couleurs. Chantant l' air redouté, j' ai répandu la cendre des herbes de bonté. La voix du rossignol fait ton âme plus tendre, et le favone agace, comblant mes voeux, la couronne de pin qui mêle tes cheveux. SYLVES, CONTRE QUELQUES-UNS p163 Il est qui se pensent savants et de miel arrosés, parmi nos écrivants, lorsque d' un vain propos leur subtilité farde le véridique teint de leur humeur couarde. Ceux-là les peut-on voir d' un froncé sourcil pédantesque vanter la Minerve tudesque ou l' Anglais, de gravité l' hoir. p164 Toi qui mènes les muses grecques, aux rivages de la Seine et du Loir, afin qu' elles dansent avecques les sylphes et les fées, aux sons de tes romanes chansons ; si tu bois le vin doux des cornes libérales et mêles tes cheveux de rains et de pétales, tout docte au lyrique fredon, de ton esprit t' en fasses-tu délivre ! Du Plessys, tu ne vas maudissant le brandon guerrier par qui Jupin donne honte et guerdon, et tu sauras mourir ainsi que tu sais vivre ! SYLVES, A R... DE LA TAILHEDE p165 Laissons le rustre, l' immonde ignorant dénier à notre Apollon le prix des larmes, pour ce qu' il est si bien appris à couvrir de beauté la misère du monde. Rions-nous d' eux, mon Raymond, qu' un noble jeu couronne de rameaux légers (comme des garçons bocagers) nos coeurs pareils aux Cyclopes amis du feu. SYLVES, EMBLEME p167 Oublie le roseau qui charme les dryades, arme-toi de tes franches couleurs ; attelle d' un bras sûr les cavales ailées au char rapide, et prends la lance niellée avec les forts maillets les cuirasses rompants. Que tu te plaises à combattre avec des coupes ! Laisse couler le vin, laisse passer les troupes ballantes des satyres et des Pans. p168 Si quelques-uns parmi les rivaux que tu nargues sont de la race belliqueuse des loups, le plus grand nombre est mal-rusé comme renardes ! Aussi de hardement prompt sois-tu et t' avise d' un bouclier où la devise montre les grands travaux d' Hercule ou le cornu dragon illustre aux bords de Loire, car il n' est honte nulle à qui par bien gaber clame juste victoire ! Et le labeur est bon s' il se doit guerdonner de la faveur de celle par qui la lyre au thracien sonner tirait les arbres après elle. Jadis d' un triple tour l' olivier de la Grèce et le laurier latin, pour prix de ses vertus ont couronné sa tête, mais c' est le lys français qu' elle attend de ta main. SYLVES, LA DRYADE A PAN p169 De rendre Maurice Du Plessys à la santé illustre pied-de-bouc, Pan de vert couronné, fais que mon Du Plessys me revienne gaillard, car sur tous il sait bien chalumer avec art et son bruissant luc sur tous est bien sonné. La peau de ton rival, Pan, tu auras pour prix, si tu me rends bientôt cette bouche à fredon, qui fait taire d' un coup, dans mon bois de Meudon, du satyre outrageux le rebec mal appris. SYLV., AEMILIUS, L'ARBRE ... p171 Aemilius, l' arbre laisse la verte couleur, et le lustre s' efface des roses, dessus leurs faces ; et pour les rossignols, dans leurs hautes demeures, amour ne file plus les heures ; et de son vol, pour rien, bat le gel des fontaines l' oiseau, qui Jupiter muant en forme vaine, d' Ilion douloureuse engendra le brandon- quand vient sur la forêt l' extrême automne. p172 Hélas ! Déjà l' été décline sur ma tête, et cette automne qui s' apprête viendra bientôt sur moi, comme sur la forêt. Ains, de mes jeunes ans, ami, je n' ai regret ; l' étoile de Cypris dans mon coeur ne se couche, et d' un doux regarder si je dis les réseaux, c' est un zéphire enfant qui toujours par ma bouche fait chanter mes roseaux. SYLV., TETHYS QUI M'AS VU ... p173 Téthys qui m' as vu naître, ô Méditerranée ! Quinze fois le Taureau nous ramena l' année, depuis que, par ton zèle exilé de ton sein, ton aimable couleur à mes yeux fut ravie. Certes, mon âme est forte et brave est mon dessein, et rapide est mon soc dans la trace suivie : et jà ma bouche a su entonner l' aquilon avecque l' Euménis, dans l' airain d' Apollon, p174 car, enfant, j' ai mâché, d' une fureur avide, le rameau Pénéan, de tes embruns humide. Mais du fils d' Oïlée ou d' Hector la valeur un instant elle fault : et parfois mon courage (toujours la pique au poing ! ) médite la douceur que je m' accoude un soir pleurant sur ton rivage tandis que, sur tes flots où Diane a versé la stérile lueur de son flambeau glacé, le cri de l' alcyon ne cesse de s' accroître... SYLV., OUI C' EST AU SANG LATIN p175 oui, c' est au sang latin la couleur la plus belle, les plus riches moissons sont toujours à Cybèle, et toujours la victoire, amante des combats, sera forgé' pour nous des Cyclopes nu-bras, que notre voix obtienne, des mains de Chrysaor, la foudre olympienne : sur nos luths veille encor la vierge athénienne, Pallas au casque d' or ! p176 Si pour l' impie obscur oncque ses feux ne vivent, pour nous, ses attentifs, jette un éclat plus vif Vesta qui règne sur le Tibre. SYLVES, A CHARLES MAURRAS p177 Pestum qui deux fois l' an voit naître et mourir Adone, Lucrétile agréable qui bruit encor des vers latins chantés sur la lyre de Lesbos, Hybla qui nourrit ses abeilles de la fleur du saule, Ustique où le faune léger, du lycée fuitif, écarte de la chèvre et de son époux odoreux l' été et l' austre ; p178 ni la rive abordé' de la troyenne proue, ni l' ombreuse Tibur, et ni l' heureux coteau où, charmé sous la voix du cygne de Mantoue, tel la source au cheval parla le Mincio, ne surent plaire au coeur des muses et des grâces ainsi que tu le fais, ô dorée Provence ! Jaufred, Arnaud Daniel au style doux comme miel, Pierre qui sentis la darde de la belle Nesmengarde, l' autre Arnaud qui n' eus soulas de la dame de Bourlas, Bernard, Anselme, Folquette qui capucin te rendis, et Raimbaud que de Phanette rimas en aubes et dits : votre vertu, de l' arbre du Pénée, aux champs d' Elise soit à jamais couronnée, aimables provençaux par qui sut bien les sons, mignardement sonnés, des jeux et des tensons, p179 en pays champenois, le grand Thibaut, mon maître. Sur tes grèves conduit paître Protée encor son troupeau, ô Provence qui vis naître et Pontopore et Spéio, et la belle Galatée, et Mélite au doux souris, filles que du dieu Nérée eut la princesse Doris. Rivage heureux, si la Parque me file des jours d' amertume trempés, alors que les épis stériles auront mon attente trompé, j' irai vers toi ; à l' heure où la cyprine Vesper ramène la fraîcheur, couché dessus l' herbe marine, j' appellerai le sort de Glaucque le pêcheur. SYLVES, D' UNE INGRATE DOULEUR p181 D' une ingrate douleur ayant les traits souffert, devant l' été des ans j' en ai touché l' hiver. Mais ma verve, pareille aux eaux du noble Alphée, se mêle au flot mondain sans en être altérée, et par toutes les fois qu' aux cordes j' ai tenté (pour que rougisse enfin l' affreuse nudité d' un impudent chanteur), j' ai caché mes blessures sous le beau teint des fleurs noué' s en sertissures. SYLVES, LA GLEBE S' AMOLLIT p183 La glèbe s' amollit et cède au doux zéphire : jà l' alouette tirelire, et la source s' accorde aux tuyaux du pasteur. ô printemps agréable, lorsque tu fleurissais au milieu de mon coeur, je n' avais pas souci du déclin des Pléiades. Que tu reviennes or' sur leur tige à requoi les roses odorer, et reverdir les arbres : c' est le tardif safran qui seul s' ouvre pour moi. SYLVES, AMOUR DEPUIS CES SOIRS p185 Amour, depuis ces soirs que parfume l' été, tire l' arc contre moi d' une grand' cruauté. Les plus sages conseils, Clarisse, sont déçus. à peine de mes yeux tes yeux sont aperçus, je brûle comme fait la torche secouée. Sentant bon les onguents, et la taille nouée de pourpre, et d' or le cou, viens... mais non, tu serais sans ceston ni collier encore plus parfaite ! Arrange tes cheveux sur le haut de ta tête... le seul fard de l' amour embellira tes traits. SYLVES, LES ARMES DES DIEUX p187 Muses de France, soeurs, ô troupe bienheureuse qui habitez les bords de ma Seine amoureuse, le rustre au barbare parler dans vos antres l' écho ne viendra plus troubler : aux mains de Du Plessys le tambourin de Nisa sonne. Qu' il soit percé, Python mal embouché ! Dessus l' enclume de Vulcain, traits il façonne. Mars de son même casque l' a paré, p188 ceint de ses clefs le veut fortune ; il porte le trident du valeureux Neptune, et le bâton noueux par qui les monstres mi-chevaux reconnurent Alcide. Et, riant de l' effroi de ces fuyards honteux, opprobre du Parnasse, il agite sur eux de Jupiter tonnant l' épouvantable égide. SYLVES, ROMANE JUVENILE FLEUR p189 Romane juvénile fleur, vous m' êtes témoin comme dispos et droit et simple j' ai mis mon soin, d' un arc qui frappe au loin à purger des monstres le Pimple. Mais puisque déjà par notre art se répondent Pindare et Thibaut et Ronsard, puisque Pégase fait, pour accorder nos lyres, naître un nouveau surgeon sous son sabot gaillard, quelle cure à nos mains d' écorcher les satyres ? p190 Qu' ore sonne le chant qui les Gaules décore ! D' une audace familière, vous voyez toujours vainqueurs, et vous couronnez le lierre au pentathle des neuf soeurs. A Troade la hautaine, Roland baron capitaine qu' il y joute à la quintaine ! L' Alphé', le Tibre mêlez à cette amoureuse Seine, faites qu' au bruit de l' aveine où vous savez bien souffler, le gentil Auberon, par les tardes soirées, mène danser au bois les filles de Nérée. Portez Phébus au coeur, en votre esprit, Pallas ! Car, dans l' arène où le lâche recule, je veux montrer le poing illustre d' Iolas guidant le char d' Hercule ! SYLVES, LE SANG DE MON COEUR p191 Le sang de mon coeur, d' une goutte, peut du glacé Strymon faire fumer la route. Io ! L' arc qui frappe au loin se bande et tonne : d' être à nouveau percé le noir python s' étonne. Io ! Dodone, ton sommet s' éveille en Vendômois ; aux rivages de Seine courent les feux que Diane allumait sur la montagne lycienne ! SYLVES, ORE QUE DESSUS MA TETE p193 Ore, que dessus ma tête, saturne ennemi tempête ; de ces innocentes mains Clothon, du destin instruite, qu' active file la suite de mes conforts toujours vains ! Sur le luth je ne dirai, homme de mauvais courage, mon ennui, ou d' un outrage dépit je ne me plaindrai. Plutôt, d' une ardeur qui passe Thèbes, Ascrée et la Thrace, p194 je sonnerai sons si hauts que les neuf soeurs étonnées, fuyant le Pimple et Pénée et de Pégase les eaux, feront bruire en la France parlantes, dessous ma voix, d' une amoureuse cadence, les prés, les antres, les bois. SYLVES, ALCINOÜS ET RHODOPE p195 Que tu montes au ciel douce et brillante, ô lune, ce n' est plus le printemps, c' est l' automne importune ! Le vigoureux été, le printemps florissant emportent avec eux mon amour languissant. Le feuillage est tombé, l' hirondelle est partie, ah, viens plus près de moi, Rhodope, je te prie ; un zéphyr amoureux, de ta bouche soufflé, me fera souvenir des beaux jours de l' été, et je pourrai tromper le temps et ma tristesse en admirant tes seins que hausse la jeunesse. SYLVES, L'AUTOMNE OU LES ... p197 Hier j' ai rencontré dans un sentier du bois où j' aime de ma peine à rêver quelquefois, trois satyres amis ; l' un une outre portait et pourtant sautelait, le second secouait un bâton d' olivier, contrefaisant Hercule. Sur les arbres dénus, car automne leur chef à terre a répandu, tombait le crépuscule. Le troisième satyre, assis sur un coupeau, de sa bouche approcha son rustique pipeau, p198 fit tant jouer ses doigts qu' il en sortit un son et menu et enflé, frénétique et plaisant ; lors ses deux compagnons, délivres se faisant, de l' outre le premier et l' autre du bâton, dansèrent, et j' ai vu leurs pieds aux jambes tortes, qui, alternés, faisaient voler les feuilles mortes. SYLVES, PHYLLIS PRINCESSE ... p199 à tes pieds les flots expirent, ô princesse, ô malheureuse fille du Thrace Sithon, les flots vont et viennent sans cesse, mais à leur retour encore manquent les blanches voiles de celui qui toujours portait les dieux dans sa bouche parjure. Les traits de Vénus étaient doux à ton âme quand la bouche de ton amant en pansait la blessure, et maintenant tes plaies sont fontaines de flamme qui de l' Hèbre glacé font un autre Phlégéthon. p200 Pleure sur ton hymen aux sinistres auspices, et ne t' excuse plus de l' espérance, vois, depuis que, pour partir, il eut les vents propices, la lune a complété son disque quatre fois. SYLVES, DEESSE AUX YEUX D' AZUR p201 Déesse aux yeux d' azur, Minerve glorieuse, Tritogéni', Pallas, pudique, ingénieuse, protectrice Athéné qui maintenant habites où ma Seine, en flottant, sa course précipite, fais que l' intègre voix qui de ma lyre sonne, ayant vaincu le temps, d' âges en âges donne aux femmes la douceur, aux hommes un coeur pur. Ainsi je te salue, ô vierge aux yeux d' azur. ERYPHILE p207 Suivant la docte trace du Mantouan fameux qui m' a nourri de sa grâce, sur le Styx odieux et l' Achéron avare, ériphyle, je viens au fond du noir Tartare. Ne me dédaigne pas, mâne charmante, laisse brûler devant mes yeux ton antique tristesse, et tes larmes couler dans mon esprit pieux, comme en un vase pur un baume précieux. " essence pareille au vent léger, " j' erre p208 " depuis que la vie a quitté " mon corps. " mais les souillures et les maux du corps, " la mort ne les efface. " ainsi, écoute : le souci " d' une ceinture dorée " ne m' a vaincu' comme l' ont conté " des bouches abusées ; " mais c' est Cypris aux crins dorés, " déesse des trophées. " mon époux, c' était un héros, " il était fils d' Oïclée ; " il avait ramé sur le navire Argo " à côté de Thésée. " de Phébus aux longs traits, d' Apollon " il était augure ; " mais sa barbe était à son menton " chenue et dure. " et l' autre quand il vint, il était p209 " dans sa jeunesse tendre ; " sur sa joue à peine un blond duvet " commençait à s' étendre. " le tambour bérécynthian " n' emporte l' âme " comme faisait sa voix disant : " les dieux vous gardent, noble dame. " alors je sentis que ma pudeur " etait la feuille tombée, " et mon désir semblable à la fureur " rapide de Borée. " ô jeunesse, tes bras " sont comme lierre autour des chênes " mais la vieillesse, hélas ! " est une foule d' ombres vaines. " elle dit, puis se tait, déçue en son courage. Tel un coursier rétif qui soudain prend ombrage, ta mémoire recule, ô spectre épouvanté, et jamais de ta bouche il ne sera conté p210 qu' un fils, pensant venger ton amour adultère, a souillé de ton sang la terre nourricière. Au séjour de Minos et d' Eaque inflexibles, ô femme, tu n' as plus tes membres corruptibles, ces yeux porte-lumière et l' épais de ces tresses, ces délicates mains, délices des caresses. Maintenant de l' amour ta tendresse divine décrirait un vain cercle autour de ta poitrine. Mais du bras d' Alcméon la parricide offense trouve tangible encor ta trompeuse apparence. Ainsi frappe le coin une yeuse abattue au profond des forêts pour former la charrue. Hélas ! Mortels, fuyez comme un port dangereux les perfides conseils d' un soin ambitieux. Que diverse est la chance et l' attente peu sûre, alors que nous passons la commune mesure ! D' un coeur jamais surpris la sage volonté ressemble ce beau char qu' un bras adextre guide, mais l' aveugle courroux, comme un taureau stupide, souvent manque le but et s' élance à côté. p211 ô ma muse, quittons ce fleuve et ces campagnes, et Pluton, et les soeurs que l' on n' ose nommer, et que cette ombre enfin rejoigne ses compagnes qui sont mortes d' aimer. Je vois la triste Phèdre, innocente et coupable, myrrhe qui consomma son désir exécrable, d' un funeste présage Aglaure déchirée et Canacé, épouse et soeur de Macarée, la reine de Lemnos, qui brûla pour son hôte le parjure Jason, l' intrépide Argonaute, Héro, Laodamie, Hermione, Eurydice, Cydippe, prise aux lacs d' un fatal artifice, Procris au tendre coeur, jalouse de l' aurore, Hypermnestre, Evadné, cette Phyllis encore, et la sage Didon, que le pieux Enée pour obéir aux dieux avait abandonnée. Comme ce pâle essaim de malheureuses ombres, du Styx au triple tour couvrant les rives sombres, au penser doux-amer de son ancien martyre p212 s' agite tristement et doucement soupire ! Ainsi par un beau soir, au milieu de la plaine, la tige que le vent bat d' une tiède haleine. Grand honneur mantouan, harmonieux Virgile, telle sur son passage une onde au cours tranquille favorise les plants de son humeur nourris, telle la docte voix de ton plectre rendue, d' âge en âge épandue, elève la vertu des intègres esprits. Et toi Dante qui sus, égalant les antiques, hausser le faible essor de tes muses gothiques, tant tu avais le coeur de Calliope plein, dans la grave douceur de tes divines rimes, du grand Parnasse saint tu gravis les deux cimes pour chercher le chemin du paradis chrétien. ô mes maîtres chéris, à vos leçons docile, j' osai faire parler les mânes d' Eriphyle ; veuille donc, Apollon, illustre entre les dieux, renflammer tout soudain ma fureur languissante. p213 Que sur le luth français j' accorde pour vous deux les paroles que dit dans la cité dolente, en langage toscan, le plus jeune au plus vieux : ô fonts de poésie, ô pères, fameux sages, ô des autres chanteurs ornement et clarté, soutenez ma faiblesse et que me soit compté le désir qui m' a fait rechercher vos ouvrages. SYLV. NOUV., PLAINTE D' HYAGNIS p217 substance de Cybèle, ô branches, ô feuillages, aériens berceaux des rossignols sauvages, l' ombre est déjà menue à vos faîtes rompus, languissants vous pendez et votre vert n' est plus. Et moi je te ressemble, automnale nature, mélancolique bois où viendra la froidure. p218 Je me souviens des jours que mon jeune printemps ses brillantes couleurs remirait aux étangs, que par le doux métier que je faisais paraître dessus les chalumeaux, je contentais le coeur du laboureur champêtre courbé sur ses travaux. Mais la Naïade amie, à ses bords que j' évite, hélas ! Ne trouve plus l' empreinte de mes pieds, car c' est le pâle buis que mon visage imite, et cette triste fleur des jaunes violiers. Chère flûte, roseaux où je gonflais ma joue, délices de mes doigts, ma force et ma gaîté, maintenant tu te plains : au vent qui le secoue inutile rameau que la sève a quitté. SYLV. NOUV., ASTRE BRILLANT p219 Astre brillant, Phébé aux ailes étendues, ô flamme de la nuit qui croîs et diminues, favorise la route et les sombres forêts où mon ami errant porte ses pas discrets ! Dans la grotte au vain bruit dont l' entrée est tout lierre, sur la roche pointue aux chèvres familière, sur le lac, sur l' étang, sur leurs tranquilles eaux, sur leurs bords émaillés où plaignent les roseaux, p220 dans le cristal rompu des ruisselets obliques, il aime à voir trembler tes feux mélancoliques. L' injustice, la mort ne dépitent les sages ; aux yeux de la raison le mal le plus amer n' est qu' une faible brise à travers les cordages de la nef balancée au milieu de la mer. Et mon ami sait bien que le vert ne couronne la ramée toujours, mais ni toujours l' automne ; que c' est des jours heureux qu' il faut se souvenir, que même le malheur, comme humain, doit mourir. Or le dessein plus fier, la plus docte pensée, à la quenouille où est la Parque embesognée se prennent comme mouche aux toiles d' araignée ! ô hélas ! Qui pourra que les étés arides ne viennent aux jardins sécher les fleurs rapides, que le funeste hiver, son haleine poussant, ne fasse du soleil un éclat languissant ; que sous le tendre myrte à la rose mêlé p221 l' agréable plaisir n' aille d' un pas ailé, ou que le temps aussi, d' un vol plus prompt encore, sur nos têtes ne passe et ne les décolore ! Phébé, ô Cynthia, dès sa saison première, mon ami fut épris de ta belle lumière ; dans leur cercle observant tes visages divers, sous ta douce influence il composait ses vers. Par dessus Nise, Eryx, Scyre et la sablonneuse Iolcos, le Tmolus et la grande Epidaure, et la verte Cydon, sa piété honore ce rocher de Latmos où tu fus amoureuse. Puisque douleur le point et l' ennui de tristesse, ne l' abandonne pas, toi sa chère déesse, allège son souci, que dans son âme passe cette éclatante paix qui règne sur ta face ! Alors ses chalumeaux, en leurs rustiques sons hardis surmonteront les antiques chansons des cithares et luths, des poètes et pères p222 qui les yeux ravissaient des monstres et cerbères ; car de ton frère archer la prophétique rage qui agite les rains du pénéan feuillage, jamais enfant mortel ne la porta si forte comme mon ami doux dedans son coeur la porte. SYL. N., A MAURICE DU PLESSYS p223 Une même fureur n' agite tout poète, combien qui sont faconds ont la bouche muette ! La plupart sont chétifs et rampent bassement aux arbrisseaux pareils ; quelques-uns seulement, de naturel bien né, sans ruses et sans peine, passent incontinent cette commune voix : tel un chêne élevé qui par-dessus le bois elance dans l' azur sa cime aérienne. Ami cher, si le dieu qui confond l' ignorance, Phébus qui m' a nourri dès la première enfance p224 m' a bien prophétisé que c' est du labeur tien que Permesse courra sur les françaises rives, et si tu es toujours amoureux du lien que forme le laurier avec ses tresses vives, la sainte poésie, et de jour et de nuit, soit en toi comme un feu qui dans un chaume bruit. De l' aveugle qui dit le courage homicide de ce divin guerrier, fils de la Néréide, du vieillard de Téos et du thébain Pindare ; de ce magicien que Mantoue a vu naître, de ce Toscan pensif qui au fond du Tartare suivit encor vivant la trace de son maître, de Ronsard qui Vendôme et la France décore, de ce Sophocle, honneur de la Ferté-Milon, de celui, bien appris, qui dedans la Champagne tira Pinde, Dodone et le sacré vallon, et du charmant Chénier dont deux fois je m' honore : nouveau Mercure, ayant pour ta verge brillante un plectre harmonieux, assemble et guide encore les substances qui sont sur la lyre volantes. SYL. N., EPITAPHE DE VERLAINE p225 Et qu' importe à mes vers ta vie et ses alarmes ! Qu' importe le trépas ! Apollon est guerrier : je ne répandrai pas de misérables larmes, poète, sur ta tombe où fleurit le laurier. La forêt tour à tour se pare et se dépouille ; après le beau printemps, on voit l' hiver venir ; et de la Parque aussi la fatale quenouille allonge un fil mêlé de peine et de plaisir. p226 Comme une eau qui, tombant d' une montagne haute, de rocher en rocher se brise à l' infini, ainsi le coeur humain est brisé, quand la faute l' a roulé sur lui-même et l' a de Dieu banni. Mais le chantre divin tombe et se précipite jusques au plus bas lieu pour gagner les sommets : aux noces de Cadmus les Grâces l' ont prescrite, la règle que son coeur ne transgressa jamais. SYLVES NOUV., A ERNEST RAYNAUD p227 L' éther n' est pas toujours du zéphyr rafraîchi, de violente ardeur l' été le brûle aussi, l' hirondelle le quitte, et les plaintives grues, compagnes du Notus, y ramènent les nues, et l' aquilon cruel y sème les frimas ; puis encor les saisons reviennent sur leurs pas. Telle du mal au bien, de la joie à la peine, passe la vie humaine. p228 Ah ! Que peu de support ont les faveurs d' un jour du bonheur désirable ! Mais le triste malheur n' est pas au misérable moins volage à son tour. Raynaud, parmi les biens réservés à la terre notre partage est le plus beau, puisque, sur son métier, la Parque ménagère nous a filé l' amour de ce rameau stérile seulement au penser du vulgaire. Un autre, à chaque coup surpris ou rebuté, remontre à la Divinité sur l' ordre convenable et l' effet ordinaire ! Fuyons ce vice, ami : que l' intègre beauté pénètre notre esprit avec tranquilité, ainsi que l' eau reçoit un rayon de lumière. SYLV. NOUV., PROSERPINE ... p229 Dans ce riant vallon, cependant que tu cueilles la douce violette aux délicates feuilles, ô fille de Cérès, hélas ! Tu ne sais pas que le sombre Pluton poursuit partout tes pas. Il ne supporte plus d' être nommé stérile, car Vénus l' a blessé soudain des mêmes traits dont elle abuse, au fond des antiques forêts, la race des oiseaux et le beau cerf agile. p230 Entends les cris du dieu ! Sous son bras redouté se cabrent les chevaux qui craignent la clarté, rompant sous leurs sabots et roseau qui s' incline aux marais paresseux que nourrit Camarine. Dans ses grottes gémit Henna, mère des fleurs, et Cyane ses eaux fait croître de ses pleurs. Parmi les pâles morts bientôt tu seras reine, ô fille de Cérès, et Junon souterraine. Ainsi, toujours la vie et ses tristes travaux troubleront le néant dans la paix des tombeaux, et désormais en vain les ombres malheureuses puiseront du Léthé les ondes oublieuses.