--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT britannicus> <IDENT_AUTEURS racinej> <IDENT_COPISTES cliffts inksterg cubaudp> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 1> <DROITS 0> <TITRE Britannicus (1669)> <GENRE vers> <AUTEUR Racine, Jean (1639-1699)> <COPISTE Sarah Clifft, Gordon Inkster, Pierre Cubaud (cubaud@cnam.fr)> <NOTESPROD> Texte ASCII de la Collection LANFRANC préparé en 1990 par Sarah Clifft. Version hypertexte de Gordon Inkster 1994 http://www.comp.lancs.ac.uk/languages/users/mla002/racine.dir/br.html Mise à la norme ABU et passage au correcteur orthographique par Pierre Cubaud en sept. 96. </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER britannicus1 --------------------------------PERSONNAGES
NÉRON, empereur, fils d'Agrippine.
BRITANNICUS, fils de l'empereur
Claudius et de Messaline.
AGGRIPINE, veuve de Domitius Ænobarbus, père de
Néron, et,
en secondes noces, veuve de l'empereur Claudius.
JUNIE,
amante de Britannicus.
BURRHUS, gouverneur de Néron.
NARCISSE,
gouverneur de Britannicus.
ALBINE, confidente d'Agrippine.
GARDES
La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron.
ACTE PREMIER
------------
SCENE PREMIERE - AGRIPPINE, ALBINE
ALBINE
Quoi ! tandis que Néron s'abandonne au sommeil,
Faut-il
que vous veniez attendre son réveil ?
Qu'errant dans le palais, sans suite
et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame,
retournez dans votre appartement.
AGRIPPINE
Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux
l'attendre ici : les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le
temps qu'il repose.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré.
L'impatient Néron cesse de se
contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour
Je sens que je deviens
importune à mon tour.
ALBINE
Quoi ! vous à qui Néron doit le jour qu'il respire,
Qui l'avez
appelé de si loin à l'empire ?
Vous qui, déshéritant le fils de Claudius,
Avez nommé César l'heureux Domitius ?
Tout lui parle, Madame, en faveur
d'Agrippine :
Il vous doit son amour.
AGRIPPINE
Il me le doit, Albine !
Tout, s'il est généreux, lui
prescrit cette loi ;
Mais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi.
ALBINE
S'il est ingrat, madame ? Ah ! toute sa conduite
Marque dans
son devoir une âme trop instruite.
Depuis trois ans entiers, qu'a-t-il dit,
qu'a-t-il fait
Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?
Rome, depuis
trois ans, par ses soins gouvernée,
Au temps de ses consuls croit être
retournée ;
Il la gouverne en père. Enfin, Néron naissant
A toutes les
vertus d'Auguste vieillissant.
AGRIPPINE
Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste :
Il
commence, il est vrai par où finit Auguste ;
Mais crains que, l'avenir
détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.
Il se
déguise en vain : je lis sur son visage
Des fiers Domitius l'humeur triste
et sauvage ;
Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang
La
fierté des Nérons qu'il puisa dans mon flanc.
Toujours la tyrannie a
d'heureuses prémices :
De Rome, pour un temps, Caius fut les délices ;
Mais, sa feinte bonté se tournant en fureur,
Les délices de Rome en
devinrent l'horreur.
Que m'importe, après tout, que Néron, plus fidèle,
D'une longue vertu laisse enfin le modèle ?
Ai-je mis dans sa main le
timon de l'Etat
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
Ah ! que
de la patrie il soit, s'il veut, le père :
Mais qu'il songe un peu plus
qu'Agrippine est sa mère.
De quel nom cependant pouvons-nous appeler
L'attentat que le jour vient de nous révéler ?
Il sait, car leur amour
ne peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est adorée :
Et ce même
Néron, que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit !
Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l'inspire ?
Cherche-t-il
seulement le plaisir de leur nuire ;
Ou plutôt n'est-ce point que sa
malignité
Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté ?
ALBINE
Vous, leur appui, madame ?
AGRIPPINE
Arrête, chère Albine,
Je sais que j'ai moi seule avancé
leur ruine ;
Que du trône, où le sang l'a dû faire monter,
Britannicus
par moi s'est vu précipiter.
Par moi seule, éloigné de l'hymen d'Octavie,
La frère de Junie abandonna la vie,
Silanus, sur qui Claude avait jeté
les yeux,
Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.
Néron jouit de
tout : et moi, par récompense,
Il faut qu'entre eux et lui je tienne la
balance,
Afin que quelque jour, par une même loi,
Britannicus la tienne
entre mon fils et moi.
ALBINE
Quel dessein !
AGRIPPINE
Je m'assure un port dans la tempête.
Néron m'échappera si
ce frein ne l'arrête.
ALBINE
Mais prendre contre un fils tant de soins superflus ?
AGRIPPINE
Je le craindrais bientôt s'il ne me craignait plus.
ALBINE
Une juste frayeur vous alarme peut-être.
Mais si Néron pour
vous n'est plus ce qu'il doit être,
Du moins son changement ne vient pas
jusqu'à nous,
Et ce sont des secrets entre César et vous.
Quelques
titres nouveaux que Rome lui défère,
Néron n'en reçoit point qu'il ne donne
à sa mère.
Sa prodigue amitié ne se réserve rien ;
Votre nom est dans
Rome aussi saint que le sien ;
A peine parle-t-on de la triste Octavie.
Auguste, votre aïeul honora moins Livie :
Néron devant sa mère a permis
le premier
Qu'on portât des faisceaux couronnés de laurier ;
Quels
effets voulez-vous de sa reconnaissance ?
AGRIPPINE
Un peu moins de respect et plus de confiance.
Tous ces
présents, Albine, irritent mon dépit.
Je vois mes honneurs croître et tomber
mon crédit.
Non, non, le temps n'est plus que Néron, jeune encore,
Me
renvoyait les voeux d'une cour qui l'adore ;
Lorsqu'il se reposait sur moi,
de tout, l'Etat,
Que mon ordre au palais assemblait le sénat,
Et que
derrière un voile, invisible et présente,
J'étais de ce grand corps l'âme
toute-puissante.
Des volontés de Rome alors mal assuré,
Néron de sa
grandeur n'était point enivré.
Ce jour, ce triste jour, frappe encor ma
mémoire,
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
Quand les
ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnaître au nom de
l'univers.
Sur son trône avec lui j'allais prendre ma place :
J'ignore
quel conseil prépara ma disgrâce ;
Quoi qu'il en soit, Néron, d'aussi loin
qu'il me vit,
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon coeur même en
conçut un malheureux augure.
L'ingrat, d'un faux respect colorant son
injure,
Se leva par avance ; et courant m'embrasser,
Il m'écarta du
trône où je m'allais placer.
Depuis ce coup fatal le pouvoir d'Agrippine
Vers sa chute à grands pas chaque jour s'achemine.
L'ombre seule m'en
reste ; et l'on n'implore plus
Que le nom de Sénèque et l'appui de Burrhus.
ALBINE
Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue,
Pourquoi
nourrissez-vous le venin qui vous tue ?
Allez avec César vous éclaircir du
moins.
AGRIPPINE
César ne me voit plus, Albine, sans témoins :
En public, à
mon heure, on me donne audience.
Sa réponse est dictée et même son silence.
Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens,
Présider l'un ou
l'autre à tous nos entretiens.
Mais je le poursuivrai d'autant plus qu'il
m'évite :
De son désordre, Albine, il faut que je profite.
J'entends du
bruit ; on ouvre. Allons subitement
Lui demander raison de cet enlèvement :
Surprenons, s'il se peut, les secrets de son âme.
Mais quoi ! déjà
Burrhus sort de chez lui !
SCENE II - AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE
BURRHUS
Madame,
Au nom de l'empereur j'allais vous informer
D'un ordre qui d'abord a pu vous alarmer,
Mais qui n'est que l'effet
d'une sage conduite,
Dont César a voulu que vous soyez instruite.
AGRIPPINE
Puisqu'il le veut, entrons : il m'instruira mieux.
BURRHUS
César pour quelque temps s'est souscrit à nos yeux.
Déjà par
une porte au public moins connue
L'un et l'autre consul vous avait prévenue,
Madame. Mais souffrez que je retourne exprès...
AGRIPPINE
Non, je ne trouble point ses augustes secrets ;
Cependant
voulez-vous qu'avec moins de contrainte
L'un et l'autre une fois nous nous
parlions sans feinte ?
BURRHUS
Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d'horreur...
AGRIPPINE
Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur ?
Ne le
verrai-je plus qu'à titre d'importune ?
Ai-je donc élevé si haut votre
fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
Ne l'osez-vous
pas laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la
gloire
A qui m'effacera plus tôt de sa mémoire ?
Vous l'ai je confié
pour en faire un ingrat,
pour être, sous son nom, les maîtres de l'Etat ?
Certes, plus je médite et moins je me figure
Que vous m'osiez compter
pour votre créature,
Vous, dont j'ai pu laisser vieillir l'ambition
Dans
les honneurs obscurs de quelque légion ;
Et moi, qui sur le trône ai suivi
mes ancêtres,
Moi, fille, femme, soeur et mère de vos maîtres !
Que
prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m'en
imposer trois ?
Néron n'est plus enfant : n'est-il pas temps qu'il règne ?
Jusqu'à quand voulez-vous que l'empereur vous craigne ?
Ne saurait-il
rien voir qu'il n'emprunte vos yeux ?
Pour se conduire, enfin, n'a-t-il pas
ses aïeux ?
Qu'il choisisse, s'il veut, d'Auguste ou de Tibère ;
Qu'il
imite, s'il peut, Germanicus, mon père.
Parmi tant de héros je n'ose me
placer ;
Mais il est des vertus que je lui puis tracer :
Je puis
l'instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit
laisser de distance.
BURRHUS
Je ne m'étais chargé dans cette occasion
Que d'excuser César
d'une seule action ;
Mais, puisque, sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, madame, avec la
liberté
D'un soldat qui sait mal farder la vérité.
Vous m'avez de César
confié la jeunesse,
Je l'avoue ; et je dois m'en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D'en faire un empereur qui
ne sut qu'obéir ?
Non. Ce n'est plus à vous qu'il faut que j'en réponde :
Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde.
J'en dois compte,
madame, à l'empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah ! si dans l'ignorance il le fallait instruire,
N'avait-on que Sénèque
et moi pour le séduire.
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
Fallait-il dans l'exil chercher des corrupteurs ?
La cour de Claudius,
en esclaves fertile,
Pour deux que l'on cherchait en eût présenté mille,
Qui tous auraient brigué l'honneur de l'avilir :
Dans une longue enfance
ils l'auraient fait vieillir.
De quoi vous plaignez-vous, madame ? On vous
révère :
Ainsi que par César, on jure par sa mère.
L'empereur, il est
vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l'Empire, et grossir
votre cour ;
Mais le doit-il , madame ? et sa reconnaissance
Ne
peut-elle éclater que dans sa dépendance ?
Toujours humble, toujours le
timide Néron
N'ose-t-il être Auguste et César que de nom ?
Vous le
dirai-je enfin ? Rome le justifie.
Rome, à trois affranchis, si longtemps
asservie,
A peine respirant du joug qu'elle a porté,
Du règne de Néron
compte sa liberté.
Que dis-je ? La vertu semble même renaître.
Tout
l'empire n'est plus la dépouille d'un maître ;
Le peuple au champ de Mars
nomme ses magistrats ;
César nomme les chefs sur la foi des soldats ;
Thraséas au sénat, Corbulon dans l'armée,
Sont encore innocents, malgré
leur renommée ;
Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
Ne sont
plus habités que par leurs délateurs.
Qu'importe que César continue à nous
croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu'à sa gloire ;
Pourvu que
dans le cours d'un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César
tout-puissant ?
Mais, madame, Néron suffit pour se conduire.
J'obéis,
sans prétendre à l'honneur de l'instruire.
Sur ses aïeux, sans doute, il n'a
qu'à se régler ;
Pour bien faire Néron n'a qu'à se ressembler.
Heureux
si ses vertus, l'une à l'autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses
premières années !
AGRIPPINE
Ainsi sur l'avenir n'osant vous assurer,
Vous croyez que
sans vous Néron va s'égarer.
Mais vous qui, jusqu'ici content de votre
ouvrage,
Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous
pourquoi, devenu ravisseur,
Néron de Silanus fait enlever la soeur ?
Ne
tient-il qu'à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux qui brille
dans Junie ?
De quoi l'accuse-t-il ? Et par quel attentat
Devient-elle
en un jour criminelle d'Etat :
Elle qui, sans orgueil jusqu'alors élevée,
N'aurait point vu Néron, s'il ne l'eût enlevée ;
Et qui même aurait mis
au rang de ses bienfaits
L'heureuse liberté de ne le voir jamais ?
BURRHUS
Je sais que d'aucun crime elle n'est soupçonnée ;
Mais
jusqu'ici César ne l'a point condamnée,
Madame. Aucun objet ne blesse ici
ses yeux :
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez
que les droits qu'elle porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince
rebelle ;
Que le sang de César ne se doit allier
Qu'à ceux à qui César
le veut bien confier ;
Et vous-même avouerez qu'il ne serait pas juste
Qu'on disposât sans lui de la nièce d'Auguste.
AGRIPPINE
Je vous entends : Néron m'apprend par votre voix
Qu'en vain
Britannicus s'assure de mon choix.
En vain pour détourner ses yeux de sa
misère,
J'ai flatté ses yeux d'un hymen qu'il espère.
A ma confusion,
Néron veut faire voir
Qu'Agrippine promet par delà son pouvoir.
Rome de
ma faveur est trop préoccupée :
Il veut par cet affront qu'elle soit
détrompée,
Et que tout l'univers apprenne avec terreur
A ne confondre
plus mon fils et l'empereur.
Il le peut. Toutefois j'ose encore lui dire
Qu'il doit avant ce coup affermir son empire ;
Et qu'en me réduisant à
la nécessité
D'éprouver contre lui ma faible autorité,
Il expose la
sienne ; et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu'il
ne pense.
BURRHUS
Quoi, madame ! toujours soupçonner son respect ?
Ne peut-il
faire un pas qui ne vous soit suspect ?
L'empereur vous croit-il du parti de
Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
Quoi ! de vos ennemis
devenez-vous l'appui
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
Sur le moindre discours qu'on pourra vous redire,
Serez-vous toujours
prête à partager l'empire ?
Vous craindrez-vous sans cesse ; et vos
embrassements
Ne se passeront-ils qu'en éclaircissements ?
Ah ! quittez
d'un censeur la triste diligence ;
D'une mère facile affectez l'indulgence ;
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater,
Et n'avertissez
point la cour de vous quitter.
AGRIPPINE
Et qui s'honorerait de l'appui d'Agrippine,
Lorsque Néron
lui-même annonce ma ruine,
Lorsque de sa présence il semble me bannir,
Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?
BURRHUS
Madame, je vois bien qu'il est temps de me taire.
Et que ma
liberté commence à vous déplaire.
La douleur est injuste : et toute les
raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici
Britannicus. Je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter et plaindre son
disgrâce,
Et peut-être, madame, en accuser le soins
De ceux que
l'empereur a consulté le moins.
SCENE III - AGRIPPINE, BRITANNICUS
AGRIPPINE
Ah ! prince, où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?
Que venez-vous chercher ?
BRITANNICUS
Ce que je cherche ? Ah ! dieux !
Tout ce que j'ai perdu,
madame, est en ces lieux.
De mille affreux soldats Junie environnée
S'est vue en ce palais indignement traînée.
Hélas ! de quelle horreur
ses timides esprits
A ce nouveau spectacle auront été surpris ?
Enfin on
me l'enlève. Une loi trop sévère
Va séparer deux coeurs qu'assemblait leur
misère :
sans doute on ne veut pas que, mêlant nos douleurs,
Nous nous
aidions l'un l'autre à porter nos malheurs.
AGRIPPINE
Il suffit. Comme vous je ressens vos injures ;
Mes plaintes
ont déjà précédé vos murmures.
Mais je ne prétends pas qu'un impuissant
courroux
Dégage ma parole et m'acquitte envers vous.
Je ne m'explique
point. Si vous voulez m'entendre,
Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous
attendre.
SCENE IV - BRITANNICUS, NARCISSE
BRITANNICUS
La croirai-je, Narcisse ? et dois-je sur sa foi
La
prendre pour arbitre entre son fils et moi ?
Qu'en dis-tu ? N'est-ce pas
cette même Agrippine
Que mon père épousa jadis pour sa ruine,
Et qui, si
je t'en crois, a de ses derniers jours,
Trop lents pour ses desseins
précipité le cours ?
NARCISSE
N'importe. Elle se sent comme vous outragée ;
A vous donner
Junie elle s'est engagée ;
Unissez vos chagrins, liez vos intérêts ;
Ce
palais retentit en vain de vos regrets :
Tandis qu'on vous verra d'une voix
suppliante
Semer ici la plainte et non pas l'épouvante,
Que vos
ressentiments se perdront en discours,
Il n'en faut pas douter, vous vous
plaindrez toujours.
BRITANNICUS
Ah ! Narcisse ! tu sais si de la servitude
Je prétends
faire encore une longue habitude ;
Tu sais si pour jamais, de ma chute
étonné,
Je renonce à l'empire où j'étais destiné.
Mais je suis seul
encor : les amis de mon père
Sont autant d'inconnus que glace ma misère,
Et ma jeunesse même écarte loin de moi
Tous ceux qui dans le coeur me
réservent leur foi.
Pour moi, depuis un an, qu'un peu d'expérience
M'a
donné de mon sort la triste connaissance,
Que vois-je autour de moi, que des
amis vendus
Qui, choisis par Néron pour ce commerce infâme,
Quoi qu'il
en soit, Narcisse, on me vend tous les jours ;
Il prévoit mes desseins, il
entend mes discours ;
Comme toi, dans mon coeur, il sait ce qui se passe.
Que t'en semble, Narcisse ?
NARCISSE
Ah ! quelle âme assez basse...
C'est à vous de choisir des
confidents discrets,
Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.
BRITANNICUS
Narcisse, tu dis vrai. Mais cette défiance
Est toujours
d'un grand coeur la dernière science ;
On le trompe longtemps. Mais enfin je
te croi,
Ou plutôt je fais voeu de ne croire que toi.
Mon père, il m'en
souvient, m'assura de ton zèle :
Seul de ses affranchis tu m'es toujours
fidèle ;
Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts,
M'ont sauvé
jusqu'ici de mille écueils couverts.
Va donc voir si le bruit de ce nouvel
orage
Aura de nos amis excité le courage ;
Examine leurs yeux, observe
leurs discours ;
Vois si j'en puis attendre un fidèle secours.
Surtout
dans ce palais remarque avec adresse
Avec quel soin Néron fait garder la
princesse :
Sache si du péril ses beaux yeux sont remplis,
Et si son
entretien m'est encore permis.
Cependant de Néron je vais trouver la mère
Chez Pallas, comme toi l'affranchi de mon père :
Je vais la voir,
l'aigrir, la suivre et, s'il se peut,
M'engager sous son nom plus loin
qu'elle ne veut.
ACTE II
-------
SCENE PREMIERE - NÉRON, BURRHUS, NARCISSE, Gardes
NÉRON
N'en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,
C'est
ma mère, et je veux ignorer ses caprices.
Mais je ne prétends plus ignorer
ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir.
Pallas de ses
conseils empoisonne ma mère ;
Il séduit, chaque jour, Britannicus mon frère
;
Ils l'écoutent lui seul : et qui suivrait leurs pas,
Les trouverait
peut-être assemblés chez Pallas.
C'en est trop. De tous deux il faut que je
l'écarte.
Pour la dernière fois, qu'il s'éloigne, qu'il parte ;
Je le
veux, je l'ordonne, et que la fin du jour
Ne le retrouve plus dans Rome ou
dans ma cour.
Allez : cet ordre importe au salut de l'empire.
Vous,
Narcisse, approchez.
(Aux gardes)
Et vous, qu'on se retire.
SCENE II - NERON, NARCISSE
NARCISSE
Grâces aux dieux, Seigneur, Junie entre vos mains
Vous
assure aujourd'hui le reste des Romains.
Vos ennemis, déchus de leur vaine
espérance,
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que
vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paraissez
consterné.
Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
Et ces
sombres regards errant à l'aventure ?
Tout vous rit : la fortune obéit à vos
voeux.
NÉRON
Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.
NARCISSE
Vous !
NÉRON
Depuis un moment ; mais pour toute ma vie,
J'aime, que dis-je
aimer, j'idolâtre Junie.
NARCISSE
Vous l'aimez !
NÉRON
Excité d'un désir curieux,
Cette nuit je l'ai vue arriver en
ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui
brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle, sans ornement, dans
le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Que
veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les
cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs,
Quoi qu'il en soit, ravi
d'une si belle vue,
J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement,
Je l'ai laissé passer dans son
appartement.
J'ai passé dans le mien. C'est là que, solitaire,
De son
image en vain j'ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux je croyais
lui parler ;
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce :
J'employais les
soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes
yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m'en fais peut-être une
trop belle image :
Elle m'est apparue avec trop davantage :
Narcisse,
qu'en dis-tu ?
NARCISSE
Quoi, Seigneur ! croira-t-on
Qu'elle ait pu si longtemps se
cacher à Néron
NÉRON
Tu le sais bien, Narcisse. Et que sa colère
M'imputât le
malheur qui lui ravit son frère ;
Soit que son coeur, jaloux d'une austère
fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
Fidèle à sa douleur, et
dans l'ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée :
Et c'est
cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi ? Narcisse, tandis qu'il n'est point de Romaine
Que mon amour
n'honore et ne rende plus vaine,
Qui, dès qu'à ses regards elle ose se fier,
Sur le coeur de César ne les vienne essayer,
Seule, dans son palais, la
modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie,
Fuit, et ne
daigne pas peut-être s'informer
Si César est aimable ou bien s'il sait aimer
!
Dis-moi : Britannicus l'aime-t-il ?
NARCISSE
Quoi ! s'il l'aime,
Seigneur ?
NÉRON
Si jeune encor, se connaît-il lui-même ?
D'un regard enchanteur
connaît-il le poison ?
NARCISSE
Seigneur, l'amour toujours n'attend pas la raison.
N'en
doutez point, il l'aime. Instruits par tant de charmes,
Ses yeux sont déjà
faits à l'usage des larmes ;
A ses moindres désirs il sait s'accommoder ;
Et peut-être déjà sait-il persuader.
NÉRON
Que dis-tu ? Sur son coeur il aurait quelque empire ?
NARCISSE
Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,
Je
l'ai vu quelquefois s'arracher de ces lieux,
Le coeur plein d'un courroux
qu'il cachait à vos yeux ;
D'une cour qui le fuit pleurant l'ingratitude,
Las de votre grandeur et de sa servitude,
Entre l'impatience et la
crainte flottant,
Il allait voir Junie, et revenait content.
NÉRON
D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire,
Narcisse, il
doit plutôt souhaiter sa colère :
Néron impunément ne sera pas jaloux.
NARCISSE
Vous ? Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez-vous ?
Junie a
pu le plaindre et partager ses peines :
Elle n'a vu couler de larmes que les
siennes ;
Mais aujourd'hui, Seigneur, que ses yeux dessillés
Regardant
de plus près l'éclat dont vous brillez,
Verront autour de vous les rois sans
diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,
Attachés sur vos
yeux, s'honorer d'un regard
Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;
Quand elle vous verra, de ce degré de gloire,
Venir en soupirant avouer
sa victoire ;
Maître, n'en doutez point, d'un coeur déjà charmé,
Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé.
NÉRON
A combien de chagrins il faut que je m'apprête !
Que
d'importunités !
NARCISSE
Quoi donc ! qui vous arrête,
Seigneur ?
NÉRON
Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et
trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de tendresse
M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse :
Mes yeux, depuis
longtemps, fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent être
témoins.
Trop heureux, si bientôt la faveur d'un divorce
Me soulageait
d'un joug qu'on m'imposa par force !
Le ciel même en secret semble la
condamner :
Ses voeux, depuis quatre ans, ont beau l'importuner,
Les
dieux ne montrent point que sa vertu les touche :
D'aucun gage, Narcisse,
ils n'honorent sa couche ;
L'empire vainement demande un héritier.
NARCISSE
Que tardez-vous, Seigneur, à la répudier ?
L'empire, votre
coeur, tout condamne Octavie,
Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie ;
Par un double divorce ils s'unirent tous deux ;
Et vous devez l'empire à
ce divorce heureux.
Tibère, que l'hymen plaça dans sa famille,
Osa bien
à ses yeux répudier sa fille.
Vous seul, jusques ici, contraire à vos
désirs,
N'osez par un divorce assurer vos plaisirs.
NÉRON
Et ne connais-tu pas l'implacable Agrippine ?
Mon amour inquiet
déjà se l'imagine
Qui m'amène Octavie, et d'un oeil enflammé
Atteste les
saints droits d'un noeud qu'elle a formé ;
Et, portant à son coeur des
atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel
front soutenir ce fâcheux entretien ?
NARCISSE
N'êtes-vous pas, Seigneur, votre maître et le sien ?
Vous
verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
Vivez, régnez pour vous :
c'est trop régner pour elle.
Craignez-vous... ? Mais, Seigneur, vous ne la
craignez pas,
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
Pallas, dont vous
savez qu'elle soutient l'audace.
NÉRON
Eloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos
conseils, j'ose les approuver ;
Je m'excite contre elle, et tâche à la
braver :
Mais, je t'expose ici mon âme toute nue,
Sitôt que mon malheur
me ramène à sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces
yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu'à tant de bienfaits ma
mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle.
Mais
enfin mes efforts ne me servent de rien :
Mon génie étonné tremble devant le
sien.
Et c'est pour m'affranchir de cette dépendance,
Que je la fuis
partout, que même je l'offense,
Et que, de temps en temps, j'irrite ses
ennuis,
Afin qu'elle m'évite autant que je la fuis.
Mais je t'arrête
trop : retire-toi, Narcisse ;
Britannicus pourrait t'accuser d'artifice.
NARCISSE
Non, non ; Britannicus s'abandonne à ma foi :
Par son ordre,
Seigneur, il croit que je vous voi,
Que je m'informe ici de tout ce qui le
touche,
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
Impatient,
surtout, de revoir ses amours,
Il attend de mes soins ce fidèle secours.
NÉRON
J'y consens ; porte-lui cette douce nouvelle :
Il la verra.
NARCISSE
Seigneur, bannissez-le loin d'elle.
NÉRON
J'ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir
Que je lui
vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux
stratagème ;
Dis-lui qu'en sa faveur on me trompe moi-même,
Qu'il la
voit sans mon ordre. On ouvre ; la voici.
Va retrouver ton maître, et
l'amener ici.
SCENE III - NERON, JUNIE
NÉRON
Vous vous troublez, madame, et changez de visage.
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?
JUNIE
Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ;
J'allais voir
Octavie, et non pas l'empereur.
NÉRON
Je le sais bien, madame, et n'ai pu sans envie
Apprendre vos
bontés pour l'heureuse Octavie.
JUNIE
Vous, Seigneur ?
NÉRON
Pensez-vous, madame, qu'en ces lieux,
Seule pour vous
connaître, Octavie ait des yeux.
JUNIE
Et quel autre, Seigneur, voulez-vous que j'implore ?
A qui
demanderai-je un crime que j'ignore ?
Vous qui le punissez, vous ne
l'ignorez pas :
De grâce, apprenez-moi, Seigneur, mes attentats.
NÉRON
Quoi ? madame, est-ce donc une légère offense
De m'avoir si
longtemps caché votre présence ?
Ces trésors dont le ciel voulut vous
embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?
L'heureux Britannicus
verra-t-il sans alarmes
Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes
?
Pourquoi, de cette gloire, exclu jusqu'à ce jour,
M'avez-vous, sans
pitié, relégué dans ma cour ?
On dit plus : vous souffrez, sans en être
offensée,
Qu'il vous ose, madame, expliquer sa pensée :
Car je ne
croirai point que sans me consulter
La sévère Junie ait voulu le flatter,
Ni qu'elle ait consenti d'aimer et d'être aimée,
Sans que j'en sois
instruit que par la renommée.
JUNIE
Je ne vous nierai point, Seigneur, que ses soupirs
M'ont daigné
quelquefois expliquer ses désirs.
Il n'a point détourné ses regards d'une
fille,
Seul reste du débris d'une illustre famille :
Peut-être qu'il se
souvient qu'en un temps plus heureux
Son père me nomma pour l'objet de ses
voeux.
Il m'aime ; il obéit à l'empereur son père,
Et j'ose dire encore,
à vous, à votre mère :
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens...
NÉRON
Ma mère a ses desseins, madame ; et j'ai les miens.
Ne parlons
plus ici de Claude et d'Agrippine ;
Ce n'est point par leur choix que je me
détermine.
C'est à moi seul, madame, à répondre de vous ;
Et je veux de
ma main vous choisir un époux.
JUNIE
Ah ! Seigneur ! songez-vous que toute autre alliance
Fera honte
aux Césars, auteurs de ma naissance ?
NÉRON
Non, madame, l'époux dont je vous entretiens
Peut sans honte
assembler vos aïeux et les siens ;
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa
flamme.
JUNIE
Et quel est donc, Seigneur, cet époux ?
NÉRON
Moi, madame.
JUNIE
Vous !
NÉRON
Je vous nommerais, madame, un autre nom,
Si j'en savais quelque
autre au-dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez
souscrire,
J'ai parcouru des yeux la cour, Rome et l'empire.
Plus j'ai
cherché, madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier
ce trésor ;
Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
En doit
être lui-seul l'heureux dépositaire,
Et ne peut dignement vous confier
qu'aux mains
A qui Rome a commis l'empire des humains.
Vous-même,
consultez vos premières années :
Claudius à son fils les avait destinées ;
Mais c'était en un temps où de l'empire entier
Il croyait quelque jour
le nommer l'héritier.
Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C'est à vous de passer du côté de l'empire.
En vain de ce présent ils
m'auraient honoré,
Si votre coeur devait en être séparé,
Si tant de
soins ne sont adoucis par vos charmes,
Si, tandis que je donne aux veilles,
aux alarmes,
Des jours toujours à plaindre et toujours enviés,
Je ne
vais quelquefois respirer à vos pieds.
Qu'Octavie à vos yeux ne fasse point
d'ombrage.
Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage,
Répudie
Octavie, et me fait dénouer
Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
Songez-y donc, madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins
d'un prince qui vous aime,
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l'univers à qui vous vous devez.
JUNIE
Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
Je me vois, dans le
cours d'une même journée,
Comme une criminelle amenée en ces lieux ;
Et
lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,
Que sur mon innocence à peine je
me fie,
Vous m'offrez tout d'un coup la place d'Octavie.
J'ose dire
pourtant que je n'ai mérité
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Et pouvez-vous, Seigneur, souhaiter qu'une fille
Qui vit presque en
naissant éteindre sa famille,
Qui, dans l'obscurité nourrissant sa douleur,
S'est fait une vertu conforme à son malheur,
Passe subitement de cette
nuit profonde
Dans un rang qui l'expose aux yeux de tout le monde,
Dont
je n'ai pu de loin soutenir la clarté,
Et dont une autre enfin remplit la
majesté ?
NÉRON
Je vous ai déjà dit que je la répudie :
Ayez moins de frayeur,
ou moins de modestie.
N'accusez point ici mon choix d'aveuglement ;
Je
vous réponds de vous ; consentez seulement.
Du sang dont vous sortez
rappelez la mémoire ;
Et ne préférez point à la solide gloire
Des
honneurs dont César prétend vous revêtir,
La gloire d'un refus sujet au
repentir.
JUNIE
Le ciel connaît, Seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me
flatte point d'une gloire insensée :
Je sais de vos présents mesurer la
grandeur ;
Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur,
Plus il me
ferait honte, et mettrait en lumière
Le crime d'en avoir dépouillé
l'héritière.
NÉRON
C'est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,
Madame ; et
l'amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flattons point, et laissons
le mystère :
La soeur vous touche ici beaucoup moins que le frère,
Et
pour Britannicus...
JUNIE
Il a su me toucher,
Seigneur ; et je n'ai point prétendu m'en
cacher.
Cette sincérité, sans doute, est peu discrète ;
Mais toujours de
mon coeur ma bouche est l'interprète.
Absente de la cour, je n'ai pas dû
penser,
Seigneur, qu'en art de feindre, il fallut m'exercer.
J'aime
Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l'empire devait suivre son hyménée :
Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son
palais déserté,
La fuite d'une cour que sa chute a bannie,
Sont autant
de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs
;
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ;
L'empire en est
pour vous l'inépuisable source ;
Ou, si quelque chagrin en interrompt la
course,
Tout l'univers, soigneux de les entretenir,
S'empresse à
l'effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le
presse,
Il ne voit, dans son sort, que moi qui s'intéresse,
Et n'a pour
tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier
ses malheurs.
NÉRON
Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie,
Que tout
autre que lui me paierait de sa vie.
Mais je garde à ce prince un traitement
plus doux :
Madame, il va bientôt paraître devant vous.
JUNIE
Ah ! Seigneur ! vos vertus m'ont toujours rassurée.
NÉRON
Je pouvais de ces lieux lui défendre l'entrée ;
Mais, madame,
je veux prévenir le danger
Où son ressentiment le pourrait engager.
Je
ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la
bouche qu'il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,
Sans qu'il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement
prenez sur vous l'offense ;
Et, soit par vos discours, soit par votre
silence,
Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir
Qu'il doit
porter ailleurs ses voeux et son espoir.
JUNIE
Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche mille
fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir,
Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m'obéir.
NÉRON
Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
Renfermez
votre amour dans le fond de votre âme :
Vous n'aurez point pour moi de
langages secrets ;
J'entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et
sa perte sera l'infaillible salaire
D'un geste ou d'un soupir échappé pour
lui plaire.
JUNIE
Hélas ! si j'ose encor former quelques souhaits,
Seigneur,
permettez-moi de ne le voir jamais !
SCENE IV - NERON, JUNIE, NARCISSE
NARCISSE
Britannicus, Seigneur, demande la princesse ;
Il
approche.
NÉRON
Qu'il vienne.
JUNIE
Ah ! Seigneur !
NÉRON
Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous plus que de moi :
Madame, en le voyant, songez que je vous voi.
SCENE V - JUNIE, NARCISSE
JUNIE
Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître ;
Dis-lui... Je suis perdue ! et je le vois paraître.
SCENE VI - JUNIE, BRITANNICUS, NARCISSE
BRITANNICUS
Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
Quoi ! je
puis donc jouir d'un entretien si doux ?
Mais, parmi ce plaisir, quel
chagrin me dévore !
Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe avec mille détours,
Un bonheur que vos yeux
m'accordaient tous les jours.
Quelle nuit ! quel réveil ! Vos pleurs, votre
présence
N'ont point de ces cruels désarmé l'insolence !
Que faisait
votre amant ? Quel démon envieux
M'a refusé l'honneur de mourir à vos yeux ?
Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
M'avez-vous en secret
adressé quelque plainte ?
Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?
Songiez-vous aux douleurs que vous m'alliez coûter ?
Vous ne me dites
rien ! Quel accueil ! Quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma
disgrâce ?
Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi, trompé,
Tandis que
je vous parle, est ailleurs occupé.
Ménageons les moments de cette heureuse
absence.
JUNIE
Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance :
Ces murs
mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux ;
Et jamais l'empereur n'est absent
de ces lieux.
BRITANNICUS
Et depuis quand, madame, êtes-vous si craintive ?
Quoi !
déjà votre amour souffre qu'on le captive ?
Qu'est devenu ce coeur qui me
jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours ?
Mais
bannissez, madame, une inutile crainte :
La foi dans tous les coeurs n'est
pas encore éteinte ;
Chacun semble des yeux approuver mon courroux ;
La
mère de Néron se déclare pour nous.
Rome, de sa conduite elle-même
offensée...
JUNIE
Ah ! Seigneur ! vous parlez contre votre pensée.
Vous-même,
vous m'avez avoué mille fois
Que Rome le louait d'une commune voix ;
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.
Sans doute la douleur
vous dicte ce langage.
BRITANNICUS
Ce discours me surprend, il le faut avouer :
Je ne vous
cherchais pas pour l'entendre louer.
Quoi ! pour vous confier la douleur qui
m'accable,
A peine je dérobe un moment favorable ;
Et ce moment si
chère, madame, est consumé
A louer l'ennemi dont je suis opprimé !
Qui
vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
Quoi ! même vos regards
ont appris à se taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux !
Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
Ah ! si je le croyais
!... Au nom des dieux, madame,
Eclaircissez le trouble où vous jetez mon
âme.
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?
JUNIE
Retirez-vous, Seigneur ; l'empereur va venir.
BRITANNICUS
Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m'attendre ?
SCENE VII - NERON, JUNIE, NARCISSE
NÉRON
Madame...
JUNIE
Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.
Vous êtes obéi.
Laissez couler du moins
Des armes dont ses yeux ne seront pas témoins.
SCENE VIII - NERON, NARCISSE
NÉRON
Eh bien ! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse :
elle a paru jusque dans son silence !
Elle aime mon rival, je ne puis
l'ignorer ;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me fais de sa
peine une image charmante ;
Et je l'ai vu douter du coeur de son amante.
Je la suis. Mon rival t'attend pour éclater :
Par de nouveaux soupçons,
va, cours le tourmenter.
Et tandis qu'à mes yeux on le pleure, on l'adore,
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu'il ignore.
NARCISSE
La fortune t'appelle une seconde fois,
Narcisse :
voudrais-tu résister à sa voix ?
Suivons jusques au bout ses ordres
favorables ;
Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables.
ACTE III
--------
SCENE PREMIERE - NERON, BURRHUS
BURRHUS
Pallas obéira, Seigneur.
NÉRON
Et de quel oeil
Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?
BURRHUS
Ne doutez point, Seigneur, que ce coup ne la frappe,
Qu'en
reproches bientôt sa douleur ne s'échappe.
Ses transports dès longtemps
commencent d'éclater ;
A d'inutiles cris puissent-ils s'arrêter !
NÉRON
Quoi ! de quelque dessein la croyez-vous capable ?
BURRHUS
Agrippine, Seigneur, est toujours redoutable :
Rome et tous
vos soldats révèrent ses aïeux ;
Germanicus son père est présent à leurs
yeux.
Elle sait son pouvoir, vous savez son courage ;
Et ce qui me la
fait redouter davantage,
C'est que vous appuyez vous-même son courroux
Et que vous lui donnez des armes contre vous.
NÉRON
Moi, Burrhus ?
BURRHUS
Cet amour, Seigneur, qui vous possède.
NÉRON
Je vous entends, Burrhus. Le mal est sans remède :
Mon coeur
s'en est plus dit que vous ne m'en direz ;
Il faut que j'aime enfin.
BURRHUS
Vous vous le figurez,
Seigneur ; et, satisfait de quelque
résistance,
Vous redoutez un mal faible dans sa naissance.
Mais si dans
son devoir votre coeur affermi
Voulait ne point s'entendre avec son ennemi ;
Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire ;
Si vous daigniez,
Seigneur, rappeler la mémoire
Des vertus d'Octavie indignes de ce prix,
Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris,
Surtout si, de Junie
évitant la présence,
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d'absence ;
Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
On n'aime point,
Seigneur, si l'on ne veut aimer.
NÉRON
Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
Il faudra
soutenir la gloire de nos armes,
Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le
sénat,
Il faudra décider du destin de l'état ;
Je m'en reposerai sur
votre expérience.
Mais, croyez-moi, l'amour est une autre science,
Burrhus ; et je ferais quelque difficulté
D'abaisser jusque-là votre
sévérité.
Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie.
SCENE II - BURRHUS seul
BURRHUS
Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie :
Cette férocité
que tu croyais fléchir,
De tes faibles liens est prête à s'affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !
O dieux ! en ce malheur
quel conseil dois-je prendre ?
Sénèque, dont les soins me devraient
soulager,
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
Mais quoi ! si
d'Agrippine excitant la tendresse
Je pouvais... La voici : mon bonheur me
l'adresse.
SCENE III - AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE
AGRIPPINE
Eh bien ! je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons !
Et vous vous signalez par d'illustres leçons !
On exile Pallas, dont le
crime, peut-être
Est d'avoir à l'empire élevé votre maître.
Vous le
savez trop bien ; jamais, sans ses avis,
Claude qu'il gouvernait n'eût
adopté mon fils.
Que dis-je ? A son épouse on donne une rivale ;
On
affranchit Néron de la foi conjugale :
Digne emploi d'un ministre ennemi des
flatteurs,
Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
De les
flatter lui-même, et nourrir dans son âme
Le mépris de sa mère et l'oubli de
sa femme !
BURRHUS
Madame, jusqu'ici c'est trop tôt m'accuser ;
L'empereur n'a
rien fait qu'on ne puisse excuser.
N'imputez qu'à Pallas un exil nécessaire
:
Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire ;
Et l'empereur ne fait
qu'accomplir à regret
Ce que toute la cour demandait en secret.
Le reste
est un malheur qui n'est point sans ressource :
Des larmes d'Octavie on peut
tarir la source.
Mais calmez vos transports ; par un chemin plus doux,
Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux :
Les menaces, les cris, le
rendront plus farouche.
AGRIPPINE
Ah ! l'on s'efforce en vain de me fermer la bouche.
Je vois
que mon silence irrite vos dédains ;
Et c'est trop respecter l'ouvrage de
mes mains.
Pallas n'emporte pas tout l'appui d'Agrippine :
Le ciel m'en
laisse assez pour me venger ma ruine.
Le fils de Claudius commence à
ressentir
Des crimes dont je n'ai que le seul repentir.
J'irai, n'en
doutez point, le montrer à l'armée,
Plaindre aux yeux des soldats son
enfance opprimée,
Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur.
On
verra d'un côté le fils d'un empereur
Redemandant la foi jurée à sa famille,
Et de Germanicus on entendra la fille ;
De l'autre, on verra le fils
d'Enobarbus,
Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
Qui, tous deux de
l'exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux l'autorité suprême.
De nos crimes communs je veux qu'on soit instruit ;
On saura les chemins
par où je l'ai conduit.
Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
J'avouerai les rumeurs les plus injurieuses ;
Je confesserai tout,
exils, assassinats,
Poison même...
BURRHUS
Madame, ils ne vous croiront pas :
Ils sauront récuser
l'injuste stratagème
D'un témoin irrité qui s'accuse lui-même.
Pour moi,
qui le premier secondai vos desseins,
Qui fis même jurer l'armée entre ses
mains,
Je ne me repens point de ce zèle sincère.
Madame, c'est un fils
qui succède à son père.
En adoptant Néron, Claudius par son choix,
De
son fils et du vôtre a confondu les droits.
Rome l'a pu choisir. Ainsi, sans
être injuste,
Elle choisit Tibère adopté par Auguste ;
Et le jeune
Agrippa, de son sang descendu,
Se vit exclu du rang vainement prétendu.
Sur tant de fondements sa puissance établie
Par vous-même aujourd'hui ne
peut être affaiblie :
Et, s'il m'écoute encor, madame, sa bonté
Vous en
fera bientôt perdre la volonté.
J'ai commencé, je vais poursuivre mon
ouvrage.
SCENE IV - AGRIPPINE, ALBINE
ALBINE
Dans quel emportement la douleur vous engage,
Madame,
L'empereur puisse-t-il l'ignorer !
AGRIPPINE
Ah ! lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer.
ALBINE
Madame, au nom des dieux, cachez votre colère.
Quoi ! pour les
intérêts de la soeur ou du frère,
Faut-il sacrifier le repos de vos jours ?
Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ?
AGRIPPINE
Quoi ! tu ne vois donc pas jusqu'où l'on me ravale,
Albine
? C'est à moi qu'on donne une rivale.
Bientôt, si je ne romps ce funeste
lien,
Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
Jusqu'ici d'un vain
titre Octavie honorée,
Inutile à la cour, en était ignorée :
Les grâces,
les honneurs par moi seule versés,
M'attiraient des mortels les voeux
intéressés.
Une autre de César a surpris la tendresse :
Elle aura le
pouvoir d'épouse et de maîtresse ;
Le fruit de tant de soins, la pompe des
Césars,
Tout deviendra le prix d'un seul de ses regards.
Que dis-je ?
l'on m'évite, et déjà délaissée...
Ah ! Je ne puis, Albine, en souffrir la
pensée.
Quand je devrais du ciel hâter l'arrêt fatal,
Néron, l'ingrat
Néron.... Mais voici son rival.
SCENE V - BRITANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE
BRITANNICUS
Nos ennemis communs ne sont pas invincibles,
Madame ;
nos malheurs trouvent des coeurs sensibles :
Vos amis et les miens,
jusqu'alors si secrets,
Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,
Animés du courroux qu'allume l'injustice,
Viennent de confier leur
douleur à Narcisse.
Néron n'est pas encor tranquille possesseur
De
l'ingrate qu'il aime au mépris de ma soeur.
Si vous êtes toujours sensible à
son injure,
On peut dans son devoir ramener le parjure.
La moitié du
sénat s'intéresse pour nous :
Sylla, Pison, Plautus...
AGRIPPINE
Prince, que dites-vous ?
Sylla, Pison, Plautus, les chefs
de la noblesse !
BRITANNICUS
Madame, je vois bien que ce discours vous blesse ;
Et que
votre courroux, tremblant, irrésolu,
Craint déjà d'obtenir tout ce qu'il a
voulu.
Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce ;
D'aucun ami pour
moi ne redoutez l'audace :
Il ne m'en reste plus ; et vos soins trop
prudents
Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.
AGRIPPINE
Seigneur à vos soupçons donnez moins de créance :
Notre
salut dépend de notre intelligence.
J'ai promis, il suffit. Malgré vos
ennemis,
Je ne révoque rien de ce que j'ai promis.
Le coupable Néron
fuit en vain ma colère :
Tôt ou tard il faudra qu'il entende sa mère.
J'essaierai tout à tour la force et la douceur ;
Ou moi-même, avec moi
conduisant votre soeur,
J'irai semer partout ma crainte et ses alarmes,
Et ranger tous les coeurs du parti des larmes.
Adieu. J'assiégerai Néron
de toutes parts.
Vous, si vous m'en croyez, évitez ses regards.
SCENE VI - BRITANNICUS, NARCISSE
BRITANNICUS
Ne m'as-tu point flatté d'une fausse espérance ?
Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,
Narcisse ?
NARCISSE
Oui. Mais, Seigneur, ce n'est pas en ces lieux
Qu'il faut
développer ce mystère à vos yeux.
Sortons. Qu'attendez-vous ?
BRITANNICUS
Ce que j'attends, Narcisse ?
Hélas.
NARCISSE
Expliquez-vous.
BRITANNICUS
Si par ton artifice,
Je pouvais revoir....
NARCISSE
Qui ?
BRITANNICUS
J'en rougis. Mais enfin,
D'un coeur moins agité
j'attendrais mon destin.
NARCISSE
Après tous mes discours vous la croyez fidèle ?
BRITANNICUS
Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,
Digne de
mon courroux ; mais je sens, malgré moi,
Que je ne le crois pas autant que
je le doi.
Dans ses égarements, mon coeur opiniâtre
Lui prête des
raisons, l'excuse, l'idolâtre.
Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité ;
Je la voudrais haïr avec tranquillité.
Et qui croira qu'un coeur si
grand en apparence,
D'une infidèle cour ennemi dès l'enfance,
Renonce à
tant de gloire, et, dès le premier jour,
Trame une perfidie inouïe à la cour
?
NARCISSE
Et qui sait si l'ingrate, en sa longue retraite,
N'a point
de l'empereur médité la défaite ?
Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se
cacher,
Peut-être elle fuyait pour se faire chercher,
Pour exciter Néron
par la gloire pénible
De vaincre une fierté jusqu'alors invincible.
BRITANNICUS
Je ne la puis donc voir ?
NARCISSE
Seigneur, en ce moment
Elle reçoit les voeux de son nouvel
amant.
BRITANNICUS
Eh bien ! Narcisse, allons. Mais que vois-je ? C'est elle.
NARCISSE
Ah ! dieux ! A l'empereur portons cette nouvelle.
SCENE VII - BRITANNICUS, JUNIE
JUNIE
Retirez-vous, Seigneur, et fuyez un courroux
Que ma
persévérance allume contre vous.
Néron est irrité. Je me suis échappée
Tandis qu'à l'arrêter sa mère est occupée.
Adieu ; réservez-vous, sans
blesser mon amour,
Au plaisir de me voir justifier un jour.
Votre image
sans cesse est présente à mon âme :
Rien ne l'en peut bannir.
BRITANNICUS
Je vous entends, madame,
Vous voulez que ma fuite assure
vos désirs,
Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
Sans
doute, en me voyant, une pudeur secrète
Ne vous laisse goûter qu'une joie
inquiète.
Eh bien ! Il faut partir !
JUNIE
Seigneur, sans m'imputer...
BRITANNICUS
Ah ! vous deviez au moins longtemps disputer.
Je ne
murmure point qu'une amitié commune
Se range du parti que flatte la fortune
;
Que l'éclat d'un empire ait pu vous éblouir ;
Qu'aux dépens de ma
soeur vous en vouliez jouir ;
Mais que, de ces grandeurs comme une autre
occupée,
Vous m'en ayez paru si longtemps détrompée ;
Non, je l'avoue
encor, mon coeur désespéré
Contre ce seul malheur n'était point préparé.
J'ai vu sur ma ruine élever l'injustice ;
De mes persécuteurs j'ai vu le
ciel complice ;
Tant d'horreurs n'avaient point épuisé son courroux,
Madame ; il me restait d'être oublié de vous.
JUNIE
Dans un temps plus heureux, ma juste impatience
Vous ferait
repentir de votre défiance ;
Mais Néron vous menace : en ce pressant danger,
Seigneur, j'ai d'autres soins que de vous affliger.
Allez, rassurez-vous
et cessez de vous plaindre :
Néron nous écoutait, et m'ordonnait de feindre.
BRITANNICUS
Quoi, le cruel...
JUNIE
Témoin de tout notre entretien,
D'un visage sévère examinait le
mien,
Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
D'un geste confident de
notre intelligence.
BRITANNICUS
Néron nous écoutait, madame ! mais, hélas !
Vos yeux
auraient pu feindre, et ne m'abuser pas,
Ils pouvaient me nommer l'auteur de
cet outrage ?
L'amour est-il muet, ou n'a-t-il qu'un langage ?
De quel
trouble un regard pouvait me préserver !
Il fallait...
JUNIE
Il fallait me taire et vous sauver.
Combien de fois, hélas !
puisqu'il fallait vous le dire,
Mon coeur de son désordre allait-il vous
instruire !
De combien de soupirs interrompant le cours,
Ai-je évité vos
yeux que je cherchais toujours !
Quel tourment de se taire en voyant ce
qu'on aime,
De l'entendre gémir, de l'affliger soi-même,
Lorsque par un
regard on peut le consoler !
Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait
couler !
Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée,
Je ne me sentais pas
assez dissimulée :
De mon front effrayé je craignais la pâleur ;
Je
trouvais mes regards trop pleins de ma douleur ;
Sans cesse il me semblait
que Néron en colère
Me venait reprocher trop de soin de vous plaire ;
Je
craignais mon amour vainement renfermé ;
Enfin, j'aurais voulu n'avoir
jamais aimé.
Hélas ! pour son bonheur, Seigneur, et pour le nôtre,
Il
n'est que trop instruit de mon coeur et du vôtre !
Allez, encore un coup,
cachez-vous à ses yeux :
Mon coeur plus à loisir vous éclaircira mieux.
De mille autres secrets j'aurais a compte à vous rendre.
BRITANNICUS
Ah ! n'en voilà que trop : c'est trop me faire entendre.
Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.
Et savez-vous pour moi tout
ce que vous quittez ?
Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ?
JUNIE
Que faites-vous ? Hélas ! votre rival approche.
SCENE VIII - NERON, BRITANNICUS, JUNIE
NÉRON
Prince, continuez des transports si charmants,
Je conçois
vos bontés par ses remerciements,
Madame : à vos genoux je viens de le
surprendre.
Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre :
Ce lieu le
favorise, et je vous y retiens
Pour lui faciliter de si doux entretiens.
BRITANNICUS
Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie
Partout
où sa bonté consent que je la voie ;
Et l'aspect de ces lieux où vous la
retenez
N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.
NÉRON
Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse
Qu'il faut qu'on
me respecte et que l'on m'obéisse ?
BRITANNICUS
Ils ne nous ont pas vus l'un et l'autre élever,
Moi pour
vous obéir, et vous pour me braver ;
Et ne s'attendaient pas, lorsqu'ils
nous virent naître,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître.
NÉRON
Ainsi par le destin nos voeux sont traversés ;
J'obéissais
alors, et vous obéissez.
Si vous n'avez pas appris à vous laisser conduire,
Vous êtes jeune encore, et l'on peut vous instruire.
BRITANNICUS
Et qui m'en instruira ?
NÉRON
Tout l'empire à la fois,
Rome.
BRITANNICUS
Rome met-elle au nombre de vos droits
Tout ce qu'a de
cruel l'injustice et la force,
Les empoisonnements, le rapt et le divorce ?
NÉRON
Rome ne porte point ses regards curieux
Jusque dans des secrets
que je cache à ses yeux.
Imitez son respect.
BRITANNICUS
On ne sait ce qu'elle en pense.
NÉRON
Elle se tait du moins : imitez son silence.
BRITANNICUS
Ainsi Néron commence à ne plus se forcer.
NÉRON
Néron de vos discours commence à se lasser.
BRITANNICUS
Chacun devait bénir le bonheur de son règne.
NÉRON
Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne.
BRITANNICUS
Je connais mal Junie ou de tels sentiments
Ne mériteront
pas ses applaudissements.
NÉRON
Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire,
Je sais l'art
de punir un rival téméraire.
BRITANNICUS
Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
Sa seule
inimitié peut me faire trembler.
NÉRON
Souhaitez-la ; c'est tout ce que je vous puis dire
BRITANNICUS
Le bonheur de lui plaire est le seul où j'aspire.
NÉRON
Elle vous a promis, vous lui plairez toujours.
BRITANNICUS
Je ne sais pas du moins épier ses discours.
Je la laisse
expliquer sur tout ce qui me touche,
Et ne me cache point pour lui fermer la
bouche.
NÉRON
Je vous entends. Eh bien, gardes !
JUNIE
Que faites-vous ?
C'est votre frère. Hélas ! c'est un amant
jaloux.
Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie :
Ah ! son bonheur
peut-il exciter votre envie !
Souffrez, que, de vos coeurs rapprochant les
liens,
Je me cache à vos yeux et me dérobe aux siens,
Ma fuite arrêtera
vos discordes fatales ;
Seigneur, j'irai remplir le nombre des vestales.
Ne lui disputez plus mes voeux infortunés ;
Souffrez que les dieux seuls
en soient importunés.
NÉRON
L'entreprise, madame, est étrange et soudaine.
Dans son
appartement, gardes, qu'on la ramène.
Gardez Britannicus dans celui de sa
soeur.
BRITANNICUS
C'est ainsi que Néron sait disputer un coeur.
JUNIE
Prince, sans l'irriter, cédons à cet orage.
NÉRON
Gardes, obéissez sans tarder davantage.
SCENE IX - NÉRON, BURRHUS
BURRHUS
Que vois-je ? O ciel !
NÉRON, sans voir Burrhus
Ainsi leurs feux sont redoublés ;
Je
reconnais la main qui les a rassemblés.
Agrippine ne s'est pas présentée à
ma vue,
Ne s'est dans ses discours si longtemps étendue,
Que pour faire
jouer ce ressort odieux.
(Apercevant Burrhus.)
Qu'on sache si ma mère
est encore en ces lieux.
Burrhus, dans ce palais je veux qu'on la retienne,
Et qu'au lieu de sa garde on lui donne la mienne.
BURRHUS
Quoi, Seigneur, sans l'ouïr ? Une mère !
NÉRON
Arrêtez :
J'ignore quel projet, Burrhus, vous méditez ;
Mais depuis quelques jours, tout ce que je désire
Trouve en vous un
censeur prêt à me contredire.
Répondez-m'en, vous dis-je ; ou sur votre
refus,
D'autres me répondront et d'elle et de Burrhus.
ACTE IV
-------
SCENE PREMIERE - AGRIPPINE, BURRHUS
BURRHUS
Oui, madame à loisir vous pourrez vous défendre :
César
lui-même ici consent de vous entendre.
Si son ordre au palais vous a fait
retenir,
C'est peut-être à dessein de vous entretenir.
Quoi qu'il en
soit, si j'ose expliquer ma pensée,
Ne vous souvenez plus qu'il vous ait
offensée ;
Préparez-vous plutôt à lui tendre le bras ;
Défendez-vous,
madame, et ne l'accusez pas.
Vous voyez, c'est lui seul que la cour
envisage.
Quoiqu'il soit votre fils, et même votre ouvrage,
Il est votre
empereur. Vous êtes, comme nous,
Sujette à ce pouvoir qu'il a reçu de vous.
Selon qu'il vous menace, ou bien qu'il vous caresse,
La cour autour de
vous ou s'écarte ou s'empresse.
C'est son appui qu'on cherche en cherchant
votre appui.
Mais voici l'empereur.
AGRIPPINE
Qu'on me laisse avec lui.
SCENE II - AGRIPPINE, NÉRON
AGRIPPINE
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut
sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J'ignore de quel crime on a pu me
noircir :
De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir.
Vous
régnez : vous savez combien votre naissance
Entre l'empire et vous avait mis
de distance.
Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,
Etaient même
sans moi d'inutiles degrés.
Quand de Britannicus la mère condamnée
Laissa de Claudius disputer l'hyménée,
Parmi tant de beautés qui
briguèrent son choix,
Qui de ses affranchis mendièrent les voix,
Je
souhaitai son lit, dans la seule pensée
De vous laisser au trône où je
serais placée.
Je fléchis mon orgueil ; j'allai prier Pallas.
Son
maître, chaque jour caressé dans mes bras,
Prit insensiblement dans les yeux
de sa nièce
L'amour où je voulais amener sa tendresse.
Mais ce lien de
sang qui nous joignait tous deux
Ecartait Claudius d'un lit incestueux :
Il n'osait épouser la fille de son frère.
Le sénat fut séduit : une loi
moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
C'était
beaucoup pour moi, ce n'était rien pour vous.
Je vous fis sur mes pas entrer
dans sa famille ;
Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille :
Silanus, qui l'aimait, s'en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour
infortuné.
Ce n'était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
Qu'un jour
Claude à son fils pût préférer son gendre ?
De ce même Pallas j'implorai le
secours :
Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
Vous appela Néron
; et du pouvoir suprême
Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.
C'est alors que chacun, rappelant le passé,
Découvrit mon dessein déjà
trop avancé :
Que de Britannicus la disgrâce future
Des amis de son père
excita le murmure.
Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ;
L'exil me
délivra des plus séditieux ;
Claude même, lassé de ma plainte éternelle,
Eloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,
Engagé dès longtemps à
suivre son destin,
Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.
Je fis
plus : je choisis moi-même dans ma suite
Ceux à qui je voulais qu'on livrât
sa conduite ;
J'eus soin de vous nommer, par un contraire choix,
Des
gouverneurs que Rome honorait de sa voix ;
Je fus sourde à la brigue, et
crus la renommée ;
J'appelai de l'exil, je tirai de l'armée,
Et ce même
Sénèque, et ce même Burrhus,
Qui depuis... Rome alors estimait leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant les richesses,
Ma main, sous votre nom,
répandait ses largesses.
Les spectacles, les dons, invincibles appas,
Vous attiraient les coeurs des peuples et des soldats,
Qui d'ailleurs,
réveillant leur tendresse première,
Favorisaient en vous Germanicus mon
père.
Cependant Claudius penchait vers son déclin.
Ses yeux, longtemps
fermés, s'ouvrirent à la fin :
Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
Et voulut, mais trop
tard, assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit m'étaient soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse ;
De ses derniers
soupirs je me rendis maîtresse :
Mes soins, en apparence, épargnant ses
douleurs,
De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut.
Mille bruits en courent à ma honte.
J'arrêtai de sa mort la nouvelle trop
prompte ;
Et tandis que Burrhus allait secrètement
De l'armée en vos
mains exiger le serment,
Que vous marchiez au camp, conduit sous mes
auspices ;
Dans Rome les autels fumaient de sacrifices ;
Par mes ordres
trompeurs tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandait la santé.
Enfin, des légions l'entière obéissance
Ayant de votre empire affermi la
puissance,
On vit Claude ; et le peuple, étonné de son sort,
Apprit en
même temps votre règne et sa mort.
C'est le sincère aveu que je voulais vous
faire :
Voilà tous mes forfaits : en voici le salaire :
Du fruit de tant
de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnaissant,
Que, lassé d'un respect qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de
ne plus me connaître.
J'ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,
De l'infidélité vous tracer des leçons,
Ravis d'être vaincus dans leur
propre science.
J'ai vu favorisés de votre confiance,
Othon, Sénécion,
jeunes voluptueux,
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux ;
Et
lorsque, vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant
d'injures
(Seul recours d'un ingrat qui se voit confondu),
Par de
nouveaux affronts vous m'avez répondu.
Aujourd'hui je promets Junie à votre
frère ;
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
Que
faites-vous ? Junie, enlevée à la cour,
Devient en une nuit l'objet de votre
amour ;
Je vois de votre coeur Octavie effacée,
Prête à sortir du lit où
je l'avais placée ;
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ;
Vous
attentez enfin jusqu'à ma liberté :
Burrhus ose sur moi porter ses mains
hardies.
Et lorsque, convaincu de tant de perfidies,
Vous deviez ne me
voir que pour les expier,
C'est vous qui m'ordonnez de me justifier.
NÉRON
Je me souviens toujours que je vous doit l'Empire ;
Et, sans
vous fatiguer du soin de le redire,
Votre bonté, madame, avec tranquillité
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces
plaintes assidues,
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que
jadis, j'oses ici vous le dire entre nous,
Vous n'aviez, sous mon nom,
travaillé que pour vous.
"Tant d'honneurs, disaient-ils, et tant de
déférences,
"Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?
"Quel
crime a donc commis ce fils tant condamné ?
"Est-ce pour obéir qu'on l'a
couronné ?
"N'est-il de son pouvoir que le dépositaire ?"
Non que, si
jusque-là j'avais pu vous complaire,
Je n'eusse pris plaisir, madame, à vous
céder
Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander ;
Mais Rome veut un
maître, et non une maîtresse.
Vous entendiez les bruits qu'excitait ma
faiblesse :
Le sénat chaque jour et le peuple, irrités,
De s'ouïr par ma
voix dicter vos volontés,
Publiaient qu'en mourant Claude avec sa puissance
M'avaient encor laissé sa simple obéissance.
Vous avez vu cent fois nos
soldats en courroux
Porter en murmurant leurs aigles devant vous,
Honteux de rabaisser par cet indigne usage
Les héros dont encore elles
portent l'image.
Toute autre se serait rendue à leurs discours ;
Mais si
vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
Avec Britannicus contre moi
réunie,
Vous le fortifiez du parti de Junie ;
Et la main de Pallas trame
tous ces complots.
Et, lorsque malgré moi j'assure mon repos,
On vous
voit de colère et de haine animée,
Vous voulez présenter mon rival à l'armée
:
Déjà jusques au camp le bruit en a couru.
AGRIPPINE
Moi, le faire empereur ? Ingrat ! l'avez-vous cru ?
Quel
serait mon dessein ? qu'aurais-je pu prétendre ?
Quels honneurs dans sa
cour, quel rang pourrais-je attendre
?
Ah ! si sous votre empire on ne
m'épargne pas,
Si mes accusateurs observent tous mes pas,
Si de leur
empereur ils poursuivent la mère,
Que ferais-je au milieu d'une cour
étrangère ?
Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
Des
desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à
votre vue,
Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
Vous ne me
trompez point, je vois tous vos détours ;
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes
toujours ;
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N'ont
arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre ; et
votre dureté
Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis
malheureuse ! Et par quelle infortune
Faut-il que tous mes soins me rendent
importune !
Je n'ai qu'un fils. O ciel ! qui m'entends aujourd'hui,
T'ai-je fait quelques voeux qui ne fussent pour lui ?
Remords, crainte,
périls, rien ne m'a retenue ;
J'ai vaincu ses mépris, j'ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
J'ai fait ce que j'ai pu
: vous régnez, c'est assez.
Avec ma liberté, que vous m'avez ravie,
Si
vous la souhaitez, prenez encor ma vie,
Pourvu que par ma mort tout le
peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.
NÉRON
Eh bien ! donc, prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse ?
AGRIPPINE
De mes accusateurs qu'on punisse l'audace ;
Que de
Britannicus on calme le courroux ;
Que Junie à son choix puisse prendre un
époux ;
Qu'ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ;
Que vous
me permettiez de vous voir à toute heure ;
A votre porte enfin n'ose plus
m'arrêter.
NÉRON
Oui, madame, je veux que ma reconnaissance
Désormais dans les
coeurs grave votre puissance ;
Et je bénis déjà cette heureuse froideur,
Qui de notre amitié va rallumer l'ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il
suffit, je l'oublie ;
Avec Britannicus je me réconcilie ;
Et, quant à
cet amour qui nous a séparés,
Je vous fais notre arbitre, et vous nous
jugerez.
Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
Gardes, qu'on
obéisse aux ordres de ma mère.
SCENE III - NERON, BURRHUS
BURRHUS
Que cette paix, Seigneur, et ces embrassements
Vont
offrir à mes yeux des spectacles charmants !
Vous savez si jamais ma voix
lui fut contraire,
Si de son amitié j'ai voulu vous distraire,
Et si
j'ai mérité cet injuste courroux.
NÉRON
Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous,
Burrhus : je
vous ai crus tous deux d'intelligence ;
Mais son inimitié vous rend ma
confiance.
Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher :
J'embrasse mon
rival, mais c'est pour l'étouffer.
BURRHUS
Quoi, Seigneur !
NÉRON
C'en est trop : il faut que sa ruine
Me délivre à jamais des
fureurs d'Agrippine.
Tant qu'il respirera je ne vis qu'à demi.
Elle m'a
fatigué de ce nom ennemi ;
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
Une seconde fois lui promette ma place.
BURRHUS
Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ?
NÉRON
Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
BURRHUS
Et qui de ce dessein vous inspire l'envie ?
NÉRON
Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.
BURRHUS
Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein
Ne fut
jamais, Seigneur, conçu dans votre sein.
NÉRON
Burrhus !
BURRHUS
De votre bouche, ô ciel ! puis-je l'apprendre ?
Vous-même
sans frémir, avez-vous pu l'entendre ?
Songez-vous dans quel sang vous allez
vous baigner ?
Néron dans tous les coeurs est-il las de régner !
Que
dira-t-on de vous ? Quelle est votre pensée ?
NÉRON
Quoi ! toujours enchaîné de ma gloire passée,
J'aurai devant
les yeux je ne sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous ôte en un
jour ?
Soumis à tous leurs voeux, à mes désirs contraire,
Suis-je leur
empereur seulement pour leur plaire ?
BURRHUS
Et ne suffit-il pas, Seigneur à vos souhaits
Que le bonheur
public soit un de vos bienfaits ?
C'est à vous à choisir, vous êtes encore
maître.
Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours l'être :
Le chemin est
tracé, rien ne vous retient plus ;
Vous n'avez qu'à marcher de vertus en
vertus.
Mais, si de vos flatteurs, vous suivez la maxime,
Il vous
faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par
d'autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre
sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui, même
après leur mort, auront des successeurs :
Vous allumez un feu qui ne pourra
s'éteindre.
Craint de tout l'univers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis
compter tous vos sujets.
Ah ! de vos premiers ans l'heureuse expérience
Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur
qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel, les avez-vous coulés ?
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
"Partout, en ce moment,
on me bénit, on m'aime ;
"On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer ;
"Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer ;
"Leur sombre
inimitié ne fuit point mon visage ;
"Je vois voler partout les coeurs à mon
passage !"
Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
Le sang
le plus abject vous était précieux ;
Un jour, il m'en souvient, le sénat
équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d'un coupable ;
Vous
résistiez, Seigneur, à leur sévérité ;
Votre coeur s'accusait de trop de
cruauté ;
Et, plaignant les malheurs attachés à l'empire,
"Je voudrais,
disiez-vous, ne savoir pas écrire".
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce
malheur
Ma mort m'épargnera la vue et la douleur :
On ne me verra point
survivre à votre gloire,
Si vous allez commettre une action si noire.
Me
voilà prêt, Seigneur : avant que de partir,
Faites percer ce coeur qui n'y
peut consentir ;
Appelez les cruels qui vous l'ont inspirée ;
Qu'ils
viennent essayer leur main mal assurée...
Mais je vois que mes pleurs
touchent mon empereur.
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne
perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces
conseils parricides ;
Appelez votre frère, oubliez dans ses bras...
NÉRON
Ah ! que demandez-vous ?
BURRHUS
Non, il ne vous hait pas,
Seigneur ; on le trahit : je sais
son innocence ;
Je vous réponds pour lui de son obéissance.
J'y cours.
Je vais presser un entretien si doux.
NÉRON
Dans mon appartement qu'il m'attende avec vous.
SCENE IV - NERON, NARCISSE
NARCISSE
Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste :
Le
poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins
officieux :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
Et le fer est
moins prompt, pour trancher une vie,
Que le nouveau poison que sa main me
confie.
NÉRON
Narcisse, c'est assez ; je reconnais ce soin,
Et ne souhaite
pas que vous alliez plus loin.
NARCISSE
Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblie
Me défend...
NÉRON
Oui, Narcisse : on nous réconcilie.
NARCISSE
Je me garderai bien de vous en détourner,
Seigneur. Mais il
s'est vu tantôt emprisonner :
Cette offense en son coeur sera longtemps
nouvelle.
Il n'est point de secrets que le temps ne révèle :
Il saura
que ma main lui devait présenter
Un poison que votre ordre avait fait
apprêter.
Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
Mais
peut-être il fera ce que vous n'osez faire.
NÉRON
On répond de son coeur ; et je vaincrai le mien.
NARCISSE
Et l'hymen de Junie en est-il le lien ?
Seigneur, lui
faites-vous encor ce sacrifice ?
NÉRON
C'est prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse,
Je ne
le compte plus parmi mes ennemis.
NARCISSE
Agrippine, Seigneur, se l'était bien promis :
Elle a repris
sur vous son souverain empire.
NÉRON
Quoi donc ? Qu'a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?
NARCISSE
Elle s'en est vantée assez publiquement.
NÉRON
De quoi ?
NARCISSE
Qu'elle n'avait qu'à vous voir un moment ;
Qu'à tout ce
grand éclat, à ce courroux funeste,
On verrait succéder un silence modeste ;
Que vous-même à la paix souscririez le premier :
Heureux que sa bonté
daignât tout oublier !
NÉRON
Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
Je n'ai que
trop de pente à punir son audace ;
Et, si je m'en croyais, ce triomphe
indiscret
Serait bientôt suivi d'un éternel regret.
Mais de tout
l'univers quel sera le langage ?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je
m'engage,
Et que Rome, effaçant tant de titres d'honneur,
Me laisse pour
tous noms celui d'empoisonneur ?
Ils mettront ma vengeance au rang des
parricides.
NARCISSE
Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?
Avez-vous prétendu qu'ils se tairont toujours ?
Est-ce à vous de prêter
l'oreille à leurs discours ?
De vos propres désirs perdez-vous la mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire ?
Mais, Seigneur, les
Romains ne vous sont pas connus.
Non, non, dans leurs discours ils sont plus
retenus.
Tant de précaution affaiblit votre règne :
Ils croiront, en
effet, mériter qu'on les craigne.
Au joug, depuis longtemps, ils se sont
façonnés ;
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez
toujours ardents à vous complaire :
Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
Moi-même, revêtu d'un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude avec la
liberté,
J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur
patience, et je ne l'ai point lassée.
D'un empoisonnement vous craignez la
noirceur ?
Faites périr le frère, abandonner la soeur ;
Rome, sur les
autels, prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents. leur trouvera des
crimes :
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis
la soeur et le frère sont nés.
NÉRON
Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre.
J'ai
promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore, en lui
manquant de foi,
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J'oppose à ses
raisons un courage inutile :
Je ne l'écoute point avec un coeur tranquille.
NARCISSE
Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit :
Son
adroite vertu ménage son crédit ;
Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même
pensée :
Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée ;
Vous seriez
libre alors, Seigneur ; et, devant vous,
Ces maîtres orgueilleux
fléchiraient comme nous.
Quoi donc ! ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire
?
"Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire ;
"Il ne dit,
il ne fait que ce qu'on lui prescrit :
"Burrhus conduit son coeur, Sénèque
son esprit.
"Pour toute ambition, pour vertu singulière,
"Il excelle à
conduire un char dans la carrière,
"A disputer des prix indignes de ses
mains,
"A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
"A venir
prodiguer sa voix sur un théâtre,
"A réciter des chants qu'il veut qu'on
idolâtre ;
"Tandis que des soldats, de moments en moments,
"Vont
arracher pour lui les applaudissements."
Ah ! ne voulez-vous pas les forcer
à se taire ?
NÉRON
Viens, Narcisse : allons voir ce que nous devons faire.
ACTE V
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SCENE PREMIERE - BRITANNICUS, JUNIE
BRITANNICUS
Oui, madame, Néron, qui l'aurait pu penser ?
Dans son
appartement m'attend pour m'embrasser.
Il y fait de sa cour inviter la
jeunesse ;
Il veut que d'un festin la pompe et 'allégresse
Confirment à
leurs yeux la foi de nos serments,
Et réchauffent l'ardeur de nos
embrassements ;
Il éteint cet amour, source de tant de haine ;
Il vous
fait de mon sort arbitre souveraine.
Pour moi, quoique banni du rang de mes
aïeux,
Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux ;
Depuis qu'à mon
amour cessant d'être contraire
Il semble me céder la gloire de vous plaire,
Mon coeur, je l'avouerai, lui pardonne en secret,
Et lui laisse le reste
avec moins de regret.
Quoi ! je ne serai plus séparé de vos charmes !
Quoi ! même en ce moment, je puis voir sans alarmes
Ces yeux que n'ont
émus ni soupirs ni terreur,
Qui m'ont sacrifié l'Empire et l'Empereur !
Ah, Madame !... Mais quoi ! Quelle nouvelle crainte
Tient parmi mes
transports votre joie en contrainte ?
D'où vient qu'en m'écoutant, vos yeux,
vos tristes yeux,
Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?
Qu'est-ce que vous craignez ?
JUNIE
Je l'ignore moi-même ;
Mais je crains.
BRITANNICUS
Vous m'aimez ?
JUNIE
Hélas ! si je vous aime !
BRITANNICUS
Néron ne trouble plus notre félicité.
JUNIE
Mais ne me répondez-vous de sa sincérité ?
BRITANNICUS
Quoi ? vous le soupçonnez d'une haine couverte ?
JUNIE
Néron m'aimait tantôt, il jurait votre perte ;
Il me fuit, il
vous cherche : un si grand changement
Peut-il être Seigneur, l'ouvrage d'un
moment ?
BRITANNICUS
Cet ouvrage, madame, est un coup d'Agrippine :
Elle a cru
que ma perte entraînait sa ruine.
Grâce aux préventions de son esprit
jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
Je m'en fie aux
transports qu'elle m'a fait paraître ;
Je m'en fie à Burrhus ; j'en crois
même son maître :
Je crois qu'à mon exemple, impuissant à trahir,
Il
hait à coeur ouvert, ou cesse de haïr.
JUNIE
Seigneur, ne jugez pas de son coeur par le vôtre :
Sur des pas
différents vous marchez l'un et l'autre.
Je ne connais Néron et la cour que
d'un jour ;
Mais, si j'ose le dire, hélas dans cette cour
Combien tout
ce qu'on dit est loin de ce qu'on pense !
Que la bouche et le coeur sont peu
d'intelligence !
Avec combien de joie on y trahit sa foi !
Quel séjour
étranger et pour vous et pour moi !
BRITANNICUS
Mais que son amitié soit véritable ou feinte,
Si vous
craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ?
Non, non, il n'ira point par
un lâche attentat,
Soulever contre lui le peuple et le sénat.
Que dis-je
? Il reconnaît sa dernière injustice,
Ses remords ont paru, même aux yeux de
Narcisse.
Ah ! s'il vous avait dit ma princesse à quel point....
JUNIE
Mais, Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point ?
BRITANNICUS
Et pourquoi voulez-vous que mon coeur s'en défie ?
JUNIE
Et que sais-je ? Il y va, Seigneur, de votre vie :
Tout m'est
suspect : je crains que je ne sois séduit.
Je crains Néron ; je crains le
malheur qui me suit
D'un noir pressentiment, malgré moi prévenue,
Je
vous laisse à regret éloigner de ma vue.
Hélas ! si cette paix dont vous
vous repaissez
Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés ;
Si
Néron, irrité de notre intelligence,
Avait choisi la nuit pour cacher sa
vengeance ;
S'il préparait ses coups tandis que je vous vois ;
Et si je
vous parlais pour la dernière fois !
Ah ! prince !
BRITANNICUS
Vous pleurez ! Ah ! ma chère princesse !
Et pour moi
jusque-là votre coeur s'intéresse !
Quoi, madame ! en un jour où plein de sa
grandeur
Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur,
Dans des lieux où
chacun me fuit et le révère,
Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux
Refuser un empire, et
pleurer à mes yeux !
Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes :
Mon
retour va bientôt dissiper vos alarmes.
Je me rendrais suspect par un plus
long séjour :
Adieu. Je vais, le coeur tout plein de mon amour,
Au
milieu des transports d'une aveugle jeunesse,
Ne voir, n'entretenir que ma
belle princesse.
Adieu.
JUNIE
Prince...
BRITANNICUS
On m'attend, madame, il faut partir.
JUNIE
Mais du moins attendez qu'on vous vienne avertir.
SCENE II - AGRIPPINE, BRITANNICUS, JUNIE
AGRIPPINE
Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence.
Néron
impatient se plaint de votre absence.
La joie et le plaisir de tous les
conviés
Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez.
Ne faites point
languir une si juste envie ;
Allez. Et nous, madame, allons chez Octavie.
BRITANNICUS
Allez, belle Junie ; et, d'un esprit content,
Hâtez-vous
d'embrasser ma soeur qui vous attend.
(S'adressant à Agrippine)
Dès que
je le pourrai, je reviens sur vos traces,
Madame ; et de vos soins j'irai
vous rendre grâces.
SCENE III - AGRIPPINE, JUNIE
AGRIPPINE
Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux,
Quelques
pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
Puis-je savoir quel trouble a formé
ce nuage ?
Doutez-vous d'une paix dont je fais mon ouvrage ?
JUNIE
Après tous les ennuis que ce jour m'a coûtés,
Ai-je pu rassurer
mes esprits agités ?
Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle.
Quand
même à vos bontés, je craindrais quelque obstacle,
Le changement, madame,
est commun à la cour ;
Et toujours quelque crainte accompagne l'amour.
AGRIPPINE
Il suffit ; j'ai parlé, tout a changé de face :
Mes soins à
vos soupçons ne laissent point de place.
Je réponds d'une paix jurée entre
mes mains ;
Néron m'en a donné des gages trop certains.
Ah ! si vous
aviez su par combien de caresses
Il m'a renouvelé la foi de ses promesses ;
Par quels embrassements il vient de m'arrêter !
Ses bras, dans nos
adieux, ne pouvaient me quitter.
Sa facile bonté, sur son front répandue,
Jusques aux moindres secrets est d'abord descendue :
Il s'épanchait en
fils qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oublier sa fierté,
Mais bientôt reprenant un visage sévère,
Tel que d'un empereur qui
consulte sa mère,
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des
secrets d'où dépend le destin des humains.
Non, il le faut ici confesser à
sa gloire,
Son coeur n'enferme point une malice noire ;
Et nos seuls
ennemis, altérant sa bonté,
Abusaient contre nous de sa facilité
Mais
enfin, à son tour, leur puissance décline ;
Rome encore une fois va
connaître Agrippine ;
Déjà de mon faveur on adore le bruit.
Cependant en
ces lieux n'attendons pas la nuit :
Passons chez Octavie, et donnons-lui le
reste
D'un jour autant heureux que je l'ai cru funeste.
Mais qu'est-ce
que j'entends ! Quel tumulte confus :
Que peut-on faire ?
JUNIE
O ciel ! sauvez Britannicus !
SCENE IV - AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS
AGRIPPINE
Burrhus, où courrez-vous ? Arrêtez. Que veut dire...
BURRHUS
Madame, c'en est fait, Britannicus expire.
JUNIE
Ah ! mon prince !
AGRIPPINE
Il expire ?
BURRHUS
Ou plutôt il est mort,
Madame.
JUNIE
Pardonnez, madame, à ce transport.
Je vais le secourir, si je
puis, ou le suivre.
SCENE V - AGRIPPINE, BURRHUS
AGRIPPINE
Quel attentat, Burrhus !
BURRHUS
Je n'y pourrai survivre,
Madame, il faut quitter la cour et
l'empereur.
AGRIPPINE
Quoi ! du sang de son frère il n'a point eu d'horreur ?
BURRHUS
Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère :
A peine
l'empereur a vu venir son frère,
Il se lève, il l'embrasse, on se tait, et
soudain
César prend le premier une coupe à la main :
"Pour achever ce
jour sous de meilleurs auspices,
"Ma main de cette coupe épanche les
prémices,
"Dit-il ; dieux, que j'appelle à cette effusion,
"Venez
favoriser notre réunion".
Par les mêmes serments Britannicus se lie.
La
coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
Mais ses lèvres à peine en
ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts,
Madame : la lumière à ses yeux est ravie ;
Il tombe sur son lit sans
chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
La
moitié s'épouvante et sort avec des cris ;
Mais ceux qui de la cour ont un
plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant
sur son lit il demeure penché,
D'aucun étonnement il ne paraît touché :
"Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence
"A souvent, sans péril,
attaqué son enfance."
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
Et
sa perfide joie éclate malgré lui.
Pour moi, dût l'empereur, punir ma
hardiesse,
D'une odieuse cour j'ai traversé la presse ;
Et j'allais,
accablé de cet assassinat,
Pleurer Britannicus, César et tout l'Etat.
AGRIPPINE
Le voici. Vous verrez si c'est moi qui l'inspire.
SCENE VI - AGRIPPINE, NÉRON, BURRHUS, NARCISSE
NÉRON
Dieux !
AGRIPPINE
Arrêtez, Néron : j'ai deux mots à vous dire.
Britannicus
est mort : je reconnais les coups ;
Je connais l'assassin.
NÉRON
Et qui, madame ?
AGRIPPINE
Vous.
NÉRON
Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.
Il n'est point
de malheur dont je ne sois coupable.
Et, si l'on veut, Madame, écouter vos
discours,
Ma main de Claude même aura tranché les jours.
Son fils vous
était cher, sa mort peut vous confondre ;
Mais des coups du destin je ne
puis pas répondre.
AGRIPPINE
Non, non, Britannicus est mort empoisonné ;
Narcisse a fait
le coup, vous l'avez ordonné.
NÉRON
Madame !... Mais qui peut vous tenir ce langage ?
NARCISSE
Eh ! Seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d'outrage ?
Britannicus, Madame, eut des desseins secrets
Qui vous aurait coûté de
plus justes regrets :
Il aspirait plus loin qu'à l'hymen de Junie :
De
vos propres bontés il vous aurait punie.
Il vous trompait vous-même ; et son
coeur offensé
Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.
Soit donc que
malgré vous le sort vous ait servie,
Soit qu'instruit des complots qui
menaçaient sa vie,
Sur ma fidélité César s'en soit remis,
Laissez les
pleurs, madame, à vos seuls ennemis ;
Qu'ils mettent ce malheur au rang des
plus sinistres ;
Mais vous...
AGRIPPINE
Poursuis, Néron, avec de tels ministres,
Par des faits
glorieux tu vas te signaler ;
Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas pour reculer
:
Ta main a commencé par le sang de ton frère ;
Je prévois que tes coups
viendront jusqu'à ta mère.
Dans le fond de ton coeur, je sais que tu me hais
;
Tu voudras t'affranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma
mort te soit même inutile :
Ne crois pas qu'en mourant je te laisse
tranquille.
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout
moment m'offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de
furies ;
Tu croiras les calmer par d'autres barbaries ;
Ta fureur,
s'irritant soi-même dans son cours,
D'un sang toujours nouveau marquera tous
les jours.
Mais j'espère qu'enfin le ciel, las de tes crimes,
Ajoutera
ta perte à tant d'autres victimes ;
Qu'après t'être couvert de leur sang et
du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra
dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce
que mon coeur présage de toi.
Adieu : tu peux sortir.
NÉRON
Narcisse, suivez-moi.
SCENE VII - AGRIPPINE, BURRHUS
AGRIPPINE
Ah ! ciel ! de mes soupçons quelle était l'injustice !
Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse !
Burrhus, avez-vous vu
quels regards furieux
Néron en me quittant m'a laissés pour adieux !
C'en est fait, le cruel n'a plus rien qui l'arrête ;
Le coup qu'on m'a
prédit va tomber sur ma tête.
Il vous accablera vous-même à votre tour.
Ah ! Madame ! pour moi j'ai vécu trop d'un jour.
Plût au ciel que sa
main, heureusement cruelle,
Eût fait sur moi l'essai de sa fureur nouvelle !
Qu'il ne m'eût pas donné, par ce triste attentat,
Un gage trop certain
des malheurs de l'Etat !
Son crime seul n'est pas ce qui me désespère ;
Sa jalousie a pu l'armer contre son frère ;
Mais s'il vous faut, madame,
expliquer ma douleur,
Néron l'a vu mourir sans changer de couleur.
Ses
yeux indifférents ont déjà la constance
D'un tyran dans le crime endurci
depuis l'enfance.
Qu'il achève, madame, et qu'il fasse périr
Un ministre
importun qui ne le peut souffrir.
Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère,
La plus soudain mort me sera la plus chère.
SCENE VIII - AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE
ALBINE
Ah ! Madame ! ah ! Seigneur ! courez vers l'Empereur,
Venez sauver César de sa propre fureur ;
Il se voit pour jamais séparé
de Junie.
AGRIPPINE
Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vie ?
ALBINE
Pour accabler César d'un éternel ennui,
Madame, sans mourir
elle est morte pour lui.
Vous savez de ces lieux comme elle s'est ravie :
Elle a feint de passer chez la triste Octavie ;
Mais bientôt elle a pris
des chemins écartés,
Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
Des
portes du palais elle sort éperdue.
D'abord elle a d'Auguste aperçu la
statue ;
Et, mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds,
Que de ses
bras pressants elle tenait liés :
"Prince, par ces genoux, dit-elle, que
j'embrasse,
"Protège en ce moment le reste de ta race :
"Rome, dans ton
palais, vient de voir immoler
"Le seul de ses neveux qui te pût ressembler.
"On veut après sa mort que je lui soit parjure ;
"Mais pour lui
conserver une foi toujours pure,
"Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
"Dont ta vertu t'a fait partager les autels."
Le peuple cependant, que
ce spectacle étonne,
Vole de toutes parts, se presse, l'environne,
S'attendrit à ses pleurs ; et, plaignant son ennui,
D'une commune voix
la prend sous son appui ;
Ils la mènent au temple, où depuis tant d'années
Au culte des autels nos vierges destinées
Gardent fidèlement le dépôt
précieux
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux.
César les voit
partir sans oser les distraire.
Narcisse, plus hardi, s'empresse pour lui
plaire,
Il vole vers Junie ; et, sans s'épouvanter,
D'une profane main
commence à l'arrêter.
De mille coups mortels son audace est punie ;
Son
infidèle sang rejaillit sur Junie.
César, de tant d'objets en même temps
frappé,
Le laisse entre les mains qui l'ont enveloppé.
Il rentre. Chacun
fuit son silence farouche ;
Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés
N'osent lever au ciel
leurs regards égarés ;
Et l'on craint si la nuit jointe à la solitude
Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude,
Si vous l'abandonnez plus
longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n'attente sur ses jours.
Le temps presse : courez. Il ne faut qu'un caprice ;
Il se perdrait,
Madame.
AGRIPPINE
Il se ferait justice.
Mais, Burrhus, allons voir jusqu'où
vont ses transports.
Voyons quel changement produiront ses remords,
S'il
voudra désormais, suivre d'autres maximes.
BURRHUS
Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !
------------------------- FIN DU FICHIER britannicus1 --------------------------------