Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Odes, cantates, épîtres et poésies diverses [Document électronique] / de J.-B. Rousseau I 1 CARACTERE DE L'HOMME JUSTE -------------------------------------------------------------------------------- p9 Seigneur, dans ta gloire adorable quel mortel est digne d' entrer ? Qui pourra, grand dieu, pénétrer ce sanctuaire impénétrable où tes saints inclinés, d' un oeil respectueux, contemplent de ton front l' éclat majestueux ? Ce sera celui qui du vice évite le sentier impur ; qui marche d' un pas ferme et sûr dans le chemin de la justice ; attentif et fidele à distinguer sa voix, intrépide et sévere à maintenir ses lois. Ce sera celui dont la bouche rend hommage à la vérité ; qui, sous un air d' humanité, ne cache point un coeur farouche ; et qui, par des discours faux et calomnieux, jamais à la vertu n' a fait baisser les yeux : celui devant qui le superbe, enflé d' une vaine splendeur, paroît plus bas, dans sa grandeur, -------------------------------------------------------------------------------- p10 que l' insecte caché sous l' herbe ; qui, bravant du méchant le faste couronné, honore la vertu du juste infortuné : celui, dis-je, dont les promesses sont un gage toujours certain : celui qui d' un infâme gain ne sait point grossir ses richesses : celui qui, sur les dons du coupable puissant, n' a jamais décidé du sort de l' innocent. Qui marchera dans cette voie, comblé d' un éternel bonheur, un jour, des élus du seigneur partagera la sainte joie ; et les frémissements de l' enfer irrité ne pourront faire obstacle à sa félicité. I 2 MOUVEMENTS AME QUI S'ELEVE mouvements d' une ame qui s' éleve à la connoissance de Dieu par la contemplation de ses ouvrages. les cieux instruisent la terre à révérer leur auteur : tout ce que leur globe enserre célebre un dieu créateur. Quel plus sublime cantique que ce concert magnifique de tous les célestes corps ? Quelle grandeur infinie ! Quelle divine harmonie résulte de leurs accords ! -------------------------------------------------------------------------------- p11 De sa puissance immortelle tout parle, tout nous instruit ; le jour au jour la révele, la nuit l' annonce à la nuit. Ce grand et superbe ouvrage n' est point pour l' homme un langage obscur et mystérieux : son admirable structure est la voix de la nature, qui se fait entendre aux yeux. Dans une éclatante voûte il a placé de ses mains ce soleil qui dans sa route éclaire tous les humains. Environné de lumiere, cet astre ouvre sa carriere comme un époux glorieux qui dès l' aube matinale de sa couche nuptiale sort brillant et radieux. L' univers, à sa présence, semble sortir du néant. Il prend sa course, il s' avance comme un superbe géant. Bientôt sa marche féconde embrasse le tour du monde dans le cercle qu' il décrit ; et, par sa chaleur puissante, la nature languissante se ranime et se nourrit. ô que tes oeuvres sont belles, grand dieu ! Quels sont tes bienfaits ! Que ceux qui te sont fideles sous ton joug trouvent d' attraits ! -------------------------------------------------------------------------------- p12 Ta crainte inspire la joie ; elle assure notre voie ; elle nous rend triomphants : elle éclaire la jeunesse, et fait briller la sagesse dans les plus foibles enfants. Soutiens ma foi chancelante, Dieu puissant ; inspire-moi cette crainte vigilante qui fait pratiquer ta loi. Loi sainte, loi desirable, ta richesse est préférable à la richesse de l' or ; et ta douceur est pareille au miel dont la jeune abeille compose son cher trésor. Mais, sans tes clartés sacrées, qui peut connoître, seigneur, les foiblesses égarées dans les replis de son coeur ? Prête-moi tes feux propices : viens m' aider à fuir les vices qui s' attachent à mes pas : viens consumer par ta flamme ceux que je vois dans mon ame, et ceux que je n' y vois pas. Si de leur triste esclavage tu viens dégager mes sens, si tu détruis leur ouvrage, mes jours seront innocents. J' irai puiser sur ta trace dans les sources de ta grace : et, de ses eaux abreuvé, -------------------------------------------------------------------------------- p13 ma gloire fera connoître que le dieu qui m' a fait naître est le dieu qui m' a sauvé. I 3 AVEUGLEMENT HOMMES DU SIECLE sur l' aveuglement des hommes du siecle. qu' aux accents de ma voix la terre se réveille : rois, soyez attentifs ; peuples, ouvrez l' oreille : que l' univers se taise, et m' écoute parler. Mes chants vont seconder les accords de ma lyre : l' esprit saint me pénetre ; il m' échauffe, et m' inspire les grandes vérités que je vais révéler. L' homme en sa propre force a mis sa confiance ; ivre de ses grandeurs et de son opulence, l' éclat de sa fortune enfle sa vanité. Mais, ô moment terrible, ô jour épouvantable, où la mort saisira ce fortuné coupable, tout chargé des liens de son iniquité ! Que deviendront alors, répondez, grands du monde, que deviendront ces biens où votre espoir se fonde, et dont vous étalez l' orgueilleuse moisson ? Sujets, amis, parents, tout deviendra stérile ; et, dans ce jour fatal, l' homme à l' homme inutile ne paiera point à Dieu le prix de sa rançon. Vous avez vu tomber les plus illustres têtes ; et vous pourriez encore, insensés que vous êtes, ignorer le tribut que l' on doit à la mort ? -------------------------------------------------------------------------------- p14 Non, non, tout doit franchir ce terrible passage : le riche et l' indigent, l' imprudent et le sage, sujets à même loi, subissent même sort. D' avides étrangers, transportés d' alégresse, engloutissent déja toute cette richesse, ces terres, ces palais de vos noms ennoblis. Et que vous reste-t-il en ces moments suprêmes ? Un sépulcre funebre, où vos noms, où vous-mêmes dans l' éternelle nuit serez ensevelis. Les hommes, éblouis de leurs honneurs frivoles, et de leurs vains flatteurs écoutant les paroles, ont de ces vérités perdu le souvenir : pareils aux animaux farouches et stupides, les lois de leur instinct sont leurs uniques guides, et pour eux le présent paroît sans avenir. Un précipice affreux devant eux se présente ; mais toujours leur raison, soumise et complaisante, au-devant de leurs yeux met un voile imposteur. Sous leurs pas cependant s' ouvrent les noirs abymes, où la cruelle mort, les prenant pour victimes, frappe ces vils troupeaux, dont elle est le pasteur. Là s' anéantiront ces titres magnifiques, ce pouvoir usurpé, ces ressorts politiques, dont le juste autrefois sentit le poids fatal : ce qui fit leur bonheur deviendra leur torture ; et Dieu, de sa justice appaisant le murmure, livrera ces méchants au pouvoir infernal. Justes, ne craignez point le vain pouvoir des hommes ; quelque élevés qu' ils soient, ils sont ce que nous sommes : si vous êtes mortels, ils le sont comme vous. -------------------------------------------------------------------------------- p15 Nous avons beau vanter nos grandeurs passageres, il faut mêler sa cendre aux cendres de ses peres ; et c' est le même Dieu qui nous jugera tous. I 4 DISPOSITIONS A LA PRIERE sur les dispositions que l' homme doit apporter à la priere. le roi des cieux et de la terre descend au milieu des éclairs : sa voix, comme un bruyant tonnerre, s' est fait entendre dans les airs. Dieux mortels, c' est vous qu' il appelle. Il tient la balance éternelle qui doit peser tous les humains : dans ses yeux la flamme étincelle, et le glaive brille en ses mains. Ministres de ses lois augustes, esprits divins qui le servez, assemblez la troupe des justes que les oeuvres ont éprouvés ; et de ces serviteurs utiles séparez les ames serviles dont le zele, oisif en sa foi, par des holocaustes stériles a cru satisfaire à la loi. Allez, saintes intelligences, exécuter ses volontés : tandis qu' à servir ses vengeances -------------------------------------------------------------------------------- p16 les cieux et la terre invités, par des prodiges innombrables, apprendront à ces misérables que le jour fatal est venu qui fera connoître aux coupables le juge qu' ils ont méconnu. écoutez ce juge sévere, hommes charnels, écoutez tous : quand je viendrai dans ma colere lancer mes jugements sur vous, vous m' alléguerez les victimes que sur mes autels légitimes chaque jour vous sacrifiez ; mais ne pensez pas que vos crimes par-là puissent être expiés. Que m' importent vos sacrifices, vos offrandes et vos troupeaux ? Dieu boit-il le sang des génisses ? Mange-t-il la chair des taureaux ? Ignorez-vous que son empire embrasse tout ce qui respire et sur la terre et dans les mers, et que son souffle seul inspire l' ame à tout ce vaste univers ? Offrez, à l' exemple des anges, à ce dieu votre unique appui, un sacrifice de louanges, le seul qui soit digne de lui. Chantez, d' une voix ferme et sûre, de cet auteur de la nature les bienfaits toujours renaissants : mais sachez qu' une main impure peut souiller le plus pur encens. -------------------------------------------------------------------------------- p17 Il a dit à l' homme profane : oses-tu, pécheur criminel, d' un dieu dont la loi te condamne chanter le pouvoir éternel ; toi qui, courant à ta ruine, fus toujours sourd à ma doctrine, et, malgré mes secours puissants, rejetant toute discipline, n' as pris conseil que de tes sens ? Si tu voyois un adultere, c' étoit lui que tu consultois : tu respirois le caractere du voleur que tu fréquentois. Ta bouche abondoit en malice ; et ton coeur, pêtri d' artifice, contre ton frere encouragé, s' applaudissoit du précipice où ta fraude l' avoit plongé. Contre une impiété si noire mes foudres furent sans emploi ; et voilà ce qui t' a fait croire que ton dieu pensoit comme toi. Mais apprends, homme détestable, que ma justice formidable ne se laisse point prévenir, et n' en est pas moins redoutable pour être tardive à punir. Pensez-y donc, ames grossieres ; commencez par régler vos moeurs. Moins de faste dans vos prieres, plus d' innocence dans vos coeurs. Sans une ame légitimée par la pratique confirmée -------------------------------------------------------------------------------- p18 de mes préceptes immortels, votre encens n' est qu' une fumée qui déshonore mes autels. I 5 CONTRE LES HYPOCRITES Si la loi du seigneur vous touche, si le mensonge vous fait peur, si la justice en votre coeur regne aussi-bien qu' en votre bouche ; parlez, fils des hommes, pourquoi faut-il qu' une haine farouche préside aux jugements que vous lancez sur moi ? C' est vous de qui les mains impures trament le tissu détesté qui fait trébucher l' équité dans le piege des impostures ; lâches, aux cabales vendus, artisans de fourbes obscures, habiles seulement à noircir les vertus. L' hypocrite, en fraudes fertile, dès l' enfance est pêtri de fard : il sait colorer avec art le fiel que sa bouche distille ; et la morsure du serpent est moins aiguë et moins subtile que le venin caché que sa langue répand. -------------------------------------------------------------------------------- p19 En vain le sage les conseille, ils sont inflexibles et sourds ; leur coeur s' assoupit aux discours de l' équité qui les réveille : plus insensibles et plus froids que l' aspic, qui ferme l' oreille aux sons mélodieux d' une touchante voix. Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger l' innocent. Je le verrai, ce Dieu puissant, foudroyer leurs têtes fumantes. Il vaincra ces lions ardents, et dans leurs gueules écumantes il plongera sa main, et brisera leurs dents. Ainsi que la vague rapide d' un torrent qui roule à grand bruit se dissipe et s' évanouit dans le sein de la terre humide ; ou comme l' airain enflammé fait fondre la cire fluide qui bouillonne à l' aspect du brasier allumé : ainsi leurs grandeurs éclipsées s' anéantiront à nos yeux ; ainsi la justice des cieux confondra leurs lâches pensées. Leurs dards deviendront impuissants, et de leurs pointes émoussées ne pénétreront plus le sein des innocents. Avant que leurs tiges célebres puissent pousser des rejetons, eux-mêmes, tristes avortons, seront cachés dans les ténebres ; -------------------------------------------------------------------------------- p20 et leur sort deviendra pareil au sort de ces oiseaux funebres qui n' osent soutenir les regards du soleil. C' est alors que de leur disgrace les justes riront à leur tour : c' est alors que viendra le jour de punir leur superbe audace ; et que, sans paroître inhumains, nous pourrons extirper leur race, et laver dans leur sang nos innocentes mains. Ceux qui verront cette vengeance pourront dire avec vérité que l' injustice et l' équité tour-à-tour ont leur récompense ; et qu' il est un dieu dans les cieux, dont le bras soutient l' innocence, et confond des méchants l' orgueil ambitieux. I 6 IDEE GRANDEUR DES ROIS idée de la véritable grandeur des rois. ô dieu, qui, par un choix propice, daignâtes élire entre tous un homme qui fût parmi nous l' oracle de votre justice, inspirez à ce jeune roi, avec l' amour de votre loi et l' horreur de la violence, -------------------------------------------------------------------------------- p21 cette clairvoyante équité qui de la fausse vraisemblance sait discerner la vérité. Que par des jugements séveres sa voix assure l' innocent : que de son peuple gémissant sa main soulage les miseres : que jamais le mensonge obscur des pas de l' homme libre et pur n' ose à ses yeux souiller la trace ; et que le vice fastueux ne soit point assis à la place du mérite humble et vertueux. Ainsi du plus haut des montagnes la paix et tous les dons des cieux, comme un fleuve délicieux, viendront arroser nos campagnes. Son regne à ses peuples chéris sera ce qu' aux champs défleuris est l' eau que le ciel leur envoie ; et, tant que luira le soleil, l' homme, plein d' une sainte joie, le bénira dès son réveil. Son trône deviendra l' asyle de l' orphelin persécuté : son équitable austérité soutiendra le foible pupille. Le pauvre, sous ce défenseur, ne craindra plus que l' oppresseur lui ravisse son héritage ; et le champ qu' il aura semé ne deviendra plus le partage de l' usurpateur affamé. -------------------------------------------------------------------------------- p22 Ses dons, versés avec justice, du pâle calomniateur ni du servile adulateur ne nourriront point l' avarice ; pour eux son front sera glacé. Le zele désintéressé, seul digne de sa confidence, fera renaître pour jamais les délices et l' abondance, inséparables de la paix. Alors sa juste renommée, répandue au-delà des mers, jusqu' aux deux bouts de l' univers avec éclat sera semée : ses ennemis humiliés mettront leur orgueil à ses piés ; et des plus éloignés rivages les rois, frappés de sa grandeur, viendront par de riches hommages briguer sa puissante faveur. Ils diront : voilà le modele que doivent suivre tous les rois ; c' est de la sainteté des lois le protecteur le plus fidele. L' ambitieux immodéré, et des eaux du siecle enivré, n' ose paroître en sa présence : mais l' humble ressent son appui ; et les larmes de l' innocence sont précieuses devant lui. De ses triomphantes années le temps respectera le cours ; et d' un long ordre d' heureux jours -------------------------------------------------------------------------------- p23 ses vertus seront couronnées. Ses vaisseaux, par les vents poussés, vogueront des climats glacés aux bords de l' ardente Libye : la mer enrichira ses ports ; et pour lui l' heureuse Arabie épuisera tous ses trésors. Tel qu' on voit la tête chenue d' un chêne, autrefois arbrisseau, égaler le plus haut rameau du cedre caché dans la nue : tel, croissant toujours en grandeur, il égalera la splendeur du potentat le plus superbe ; et ses redoutables sujets se multiplieront comme l' herbe autour des humides marais. Qu' il vive, et que dans leur mémoire les rois lui dressent des autels : que les coeurs de tous les mortels soient les monuments de sa gloire ! Et vous, ô maître des humains, qui de vos bienfaisantes mains formez les monarques célebres, montrez-vous à tout l' univers ; et daignez chasser les ténebres dont nos foibles yeux sont couverts. I 7 INQUIETUDES DE L'AME -------------------------------------------------------------------------------- p24 inquiétudes de l' ame sur les voies de la providence. que la simplicité d' une vertu paisible est sûre d' être heureuse en suivant le seigneur ! Dessillez-vous, mes yeux ; console-toi, mon coeur : les voiles sont levés ; sa conduite est visible sur le juste et sur le pécheur. Pardonne, Dieu puissant, pardonne à ma foiblesse : à l' aspect des méchants, confus, épouvanté, le trouble m' a saisi, mes pas ont hésité : mon zele m' a trahi, seigneur, je le confesse, en voyant leur prospérité. Cette mer d' abondance où leur ame se noie ne craint ni les écueils ni les vents rigoureux : ils ne partagent point nos fléaux douloureux ; ils marchent sur les fleurs, ils nagent dans la joie ; le sort n' ose changer pour eux. Voilà donc d' où leur vient cette audace intrépide qui n' a jamais connu craintes ni repentirs ! Enveloppés d' orgueil, engraissés de plaisirs, enivrés de bonheur, ils ne prennent pour guides que leurs plus insensés desirs. Leur bouche ne vomit qu' injures, que blasphêmes, et leur coeur ne nourrit que pensers vicieux : -------------------------------------------------------------------------------- p25 ils affrontent la terre, ils attaquent les cieux, et n' élevent leur voix que pour vanter eux-mêmes leurs forfaits les plus odieux. De là, je l' avoûrai, naissoit ma défiance. Si sur tous les mortels Dieu tient les yeux ouverts, comment, sans les punir, voit-il ces coeurs pervers ? Et, s' il ne les voit point, comment peut sa science embrasser tout cet univers ? Tandis qu' un peuple entier les suit et les adore, prêt à sacrifier ses jours mêmes aux leurs, accablé de mépris, consumé de douleurs, je n' ouvre plus mes yeux aux rayons de l' aurore, que pour faire place à mes pleurs. Ah ! C' est donc vainement qu' à ces ames parjures j' ai toujours refusé l' encens que je te doi ! C' est donc en vain, seigneur, que, m' attachant à toi, je n' ai jamais lavé mes mains simples et pures qu' avec ceux qui suivent ta loi ! C' étoit en ces discours que s' exhaloit ma plainte : mais, ô coupable erreur ! ô transports indiscrets ! Quand je parlois ainsi, j' ignorois tes secrets ; j' offensois tes élus, et je portois atteinte à l' équité de tes décrets. Je croyois pénétrer tes jugements augustes ; mais, grand dieu, mes efforts ont toujours été vains, jusqu' à ce qu' éclairé du flambeau de tes saints j' ai reconnu la fin qu' à ces hommes injustes réservent tes puissantes mains. J' ai vu que leurs honneurs, leur gloire, leur richesse, ne sont que des filets tendus à leur orgueil ; -------------------------------------------------------------------------------- p26 que le port n' est pour eux qu' un véritable écueil ; et que ces lits pompeux où s' endort leur mollesse ne couvrent qu' un affreux cercueil. Comment tant de grandeur s' est-elle évanouie ? Qu' est devenu l' éclat de ce vaste appareil ? Quoi ! Leur clarté s' éteint aux clartés du soleil ! Dans un sommeil profond ils ont passé leur vie ; et la mort a fait leur réveil. Insensé que j' étois de ne pas voir leur chûte dans l' abus criminel de tes dons tout-puissants ! De ma foible raison j' écoutois les accents ; et ma raison n' étoit que l' instinct d' une brute, qui ne juge que par les sens. Cependant, ô mon dieu ! Soutenu de ta grace, conduit par ta lumiere, appuyé sur ton bras, j' ai conservé ma foi dans ces rudes combats : mes pieds ont chancelé ; mais enfin de ta trace je n' ai point écarté mes pas. Puis-je assez exalter l' adorable clémence du dieu qui m' a sauvé d' un si mortel danger ? Sa main contre moi-même a su me protéger ; et son divin amour m' offre un bonheur immense pour un mal foible et passager. Que me reste-t-il donc à chérir sur la terre ? Et qu' ai-je à desirer au céleste séjour ? La nuit qui me couvroit cede aux clartés du jour : mon esprit ni mes sens ne me font plus la guerre ; tout est absorbé par l' amour. Car enfin, je le vois, le bras de sa justice, quoique lent à frapper, se tient toujours levé -------------------------------------------------------------------------------- p27 sur ces hommes charnels dont l' esprit dépravé ose à de faux objets offrir le sacrifice d' un coeur pour lui seul réservé. Laissons-les s' abymer sous leurs propres ruines. Ne plaçons qu' en Dieu seul nos voeux et notre espoir : faisons-nous de l' aimer un éternel devoir ; et publions par-tout les merveilles divines de son infaillible pouvoir. I 8 RECONNAISS. QUE DIEU EXIGE quelle est la véritable reconnoissance que Dieu exige des hommes. le seigneur est connu dans nos climats paisibles : il habite avec nous ; et ses secours visibles ont de son peuple heureux prévenu les souhaits. Ce dieu, de ses faveurs nous comblant à toute heure, a fait de sa demeure la demeure de paix. Du haut de la montagne où sa grandeur réside, il a brisé la lance et l' épée homicide sur qui l' impiété fondoit son ferme appui. Le sang des étrangers a fait fumer la terre ; et le feu de la guerre s' est éteint devant lui. Une affreuse clarté dans les airs répandue a jeté la frayeur dans leur troupe éperdue : -------------------------------------------------------------------------------- p28 par l' effroi de la mort ils se sont dissipés ; et l' éclat foudroyant des lumieres célestes a dispersé leurs restes aux glaives échappés. Insensés, qui, remplis d' une vapeur légere, ne prenez pour conseil qu' une ombre mensongere qui vous peint des trésors chimériques et vains, le réveil suit de près vos trompeuses ivresses ; et toutes vos richesses s' écoulent de vos mains. L' ambition guidoit vos escadrons rapides ; vous dévoriez déja, dans vos courses avides, toutes les régions qu' éclaire le soleil. Mais le seigneur se leve ; il parle, et sa menace convertit votre audace en un morne sommeil. ô dieu, que ton pouvoir est grand et redoutable ! Qui pourra se cacher au trait inévitable dont tu poursuis l' impie au jour de ta fureur ? à punir les méchants ta colere fidele fait marcher devant elle la mort et la terreur. Contre ces inhumains tes jugements augustes s' élevent pour sauver les humbles et les justes dont le coeur devant toi s' abaisse avec respect. Ta justice paroît, de feux étincelante ; et la terre tremblante s' arrête à ton aspect. Mais ceux pour qui ton bras opere ces miracles n' en cueilleront le fruit qu' en suivant tes oracles, en bénissant ton nom, en pratiquant ta loi. -------------------------------------------------------------------------------- p29 Quel encens est plus pur qu' un si saint exercice ! Quel autre sacrifice seroit digne de toi ! Ce sont là les présents, grand dieu, que tu demandes. Peuples, ce ne sont point vos pompeuses offrandes qui le peuvent payer de ses dons immortels : c' est par une humble foi, c' est par un amour tendre, que l' homme peut prétendre d' honorer ses autels. Venez donc adorer le dieu saint et terrible qui vous a délivrés par sa force invincible du joug que vous avez redouté tant de fois, qui d' un souffle détruit l' orgueilleuse licence, releve l' innocence, et terrasse les rois. I 9 TRANQUILLITE EN DIEU que rien ne peut troubler la tranquillité de ceux qui s' assurent en Dieu. celui qui mettra sa vie sous la garde du très-haut repoussera de l' envie le plus dangereux assaut. Il dira : Dieu redoutable, c' est dans ta force indomtable que mon espoir est remis : mes jours sont ta propre cause ; et c' est toi seul que j' oppose à mes jaloux ennemis. -------------------------------------------------------------------------------- p30 Pour moi, dans ce seul asyle, par ses secours tout-puissants, je brave l' orgueil stérile de mes rivaux frémissants. En vain leur fureur m' assiege : sa justice rompt le piege de ces chasseurs obstinés ; elle confond leur adresse, et garantit ma foiblesse de leurs dards empoisonnés. ô toi que ces coeurs féroces comblent de crainte et d' ennui, contre leurs complots atroces ne cherche point d' autre appui. Que sa vérité propice soit contre leur artifice ton plus invincible mur ; que son aile tutélaire contre leur âpre colere soit ton rempart le plus sûr. Ainsi, méprisant l' atteinte de leurs traits les plus perçants, du froid poison de la crainte tu verras tes jours exempts ; soit que le jour sur la terre vienne éclairer de la guerre les implacables fureurs ; ou soit que la nuit obscure répande dans la nature ses ténébreuses horreurs. Quels effroyables abymes s' entr' ouvrent autour de moi ! Quel déluge de victimes -------------------------------------------------------------------------------- p31 s' offre à mes yeux pleins d' effroi ! Quelle épouvantable image de morts, de sang, de carnage, frappe mes regards tremblants ! Et quels glaives invisibles percent de coups si terribles ces corps pâles et sanglants ? Mon coeur, sois en assurance, Dieu se souvient de ta foi ; les fléaux de sa vengeance n' approcheront point de toi : le juste est invulnérable : de son bonheur immuable les anges sont les garants ; et toujours leurs mains propices à travers les précipices conduisent ses pas errants. Dans les routes ambiguës du bois le moins fréquenté, parmi les ronces aiguës il chemine en liberté ; nul obstacle ne l' arrête : ses pieds écrasent la tête du dragon et de l' aspic ; il affronte avec courage la dent du lion sauvage et les yeux du basilic. Si quelques vaines foiblesses troublent ses jours triomphants, il se souvient des promesses que Dieu fait à ses enfants. à celui qui m' est fidele, dit la sagesse éternelle, -------------------------------------------------------------------------------- p32 j' assurerai mes secours ; je raffermirai sa voie, et dans des torrents de joie je ferai couler ses jours. Dans ses fortunes diverses je viendrai toujours à lui ; je serai dans ses traverses son inséparable appui : je le comblerai d' années paisibles et fortunées ; je bénirai ses desseins : il vivra dans ma mémoire, et partagera la gloire que je réserve à mes saints. I 10 JUST. DIV. PRESENTE A ACT. que la justice divine est présente à toutes nos actions. paroissez, roi des rois ; venez, juge suprême, faire éclater votre courroux contre l' orgueil et le blasphême de l' impie armé contre vous. Le dieu de l' univers est le dieu des vengeances : le pouvoir et le droit de punir les offenses n' appartient qu' à ce dieu jaloux. Jusques à quand, seigneur, souffrirez-vous l' ivresse de ces superbes criminels de qui la malice transgresse -------------------------------------------------------------------------------- p33 vos ordres les plus solemnels, et dont l' impiété barbare et tyrannique au crime ajoute encor le mépris ironique de vos préceptes éternels ? Ils ont sur votre peuple exercé leur furie ; ils n' ont pensé qu' à l' affliger : ils ont semé dans leur patrie l' horreur, le trouble et le danger : ils ont de l' orphelin envahi l' héritage ; et leur main sanguinaire a déployé sa rage sur la veuve et sur l' étranger. Ne songeons, ont-ils dit, quelque prix qu' il en coûte, qu' à nous ménager d' heureux jours : du haut de la céleste voûte Dieu n' entendra pas nos discours : nos offenses par lui ne seront point punies ; il ne les verra point ; et de nos tyrannies il n' arrêtera pas le cours. Quel charme vous séduit, quel démon vous conseille, hommes imbécilles et fous ? Celui qui forma votre oreille sera sans oreilles pour vous ! Celui qui fit vos yeux ne verra point vos crimes ! Et celui qui punit les rois les plus sublimes pour vous seuls retiendra ses coups ! Il voit, n' en doutez plus, il entend toute chose ; il lit jusqu' au fond de vos coeurs. L' artifice en vain se propose d' éluder ses arrêts vengeurs ; rien n' échappe aux regards de ce juge sévere : le repentir lui seul peut calmer sa colere, et fléchir ses justes rigueurs. -------------------------------------------------------------------------------- p34 Ouvrez, ouvrez les yeux, et laissez vous conduire aux divins rayons de sa foi. Heureux celui qu' il daigne instruire dans la science de sa loi ! C' est l' asyle du juste ; et la simple innocence y trouve son repos, tandis que la licence n' y trouve qu' un sujet d' effroi. Qui me garantira des assauts de l' envie ? Sa fureur n' a pu s' attendrir. Si vous n' aviez sauvé ma vie, grand dieu, j' étois près de périr. Je vous ai dit : seigneur, ma mort est infaillible ; je succombe. Aussitôt votre bras invincible s' est armé pour me secourir. Non, non, c' est vainement qu' une main sacrilege contre moi décoche ses traits ; votre trône n' est point un siege souillé par d' injustes décrets : vous ne ressemblez point à ces rois implacables qui ne font exercer leurs lois impraticables que pour accabler leurs sujets. Toujours à vos élus l' envieuse malice tendra ses filets captieux : mais toujours votre loi propice confondra les audacieux. Vous anéantirez ceux qui nous font la guerre ; et si l' impiété nous juge sur la terre, vous la jugerez dans les cieux. I 11 MISERE REPR. FELIC. ELUS -------------------------------------------------------------------------------- p35 misere des réprouvés. Félicité des élus. peuples, élevez vos concerts ; poussez des cris de joie et des chants de victoire ; voici le roi de l' univers qui vient faire éclater son triomphe et sa gloire. La justice et la vérité servent de fondements à son trône terrible ; une profonde obscurité aux regards des humains le rend inaccessible. Les éclairs, les feux dévorants, font luire devant lui leur flamme étincelante ; et ses ennemis expirants tombent de toutes parts sous sa foudre brûlante. Pleine d' horreur et de respect, la terre a tressailli sur ses voûtes brisées : les monts, fondus à son aspect, s' écoulent dans le sein des ondes embrasées. De ses jugements redoutés la trompette céleste a porté le message ; et dans les airs épouvantés en ces terribles mots sa voix s' ouvre un passage : -------------------------------------------------------------------------------- p36 soyez à jamais confondus, adorateurs impurs de profanes idoles, vous qui, par des voeux défendus, invoquez de vos mains les ouvrages frivoles. Ministres de mes volontés, anges, servez contre eux ma fureur vengeresse. Vous, mortels que j' ai rachetés, redoublez à ma voix vos concerts d' alégresse. C' est moi qui, du plus haut des cieux, du monde que j' ai fait regle les destinées : c' est moi qui brise ses faux dieux, misérables jouets des vents et des années. Par ma présence raffermis, méprisez du méchant la haine et l' artifice : l' ennemi de vos ennemis a détourné sur eux les traits de leur malice. Conduits par mes vives clartés, vous n' avez écouté que mes lois adorables : jouissez des félicités qu' ont mérité pour vous mes bontés secourables. Venez donc, venez en ce jour signaler de vos coeurs l' humble reconnoissance ; et, par un respect plein d' amour, sanctifiez en moi votre réjouissance. I 12 CONTRE LES CALOMNIATEURS -------------------------------------------------------------------------------- p37 Dans ces jours destinés aux larmes, où mes ennemis en fureur aiguisoient contre moi les armes de l' imposture et de l' erreur, lorsqu' une coupable licence empoisonnoit mon innocence, le seigneur fut mon seul recours : j' implorai sa toute-puissance, et sa main vint à mon secours. ô dieu, qui punis les outrages que reçoit l' humble vérité, venge-toi : détruis les ouvrages de ces levres d' iniquité ; et confonds cet homme parjure dont la bouche non moins impure publie avec légèreté les mensonges que l' imposture invente avec malignité. Quel rempart, quelle autre barriere pourra défendre l' innocent contre la fraude meurtriere de l' impie adroit et puissant ? Sa langue aux feintes préparée ressemble à la fleche acérée qui part et frappe en un moment : -------------------------------------------------------------------------------- p38 c' est un feu léger dès l' entrée, que suit un long embrasement. Hélas ! Dans quel climat sauvage ai-je si long-temps habité ! Quel exil ! Quel affreux rivage ! Quels asyles d' impiété ! Cédar, où la fourbe et l' envie contre ma vertu poursuivie se déchaînerent si long-temps, à quels maux ont livré ma vie tes sacrileges habitants ! J' ignorois la trame invisible de leurs pernicieux forfaits ; je vivois tranquille et paisible chez les ennemis de la paix : et lorsqu' exempt d' inquiétude je faisois mon unique étude de ce qui pouvoit les flatter, leur détestable ingratitude s' armoit pour me persécuter. I 13 BONHEUR TEMPOREL MECHANTS image du bonheur temporel des méchants. béni soit le dieu des armées qui donne la force à mon bras, et par qui mes mains sont formées dans l' art pénible des combats ! De sa clémence inépuisable -------------------------------------------------------------------------------- p39 le secours prompt et favorable a fini mes oppressions : en lui j' ai trouvé mon asyle ; et par lui d' un peuple indocile j' ai dissipé les factions. Qui suis-je, vile créature ! Qui suis-je, seigneur ! Et pourquoi le souverain de la nature s' abaisse-t-il jusques à moi ? L' homme en sa course passagere n' est rien qu' une vapeur légere que le soleil fait dissiper : sa clarté n' est qu' une nuit sombre ; et ses jours passent comme une ombre que l' oeil suit et voit échapper. Mais quoi ! Les périls qui m' obsedent ne sont point encore passés ! De nouveaux ennemis succedent à mes ennemis terrassés ! Grand dieu, c' est toi que je réclame : leve ton bras, lance ta flamme, abaisse la hauteur des cieux ; et viens sur leur voûte enflammée, d' une main de foudres armée, frapper ces monts audacieux. Objet de mes humbles cantiques, seigneur, je t' adresse ma voix : toi dont les promesses antiques furent toujours l' espoir des rois, toi de qui les secours propices, à travers tant de précipices, m' ont toujours garanti d' effroi, conserve aujourd' hui ton ouvrage, -------------------------------------------------------------------------------- p40 et daigne détourner l' orage qui s' apprête à fondre sur moi. Arrête cet affreux déluge dont les flots vont me submerger : sois mon vengeur, sois mon refuge contre les fils de l' étranger : venge-toi d' un peuple infidele de qui la bouche criminelle ne s' ouvre qu' à l' impiété, et dont la main vouée au crime ne connoît rien de légitime que le meurtre et l' iniquité. Ces hommes, qui n' ont point encore éprouvé la main du seigneur, se flattent que Dieu les ignore, et s' enivrent de leur bonheur. Leur postérité florissante, ainsi qu' une tige naissante, croît et s' éleve sous leurs yeux : leurs filles couronnent leurs têtes de tout ce qu' en nos jours de fêtes nous portons de plus précieux. De leurs grains les granges sont pleines ; leurs celliers regorgent de fruits : leurs troupeaux, tout chargés de laines sont incessamment reproduits : pour eux la fertile rosée tombant sur la terre embrasée rafraîchit son sein altéré ; et pour eux le flambeau du monde nourrit d' une chaleur féconde le germe en ses flancs resserré. -------------------------------------------------------------------------------- p41 Le calme regne dans leurs villes ; nul bruit n' interrompt leur sommeil : on ne voit point leurs toits fragiles ouverts aux rayons du soleil. C' est ainsi qu' ils passent leur âge. Heureux, disent-ils, le rivage où l' on jouit d' un tel bonheur ! Qu' ils restent dans leur rêverie : heureuse la seule patrie où l' on adore le seigneur ! I 14 FOIBL. HOMMES GRANDEUR DIEU foiblesse des hommes. Grandeur de Dieu. mon ame, louez le seigneur ; rendez un légitime honneur à l' objet éternel de vos justes louanges. Oui, mon dieu, je veux désormais partager la gloire des anges, et consacrer ma vie à chanter vos bienfaits. Renonçons au stérile appui des grands qu' on implore aujourd' hui ; ne fondons point sur eux une espérance folle. Leur pompe, indigne de nos voeux, n' est qu' un simulacre frivole ; et les solides biens ne dépendent pas d' eux. Comme nous, esclaves du sort, comme nous, jouets de la mort, la terre engloutira leurs grandeurs insensées ; -------------------------------------------------------------------------------- p42 et périront en même jour ces vastes et hautes pensées qu' adorent maintenant ceux qui leur font la cour. Dieu seul doit faire notre espoir ; Dieu, de qui l' immortel pouvoir fit sortir du néant le ciel, la terre, et l' onde ; et qui, tranquille au haut des airs, anima d' une voix féconde tous les êtres semés dans ce vaste univers. Heureux qui du ciel occupé, et d' un faux éclat détrompé, met de bonne heure en lui toute son espérance ! Il protege la vérité, et saura prendre la défense du juste que l' impie aura persécuté. C' est le seigneur qui nous nourrit ; c' est le seigneur qui nous guérit : il prévient nos besoins ; il adoucit nos gênes ; il assure nos pas craintifs ; il délie, il brise nos chaînes ; et nos tyrans par lui deviennent nos captifs. Il offre au timide étranger un bras prompt à le protéger ; et l' orphelin en lui retrouve un second pere : de la veuve il devient l' époux ; et par un châtiment sévere il confond les pécheurs conjurés contre nous. Les jours des rois sont dans sa main : leur regne est un regne incertain, dont le doigt du seigneur a marqué les limites ; mais de son regne illimité -------------------------------------------------------------------------------- p43 les bornes ne seront prescrites ni par la fin des temps, ni par l' éternité. I 15 POUR PERSONNE CONVALESCENTE pour une personne convalescente. j' ai vu mes tristes journées décliner vers leur penchant ; au midi de mes années je touchois à mon couchant : la mort, déployant ses ailes, couvroit d' ombres éternelles la clarté dont je jouis ; et, dans cette nuit funeste, je cherchois en vain le reste de mes jours évanouis. Grand dieu, votre main réclame les dons que j' en ai reçus ; elle vient couper la trame des jours qu' elle m' a tissus : mon dernier soleil se leve ; et votre souffle m' enleve de la terre des vivants, comme la feuille séchée, qui, de sa tige arrachée, devient le jouet des vents. Comme un tigre impitoyable, le mal a brisé mes os ; -------------------------------------------------------------------------------- p44 et sa rage insatiable ne me laisse aucun repos. Victime foible et tremblante, à cette image sanglante je soupire nuit et jour ; et, dans ma crainte mortelle, je suis comme l' hirondelle sous les griffes du vautour. Ainsi, de cris et d' alarmes mon mal sembloit se nourrir ; et mes yeux, noyés de larmes, étoient lassés de s' ouvrir. Je disois à la nuit sombre : ô nuit, tu vas dans ton ombre m' ensevelir pour toujours ! Je redisois à l' aurore : le jour que tu fais éclore est le dernier de mes jours ! Mon ame est dans les ténebres, mes sens sont glacés d' effroi : écoutez mes cris funebres, Dieu juste, répondez-moi. Mais enfin sa main propice a comblé le précipice qui s' entr' ouvroit sous mes pas : son secours me fortifie, et me fait trouver la vie dans les horreurs du trépas. Seigneur, il faut que la terre connoisse en moi vos bienfaits : vous ne m' avez fait la guerre que pour me donner la paix. Heureux l' homme à qui la grace -------------------------------------------------------------------------------- p45 départ ce don efficace puisé dans ses saints trésors, et qui, rallumant sa flamme, trouve la santé de l' ame dans les souffrances du corps ! C' est pour sauver la mémoire de vos immortels secours, c' est pour vous, pour votre gloire, que vous prolongez nos jours. Non, non, vos bontés sacrées ne seront point célébrées dans l' horreur des monuments : la mort, aveugle et muette, ne sera point l' interprete de vos saints commandements. Mais ceux qui de sa menace, comme moi, sont rachetés annonceront à leur race vos célestes vérités. J' irai, seigneur, dans vos temples réchauffer par mes exemples les mortels les plus glacés, et, vous offrant mon hommage, leur montrer l' unique usage des jours que vous leur laissez. II 1 SUR NAISSANCE DUC BRETAGNE -------------------------------------------------------------------------------- p46 sur la naissance de monseigneur le duc de Bretagne. descends de la double colline, nymphe dont le fils amoureux du sombre époux de Proserpine sut fléchir le coeur rigoureux : viens servir l' ardeur qui m' inspire, déesse, prête-moi ta lyre, ou celle de ce grec vanté dont l' impitoyable Alexandre, au milieu de Thebes en cendre, respecta la postérité. Quel dieu propice nous ramene l' espoir que nous avions perdu ? Un fils de Thétis ou d' Alcmene par le ciel nous est-il rendu ? N' en doutons point, le ciel sensible veut réparer le coup terrible qui nous fit verser tant de pleurs. Hâtez-vous, ô chaste Lucine ; jamais plus illustre origine ne fut digne de vos faveurs. -------------------------------------------------------------------------------- p47 Peuples, voici le premier gage des biens qui vous sont préparés : cet enfant est l' heureux présage du repos que vous desirez. Les premiers instants de sa vie de la discorde et de l' envie verront éteindre le flambeau : il renversera leurs trophées ; et leurs couleuvres étouffées seront les jeux de son berceau. Ainsi, durant la nuit obscure, de Vénus l' étoile nous luit, favorable et brillant augure de l' éclat du jour qui la suit : ainsi, dans le fort des tempêtes, nous voyons briller sur nos têtes ces feux amis des matelots, présage de la paix profonde que le dieu qui regne sur l' onde va rendre à l' empire des flots. Quel monstre de carnage avide s' est emparé de l' univers ? Quelle impitoyable Euménide de ses feux infecte les airs ? Quel dieu souffle en tous lieux la guerre, et semble à dépeupler la terre exciter nos sanglantes mains ? Mégere, des enfers bannie, est-elle aujourd' hui le génie qui préside au sort des humains ? Arrête, furie implacable ; le ciel veut calmer ses rigueurs : les feux d' une haine coupable -------------------------------------------------------------------------------- p48 n' ont que trop embrasé nos coeurs. Aimable paix, vierge sacrée, descends de la voûte azurée ; viens voir tes temples relevés ; et ramene au sein de nos villes ces dieux bienfaisants et tranquilles que nos crimes ont soulevés. Mais quel souffle divin m' enflamme ? D' où naît cette soudaine horreur ? Un dieu vient échauffer mon ame d' une prophétique fureur. Loin d' ici, profane vulgaire ! Apollon m' inspire et m' éclaire ; c' est lui, je le vois, je le sens ; mon coeur cede à sa violence : mortels, respectez sa présence, prêtez l' oreille à mes accents. Les temps prédits par la sibylle à leur terme sont parvenus : nous touchons au regne tranquille du vieux Saturne et de Janus : voici la saison desirée où Thémis et sa soeur Astrée, rétablissant leurs saints autels, vont ramener ces jours insignes où nos vertus nous rendoient dignes du commerce des immortels. Où suis-je ? Quel nouveau miracle tient encor mes sens enchantés ? Quel vaste, quel pompeux spectacle frappe mes yeux épouvantés ? Un nouveau monde vient d' éclore : l' univers se reforme encore -------------------------------------------------------------------------------- p49 dans les abymes du chaos ; et, pour réparer ses ruines, je vois des demeures divines descendre un peuple de héros. Les éléments cessent leur guerre ; les cieux ont repris leur azur ; un feu sacré purge la terre de tout ce qu' elle avoit d' impur : on ne craint plus l' herbe mortelle ; et le crocodile infidele du Nil ne trouble plus les eaux : les lions dépouillent leur rage, et dans le même pâturage bondissent avec les troupeaux. C' est ainsi que la main des Parques va nous filer ce siecle heureux qui du plus sage des monarques doit couronner les justes voeux. Espérons des jours plus paisibles : les dieux ne sont point inflexibles, puisqu' ils punissent nos forfaits. Dans leurs rigueurs les plus austeres, souvent leurs fléaux salutaires sont un gage de leurs bienfaits. Le ciel dans une nuit profonde se plaît à nous cacher ses lois : les rois sont les maîtres du monde ; les dieux sont les maîtres des rois. Valeur, activité, prudence, des décrets de leur providence rien ne change l' ordre arrêté ; et leur regle constante et sûre fait seule ici bas la mesure des biens et de l' adversité. -------------------------------------------------------------------------------- p50 Mais que fais-tu, muse insensée ? Où tend ce vol ambitieux ? Oses-tu porter ta pensée jusques dans le conseil des dieux ? Réprime une ardeur périlleuse : ne va point, d' une aile orgueilleuse, chercher ta perte dans les airs ; et, par des routes inconnues suivant Icare au haut des nues, crains de tomber au fond des mers. Si pourtant quelque esprit timide, du Pinde ignorant les détours, opposoit les regles d' Euclide au désordre de mes discours ; qu' il sache qu' autrefois Virgile fit, même aux muses de Sicile, approuver de pareils transports ; et qu' enfin cet heureux délire peut seul des maîtres de la lyre immortaliser les accords. II 2 A M. L'ABBE D. C. Abbé chéri des neuf soeurs, qui dans ta philosophie sais faire entrer les douceurs du commerce de la vie, tandis qu' en nombres impairs je te trace ici les vers que m' a dictés mon caprice, que fais-tu dans ces déserts qu' enferme ton bénéfice ? -------------------------------------------------------------------------------- p51 Vas-tu, des l' aube du jour, secondé d' un plomb rapide, ensanglanter le retour de quelque lievre timide ? Ou chez tes moines tondus, à t' ennuyer assidus, cherches-tu quelques vieux titres, qui, dans ton trésor perdus, se retrouvent sur leurs vitres ? Mais non, je te connois mieux : tu sais trop bien que le sage de son loisir studieux doit faire un plus noble usage, et, justement enchanté de la belle antiquité, chercher dans son sein fertile la solide volupté, le vrai, l' honnête, et l' utile. Toutefois de ton esprit bannis l' erreur générale qui jadis en maint écrit plaça la saine morale : on abuse de son nom. Le chantre d' Agamemnon sut nous tracer dans son livre, mieux que Chrysippe et Zénon, quel chemin nous devons suivre. Homere adoucit mes moeurs par ses riantes images : Séneque aigrit mes humeurs par ses préceptes sauvages. En vain, d' un ton de rhéteur, épictete à son lecteur -------------------------------------------------------------------------------- p52 prêche le bonheur suprême ; j' y trouve un consolateur plus affligé que moi-même. Dans son flegme simulé je découvre sa colere ; j' y vois un homme accablé sous le poids de sa misere : et, dans tous ces beaux discours fabriqués durant le cours de sa fortune maudite, vous reconnoissez toujours l' esclave d' épaphrodite. Mais je vois déja d' ici frémir tout le zénonisme d' entendre traiter ainsi un des saints du paganisme. Pardon : mais, en vérité, mon apollon révolté lui devoit ce témoignage pour l' ennui que m' a coûté son insupportable ouvrage. De tout semblable pédant le commerce communique je ne sais quoi de mordant, de farouche, et de cynique. ô le plaisant avertin d' un fou du pays latin, qui se travaille et se gêne, pour devenir à la fin sage comme Diogene ! Je ne prends point pour vertu les noirs accès de tristesse -------------------------------------------------------------------------------- p53 d' un loup-garou revêtu des habits de la sagesse : plus légere que le vent, elle fuit d' un faux savant la sombre mélancolie, et se sauve bien souvent dans les bras de la folie. La vertu du vieux Caton, chez les romains tant prônée, étoit souvent, nous dit-on, de falerne enluminée. Toujours ces sages hagards, maigres, hideux et blafards, sont souillés de quelque opprobre : et du premier des Césars l' assassin fut homme sobre. Dieu bénisse nos dévots ! Leur ame est vraiment loyale. Mais jadis les grands pivots de la ligue anti-royale, les Lincestres, les Aubris, qui contre les deux Henris prêchoient tant la populace, s' occupoient peu des écrits d' Anacréon et d' Horace. Crois-moi, fais de leurs chansons ta plus importante étude ; à leurs aimables leçons consacre ta solitude ; et, par Sonning rappelé sur ce rivage émaillé où Neuilli borde la Seine, reviens au vin d' Auvilé mêler les eaux d' Hippocrene. II 3 A M. DE CAUMARTIN -------------------------------------------------------------------------------- p54 Digne et noble héritier des premieres vertus qu' on adora jadis sous l' empire de Rhée ; vous qui dans le palais de l' aveugle Plutus osâtes introduire Astrée ; fils d' un pere fameux qui, même à nos frondeurs, par sa dextérité fit respecter son zele, et, nouvel Atticus, sut captiver leurs coeurs, en demeurant sujet fidele ; renoncez pour un temps aux travaux de Thémis : venez voir ces côteaux enrichis de verdure, et ces bois paternels, où l' art, humble et soumis, laisse encor régner la nature. Les hyades, Vertumne, et l' humide Orion, sur la terre embrasée ont versé leurs largesses ; et Bacchus, échappé des fureurs du lion, songe à vous tenir ses promesses. ô rivages chéris, vallons aimés des cieux, d' où jamais n' approcha la tristesse importune, et dont le possesseur, tranquille et glorieux, ne rougit point de sa fortune ! Trop heureux qui du champ par ses peres laissé peut parcourir au loin les limites antiques, -------------------------------------------------------------------------------- p55 sans redouter les cris de l' orphelin chassé du sein de ses dieux domestiques ! Sous des lambris dorés l' injuste ravisseur entretient le vautour dont il est la victime. Combien peu de mortels connoissent la douceur d' un bonheur pur et légitime ! Jouissez en repos de ce lieu fortuné : le calme et l' innocence y tiennent leur empire ; et des soucis affreux le souffle empoisonné n' y corrompt point l' air qu' on respire. Pan, Diane, Apollon, les Faunes, les Sylvains, peuplent ici vos bois, vos vergers, vos montagnes. La ville est le séjour des profanes humains ; les dieux regnent dans les campagnes. C' est là que l' homme apprend leurs mysteres secrets, et que, contre le sort munissant sa foiblesse, il jouit de lui-même, et s' abreuve à longs traits dans les sources de la sagesse. C' est là que ce romain dont l' éloquente voix d' un joug presque certain sauva sa république fortifioit son coeur dans l' étude des lois et du lycée et du portique. Libre des soins publics qui le faisoient rêver, sa main du consulat laissoit aller les rênes ; et, courant à Tuscule, il alloit cultiver les fruits de l' école d' Athenes. II 4 A M. D'USSE -------------------------------------------------------------------------------- p56 Esprit né pour servir d' exemple aux coeurs de la vertu frappés, qui sans guide as pu de son temple franchir les chemins escarpés, cher d' Ussé, quelle inquiétude te fait une triste habitude des ennuis et de la douleur ? Et, ministre de ton supplice, pourquoi, par un sombre caprice, veux-tu seconder ton malheur ? Chasse cet ennui volontaire qui tient ton esprit dans les fers, et que dans une ame vulgaire jette l' épreuve des revers ; fais tête au malheur qui t' opprime : qu' une espérance légitime te munisse contre le sort. L' air siffle, une horrible tempête aujourd' hui gronde sur ta tête ; demain tu seras dans le port. Toujours la mer n' est pas en butte aux ravages des aquilons ; toujours les torrents par leur chûte ne désolent pas nos vallons. Les disgraces désespérées, et de nul espoir tempérées, sont affreuses à soutenir ; -------------------------------------------------------------------------------- p57 mais leur charge est moins importune lorsqu' on gémit d' une infortune qu' on espere de voir finir. Un jour, le souci qui te ronge, en un doux repos transformé, ne sera plus pour toi qu' un songe que le réveil aura calmé. Espere donc avec courage. Si le pilote craint l' orage quand Neptune enchaîne les flots, l' espoir du calme le rassure quand les vents et la nue obscure glacent le coeur des matelots. Je sais qu' il est permis au sage par les disgraces combattu de souhaiter pour apanage la fortune après la vertu. Mais, dans un bonheur sans mélange, souvent cette vertu se change en une honteuse langueur : autour de l' aveugle richesse marchent l' orgueil et la rudesse que suit la dureté du coeur. Non que ta sagesse, endormie au temps de tes prospérités, eût besoin d' être raffermie par de dures fatalités ; ni que ta vertu peu fidele eût jamais choisi pour modele ce fou superbe et ténébreux qui, gonflé d' une fierté basse, n' a jamais eu d' autre disgrace que de n' être point malheureux. -------------------------------------------------------------------------------- p58 Mais si les maux et la tristesse nous sont des secours superflus quand des bornes de la sagesse les biens ne nous ont point exclus, ils nous font trouver plus charmante notre félicité présente comparée au malheur passé ; et leur influence tragique réveille un bonheur léthargique que rien n' a jamais traversé. Ainsi que le cours des années se forme des jours et des nuits, le cercle de nos destinées est marqué de joie et d' ennuis. Le ciel, par un ordre équitable, rend l' un à l' autre profitable ; et, dans ces inégalités, souvent sa sagesse suprême sait tirer notre bonheur même du sein de nos calamités. Pourquoi d' une plainte importune fatiguer vainement les airs ? Aux jeux cruels de la fortune tout est soumis dans l' univers. Jupiter fit l' homme semblable à ces deux jumeaux que la fable plaça jadis au rang des dieux ; couple de déités bizarre, tantôt habitants du Ténare, et tantôt citoyens des cieux. Ainsi de douceurs en supplices elle nous promene à son gré. Le seul remede à ses caprices, -------------------------------------------------------------------------------- p59 c' est de s' y tenir préparé, de la voir du même visage qu' une courtisane volage, indigne de nos moindres soins, qui nous trahit par imprudence, et qui revient, par inconstance, lorsque nous y pensons le moins. II 5 A M. DUCHE dans le temps qu' il travailloit à sa tragédie de Débora. tandis que, dans la solitude où le destin m' a confiné, j' endors, par la douce habitude d' une oisive et facile étude, l' ennui dont je suis lutiné, un sublime essor te ramene à la cour des soeurs d' Apollon ; et bientôt avec Melpomene tu vas d' un nouveau phénomene éclairer le sacré vallon. ô que ne puis-je, sur les ailes dont Dédale fut possesseur, voler aux lieux où tu m' appelles, et de tes chansons immortelles partager l' aimable douceur ! Mais une invincible contrainte, -------------------------------------------------------------------------------- p60 malgré moi, fixe ici mes pas : tu sais quel est ce labyrinthe, et que, pour aller à Corinthe, le desir seul ne suffit pas. Toutefois les froides soirées commencent d' abréger le jour : Vertumne a changé ses livrées ; et nos campagnes labourées me flattent d' un prochain retour. Déja le départ des pléiades a fait retirer les nochers ; et déja les tristes hyades forcent les frilleuses dryades de chercher l' abri des rochers. Le volage amant de Clytie ne caresse plus nos climats ; et bientôt des monts de Scythie le fougueux époux d' Orithye va nous ramener les frimas. Ainsi, dès que le sagittaire viendra rendre nos champs déserts, j' irai, secret dépositaire, près de ton foyer solitaire, jouir de tes savants concerts. En attendant, puissent leurs charmes, appaisant le mal qui t' aigrit, dissiper tes vaines alarmes, et tarir la source des larmes d' une épouse qui te chérit ! Je sais que la fievre et l' automne -------------------------------------------------------------------------------- p61 pourroient mettre Hercule aux abois : mais, si ma conjecture est bonne, la fievre dont ton coeur frissonne est la plus fâcheuse des trois. II 6 A LA FORTUNE Fortune, dont la main couronne les forfaits les plus inouis, du faux éclat qui t' environne serons-nous toujours éblouis ? Jusques à quand, trompeuse idole, d' un culte honteux et frivole honorerons-nous tes autels ? Verra-t-on toujours tes caprices consacrés par les sacrifices et par l' hommage des mortels ? Le peuple, dans ton moindre ouvrage adorant la prospérité, te nomme grandeur de courage, valeur, prudence, fermeté : du titre de vertu suprême il dépouille la vertu même pour le vice que tu chéris ; et toujours ses fausses maximes érigent en héros sublimes tes plus coupables favoris. Mais de quelque superbe titre dont ces héros soient revêtus, prenons la raison pour arbitre, -------------------------------------------------------------------------------- p62 et cherchons en eux leurs vertus : je n' y trouve qu' extravagance, foiblesse, injustice, arrogance, trahisons, fureurs, cruautés : étrange vertu qui se forme souvent de l' assemblage énorme des vices les plus détestés ! Apprends que la seule sagesse peut faire les héros parfaits ; qu' elle voit toute la bassesse de ceux que ta faveur a faits ; qu' elle n' adopte point la gloire qui naît d' une injuste victoire que le sort remporte pour eux ; et que, devant ses yeux stoïques, leurs vertus les plus héroïques ne sont que des crimes heureux. Quoi ! Rome et l' Italie en cendre me feront honorer Sylla ? J' admirerai dans Alexandre ce que j' abhorre en Attila ? J' appellerai vertu guerriere une vaillance meurtriere qui dans mon sang trempe ses mains ? Et je pourrai forcer ma bouche à louer un héros farouche, né pour le malheur des humains ? Quels traits me présentent vos fastes, impitoyables conquérants ? Des voeux outrés, des projets vastes, des rois vaincus par des tyrans, des murs que la flamme ravage, des vainqueurs fumants de carnage, -------------------------------------------------------------------------------- p63 un peuple au fer abandonné, des meres pâles et sanglantes arrachant leurs filles tremblantes des bras d' un soldat effréné. Juges insensés que nous sommes, nous admirons de tels exploits ! Est-ce donc le malheur des hommes qui fait la vertu des grands rois ? Leur gloire, féconde en ruines, sans le meurtre et sans les rapines ne sauroit-elle subsister ? Images des dieux sur la terre, est-ce par des coups de tonnerre que leur grandeur doit éclater ? Mais je veux que dans les alarmes réside le solide honneur : quel vainqueur ne doit qu' à ses armes ses triomphes et son bonheur ? Tel qu' on nous vante dans l' histoire doit peut-être toute sa gloire à la honte de son rival : l' inexpérience indocile du compagnon de Paul émile fit tout le succès d' Annibal. Quel est donc le héros solide dont la gloire ne soit qu' à lui ? C' est un roi que l' équité guide, et dont les vertus sont l' appui ; qui, prenant Titus pour modele, du bonheur d' un peuple fidele fait le plus cher de ses souhaits ; qui fuit la basse flatterie ; et qui, pere de sa patrie, compte ses jours par ses bienfaits. -------------------------------------------------------------------------------- p64 Vous chez qui la guerriere audace tient lieu de toutes les vertus, concevez Socrate à la place du fier meurtrier de Clytus ; vous verrez un roi respectable, humain, généreux, équitable, un roi digne de vos autels : mais, à la place de Socrate, le fameux vainqueur de l' Euphrate sera le dernier des mortels. Héros cruels et sanguinaires, cessez de vous enorgueillir de ces lauriers imaginaires que Bellone vous fit cueillir. En vain le destructeur rapide de Marc-Antoine et de Lépide remplissoit l' univers d' horreurs : il n' eût point eu le nom d' Auguste sans cet empire heureux et juste qui fit oublier ses fureurs. Montrez-nous, guerriers magnanimes, votre vertu dans tout son jour : voyons comment vos coeurs sublimes du sort soutiendront le retour. Tant que sa faveur vous seconde, vous êtes les maîtres du monde, votre gloire nous éblouit : mais, au moindre revers funeste, le masque tombe ; l' homme reste ; et le héros s' évanouit. L' effort d' une vertu commune suffit pour faire un conquérant : celui qui domte la fortune -------------------------------------------------------------------------------- p65 mérite seul le nom de grand. Il perd sa volage assistance sans rien perdre de la constance dont il vit ses honneurs accrus ; et sa grande ame ne s' altere ni des triomphes de Tibere, ni des disgraces de Varus. La joie imprudente et légere chez lui ne trouve point d' accès, et sa crainte active modere l' ivresse des heureux succès. Si la fortune le traverse, sa constante vertu s' exerce dans ces obstacles passagers. Le bonheur peut avoir son terme ; mais la sagesse est toujours ferme, et les destins toujours légers. En vain une fiere déesse d' énée a résolu la mort ; ton secours, puissante sagesse, triomphe des dieux et du sort. Par toi Rome, après son naufrage, jusques dans les murs de Carthage vengea le sang de ses guerriers, et, suivant tes divines traces, vit, au plus fort de ses disgraces, changer ses cyprès en lauriers. II 7 A UNE VEUVE -------------------------------------------------------------------------------- p66 Quel respect imaginaire pour les cendres d' un époux vous rend vous-même contraire à vos destins les plus doux ? Quand sa course fut bornée par la fatale journée qui le mit dans le tombeau, pensez-vous que l' hyménée n' ait pas éteint son flambeau ? Pourquoi ces sombres ténebres dans ce lugubre réduit ? Pourquoi ces clartés funebres, plus affreuses que la nuit ? De ces noirs objets troublée, triste, et sans cesse immolée à de frivoles égards, ferez-vous d' un mausolée le plaisir de vos regards ? Voyez les graces fideles malgré vous suivre vos pas, et voltiger autour d' elles l' amour qui vous tend les bras : voyez ce dieu plein de charmes, qui vous dit, les yeux en larmes : pourquoi ces pleurs superflus ? Pourquoi ces cris, ces alarmes ? Ton époux ne t' entend plus. -------------------------------------------------------------------------------- p67 à sa triste destinée c' est trop donner de regrets ; par les larmes d' une année ses mânes sont satisfaits. De la célebre matrône que l' antiquité nous prône n' imitez point le dégoût ; ou, pour l' honneur de Pétrone, imitez-la jusqu' au bout. Les chroniques les plus amples des veuves du premier temps nous fournissent peu d' exemples d' Artémises de vingt ans : plus leur douleur est illustre, et plus elle sert de lustre à leur amoureux essor : Andromaque, en moins d' un lustre, remplaça deux fois Hector. De la veuve de Sichée l' histoire vous a fait peur : Didon mourut attachée au char d' un amant trompeur. Mais l' imprudente mortelle n' eut à se plaindre que d' elle ; ce fut sa faute, en un mot : à quoi songeoit cette belle de prendre un amant dévot ? Pouvoit-elle mieux attendre de ce pieux voyageur, qui, fuyant sa ville en cendre et le fer du grec vengeur, chargé des dieux de Pergame, ravit son pere à la flamme, -------------------------------------------------------------------------------- p68 tenant son fils par la main ; sans prendre garde à sa femme, qui se perdit en chemin ? Sous un plus heureux auspice la déesse des amours veut qu' un nouveau sacrifice lui consacre vos beaux jours : déja le bûcher s' allume, l' autel brille, l' encens fume, la victime s' embellit, l' amour même la consume ; le mystere s' accomplit. Tout conspire à l' alégresse de cet instant solemnel : une riante jeunesse folâtre autour de l' autel ; les graces à demi nues à ces danses ingénues mêlent de tendres accents ; et sur un trône de nues Vénus reçoit votre encens. II 8 A M. L'ABBE DE CHAULIEU Tant qu' a duré l' influence d' un astre propice et doux, malgré moi de ton absence j' ai supporté les dégoûts. Je disois : je lui pardonne de préférer les beautés -------------------------------------------------------------------------------- p69 de Palès et de Pomone au tumulte des cités : ainsi l' amant de Glycere, épris d' un repos obscur, cherchoit l' ombre solitaire des rivages de Tibur. Mais aujourd' hui qu' en nos plaines le chien brûlant de Procris de flore aux douces haleines desseche les dons chéris, veux-tu d' un astre perfide risquer les âpres chaleurs, et, dans ton jardin aride, sécher ainsi que tes fleurs ? Crois-moi, suis plutôt l' exemple de tes amis casaniers, et reviens goûter, au temple, l' ombre de tes marronniers. Dans ce salon pacifique où président les neuf soeurs, un loisir philosophique t' offre encor d' autres douceurs : là, nous trouverons sans peine avec toi, le verre en main, l' homme après qui Diogene courut si long-temps en vain ; et, dans la douce alégresse dont tu sais nous abreuver, nous puiserons la sagesse, qu' il chercha sans la trouver. II 9 A M. LE MARQUIS DE LA FARE -------------------------------------------------------------------------------- p70 Dans la route que je me trace, La Fare, daigne m' éclairer ; toi qui dans les sentiers d' Horace marches sans jamais t' égarer ; qui, par les leçons d' Aristippe, de la sagesse de Chrysippe as su corriger l' âpreté, et, telle qu' aux beaux jours d' Astrée, nous montrer la vertu parée des attraits de la volupté. Ce feu sacré que Prométhée osa dérober dans les cieux, la raison, à l' homme apportée, le rend presque semblable aux dieux. Se pourroit-il, sage La Fare, qu' un présent si noble et si rare de nos maux devînt l' instrument, et qu' une lumiere divine pût jamais être l' origine d' un déplorable aveuglement ? Lorsqu' à l' époux de Pénélope Minerve accorde son secours, les lestrigons et le cyclope ont beau s' armer contre ses jours : aidé de cette intelligence, il triomphe de la vengeance de Neptune en vain courroucé ; -------------------------------------------------------------------------------- p71 par elle il brave les caresses des sirenes enchanteresses, et les breuvages de Circé. De la vertu qui nous conserve c' est le symbolique tableau : chaque mortel a sa minerve, qui doit lui servir de flambeau. Mais cette déité propice marchoit toujours devant Ulysse, lui servant de guide ou d' appui ; au lieu que, par l' homme conduite, elle ne va plus qu' à sa suite, et se précipite avec lui. Loin que la raison nous éclaire et conduise nos actions, nous avons trouvé l' art d' en faire l' orateur de nos passions : c' est un sophiste qui nous joue ; un vil complaisant qui se loue à tous les fous de l' univers, qui, s' habillant du nom de sages, la tiennent sans cesse à leurs gages pour autoriser leurs travers. C' est elle qui nous fait accroire que tout cede à notre pouvoir ; qui nourrit notre folle gloire de l' ivresse d' un faux savoir ; qui, par cent nouveaux stratagêmes nous masquant sans cesse à nous-mêmes, parmi les vices nous endort, du furieux fait un achille, du fourbe un politique habile, et de l' athée un esprit fort. -------------------------------------------------------------------------------- p72 Mais vous, mortels qui, dans le monde croyant tenir les premiers rangs, plaignez l' ignorance profonde de tant de peuples différents ; qui confondez avec la brute ce huron caché sous sa hutte, au seul instinct presque réduit ; parlez : quel est le moins barbare d' une raison qui vous égare, ou d' un instinct qui le conduit ? La nature, en trésors fertile, lui fait abondamment trouver tout ce qui lui peut être utile, soigneuse de le conserver. Content du partage modeste qu' il tient de la bonté céleste, il vit sans trouble et sans ennui ; et si son climat lui refuse quelques biens dont l' Europe abuse, ce ne sont plus des biens pour lui. Couché dans un antre rustique, du nord il brave la rigueur ; et notre luxe asiatique n' a point énervé sa vigueur : il ne regrette point la perte de ces arts dont la découverte à l' homme a coûté tant de soins, et qui, devenus nécessaires, n' ont fait qu' augmenter nos miseres, en multipliant nos besoins. Il méprise la vaine étude d' un philosophe pointilleux qui, nageant dans l' incertitude, -------------------------------------------------------------------------------- p73 vante son savoir merveilleux : il ne veut d' autre connoissance que ce que la toute-puissance a bien voulu nous en donner ; et sait qu' elle créa les sages pour profiter de ses ouvrages, et non pour les examiner. Ainsi d' une erreur dangereuse il n' avale point le poison ; et notre clarté ténébreuse n' a point offusqué sa raison. Il ne se tend point à lui-même le piege d' un adroit systême pour se cacher la vérité : le crime à ses yeux paroît crime ; et jamais rien d' illégitime chez lui n' a pris l' air d' équité. Maintenant, fertiles contrées, sages mortels, peuples heureux, des nations hyperborées plaignez l' aveuglement affreux ; vous qui, dans la vaine noblesse, dans les honneurs, dans la mollesse, fixez la gloire et les plaisirs ; vous de qui l' infâme avarice promene au gré de son caprice les insatiables desirs. Oui, c' est toi, monstre détestable, superbe tyran des humains, qui seul du bonheur véritable à l' homme as fermé les chemins. Pour appaiser sa soif ardente, la terre, en trésors abondante, -------------------------------------------------------------------------------- p74 feroit germer l' or sous ses pas : il brûle d' un feu sans remede ; moins riche de ce qu' il possede, que pauvre de ce qu' il n' a pas. Ah ! Si d' une pauvreté dure nous cherchons à nous affranchir, rapprochons-nous de la nature, qui seule peut nous enrichir. Forçons de funestes obstacles ; réservons pour nos tabernacles cet or, ces rubis, ces métaux ; ou dans le sein des mers avides jetons ces richesses perfides, l' unique élément de nos maux. Ce sont là les vrais sacrifices par qui nous pouvons étouffer les semences de tous les vices qu' on voit ici bas triompher. ôtez l' intérêt de la terre, vous en exilerez la guerre, l' honneur rentrera dans ses droits ; et, plus justes que nous ne sommes, nous verrons régner chez les hommes les moeurs à la place des lois. Sur-tout réprimons les saillies de notre curiosité, source de toutes nos folies, mere de notre vanité. Nous errons dans d' épaisses ombres, où souvent nos lumieres sombres ne servent qu' à nous éblouir. Soyons ce que nous devons être ; et ne perdons point à connoître des jours destinés à jouir. II 10 SUR MORT PRINCE DE CONTI -------------------------------------------------------------------------------- p75 sur la mort de s a s monseigneur le prince de Conti, arrivée au mois de février 1709. peuples, dont la douleur aux larmes obstinée de ce prince chéri déplore le trépas, approchez, et voyez quelle est la destinée des grandeurs d' ici bas. Conti n' est plus, ô ciel ! Ses vertus, son courage, la sublime valeur, le zele pour son roi, n' ont pu le garantir, au milieu de son âge, de la commune loi. Il n' est plus ; et les dieux, en des temps si funestes, n' ont fait que le montrer aux regards des mortels. Soumettons-nous. Allons porter ses tristes restes au pied de leurs autels. élevons à sa cendre un monument célebre : que le jour de la nuit emprunte les couleurs. Soupirons, gémissons sur ce tombeau funebre, arrosé de nos pleurs. Mais que dis-je ? Ah ! Plutôt à sa vertu suprême consacrons un hommage et plus noble et plus doux. Ce héros n' est point mort ; le plus beau de lui-même vit encor parmi nous. Ce qu' il eut de mortel s' éclipse à notre vue : mais de ses actions le visible flambeau, son nom, sa renommée en cent lieux épandue, triomphent du tombeau. -------------------------------------------------------------------------------- p76 En dépit de la mort, l' image de son ame, ses talents, ses vertus vivantes dans nos coeurs, y peignent ce héros avec des traits de flamme, de la Parque vainqueurs. Steinkerque, où sa valeur rappela la victoire, Nervinde, où ses efforts guiderent nos exploits, éternisent sa vie, aussi bien que la gloire de l' empire françois. Ne murmurons donc plus contre les destinées, qui livrent sa jeunesse au ciseau d' Atropos ; et ne mesurons point au nombre des années la course des héros. Pour qui compte les jours d' une vie inutile, l' âge du vieux Priam passe celui d' Hector : pour qui compte les faits, les ans du jeune Achille l' égalent à Nestor. Voici, voici le temps où, libres de contrainte, nos voix peuvent pour lui signaler leurs accents ; je puis à mon héros, sans bassesse et sans crainte, prodiguer mon encens. Muses, préparez-lui votre plus riche offrande ; placez son nom fameux entre les plus grands noms : rien ne peut plus faner l' immortelle guirlande dont nous le couronnons. Oui, cher prince, ta mort, de tant de pleurs suivie, met le comble aux grandeurs dont tu fus revêtu, et sauve des écueils d' une plus longue vie ta gloire et ta vertu. Au faîte des honneurs, un vainqueur indomtable -------------------------------------------------------------------------------- p77 voit souvent ses lauriers se flétrir dans ses mains. La mort, la seule mort met le sceau véritable aux grandeurs des humains. Combien avons-nous vu d' éloges unanimes condamnés, démentis par un honteux retour ! Et combien de héros glorieux, magnanimes, ont vécu trop d' un jour ! Du midi jusqu' à l' ourse on vantoit ce monarque qui remplit tout le nord de tumulte et de sang. Il fuit ; sa gloire tombe, et le destin lui marque son véritable rang. Ce n' est plus ce héros guidé par la victoire, par qui tous les guerriers alloient être effacés : c' est un nouveau Pyrrhus, qui va grossir l' histoire des fameux insensés. Ainsi de ses bienfaits la fortune se venge. Mortels, défions-nous d' un sort toujours heureux ; et de nos ennemis songeons que la louange est le plus dangereux. Jadis tous les humains, errant à l' aventure, à leur sauvage instinct vivoient abandonnés, satisfaits d' assouvir de l' aveugle nature les besoins effrénés : la raison, fléchissant leurs humeurs indociles, de la société vint former les liens, et bientôt rassembla sous de communs asyles les premiers citoyens. Pour assurer entre eux la paix et l' innocence les lois firent alors éclater leur pouvoir, -------------------------------------------------------------------------------- p78 sur des tables d' airain l' audace et la licence apprirent leur devoir. Mais il falloit encor, pour étonner le crime, toujours contre les lois prompt à se révolter, que des chefs, revêtus d' un pouvoir légitime, les fissent respecter. Ainsi, pour le maintien de ces lois salutaires, du peuple entre vos mains le pouvoir fut remis, rois ; vous fûtes élus sacrés dépositaires du glaive de Thémis. Puisse en vous la vertu faire luire sans cesse de la divinité les rayons glorieux ! Partagez ces tributs d' amour et de tendresse que nous offrons aux dieux. Mais chassez loin de vous la basse flatterie, qui, cherchant à souiller la bonté de vos moeurs, par cent détours obscurs s' ouvre avec industrie la porte de vos coeurs. Le pauvre est à couvert de ses ruses obliques : orgueilleuse, elle suit la pourpre et les faisceaux ; serpent contagieux, qui des sources publiques empoisonne les eaux. Craignez que de sa voix les trompeuses délices n' assoupissent enfin votre foible raison ; de cette enchanteresse osez, nouveaux Ulysses, rejeter le poison. Némésis vous observe, et frémit des blasphêmes dont rougit à vos yeux l' aimable vérité : n' attirez point sur vous, trop épris de vous-mêmes, sa terrible équité. -------------------------------------------------------------------------------- p79 C' est elle dont les yeux, certains, inévitables, percent tous les replis de nos coeurs insensés ; et nous lui répondons des éloges coupables qui nous sont adressés. Des châtiments du ciel implacable ministre, de l' équité trahie elle venge les droits ; et voici les arrêts dont sa bouche sinistre épouvante les rois : écoutez, et tremblez, idoles de la terre : d' un encens usurpé Jupiter est jaloux ; vos flatteurs dans ses mains allument le tonnerre qui s' éleve sur vous. Il détruira leur culte ; il brisera l' image à qui sacrifioient ces faux adorateurs ; et punira sur vous le détestable hommage de vos adulateurs. Moi, je préparerai les vengeances célestes : je livrerai vos jours au démon de l' orgueil, qui, par vos propres mains, de vos grandeurs funestes creusera le cercueil. Vous n' écouterez plus la voix de la sagesse ; et, dans tous vos conseils, l' aveugle vanité, l' esprit d' enchantement, de vertige et d' ivresse, tiendra lieu de clarté. Sous les noms spécieux de zele et de justice vous vous déguiserez les plus noirs attentats ; vous couvrirez de fleurs les bords du précipice qui s' ouvre sous vos pas. Mais enfin votre chûte, à vos yeux déguisée, aura ces mêmes yeux pour tristes spectateurs ; -------------------------------------------------------------------------------- p80 et votre abaissement servira de risée à vos propres flatteurs. De cet oracle affreux tu n' as point à te plaindre, cher prince ; ton éclat n' a point su t' abuser : ennemi des flatteurs, à force de les craindre tu sus les mépriser. Aussi la renommée, en publiant ta gloire, ne sera point soumise à ces fameux revers : les dieux t' ont laissé vivre assez pour ta mémoire trop peu pour l' univers. II 11 Pourquoi, plaintive Philomele, songer encore à vos malheurs, quand, pour appaiser vos douleurs. Tout cherche à vous marquer son zele ? L' univers, à votre retour, semble renaître pour vous plaire ; les dryades à votre amour prêtent leur ombre solitaire : loin de vous l' aquilon fougueux souffle sa piquante froidure ; la terre reprend sa verdure ; le ciel brille des plus beaux feux : pour vous l' amante de Céphale enrichit Flore de ses pleurs ; le zéphyr cueille sur les fleurs les parfums que la terre exhale. Pour entendre vos doux accents les oiseaux cessent leur ramage ; -------------------------------------------------------------------------------- p81 et le chasseur le plus sauvage respecte vos jours innocents. Cependant votre ame, attendrie par un douloureux souvenir, des malheurs d' une soeur chérie semble toujours s' entretenir. Hélas ! Que mes tristes pensées m' offrent des maux bien plus cuisants ! Vous pleurez des peines passées ; je pleure des ennuis présents : et, quand la nature attentive cherche à calmer vos déplaisirs, il faut même que je me prive de la douceur de mes soupirs. II 12 POUR MADAME DE sur le gain d' un procès intenté contre elle par son mari. quels nouveaux concerts d' alégresse retentissent de toutes parts ? Quelle lumineuse déesse attire ici tous les regards ? C' est Thémis qui vient de descendre, Thémis, empressée à défendre l' honneur de son sexe outragé, et qui, sur l' envie étouffée, vient dresser un juste trophée au mérite qu' elle a vengé. Par la nature et la fortune tous nos destins sont balancés : -------------------------------------------------------------------------------- p82 mais toujours les bienfaits de l' une par l' autre ont été traversés. ô déesses, une mortelle seule à votre longue querelle fit succéder d' heureux accords : vous voulûtes, à sa naissance, signaler votre intelligence en la comblant de vos trésors. Mais que vois-je ? La noire envie, agitant ses serpents affreux, pour ternir l' éclat de sa vie sort de son antre ténébreux : l' avarice lui sert de guide ; la malice au souris perfide, l' imposture aux yeux effrontés, de l' enfer filles inflexibles, secouant leurs flambeaux horribles, marchent sans ordre à ses côtés. L' innocence, fiere et tranquille, voit leurs complots sans s' ébranler, et croit que leur fureur stérile en vains éclats va s' exhaler. Mais son espérance est trompée : de Thémis, ailleurs occupée, les secours étoient différés ; et, par l' impunité plus fortes, leur audace frappoit aux portes des tribunaux les plus sacrés. Enfin, divinité brillante, par toi leur orgueil est détruit, et ta lumiere étincelante dissipe cette affreuse nuit. Déja leur troupe confondue, -------------------------------------------------------------------------------- p83 à ton aspect tombe éperdue ; leur espoir meurt anéanti ; et le noir démon du mensonge fuit, disparoît, et se replonge dans l' ombre dont il est sorti. Quitte tes vêtements funebres, fille du ciel, noble pudeur : la lumiere sort des ténebres, reprends ta premiere splendeur. De cette divine mortelle, dont tu fus la guide éternelle, les lois ont été le soutien : reviens, de festons couronnée, et de palmes environnée, chanter son triomphe et le tien. Assez la fraude et l' injustice, que sa gloire avoit su blesser, dans les pieges de l' artifice ont tâché de l' embarrasser. Fuyez, jalousie obstinée ; de votre haleine empoisonnée cessez d' offusquer ses vertus : regardez la haine impuissante, et la discorde gémissante, monstres sous ses pieds abattus. Pour chanter leur joie et sa gloire, combien d' immortelles chansons les chastes filles de mémoire vont dicter à leurs nourrissons ! ô qu' après la triste froidure nos yeux, amis de la verdure, sont enchantés de son retour ! Qu' après les frayeurs du naufrage -------------------------------------------------------------------------------- p84 on oublie aisément l' orage qui cede à l' éclat d' un beau jour ! Tel souvent un nuage sombre, du sein de la terre exhalé, tient sous l' épaisseur de son ombre le céleste flambeau voilé. La nature en est consternée ; Flore languit abandonnée ; Philomele n' a plus de sons ; et, tremblante à ce noir présage, Cérès pleure l' affreux ravage qui vient menacer ses moissons. Mais bientôt vengeant leur injure je vois mille traits enflammés qui percent la prison obscure qui les retenoit enfermés : le ciel de toutes parts s' allume ; l' air s' échauffe ; la terre fume ; le nuage creve et pâlit, et dans un gouffre de lumiere sa vapeur humide et grossiere se dissipe et s' ensevelit. III 1 A M. LE COMTE DU LUC -------------------------------------------------------------------------------- p85 à m. Le comte Du Luc, alors ambassadeur de France en Suisse, et plénipotentiaire à la paix de Bade. tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, Protée, à qui le ciel, pere de la fortune, ne cache aucuns secrets, sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine, s' efforce d' échapper à la vue incertaine des mortels indiscrets ; ou tel que d' Apollon le ministre terrible, impatient du dieu dont le souffle invincible agite tous ses sens, le regard furieux, la tête échevelée, du temple fait mugir la demeure ébranlée par ses cris impuissants : tel, aux premiers accès d' une sainte manie, mon esprit alarmé redoute du génie l' assaut victorieux ; il s' étonne, il combat l' ardeur qui le possede, et voudroit secouer du démon qui l' obsede le joug impérieux. -------------------------------------------------------------------------------- p86 Mais sitôt que, cédant à la fureur divine, il reconnoît enfin du dieu qui le domine les souveraines lois ; alors, tout pénétré de sa vertu suprême, ce n' est plus un mortel, c' est Apollon lui-même qui parle par ma voix. Je n' ai point l' heureux don de ces esprits faciles pour qui les doctes soeurs, caressantes, dociles, ouvrent tous leurs trésors ; et qui, dans la douceur d' un tranquille délire, n' éprouverent jamais, en maniant la lyre, ni fureurs ni transports. Des veilles, des travaux, un foible coeur s' étonne : apprenons toutefois que le fils de Latone, dont nous suivons la cour, ne nous vend qu' à ce prix ces traits de vive flamme et ces ailes de feu qui ravissent une ame au céleste séjour. C' est par-là qu' autrefois d' un prophete fidele l' esprit, s' affranchissant de sa chaîne mortelle par un puissant effort, s' élançoit dans les airs, comme un aigle intrépide, et jusques chez les dieux alloit d' un vol rapide interroger le sort. C' est par-là qu' un mortel, forçant les rives sombres au superbe tyran qui regne sur les ombres fit respecter sa voix : heureux si, trop épris d' une beauté rendue, par un excès d' amour il ne l' eût point perdue une seconde fois ! Telle étoit de Phébus la vertu souveraine, -------------------------------------------------------------------------------- p87 tandis qu' il fréquentoit les bords de l' Hippocrene et les sacrés vallons : mais ce n' est plus le temps, depuis que l' avarice, le mensonge flatteur, l' orgueil et le caprice, sont nos seuls apollons. Ah ! Si ce dieu sublime, échauffant mon génie, ressuscitoit pour moi de l' antique harmonie les magiques accords ; si je pouvois du ciel franchir les vastes routes, ou percer par mes chants les infernales voûtes de l' empire des morts ; je n' irois point, des dieux profanant la retraite, dérober aux destins, téméraire interprete, leurs augustes secrets ; je n' irois point chercher une amante ravie, et, la lyre à la main, redemander sa vie au gendre de Cérès. Enflammé d' une ardeur plus noble et moins stérile, j' irois, j' irois pour vous, ô mon illustre asyle, ô mon fidele espoir, implorer aux enfers ces trois fieres déesses que jamais jusqu' ici nos voeux ni nos promesses n' ont su l' art d' émouvoir. Puissantes déités qui peuplez cette rive, préparez, leur dirois-je, une oreille attentive au bruit de mes concerts : puissent-ils amollir vos superbes courages en faveur d' un héros digne des premiers âges du naissant univers ! Non, jamais sous les yeux de l' auguste Cybele la terre ne fit naître un plus parfait modele -------------------------------------------------------------------------------- p88 entre les dieux mortels ; et jamais la vertu n' a, dans un siecle avare, d' un plus riche parfum ni d' un encens plus rare vu fumer ses autels. C' est lui, c' est le pouvoir de cet heureux génie, qui soutient l' équité contre la tyrannie d' un astre injurieux : l' aimable vérité, fugitive, importune, n' a trouvé qu' en lui seul sa gloire, sa fortune, sa patrie, et ses dieux. Corrigez donc pour lui vos rigoureux usages. Prenez tous les fuseaux qui, pour les plus longs âges, tournent entre vos mains. C' est à vous que du Styx les dieux inexorables ont confié les jours, hélas ! Trop peu durables, des fragiles humains. Si ces dieux, dont un jour tout doit être la proie, se montrent trop jaloux de la fatale soie que vous leur redevez, ne délibérez plus ; tranchez mes destinées, et renouez leur fil à celui des années que vous lui réservez. Ainsi daigne le ciel, toujours pur et tranquille, verser sur tous les jours que votre main nous file un regard amoureux ! Et puissent les mortels, amis de l' innocence, mériter tous les soins que votre vigilance daigne prendre pour eux ! C' est ainsi qu' au-delà de la fatale barque mes chants adouciroient de l' orgueilleuse Parque l' impitoyable loi ; -------------------------------------------------------------------------------- p89 Lachésis apprendroit à devenir sensible ; et le double ciseau de sa soeur inflexible tomberoit devant moi. Une santé dès-lors florissante, éternelle, vous feroit recueillir d' une automne nouvelle les nombreuses moissons ; le ciel ne seroit plus fatigué de nos larmes ; et je verrois enfin de mes froides alarmes fondre tous les glaçons. Mais une dure loi, des dieux mêmes suivie, ordonne que le cours de la plus belle vie soit mêlé de travaux : un partage inégal ne leur fut jamais libre ; et leur main tient toujours dans un juste équilibre tous nos biens et nos maux. Ils ont sur vous, ces dieux, épuisé leur largesse : c' est d' eux que vous tenez la raison, la sagesse, les sublimes talents ; vous tenez d' eux enfin cette magnificence qui seule sait donner à la haute naissance de solides brillants. C' en étoit trop, hélas ! Et leur tendresse avare, vous refusant un bien dont la douceur répare tous les maux amassés, prit sur votre santé, par un décret funeste, le salaire des dons qu' à votre ame céleste elle avoit dispensés. Le ciel nous vend toujours les biens qu' il nous prodigue ; vainement un mortel se plaint, et le fatigue de ses cris superflus ; -------------------------------------------------------------------------------- p90 l' ame d' un vrai héros, tranquille, courageuse, sait comme il faut souffrir d' une vie orageuse le flux et le reflux. Il sait, et c' est par là qu' un grand coeur se console, que son nom ne craint rien ni des fureurs d' éole ni des flots inconstants ; et que, s' il est mortel, son immortelle gloire bravera dans le sein des filles de mémoire et la mort et le temps. Tandis qu' entre des mains à sa gloire attentives la France confiera de ses saintes archives le dépôt solemnel, l' avenir y verra le fruit de vos journées, et vos heureux destins unis aux destinées d' un empire éternel. Il saura par quels soins, tandis qu' à force ouverte l' Europe conjurée armoit pour notre perte mille peuples fougueux, sur des bords étrangers votre illustre assistance sut ménager pour nous les coeurs et la constance d' un peuple belliqueux. Il saura quel génie, au fort de nos tempêtes, arrêta malgré nous, dans leurs vastes conquêtes nos ennemis hautains ; et que vos seuls conseils, déconcertant leurs princes, guiderent au secours de deux riches provinces nos guerriers incertains. Mais quel peintre fameux, par de savantes veilles, consacrant aux humains de tant d' autres merveilles l' immortel souvenir, pourra suivre le fil d' une histoire si belle, -------------------------------------------------------------------------------- p91 et laisser un tableau digne des mains d' Apelle aux siecles à venir ? Que ne puis-je franchir cette noble barriere ! Mais, peu propre aux efforts d' une longue carriere, je vais jusqu' où je puis ; et, semblable à l' abeille en nos jardins éclose, de différentes fleurs j' assemble et je compose le miel que je produis. Sans cesse en divers lieux errant à l' aventure, des spectacles nouveaux que m' offre la nature mes yeux sont égayés ; et, tantôt dans les bois, tantôt dans les prairies, je promene toujours mes douces rêveries loin des chemins frayés. Celui qui, se livrant à des guides vulgaires, ne détourne jamais des routes populaires ses pas infructueux, marche plus sûrement dans une humble campagne que ceux qui, plus hardis, percent de la montagne les sentiers tortueux. Toutefois c' est ainsi que nos maîtres célebres ont dérobé leurs noms aux épaisses ténebres de leur antiquité ; et ce n' est qu' en suivant leur périlleux exemple, que nous pouvons, comme eux, arriver jusqu' au temple de l' immortalité. III 2 A PRINCE EUGENE DE SAVOIE -------------------------------------------------------------------------------- p92 Est-ce une illusion soudaine qui trompe mes regards surpris ? Est-ce un songe dont l' ombre vaine trouble mes timides esprits ? Quelle est cette déesse énorme, ou plutôt ce monstre difforme tout couvert d' oreilles et d' yeux, dont la voix ressemble au tonnerre, et qui, des pieds touchant la terre, cache sa tête dans les cieux ? C' est l' inconstante renommée, qui, sans cesse les yeux ouverts, fait sa revue accoutumée dans tous les coins de l' univers. Toujours vaine, toujours errante, et messagere indifférente des vérités et de l' erreur, sa voix, en merveilles féconde, va chez tous les peuples du monde semer le bruit et la terreur. Quelle est cette troupe sans nombre d' amants autour d' elle assidus, qui viennent en foule à son ombre rendre leurs hommages perdus ? La vanité qui les enivre, sans relâche s' obstine à suivre -------------------------------------------------------------------------------- p93 l' éclat dont elle les séduit ; mais bientôt leur ame orgueilleuse voit sa lumiere frauduleuse changée en éternelle nuit. ô toi qui, sans lui rendre hommage, et sans redouter son pouvoir, sus toujours de cette volage fixer les soins et le devoir, héros, des héros le modele, étoit-ce pour cette infidele qu' on t' a vu, cherchant les hasards, braver mille morts toujours prêtes, et dans les feux et les tempêtes défier la fureur de Mars ? Non, non ; ses lueurs passageres n' ont jamais ébloui tes sens ; à des déités moins légeres ta main prodigue son encens : ami de la gloire solide, mais de la vérité rigide encor plus vivement épris, sous ses drapeaux seuls tu te ranges ; et ce ne sont point les louanges, c' est la vertu, que tu chéris. Tu méprises l' orgueil frivole de tous ces héros imposteurs dont la fausse gloire s' envole avec la voix de leurs flatteurs : tu sais que l' équité sévere a cent fois du haut de leur sphere précipité ces vains guerriers, et qu' elle est l' unique déesse dont l' incorruptible sagesse puisse éterniser tes lauriers. -------------------------------------------------------------------------------- p94 Ce vieillard qui d' un vol agile fuit sans jamais être arrêté, le temps, cette image mobile de l' immobile éternité, à peine du sein des ténebres fait éclore les faits célebres, qu' il les replonge dans la nuit : auteur de tout ce qui doit être, il détruit tout ce qu' il fait naître à mesure qu' il le produit. Mais la déesse de mémoire, favorable aux noms éclatants, souleve l' équitable histoire contre l' iniquité du temps ; et, dans le registre des âges consacrant les nobles images que la gloire lui vient offrir, sans cesse en cet auguste livre notre souvenir voit revivre ce que nos yeux ont vu périr. C' est là que sa main immortelle, mieux que la déesse aux cent voix, saura, dans un tableau fidele, immortaliser tes exploits : l' avenir, faisant son étude de cette vaste multitude d' incroyables évènements, dans leurs vérités authentiques, des fables les plus fantastiques retrouvera les fondements. Tous ces traits incompréhensibles par les fictions ennoblis dans l' ordre des choses possibles par-là se verront rétablis. -------------------------------------------------------------------------------- p95 Chez nos neveux moins incrédules, les vrais césars, les faux hercules, seront mis en même degré ; et tout ce qu' on dit à leur gloire, et qu' on admire sans le croire, sera cru sans être admiré. Guéris d' une vaine surprise, ils concevront sans être émus les faits du petit-fils d' Acrise, et tous les travaux de Cadmus : ni le monstre du labyrinthe, ni la triple chimere éteinte, n' étonneront plus la raison ; et l' esprit avoûra sans honte tout ce que la Grece raconte des merveilles du fils d' éson. Et pourquoi traiter de prestiges les aventures de Colchos ? Les dieux n' ont-ils fait des prodiges que dans Thebes ou dans Argos ? Que peuvent opposer les fables aux prodiges inconcevables qui, de nos jours exécutés, ont cent fois dans la Germanie, chez le belge, dans l' Ausonie, frappé nos yeux épouvantés ? Mais ici ma lyre impuissante n' ose seconder mes efforts ; une voix fiere et menaçante tout-à-coup glace mes transports : arrête, insensé, me dit-elle ; ne va point d' une main mortelle toucher un laurier immortel : -------------------------------------------------------------------------------- p96 arrête ; et, dans ta folle audace, crains de reconnoître la trace du sang dont fume ton autel. Le terrible dieu de la guerre, Bellone, et la fiere Atropos, n' ont que trop effrayé la terre des triomphes de ton héros ; ces dieux, ta patrie elle-même, rendront à sa valeur suprême d' assez authentiques tributs : admirateur plus légitime, garde tes vers et ton estime pour de plus tranquilles vertus. Ce n' est point d' un amas funeste de massacres et de débris qu' une vertu pure et céleste tire son véritable prix : un héros qui de la victoire emprunte son unique gloire n' est héros que quelques moments ; et, pour l' être toute sa vie, il doit opposer à l' envie de plus paisibles monuments. En vain ses exploits mémorables étonnent les plus fiers vainqueurs : les seules conquêtes durables sont celles qu' on fait sur les coeurs. Un tyran cruel et sauvage dans les feux et dans le ravage n' acquiert qu' un honneur criminel : un vainqueur qui sait toujours l' être dans les coeurs dont il se rend maître s' éleve un trophée éternel. -------------------------------------------------------------------------------- p97 C' est par cette illustre conquête, mieux encor que par ses travaux, que ton prince éleve sa tête au-dessus de tous ses rivaux : grand par tout ce que l' on admire, mais plus encor, j' ose le dire, par cette héroïque bonté, et par cet abord plein de grace qui des premiers âges retrace l' adorable simplicité. Il sait qu' en ce vaste intervalle où les destins nous ont placés d' une fierté qui les ravale les mortels sont toujours blessés ; que la grandeur fiere et hautaine n' attire souvent que leur haine lorsqu' elle ne fait rien pour eux ; et que, tandis qu' elle subsiste, le parfait bonheur ne consiste qu' à rendre les hommes heureux. Les dieux même, éternels arbitres du sort des fragiles mortels, n' exigent qu' à ces mêmes titres nos offrandes et nos autels. C' est leur puissance qu' on implore ; mais c' est leur bonté qu' on adore dans le bien qu' ils font aux humains ; et, sans cette bonté fertile, leur fondre, souvent inutile, gronderoit en vain dans leurs mains. Prince, suis toujours les exemples de ces dieux dont tu tiens le jour : avant de mériter nos temples, -------------------------------------------------------------------------------- p98 ils ont mérité notre amour. Tu le sais, l' aveugle fortune peut faire d' une ame commune un héros par-tout admiré : la seule vertu, profitable, généreuse, tendre, équitable, peut faire un héros adoré. Ce potentat toujours auguste, maître de tant de potentats, dont la main si ferme et si juste conduit tant de vastes états, deviendra la gloire des princes, lorsqu' en ses nombreuses provinces rassemblant les plaisirs épars, sous sa féconde providence tu feras fleurir l' abondance, les délices, et les beaux arts. Seconde les heureux auspices d' un monarque si renommé : déja, par tes secours propices, Janus voit son temple fermé. Puisse ta gloire toujours pure à toute la race future servir de modele et de loi ; et ton intégrité profonde être à jamais l' amour du monde, comme ton bras en fut l' effroi ! III 3 A M. LE COMTE DE BONNEVAL -------------------------------------------------------------------------------- p99 Le soleil, dont la violence nous a fait languir si long-temps, arme de feux moins éclatants les rayons que son char nous lance, et, plus paisible dans son cours, laisse la céleste balance arbitre des nuits et des jours. L' aurore, désormais stérile pour la divinité des fleurs, de l' heureux tribut de ses pleurs enrichit un dieu plus utile ; et sur tous les côteaux voisins on voit briller l' ambre fertile dont elle dore nos raisins. C' est dans cette saison si belle que Bacchus prépare à nos yeux de son triomphe glorieux la pompe la plus solemnelle : il vient de ses divines mains sceller l' alliance éternelle qu' il a faite avec les humains. Autour de son char diaphane les ris, voltigeant dans les airs, des soins qui troublent l' univers écartent la foule profane : -------------------------------------------------------------------------------- p100 tel, sur des bords inhabités, il vint de la triste Ariane calmer les esprits agités. Les satyres tout hors d' haleine, conduisant les nymphes des bois, au son du fifre et du hautbois dansent par troupes dans la plaine, tandis que les sylvains lassés portent l' immobile Silene sur leurs thyrses entrelacés. Leur plus vive ardeur se déploie autour de ce dieu belliqueux : cher comte, partage avec eux l' alégresse qu' il leur envoie ; et, plein d' une douce chaleur, montre-toi rival de leur joie, comme tu l' es de sa valeur. Prends part à la juste louange de ce dieu si cher aux guerriers, qui, couvert de mille lauriers moissonnés jusqu' aux bords du Gange, a trouvé mille fois plus grand d' être le dieu de la vendange, que de n' être qu' un conquérant. De ses ménades révoltées craignons l' impétueux courroux : tu sais jusqu' où ce dieu jaloux porte ses fureurs irritées, et quelles tragiques horreurs des lycurgues et des penthées payerent les folles erreurs. -------------------------------------------------------------------------------- p101 C' est lui qui, des fils de la terre châtiant la rebellion, sous la forme d' un fier lion vengea le maître du tonnerre ; et par lui les os de Rhécus furent brisés, comme le verre, aux yeux de ses freres vaincus. Ici, par l' aimable paresse ce fameux vainqueur désarmé ne se montre plus enflammé que des feux d' une douce ivresse ; et cherchant de plus doux combats, dans le temple de l' alégresse il s' offre à conduire nos pas. Là, sous une voûte sacrée, peinte des plus riches couleurs, ses prêtres, couronnant de fleurs la victime pour toi parée, bientôt sur un autel divin feront couler à ton entrée des ruisseaux de lait et de vin. Reçois ce nectar adorable versé par la main des plaisirs ; et laisse au gré de leurs desirs par cette liqueur favorable remplir tes esprits et tes yeux de cette joie inaltérable qui rend l' homme semblable aux dieux. Par elle, en toutes ses disgraces, un coeur d' audace revêtu sait asservir à sa vertu -------------------------------------------------------------------------------- p102 les ennuis qui suivent ses traces, et, tranquille jusqu' à la mort, conjurer toutes les menaces des dieux, et des rois, et du sort. Par elle, bravant la puissance de son implacable démon, le vaillant fils de Télamon, banni des lieux de sa naissance, au fort de ses calamités rendit le calme et l' espérance à ses compagnons rebutés. Amis, la volage fortune n' a, dit-il, nuls droits sur mon coeur ; je prétends, malgré sa rigueur, fixer votre course importune : passons ce jour dans les festins ; demain les zéphyrs et Neptune ordonneront de nos destins. C' est sur cet illustre modele qu' à toi-même toujours égal tu sus loin de ton lieu natal triompher d' un astre infidele, et, sous un ciel moins rigoureux, d' une Salamine nouvelle jeter les fondements heureux. Une douleur pusillanime touche peu les dieux immortels ; on aborde en vain leurs autels sans un coeur ferme et magnanime : quand nous venons les implorer, c' est par une joie unanime que nous devons les honorer. -------------------------------------------------------------------------------- p103 Telle est l' alégresse rustique de ces vendangeurs altérés qu' on voit, à leurs yeux égarés, saisis d' une ivresse mystique, et qui, saintement furieux, retracent de l' orgie antique l' emportement mystérieux. Tandis que toute la campagne retentit de leur doux transport, allons travailler à l' accord du tokaye avec le champagne, et, près de tes lares assis, des vins de rive et de montagne juger le procès indécis. Les juges, à ton arrivée, se trouveront tous assemblés : la soif qui les tient désolés brûle de se voir abreuvée ; et leur appétit importun à deux heures de relevée s' étonne d' être encore à jeun. III 4 AUX SUISSES Aux suisses, durant leur guerre civile, en 1712. où courez-vous, cruels ? Quel démon parricide arme vos sacrileges bras ? -------------------------------------------------------------------------------- p104 Pour qui destinez-vous l' appareil homicide de tant d' armes et de soldats ? Allez-vous réparer la honte encor nouvelle de vos passages violés ? êtes-vous résolus à venger la querelle de vos ancêtres immolés ? Non, vous voulez venger votre ennemi lui-même, et faire voir aux fiers germains leurs antiques rivaux, dans leur fureur extrême égorgés de leurs propres mains : tigres, plus acharnés que le lion sauvage, qui, malgré sa férocité, dans un autre lion respectant son image, dépouille pour lui sa fierté. Mais parlez ; répondez : quels feux illégitimes allument en vous ce transport ? Est-ce un aveugle instinct ? Sont-ce vos propres crimes, ou la fatale loi du sort ? Ils demeurent sans voix. Que devient leur audace ? Je vois leurs visages pâlir : le trouble les saisit, l' étonnement les glace. Ah ! Vos destins vont s' accomplir. Vos peres ont péché : vous en portez la peine ; et Dieu sur votre nation veut des profanateurs de sa loi souveraine expier la rébellion. III 5 AUX PRINCES CHRETIENS -------------------------------------------------------------------------------- p105 Aux princes chrétiens, sur l' armement des turcs contre la république de Venise, en 1715 . Ce n' est donc point assez que ce peuple perfide, de la sainte cité profanateur stupide, ait dans tout l' orient porté ses étendards, et, paisible tyran de la Grece abattue, partage à notre vue la plus belle moitié du trône des césars ? Déja, pour réveiller sa fureur assoupie, l' interprete effréné de son prophete impie lui promet d' asservir l' Italie à sa loi ; et déja son orgueil, plein de cette assurance, renverse en espérance le siege de l' empire, et celui de la foi. à l' aspect des vaisseaux que vomit le Bosphore, sous un nouveau Xerxès Thétis croit voir encore au travers de ses flots promener les forêts ; et le nombreux amas de lances hérissées, contre le ciel dressées, égale les épis qui dorent nos guérets. Princes, que pensez-vous à ces apprêts terribles ? Attendrez-vous encor, spectateurs insensibles, quels seront les décrets de l' aveugle destin, comme en ce jour affreux où, dans le sang noyée, Byzance foudroyée vit périr sous ses murs le dernier Constantin ? -------------------------------------------------------------------------------- p106 ô honte ! ô de l' Europe infamie éternelle ! Un peuple de brigands, sous un chef infidele, de ses plus saints remparts détruit la sûreté ; et le mensonge impur tranquillement repose où le grand Théodose fit régner si long-temps l' auguste vérité. Jadis, dans leur fureur non encor ralentie, ces esclaves chassés des marais de Scythie porterent chez le parthe et la mort et l' effroi ; et bientôt des persans, ravisseurs moins barbares, leurs conducteurs avares reçurent à-la-fois et le sceptre et la loi. Dès-lors courant toujours de victoire en victoire, des califes déchus de leur antique gloire le redoutable empire entre eux fut partagé : des bords de l' Hellespont aux rives de l' Euphrate par cette race ingrate tout fut en même temps soumis ou ravagé. Mais sitôt que leurs mains, en ruines fécondes, oserent, du Jourdain souillant les saintes ondes, profaner le tombeau du fils de l' éternel, l' occident, réveillé par ce coup de tonnerre, arma toute la terre pour laver ce forfait dans leur sang criminel. En vain à cette ardeur si bouillante et si vive la folle ambition, la prudence craintive, prétendoient opposer leurs conseils spécieux ; chacun comprit alors, mieux qu' au siecle où nous sommes, que l' intérêt des hommes ne doit point balancer la querelle des cieux. -------------------------------------------------------------------------------- p107 Comme un torrent fougueux qui, du haut des montagnes précipitant ses eaux, traîne dans les campagnes arbres, rochers, troupeaux, par son cours emportés : ainsi de Godefroi les légions guerrieres forcerent les barrieres que l' Asie opposoit à leurs bras indomtés. La Palestine enfin, après tant de ravages, vit fuir ses ennemis, comme on voit les nuages dans le vague des airs fuir devant l' aquilon ; et des vents du midi la dévorante haleine n' a consumé qu' à peine leurs ossements blanchis dans les champs d' Ascalon. De ses temples détruits et cachés sous les herbes Sion vit relever les portiques superbes, de notre délivrance augustes monuments ; et d' un nouveau David la valeur noble et sainte sembloit dans leur enceinte d' un royaume éternel jeter les fondements. Mais chez ses successeurs la discorde insolente, allumant le flambeau d' une guerre sanglante, énerva leur puissance en corrompant leurs moeurs ; et le ciel irrité, ressuscitant l' audace d' une coupable race, se servit des vaincus pour punir les vainqueurs. Rois, symboles mortels de la grandeur céleste, c' est à vous de prévoir dans leur chûte funeste de vos divisions les fruits infortunés : assez et trop long-temps, implacables achilles, vos discordes civiles de morts ont assouvi les enfers étonnés. -------------------------------------------------------------------------------- p108 Tandis que, de vos mains déchirant vos entrailles, dans nos champs engraissés de tant de funérailles vous semiez le carnage et le trouble et l' horreur, l' infidele, tranquille au milieu des alarmes, forgeoit ces mêmes armes qu' aujourd' hui contre vous aiguise sa fureur. Enfin l' heureuse paix, de l' amitié suivie, a réuni les coeurs séparés par l' envie, et banni loin de nous la crainte et le danger : paisible dans son champ le laboureur moissonne ; et les dons de l' automne ne sont plus profanés par le fer étranger. Mais ce calme si doux que le ciel vous renvoie n' est point le calme oisif d' une indolente joie où s' endort la vertu des plus fameux guerriers : le démon des combats siffle encor sur vos têtes ; et de justes conquêtes vous offrent à cueillir de plus nobles lauriers. Il est temps de venger votre commune injure. éteignez dans le sang d' un ennemi parjure du nom que vous portez l' opprobre injurieux ; et, sous leurs braves chefs assemblant vos cohortes, allez briser les portes d' un empire usurpé sur vos foibles aïeux. Vous n' êtes plus au temps de ces craintes serviles qu' imprimoient dans le sein des peuples imbécilles de cruels ravisseurs, à leur perte animés : l' aigle de Jupiter, ministre de la foudre, a cent fois mis en poudre ces géants orgueilleux contre le ciel armés. Belgrade assujettie à leur joug tyrannique -------------------------------------------------------------------------------- p109 regrette encor ce jour où le fer germanique renversa leur croissant du haut de ses remparts ; et de Salankemen les plaines infectées sont encore humectées du sang de leurs soldats sur la poussiere épars. Sous le fer abattus, consumés dans la flamme, leur monarque insensé, le désespoir dans l' ame, pour la derniere fois osa tenter le sort : déja, de sa fureur barbares émissaires, ses nombreux janissaires portoient de toutes parts la terreur et la mort. Arrêtez, troupe lâche, et de pillage avide : d' un hercule naissant la valeur intrépide va bientôt démentir vos projets forcenés, et, sur vos corps sanglants se traçant un passage, faire l' apprentissage des triomphes fameux qui lui sont destinés. Le Tibisque, effrayé de la digue profonde de tant de bataillons entassés dans son onde, de ses flots enchaînés interrompit le cours ; et le fier ottoman, sans drapeaux et sans suite, précipitant sa fuite, borna toute sa gloire au salut de ses jours. C' en est assez, dit-il ; retournons sur nos traces : foibles et vils troupeaux, après tant de disgraces, n' irritons plus en vain de superbes lions. Un prince nous poursuit, dont le fatal génie dans cette ignominie de notre antique gloire éteint tous les rayons. -------------------------------------------------------------------------------- p110 Par une prompte paix, tant de fois profanée, conjurons la victoire à le suivre obstinée : prévenons du destin les revers éclatants ; et sur d' autres climats détournons les tempêtes qui, déja toutes prêtes, menacent d' écraser l' empire des sultans. III 6 A MALHERBE à Malherbe, contre les détracteurs de l' antiquité . Si du tranquille parnasse les habitants renommés y gardent encor leur place lorsque leurs yeux sont fermés ; et si, contre l' apparence, notre farouche ignorance et nos insolents propos dans ces demeures sacrées de leurs ames épurées troublent encor le repos ; que dis-tu, sage Malherbe, de voir tes maîtres proscrits par une foule superbe de fanatiques esprits, et dans ta propre patrie renaître la barbarie de ces temps d' infirmité dont ton immortelle veine jadis avec tant de peine dissipa l' obscurité ? -------------------------------------------------------------------------------- p111 Peux-tu, malgré tant d' hommages, d' encens, d' honneurs, et d' autels, voir mutiler les images de tous ces morts immortels qui, jusqu' au siecle où nous sommes, ont fait chez les plus grands hommes naître les plus doux transports, et dont les divins génies de tes doctes symphonies ont formé tous les accords ? Animé par leurs exemples, soutenu par leurs leçons, tu fis retentir nos temples de tes célestes chansons. Sur la montagne thébaine ta lyre fiere et hautaine consacra l' illustre sort d' un roi vainqueur de l' envie, vraiment roi pendant sa vie, vraiment grand après sa mort. Maintenant ton ombre heureuse, au comble de ses desirs, de leur troupe généreuse partage tous les plaisirs. Dans ces bocages tranquilles, peuplés de myrtes fertiles et de lauriers toujours verds, tu mêles ta voix hardie à la douce mélodie de leurs sublimes concerts. Là, d' un dieu fier et barbare Orphée adoucit les lois ; ici le divin Pindare -------------------------------------------------------------------------------- p112 charme l' oreille des rois : dans tes douces promenades tu vois les folles ménades rire autour d' Anacréon, et les nymphes, plus modestes, gémir des ardeurs funestes de l' amante de Phaon. à la source d' Hippocrène, Homere, ouvrant ses rameaux, s' éleve comme un vieux chêne entre de jeunes ormeaux : les savantes immortelles, tous les jours, de fleurs nouvelles ont soin de parer son front ; et par leur commun suffrage avec elles il partage le sceptre du double mont. Ainsi les chastes déesses, dans ces bois verds et fleuris, comblent de justes largesses leurs antiques favoris. Mais pourquoi leur docte lyre prendroit-elle un moindre empire sur les esprits des neuf soeurs, si de son pouvoir suprême Pluton, Cerbere lui-même, ont pu sentir les douceurs ? Quelle est donc votre manie, censeurs dont la vanité de ces rois de l' harmonie dégrade la majesté ; et qui, par un double crime, -------------------------------------------------------------------------------- p113 contre l' olympe sublime lançant vos traits venimeux, osez, dignes du tonnerre, attaquer ce que la terre eut jamais de plus fameux ? Impitoyables zoïles, plus sourds que le noir Pluton, souvenez-vous, ames viles, du sort de l' affreux python : chez les filles de mémoire allez apprendre l' histoire de ce serpent abhorré, dont l' haleine détestée de sa vapeur empestée souilla leur séjour sacré. Lorsque la terrestre masse du déluge eut bu les eaux, il effraya le parnasse par des prodiges nouveaux : le ciel vit ce monstre impie, né de la fange croupie au pied du mont Pélion, souffler son infecte rage contre le naissant ouvrage des mains de Deucalion. Mais le bras sûr et terrible du dieu qui donne le jour lava dans son sang horrible l' honneur du docte séjour. Bientôt de la Thessalie, par sa dépouille ennoblie, les champs en furent baignés ; -------------------------------------------------------------------------------- p114 et du Céphise rapide son corps affreux et livide grossit les flots indignés. De l' écume empoisonnée de ce reptile fatal sur la terre profanée naquit un germe infernal ; et de là naissent les sectes de tous ces sales insectes de qui le souffle envieux ose d' un venin critique noircir de la Grece antique les célestes demi-dieux. à peine, sur de vains titres, intrus au sacré vallon, ils s' érigent en arbitres des oracles d' Apollon : sans cesse dans les ténebres insultant les morts célebres, ils sont comme ces corbeaux de qui la troupe affamée, toujours de rage animée, croasse autour des tombeaux. Cependant, à les entendre, leurs ramages sont si doux, qu' aux bords mêmes du Méandre le cygne en seroit jaloux ; et quoiqu' en vain ils allument l' encens dont ils se parfument dans leurs chants étudiés, souvent de ceux qu' ils admirent, lâches flatteurs, ils attirent les éloges mendiés. -------------------------------------------------------------------------------- p115 Une louange équitable, dont l' honneur seul est le but, du mérite véritable est le plus juste tribut : un esprit noble et sublime, nourri de gloire et d' estime, sent redoubler ses chaleurs, comme une tige élevée, d' une onde pure abreuvée, voit multiplier ses fleurs. Mais cette flatteuse amorce d' un hommage qu' on croit dû souvent prête même force au vice qu' à la vertu : de la céleste rosée la terre fertilisée, quand les frimas ont cessé, fait également éclore et les doux parfums de Flore, et les poisons de Circé. Cieux, gardez vos eaux fécondes pour le myrte aimé des dieux ; ne prodiguez plus vos ondes à cet if contagieux : et vous, enfants des nuages, vents, ministres des orages, venez, fiers tyrans du nord, de vos brûlantes froidures sécher ces feuilles impures dont l' ombre donne la mort. III 7 A COMTE DE SINZINDORF -------------------------------------------------------------------------------- p116 L' hiver, qui si long-temps a fait blanchir nos plaines, n' enchaîne plus le cours des paisibles ruisseaux ; et les jeunes zéphyrs de leurs chaudes haleines ont fondu l' écorce des eaux. Les troupeaux ont quitté leurs cabanes rustiques ; le laboureur commence à lever ses guérets ; les arbres vont bientôt, de leurs têtes antiques, ombrager les vertes forêts. Déja la terre s' ouvre ; et nous voyons éclore les prémices heureux de ses dons bienfaisants : Cérès vient à pas lents, à la suite de Flore, contempler ses nouveaux présents. De leurs douces chansons, instruits par la nature, mille tendres oiseaux font résonner les airs ; et les nymphes des bois, dépouillant leur ceinture, dansent au bruit de leurs concerts. Des objets si charmants, un séjour si tranquille, la verdure, les fleurs, les ruisseaux, les beaux jours tout invite le sage à chercher un asyle contre le tumulte des cours. Mais vous, à qui Minerve et les filles d' Astrée ont confié le sort des terrestres humains, -------------------------------------------------------------------------------- p117 vous, qui n' osez quitter la balance sacrée dont Thémis a chargé vos mains ; ministre de la paix, qui gouvernez les rênes d' un empire puissant autant que glorieux, vous ne pouvez long-temps vous dérober aux chaînes de vos emplois laborieux. Bientôt l' état, privé d' une de ses colonnes, se plaindroit d' un repos qui trahiroit le sien ; l' orphelin vous crieroit : hélas ! Tu m' abandonnes ! Je perds mon plus ferme soutien ! Vous irez donc revoir, mais pour peu de journées, ces fertiles jardins, ces rivages si doux, que la nature et l' art, de leurs mains fortunées, prennent soin d' embellir pour vous. Dans ces immenses lieux dont le sort vous fit maître, vous verrez le soleil, cultivant leurs trésors, se lever le matin, et le soir disparoître, sans sortir de leurs riches bords. Tantôt vous tracerez la course de votre onde ; tantôt, d' un fer courbé dirigeant vos ormeaux, vous ferez remonter leur seve vagabonde dans de plus utiles rameaux. Souvent, d' un plomb subtil que le salpêtre embrase vous irez insulter le sanglier glouton, ou, nouveau Jupiter, faire aux oiseaux du Phase subir le sort de Phaéton. ô doux amusements ! ô charme inconcevable à ceux que du grand monde éblouit le chaos ! Solitaires vallons, retraite inviolable de l' innocence et du repos ; -------------------------------------------------------------------------------- p118 délices des aïeux d' une épouse adorée qui réunit l' éclat de toutes leurs splendeurs, et dans qui la vertu, par les graces parée, brille au-dessus de leurs grandeurs ! Arbres verds et fleuris, bois paisibles et sombres, à votre possesseur si doux et si charmants, puissiez-vous ne durer que pour prêter vos ombres à ses nobles délassements ! Mais la loi du devoir, qui lui parle sans cesse, va bientôt l' enlever à ses heureux loisirs ; il n' écoutera plus que la voix qui le presse de s' arracher à vos plaisirs. Bientôt vous le verrez, renonçant à lui-même, reprendre les liens dont il est échappé ; toujours de l' intérêt d' un monarque qu' il aime, toujours de sa gloire occupé. Allez, illustre appui de ses vastes provinces, allez ; mais revenez, de leur amour épris, organe des décrets du plus sage des princes, veiller sur ses peuples chéris. C' est pour eux qu' autrefois, loin de votre patrie, consacré de bonne heure à de nobles travaux, vous fîtes admirer votre heureuse industrie à ses plus illustres rivaux. La France vit briller votre zele intrépide contre le feu naissant de nos derniers débats : le batave vous vit opposer votre égide au cruel démon des combats. Vos voeux sont satisfaits : la discorde et la guerre n' osent plus rallumer leurs tragiques flambeaux ; -------------------------------------------------------------------------------- p119 et les dieux appaisés redonnent à la terre des jours plus sereins et plus beaux. Ce chef de tant d' états, à qui le ciel dispense tant de riches trésors, tant de fameux bienfaits, a déja de ces dieux reçu la récompense de sa tendresse pour la paix. Il a vu naître enfin de son épouse aimée un gage précieux de sa fécondité, et qui va désormais de l' Europe charmée affermir la tranquillité. Arbitre tout-puissant d' un empire invincible, plus maître encor du coeur de ses sujets heureux, qu' a-t-il à desirer, qu' un usage paisible des jours qu' il a reçus pour eux ? Non, non, il n' ira point, après tant de tempêtes, ressusciter encor d' antiques différents : il sait trop que souvent les plus belles conquêtes sont la perte des conquérants. Si toutefois l' ardeur de son noble courage l' engageoit quelque jour au-delà de ses droits, écoutez la leçon d' un Socrate sauvage, faite au plus puissant de nos rois. Pour la troisieme fois, du superbe Versailles il faisoit agrandir le parc délicieux ; un peuple harassé de ses vastes murailles creusoit le contour spacieux. Un seul, contre un vieux chêne appuyé sans mot dire, sembloit à ce travail ne prendre aucune part : à quoi rêves-tu là ? Dit le prince. Hélas ! Sire, répond le champêtre vieillard, -------------------------------------------------------------------------------- p120 pardonnez : je songeois que de votre héritage vous avez beau vouloir élargir les confins ; quand vous l' agrandiriez trente fois davantage, vous aurez toujours des voisins. III 8 POUR LE PRINCE DE VENDOME Pour s a monseigneur le prince de Vendôme, alors grand prieur de France, sur son retour de l' isle de Malte en 1715 . Après que cette isle guerriere, si fatale aux fiers ottomans, eut mis sa puissante barriere a couvert de leurs armements, Vendôme, qui, par sa prudence, sut y rétablir l' abondance et pourvoir à tous ses besoins, voulut céder aux destinées, qui réservoient à ses années d' autres climats et d' autres soins. Mais, dès que la céleste voûte fut ouverte au jour radieux qui devoit éclairer la route de ce héros ami des dieux, du fond de ses grottes profondes Neptune éleva sur les ondes son char de tritons entouré ; et ce dieu, prenant la parole, aux superbes enfants d' éole adressa cet ordre sacré : -------------------------------------------------------------------------------- p121 allez, tyrans impitoyables qui désolez tout l' univers, de vos tempêtes effroyables troubler ailleurs le sein des mers : sur les eaux qui baignent l' Afrique c' est au Vulturne pacifique que j' ai destiné votre emploi : partez et que votre furie jusqu' à la derniere Hespérie respecte et subisse sa loi. Mais vous, aimables néréides, songez au sang du grand Henri, lorsque nos campagnes humides porteront ce prince chéri : applanissez l' onde orageuse : secondez l' ardeur courageuse de ses fideles matelots : venez ; et d' une main agile soutenez son vaisseau fragile, quand il roulera sur mes flots. Ce n' est pas la premiere grace qu' il obtient de notre secours : dès l' enfance, sa jeune audace osa vous confier ses jours : c' est vous qui, sur ce moite empire, au gré du volage zéphyre conduisiez au port son vaisseau, lorsqu' il vint, plein d' un si beau zele, au secours de l' isle où Cybele sauva Jupiter au berceau. Dès-lors quels périls, quelle gloire, n' ont point signalé son grand coeur ? Ils font le plus beau de l' histoire -------------------------------------------------------------------------------- p122 d' un héros en tous lieux vainqueur, d' un frere... mais le ciel, avare de ce don si cher et si rare, l' a trop tôt repris aux humains. C' est à vous seuls de l' en absoudre, trônes ébranlés par sa foudre, sceptres raffermis par ses mains. Non moins grand, non moins intrépide, on le vit, aux yeux de son roi, traverser un fleuve rapide, et glacer ses rives d' effroi. Tel que d' une ardeur sanguinaire un jeune aiglon, loin de son aire emporté plus prompt qu' un éclair, fond sur tout ce qui se présente, et d' un cri jette l' épouvante chez tous les habitants de l' air. Bientôt sa valeur souveraine, moins rebelle aux leçons de l' art, dans l' école du grand Turenne apprit à fixer le hasard. C' est dans cette source fertile que son courage plus utile, de sa gloire unique artisan, acquit cette hauteur suprême qu' admira Bellone elle-même dans les campagnes d' Orbassan. Est-il quelque guerre fameuse dont il n' ait partagé le poids ? Le Rhin, le Pô, l' èbre, la Meuse, tour-à-tour ont vu ses exploits. France, tandis que tes armées -------------------------------------------------------------------------------- p123 de ses yeux furent animées, Mars n' osa jamais les trahir ; et la fortune permanente a son étoile dominante fit toujours gloire d' obéir. Mais quand de lâches artifices t' eurent enlevé cet appui, tes destins, jadis si propices, s' exilerent tous avec lui : un dieu plus puissant que tes armes frappa de paniques alarmes tes plus intrépides guerriers ; et sur tes frontieres célebres tu ne vis que cyprès funebres succéder à tous tes lauriers. ô détestable calomnie, fille de l' obscure fureur, compagne de la zizanie, et mere de l' aveugle erreur ! C' est toi dont la langue aiguisée de l' austere fils de Thésée osa déchirer les vertus ; c' est par toi qu' une épouse indigne arma contre un héros insigne la crédulité de Prétus. Dans la nuit et dans le silence tu conduis tes coups ténébreux : du masque de la vraisemblance tu couvres ton visage affreux : tu divises, tu désesperes les amis, les époux, les freres : tu n' épargnes pas les autels ; -------------------------------------------------------------------------------- p124 et ta fureur envenimée, contre les plus grands noms armée, ne fait grace qu' aux vils mortels. Voilà de tes agents sinistres quels sont les exploits odieux : mais enfin ces lâches ministres épuisent la bonté des dieux : en vain, chéris de la fortune, ils cachent leur crainte importune, enveloppés dans leur orgueil : le remords déchire leur ame ; et la honte qui les diffame les suit jusques dans le cercueil. Vous rentrerez, monstres perfides, dans la foule où vous êtes nés ; aux vengeances des Euménides vos jours seront abandonnés : vous verrez, pour comble de rage, ce prince, après un vain orage, paroître en sa premiere fleur, et, sous une heureuse puissance, jouir des droits que la naissance ajoute encore à sa valeur. Mais déja ses humides voiles flottent dans mes vastes déserts : le soleil, vainqueur des étoiles, monte sur le trône des airs. Hâtez-vous, filles de Nérée ; allez sur la plaine azurée joindre vos tritons dispersés : il est temps de servir mon zele ; allez ; Vendôme vous appelle ; Neptune parle ; obéissez. -------------------------------------------------------------------------------- p125 Il dit : et la mer, qui s' entr' ouvre, déja fait briller à ses yeux de son palais qu' elle découvre l' or et le crystal précieux. Cependant la nef vagabonde au milieu des nymphes de l' onde vogue d' un cours précipité, telle qu' on voit rouler sur l' herbe un char triomphant et superbe, loin de la barriere emporté. Enfin, d' un prince que j' adore les dieux sont devenus l' appui : il revient éclairer encore une cour plus digne de lui : déja d' un nouveau phénomene l' heureuse influence y ramene les jours d' Astrée et de Thémis : les vertus n' y sont plus en proie à l' avare et brutale joie de leurs insolents ennemis. Un instinct né chez tous les hommes, et chez tous les hommes égal, nous force tous, tant que nous sommes, d' aimer notre séjour natal ; toutefois, quels que puissent être pour les lieux qui nous ont vu naître ces mouvements respectueux, la vertu ne se sent point née pour voir sa gloire profanée par le vice présomptueux. Ulysse, après vingt ans d' absence, de disgraces et de travaux, dans le pays de sa naissance -------------------------------------------------------------------------------- p126 vit finir le cours de ses maux. Mais il eût trouvé moins pénible de mourir à la cour paisible du généreux Alcinoüs, que de vivre dans sa patrie, toujours en proie à la furie d' Eurymaque ou d' Antinoüs. III 9 A MONSIEUR GRIMANI à s e Monsieur Grimani, ambassadeur de Venise à la cour de Vienne, sur le départ des troupes impériales pour la campagne de 1716 en Hongrie . Ils partent, ces coeurs magnanimes ces guerriers dont les noms chéris vont être pour jamais écrits entre les noms les plus sublimes : ils vont en de nouveaux climats chercher de nouvelles victimes au terrible dieu des combats. à leurs légions indomtables Bellone inspire sa fureur : le bruit, l' épouvante, et l' horreur, devancent leurs flots redoutables ; et la mort remet dans leurs mains ces tonnerres épouvantables dont elle écrase les humains. Un héros tout brillant de gloire -------------------------------------------------------------------------------- p127 les conduit vers ces mêmes bords où jadis ses premiers efforts ont éternisé sa mémoire. Sous ses pas naît la liberté ; devant lui vole la victoire ; et Pallas marche à son côté. ô dieux ! Quel favorable augure pour ces généreux fils de Mars ! J' entends déja de toutes parts l' air frémir de leur doux murmure ; je vois sous leur chef applaudi le nord venger avec usure toutes les pertes du midi. Quel triomphe pour ta patrie, et pour toi quel illustre honneur, ministre né pour le bonheur de cette mere si chérie, toi de qui l' amour généreux, toi de qui la sage industrie ménagea ces secours heureux ! Cent fois nous avons vu ton zele porter les pleurs de ses enfants jusques sous les yeux triomphants du prince qui s' arme pour elle, et qui, plein d' estime pour toi, attire encor dans ta querelle cent princes soumis à sa loi. C' est ainsi que du jeune Atride on vit l' éloquente douleur intéresser dans son malheur les grecs assemblés en Aulide, et d' une noble ambition -------------------------------------------------------------------------------- p128 armer leur colere intrépide pour la conquête d' Ilion. En vain l' inflexible Neptune leur oppose un calme odieux ; en vain l' interprete des dieux fait parler sa crainte importune : leur invincible fermeté lasse enfin l' injuste fortune, les vents, et Neptune irrité. La constance est le seul remede aux obstacles du sort jaloux : tôt ou tard, attendris pour nous, les dieux nous accordent leur aide ; mais ils veulent être implorés, et leur résistance ne cede qu' à nos efforts réitérés. Ce ne fut qu' après dix années d' épreuve et de travaux constants que ces glorieux combattants triompherent des destinées, et que, loin des bords phrygiens, ils emmenerent enchaînées les veuves des héros troyens. III 10 SUR BATAILLE PETERWARADIN sur la bataille de Péterwaradin. ainsi le glaive fidele de l' ange exterminateur -------------------------------------------------------------------------------- p129 plongea dans l' ombre éternelle un peuple profanateur, quand l' assyrien terrible vit dans une nuit horrible tous ses soldats égorgés de la fidele Judée, par ses armes obsédée, couvrir les champs saccagés. Où sont ces fils de la terre dont les fieres légions devoient allumer la guerre au sein de nos régions ? La nuit les vit rassemblées ; le jour les voit écoulées, comme de foibles ruisseaux qui, gonflés par quelque orage, viennent inonder la plage qui doit engloutir leurs eaux. Déja ces monstres sauvages, qu' arma l' infidélité, marchoient le long des rivages du Danube épouvanté : leur chef, guidé par l' audace, avoit épuisé la Thrace d' armes et de combattants, et des bornes de l' Asie jusqu' à la double Mésie conduit leurs drapeaux flottants. à ce déluge barbare d' effroyables bataillons l' infatigable tartare joint encor ses pavillons. C' en est fait ; leur insolence -------------------------------------------------------------------------------- p130 peut rompre enfin le silence ; l' effroi ne les retient plus : ils peuvent, sans nulle crainte, d' une paix trompeuse et feinte briser les noeuds superflus. C' est en vain qu' à notre vue un guerrier, par sa valeur, de leur attaque imprévue a repoussé la chaleur : c' est peu qu' après leur défaite sa triomphante retraite sur nos confins envahis ait, avec sa renommée, consacré dans leur armée la honte de leurs spahis. Ils s' aigrissent par leurs pertes : et déja de toutes parts nos campagnes sont couvertes de leurs escadrons épars. Venez, troupe meurtriere ; la nuit, qui, dans sa carriere, fuit à pas précipités, va bientôt laisser éclore de votre derniere aurore les foudroyantes clartés. Un prince dont le génie fait le destin des combats veut de votre tyrannie purger enfin nos états : il tient cette même foudre qui vous fit mordre la poudre en ce jour si glorieux où, par vingt mille victimes, -------------------------------------------------------------------------------- p131 la mort expia les crimes de vos funestes aïeux. Hé quoi ! Votre ardeur glacée délibere à son aspect ! Ah ! La saison est passée d' un orgueil si circonspect. En vain de lâches tranchées couvrent vos têtes cachées ; Eugene est prêt d' avancer : il vient, il marche en personne ; le jour luit ; la charge sonne ; le combat va commencer. Wirtemberg, sous sa conduite, à la tête de nos rangs, déja certain de leur fuite attaque leurs premiers flancs. Merci, qu' un même ordre enflamme, parmi les feux et la flamme qui tonnent aux environs, force, dissipe, renverse, détruit tout ce qui traverse l' effort de ses escadrons. Nos soldats, dans la tempête, par cet exemple affermis, sans crainte exposent leur tête à tous les feux ennemis ; et chacun, malgré l' orage, suivant d' un même courage le chef présent en tous lieux, plein de joie et d' espérance, combat avec l' assurance de triompher à ses yeux. -------------------------------------------------------------------------------- p132 De quelle ardeur redoublée mille intrépides guerriers viennent-ils dans la mêlée chercher de sanglants lauriers ! ô héros à qui la gloire d' une si belle victoire doit son plus ferme soutien, que ne puis-je, dans ces rimes consacrant vos noms sublimes immortaliser le mien ! Mais quel désordre incroyable parmi ces corps séparés grossit la nue effroyable des ennemis rassurés ? Près de leur moment suprême, ils osent, en fuyant même, tenter de nouveaux exploits : le désespoir les excite ; et la crainte ressuscite leur espérance aux abois. Quel est ce nouvel Alcide qui seul, entouré de morts, de cette foule homicide arrête tous les efforts ? à peine un fer détestable ouvre son flanc redoutable, son sang est déja payé ; et son ennemi, qui tombe, de sa troupe qui succombe voit fuir le reste effrayé. Eugene a fait ce miracle ; -------------------------------------------------------------------------------- p133 tout se rallie à sa voix : l' infidele, à ce spectacle, recule encore une fois. Aremberg, dont le courage de ces monstres pleins de rage soutient le dernier effort, d' un air que Bellone avoue les poursuit, et les dévoue au triomphe de la mort. Tout fuit, tout cede à nos armes : le visir, percé de coups, va, dans Belgrade en alarmes, rendre son ame en courroux : le camp s' ouvre ; et ses richesses, le fruit des vastes largesses de cent peuples asservis, dans cette nouvelle Troie vont être aujourd' hui la proie de nos soldats assouvis. Rendons au dieu des armées nos honneurs les plus touchants ; que ces voûtes parfumées retentissent de nos chants : et lorsqu' envers sa puissance notre humble reconnoissance aura rempli ce devoir, marchons, pleins d' un nouveau zele, à la victoire nouvelle qui flatte encor notre espoir. Temeswar ; de nos conquêtes deux fois le fatal écueil, sous nos foudres toutes prêtes va voir tomber son orgueil : -------------------------------------------------------------------------------- p134 par toi seul, prince invincible, ce rempart inaccessible pouvoit être renversé : va, par son illustre attaque, rompre les fers du valaque et du hongrois oppressé. Et toi qui, suivant les traces du premier de tes aïeux, éprouves, par tant de graces, la bienveillance des cieux, monarque aussi grand que juste, reconnois le prix auguste dont le monarque des rois paie avec tant de clémence ta piété, ta constance, et ton zele pour ses lois. IV 1 A L'EMPEREUR -------------------------------------------------------------------------------- p135 à l' empereur, après la conclusion de la quadruple alliance . Dans sa carriere féconde le soleil, sortant des eaux, couvre d' une nuit profonde tous les célestes flambeaux : entre les causes premieres tout cede aux vives lumieres du feu créé pour les dieux ; et des dons que nous étale la richesse orientale l' or est le plus radieux. Telle, ô prince magnanime, ta lumineuse clarté offusque l' éclat sublime de toute autre majesté. Dans un roi d' un sang illustre nous admirons le haut lustre du premier de ses états : en toi la royauté même honore le diadême du premier des potentats. -------------------------------------------------------------------------------- p136 Mais dis nous quelle est la source de cette auguste splendeur qui du midi jusqu' à l' ourse fait révérer ta grandeur. Est-ce cette antique race d' aïeux dont tu tiens la place sur le trône des romains ? Est-ce cet amas de princes, de peuples, et de provinces, dont le sort est dans tes mains ? Du vaste empire des mages les fastueux héritiers s' applaudissoient des hommages de mille peuples altiers : du rivage de l' aurore jusqu' au-delà du Bosphore ils faisoient craindre leurs lois, et, de l' univers arbitres, ajoutoient à tous leurs titres le titre de rois des rois. Cependant la Grece unie avoit déja sur leurs fronts imprimé l' ignominie de mille sanglants affronts, quand la colere céleste fit naître, en son sein funeste à ces tyrans amollis, celui dont la main superbe devoit enterrer sous l' herbe les murs de Persépolis. Non, non, la servile crainte de cent peuples différents ne mit jamais hors d' atteinte -------------------------------------------------------------------------------- p137 la gloire des conquérants : les lauriers les plus fertiles, sans l' art de les rendre utiles, leur sont vainement promis ; et leur puissance n' est stable qu' autant qu' elle est profitable aux peuples qu' ils ont soumis. C' est cette sainte maxime qui, contre tous les revers, t' affermira sur la cime des grandeurs de l' univers : tes sujets, pleins d' alégresse, des marques de ta tendresse feront leur seul entretien ; et leur amour secourable de ta puissance durable sera l' éternel soutien. Ton invincible courage, signalé dans tous les temps, fonda le pénible ouvrage de tes destins éclatants : c' est lui qui de la Fortune, de Bellone et de Neptune, bravant les légèretés, dans leurs épreuves diverses t' a conduit par les traverses au sein des prospérités. Déja l' horrible tourmente de cent tonnerres épars de Barcelone fumante avoit brisé les remparts ; et bientôt, si ta constance n' eût armé la résistance -------------------------------------------------------------------------------- p138 de ses braves combattants, tes rivaux sur ses murailles auroient fait les funérailles de ses derniers habitants. En vain pour sauver ta tête la mer t' offroit sur ses eaux, à ton secours toute prête, l' asyle de ses vaisseaux : à tes amis plus fidele, tu voulus, malgré leur zele, vaincre ou mourir avec eux ; et ta vertu, toujours ferme, les protégea jusqu' au terme de leurs travaux belliqueux. Mais sur le trône indomtable où commandoient tes aïeux quel objet épouvantable s' offrit encore à tes yeux, quand l' implacable furie qui sur ta triste patrie déployoit ses cruautés vint jusqu' en ta capitale souffler la vapeur fatale de ses venins empestés ? Dans sa course dévorante rien n' arrêtoit ce torrent : l' épouse tomboit mourante sur son époux expirant : le fils aux bras de son pere, la fille au sein de sa mere s' arrachoit avec horreur ; et la mort, livide et blême, remplissoit ton palais même de sa brûlante fureur. -------------------------------------------------------------------------------- p139 Tu pouvois braver la foudre sous un ciel moins dangereux ; mais rien ne put te résoudre à quitter des malheureux. Rois, qui bornez vos tendresses, dans ces publiques détresses, au soin de vous épargner, apprenez, à cette marque, qu' un prince n' est point monarque pour vivre, mais pour régner. Oui, j' ose encor le redire, cette illustre fermeté est de ton solide empire l' appui le plus redouté : c' est elle qui déconcerte l' envie obscure et couverte de tes foibles ennemis ; c' est elle dont l' influence fait l' indomtable défense de tes sujets affermis. De leur ardeur aguerrie par son exemple éternel tu laissas dans l' Ibérie un monument solemnel, quand, sur les rives de l' èbre cherchant le laurier célebre à ta valeur réservé, tes yeux devant Saragosse virent tomber le colosse contre ta gloire élevé. Fléau de la tyrannie des Thraces ambitieux, n' a-t-on pas vu ton génie, toujours protégé des cieux, -------------------------------------------------------------------------------- p140 montrer à ces fiers esclaves que les efforts les plus braves et les plus inespérés deviennent bientôt possibles à des guerriers invincibles par tes ordres inspirés ? Mais une vertu plus rare chez les héros de nos jours dans tes voisins te prépare encor de nouveaux secours ; c' est cette épreuve avérée et cent fois réitérée de ton équitable foi ; vertu sans qui tout le reste n' est souvent qu' un don funeste au bonheur du plus grand roi. Vous qui, dans l' indépendance des noeuds les plus respectés, masquez du nom de prudence toutes vos duplicités, infideles politiques, qui nous cachez vos pratiques sous tant de voiles épais, cessez de troubler la terre, moins terribles dans la guerre, que sinistres dans la paix. En vain sur les artifices et le faux déguisement de vos frêles édifices vous posez le fondement : contre vos sourdes intrigues bientôt de plus justes ligues joignent vos voisins nombreux ; -------------------------------------------------------------------------------- p141 et leur vengeance unanime vous plonge enfin dans l' abyme que vous creusâtes pour eux. C' est en suivant cette voie que tes ennemis flattés deviendront la juste proie de leurs complots avortés ; tandis qu' aux yeux du ciel même par ton équité suprême justifiant tes exploits, les premiers princes du monde armeront la terre et l' onde pour le maintien de tes droits. Ils savent que ta justice, sourde aux vaines passions, est la seule directrice de toutes tes actions, et que la vigueur austere de ton sage ministere, toujours inspiré par toi, inaccessible aux foiblesses, lui fait des moindres promesses une inviolable loi. Ainsi jamais ni la crainte, ni les soupçons épineux, d' une alliance si sainte ne pourront troubler les noeuds ; et cette amitié durable, qui d' un repos desirable fonde en eux le ferme espoir, leur rendra toujours sacrée l' incorruptible durée de ton suprême pouvoir. IV 2 A PRINCE EUGENE DE SAVOIE -------------------------------------------------------------------------------- p142 à s a s monseigneur le prince Eugene De Savoie, après la paix de Passarowits . Les cruels oppresseurs de l' Asie indignée, qui, violant la foi d' une paix dédaignée, forgeoient déja les fers qu' ils nous avoient promis, de leur coupable sang ont lavé cette injure, et payé leur parjure de trois vastes états par nos armes soumis. Deux fois l' Europe a vu leur brutale furie, de trois cent mille bras armant la barbarie, faire voler la mort au milieu de nos rangs ; et deux fois on a vu leurs corps sans sépulture devenir la pâture des corbeaux affamés et des loups dévorants. ô vous qui, combattant sous les heureux auspices d' un monarque, du ciel l' amour et les délices, avez rempli leurs champs de carnage et de morts ; vous, par qui le Danube affranchi de sa chaîne peut désormais sans peine du Tage débordé réprimer les efforts ; prince, n' est-il pas temps, après tant de fatigues, de goûter un repos que les destins prodigues, pour prix de vos exploits, accordent aux humains ? N' osez-vous profiter de vos travaux sans nombre, -------------------------------------------------------------------------------- p143 et vous asseoir à l' ombre des paisibles lauriers moissonnés par vos mains ? Non, ce seroit en vain que la paix renaissante rendroit à nos cités leur pompe florissante, si ses charmes flatteurs vous pouvoient éblouir : son bonheur, sa durée impose à votre zele une charge nouvelle ; et vous êtes le seul qui n' osez en jouir. Mais quel heureux génie, au milieu de vos veilles, vous rend encore épris des savantes merveilles qui firent de tout temps l' objet de votre amour ? Pouvez-vous des neuf soeurs concilier les charmes avec le bruit des armes, le poids du ministere, et les soins de la cour ? Vous le pouvez, sans doute ; et cet accord illustre, peu connu des héros sans éloge et sans lustre, fut toujours réservé pour les héros fameux : c' est aux grands hommes seuls à sentir le mérite d' un art qui ressuscite l' héroïque vertu des grands hommes comme eux. Leurs hauts faits peuvent seuls enflammer le génie de ces enfants chéris du dieu de l' harmonie, dont l' immortelle voix se consacre aux guerriers : une gloire commune, un même honneur anime leur tendresse unanime ; et leur front fut toujours ceint des mêmes lauriers. Entre tous les mortels que l' univers voit naître, peu doivent aux aïeux dont ils tiennent leur être le respect de la terre, et la faveur des rois : deux moyens seulement d' illustrer leur naissance -------------------------------------------------------------------------------- p144 sont mis en leur puissance ; les sublimes talents, et les fameux exploits. C' est par là qu' au travers de la foule importune tant d' hommes renommés, malgré leur infortune, se sont fait un destin illustre et glorieux ; et que leurs noms, vainqueurs de la nuit la plus sombre, ont su dissiper l' ombre dont les obscurcissoit le sort injurieux. Dans l' enfance du monde encor tendre et fragile, quand le souffle des dieux eut animé l' argile dont les premiers humains avoient été pêtris, leurs rangs n' étoient marqués d' aucune différence ; et nulle préférence ne distinguoit encor leur mérite et leur prix. Mais ceux qui, pénétrés de cette ardeur divine, sentirent les premiers leur sublime origine, s' éleverent bientôt par un vol généreux ; et ce céleste feu dont ils tenoient la vie leur fit naître l' envie d' éclairer l' univers, et de le rendre heureux. De là ces arts divins, en tant de biens fertiles ; de là ces saintes lois, dont les regles utiles firent chérir la paix, honorer les autels ; et de là ce respect des peuples du vieil âge, dont le pieux hommage plaça leurs bienfaiteurs au rang des immortels. Les dieux dans leur séjour reçurent ces grands hommes : le reste, confondus dans la foule où nous sommes, jouissoient des travaux de leurs sages aïeux ; -------------------------------------------------------------------------------- p145 lorsque l' ambition, la discorde, et la guerre, vils enfants de la terre, vinrent troubler la paix de ces enfants des dieux. Alors, pour soutenir la débile innocence, pour réprimer l' audace, et domter la licence, il fallut à la gloire immoler le repos : les veilles, les combats, les travaux mémorables, les périls honorables, furent l' unique emploi des rois et des héros. Mais combien de grands noms, couverts d' ombres funebres, sans les écrits divins qui les rendent célebres, dans l' éternel oubli languiroient inconnus ! Il n' est rien que le temps n' absorbe et ne dévore ; et les faits qu' on ignore sont bien peu différents des faits non avenus. Non, non, sans le secours des filles de mémoire, vous vous flattez en vain, partisans de la gloire, d' assurer à vos noms un heureux souvenir : si la main des neuf soeurs ne pare vos trophées, vos vertus étouffées n' éclaireront jamais les yeux de l' avenir. Vous arrosez le champ de ces nymphes sublimes : mais vous savez aussi que vos faits magnanimes ont besoin des lauriers cueillis dans leur vallon : ne cherchons point ailleurs la cause sympathique de l' alliance antique des favoris de Mars avec ceux d' Apollon. Ce n' est point chez ce dieu qu' habite la fortune ; son art, peu profitable à la vertu commune, au vice qui le craint fut toujours odieux : -------------------------------------------------------------------------------- p146 il n' appartient qu' à ceux que leurs vertus suprêmes égalent aux dieux mêmes de savoir estimer le langage des dieux. Vous, qu' ils ont pénétré de leur plus vive flamme, vous, qui leur ressemblez par tous les dons de l' ame non moins que par l' éclat de vos faits lumineux, ne désavouez point une muse fidele, et souffrez que son zele puisse honorer en vous ce qu' elle admire en eux. Souffrez qu' à vos neveux elle laisse une image de ce qu' ont de plus grand l' héroïque courage, l' inébranlable foi, l' honneur, la probité, et mille autres vertus qui, mieux que vos victoires, feront de nos histoires le modele éternel de la postérité. Cependant, occupé de soins plus pacifiques, achevez d' embellir ces jardins magnifiques, de vos travaux guerriers nobles délassements : et rendez-nous encor, par vos doctes largesses, les savantes richesses que vit périr l' égypte en ses embrasements. Dans nos arts florissants quelle adresse pompeuse, dans nos doctes écrits quelle beauté trompeuse, peuvent se dérober à vos vives clartés ? Et, dans l' obscurité des plus sombres retraites, quelles vertus secretes, quel mérite timide échappe à vos bontés ? Je n' en ressens que trop l' influence féconde : tandis que votre bras faisoit le sort du monde, vos bienfaits ont daigné descendre jusqu' à moi, et me rendre, peut-être à moi seul, chérissable -------------------------------------------------------------------------------- p147 la gloire périssable des stériles travaux qui font tout mon emploi. C' est ainsi qu' au milieu des palmes les plus belles le vainqueur généreux du Granique et d' Arbelles cultivoit les talents, honoroit le savoir, et de Chérile même excusant la manie, au défaut du génie, récompensoit en lui le desir d' en avoir. IV 3 A L'IMPERATRICE AMELIE Muse qui, des vrais Alcées, soutenant l' activité, à leurs captives pensées fais trouver la liberté, viens à ma timide verve, que le froid repos énerve, redonner un feu nouveau ; et délivre ma minerve des prisons de mon cerveau. Si la céleste puissance, pour l' honneur de ses autels, vouloit rendre l' innocence aux infortunés mortels ; et si l' aimable Cybele sur cette terre infidele daignoit redescendre encor, pour faire vivre avec elle les vertus de l' âge d' or ; -------------------------------------------------------------------------------- p148 quels organes, quels ministres dignes d' obtenir son choix, pourroient, en ces temps sinistres, nous faire entendre sa voix ? Seroient-ce ces doctes mages, des peuples de tous les âges réformateurs consacrés, bien moins pour les rendre sages que pour en être honorés ? Mais les divines merveilles qui font chérir leurs leçons dans nos superbes oreilles n' exciteroient que des sons : quel siecle plus mémorable vit d' un glaive secourable le vice mieux combattu ? Et quel siecle misérable vit régner moins de vertu ? L' éloquence des paroles n' est que l' art ingénieux d' amuser nos sens frivoles par des tours harmonieux : pour rendre un peuple traitable, vertueux, simple, équitable, ami du ciel et des lois, l' éloquence véritable est l' exemple des grands rois. C' est ce langage visible dans nos vrais législateurs qui fait la regle infaillible des peuples imitateurs : contre une loi qui nous gêne la nature se déchaîne -------------------------------------------------------------------------------- p149 et cherche à se révolter ; mais l' exemple nous entraîne, et nous force à l' imiter. En vous, en votre sagesse, de ce principe constant je vois, auguste princesse, un témoignage éclatant ; et dans la splendeur divine de ces vertus qu' illumine tout l' éclat du plus grand jour je reconnois l' origine des vertus de votre cour. La bonté qui brille en elle de ses charmes les plus doux est une image de celle qu' elle voit briller en vous ; et, par vous seule enrichie, sa politesse, affranchie des moindres obscurités, est la lueur réfléchie de vos sublimes clartés. Et quel âge si fertile, quel regne si renommé, vit d' un éclat plus utile le diadême animé ? Quelle piété profonde, quelle lumiere féconde en nobles instructions, du premier trône du monde rehaussa mieux les rayons ? Des héros de ses écoles la Grece a beau se targuer ; -------------------------------------------------------------------------------- p150 la pompe de leurs paroles ne m' apprend qu' à distinguer, de l' autorité puissante d' une sagesse agissante qui regne sur mes esprits, la sagesse languissante que j' honore en leurs écrits. Non, non, la philosophie en vain se fait exalter ; on n' écoute que la vie de ceux qu' on doit imiter : vous seuls, ô divine race, grands rois, qui tenez la place des rois au ciel retirés, pouvez conserver la trace de leurs exemples sacrés. Pendant la courte durée de cet âge radieux qui vit la terre honorée de la présence des dieux, l' homme, instruit par l' habitude, marchant avec certitude dans leurs sentiers lumineux, imitoit, sans autre étude, ce qu' il admiroit en eux. Dans l' innocence premiere affermi par ce pouvoir, chacun puisoit sa lumiere aux sources du vrai savoir, et, dans ce céleste livre, des leçons qu' il devoit suivre toujours prêt à se nourrir, préféroit l' art de bien vivre à l' art de bien discourir. -------------------------------------------------------------------------------- p151 Mais dès que ces heureux guides, transportés loin de nos yeux, sur l' aile des vents rapides s' envolerent vers les cieux, la science opiniâtre, de son mérite idolâtre, vint au milieu des clameurs édifier son théâtre sur la ruine des moeurs. Dès-lors, avec l' assurance de s' attirer nos tributs, la fastueuse éloquence prit la place des vertus : l' art forma leur caractere ; et de la sagesse austere l' aimable simplicité ne devint plus qu' un mystere par l' amour-propre inventé. Dépouillez donc votre écorce, philosophes sourcilleux ; et, pour nous prouver la force de vos secours merveilleux, montrez-nous, depuis Pandore, tous les vices qu' on abhorre en terre mieux établis qu' aux siecles que l' on honore du nom de siecles polis. Avant que, dans l' Italie, sous de sinistres aspects, la vertu se fût polie par le mélange des grecs, la foi, l' honneur, la constance, l' intrépide résistance -------------------------------------------------------------------------------- p152 dans les plus mortels dangers, y régnoient, sans l' assistance des préceptes étrangers. Mais, malgré l' exemple antique, elle laissa dans son sein des disciples du portique glisser le premier essaim : Rome, en les voyant paroître, cessa de se reconnoître dans ses tristes rejetons ; et le même âge vit naître les Gracques et les Catons. IV 4 AU ROI DE GRANDE BRETAGNE Tandis que l' Europe étonnée voit ses peuples les plus puissants traîner dans les besoins pressants une importune destinée, grand roi, loin de ton peuple heureux, quel dieu propice et généreux, détournant ces tristes nuages, semble pour lui seul désormais réserver tous les avantages de la victoire et de la paix ? Quelle inconcevable puissance fait fleurir sa gloire au dehors ? Quel amas d' immenses trésors dans son sein nourrit l' abondance ? La Tamise, reine des eaux, -------------------------------------------------------------------------------- p153 voit ses innombrables vaisseaux porter sa loi dans les deux mondes, et forcer jusqu' au dieu des mers d' enrichir ses rives fécondes des tributs de tout l' univers. De cette pompeuse largesse ici tout partage le prix ; à l' aspect de ces murs chéris la pauvreté devient richesse : dieux ! Quel déluge d' habitants y brave depuis si long-temps l' indigence, ailleurs si commune ! Quel prodige encore une fois semble y faire de la fortune l' exécutrice de ses lois ? Peuples, vous devez le connoître : ce comble de félicité n' est dû qu' à la sage équité du meilleur roi qu' on ait vu naître : de vos biens, comme de vos maux, les gouvernements inégaux ont toujours été la semence : vos rois sont, dans la main des dieux, les instruments de la clémence ou de la colere des cieux. Oui, grand prince, j' ose le dire, tes sujets, de biens si comblés, languiroient peut-être accablés sous le joug de tout autre empire : le ciel, jaloux de leur grandeur, pour en assurer la splendeur leur devoit un maître équitable, qui préférât leurs libertés -------------------------------------------------------------------------------- p154 à la justice incontestable de ses droits les plus respectés. Mais, grand roi, de ces droits sublimes le sacrifice généreux t' assure d' autres droits sur eux, bien plus forts et plus légitimes : les faveurs qu' ils tiennent de toi sont des ressources de leur foi toujours prêtes pour ta défense, qui leur font chérir leur devoir, et qui n' augmentent leur puissance que pour affermir ton pouvoir. Un roi qui ravit par contrainte ce que l' amour doit accorder, et qui, content de commander, ne veut régner que par la crainte, en vain, fier de ses hauts projets, croit, en abaissant ses sujets, relever son pouvoir suprême : entouré d' esclaves soumis, tôt ou tard il devient lui-même esclave de ses ennemis. Combien plus sage et plus habile est celui qui, par ses faveurs, songe à s' élever dans les coeurs un trône durable et tranquille ; qui ne connoît point d' autres biens que ceux que ses vrais citoyens de sa bonté peuvent attendre ; et qui, prompt à les discerner, n' ouvre les mains que pour repandre, et ne reçoit que pour donner ! -------------------------------------------------------------------------------- p155 Noble et généreuse industrie des Antonins et des Titus, source de toutes les vertus d' un vrai pere de la patrie ! Hélas ! Par ce titre fameux peu de princes ont su comme eux s' affranchir de la main des Parques : mais ce nom si rare, grand roi, qui jamais d' entre les monarques s' en rendit plus digne que toi ? Qui jamais vit le diadême armer contre ses ennemis un vengeur aux lois plus soumis et plus détaché de soi-même ? La sûreté de tes états peut bien, contre quelques ingrats, changer ta clémence en justice ; mais ce mouvement étranger redevient clémence propice quand tu n' as plus qu' à te venger. Et c' est cette clémence auguste qui souvent de l' autorité établit mieux la sûreté que la vengeance la plus juste : ainsi le plus grand des romains, de ses ennemis inhumains confondant les noirs artifices, trouva l' art de se faire aimer de ceux que l' horreur des supplices n' avoit encor pu désarmer. Que peut contre toi l' impuissance de quelques foibles mécontents, -------------------------------------------------------------------------------- p156 qui sur l' infortune des temps fondent leur derniere espérance, lorsque, contre leurs vains souhaits, tu réunis par tes bienfaits la cour, les villes, les provinces ; et lorsqu' aidés de ton soutien les plus grands rois, les plus grands princes, trouvent leur repos dans le tien ? Jusqu' à toi toujours désunie, l' Europe, par tes soins heureux, voit ses chefs les plus généreux inspirés du même génie : ils ont vu par ta bonne foi de leurs peuples troublés d' effroi la crainte heureusement déçue, et déracinée à jamais la haine si souvent reçue en survivance de la paix. Poursuis, monarque magnanime : acheve de leur inspirer le desir de persévérer dans cette concorde unanime : commande à ta propre valeur d' éteindre en toi cette chaleur qu' allume ton goût pour la gloire ; et donne au repos des humains tous les lauriers que la victoire offre à tes invincibles mains. Mais vous, peuples à sa puissance associés par tant de droits, songez que de toutes vos lois la plus sainte est l' obéissance : craignez le zele séducteur -------------------------------------------------------------------------------- p157 qui, sous le prétexte flatteur d' une liberté plus durable, plonge souvent, sans le vouloir, dans le chaos inséparable de l' abus d' un trop grand pouvoir. Athenes, l' honneur de la Grece, et, comme vous, reine des mers, eût toujours rempli l' univers de sa gloire et de sa sagesse ; mais son peuple, trop peu soumis, ne put dans les termes permis contenir sa puissance extrême, et, trahi par la vanité, trouva, dans sa liberté même, la perte de sa liberté. IV 5 AU ROI DE POLOGNE Au roi de pologne, sur les voeux que les peuples de Saxe font pour le retour de sa majesté . C' est trop long-temps, grand roi, différer ta promesse, et d' un peuple qui t' aime épuiser les desirs : reviens de ta patrie en proie à la tristesse calmer les déplaisirs. Elle attend ton retour, comme une tendre épouse attend son jeune époux absent depuis un an, et que retient encor sur son onde jalouse l' infidele océan. -------------------------------------------------------------------------------- p158 Plongée, à ton départ, dans une nuit obscure, ses yeux n' ont vu lever que de tristes soleils : rends-lui par ta présence une clarté plus pure et des jours plus vermeils. Mais non ; je vois l' erreur du zele qui m' anime : ta patrie est par-tout, grand roi, je le sais bien, où peut de tes états le bonheur légitime exiger ton soutien. Les peuples nés aux bords que la Vistule arrose sont, par adoption, devenus tes enfants : tu leur dois compte enfin, le devoir te l' impose, de tes jours triomphants. N' ont-ils pas vu ton bras, au milieu des alarmes, même avant qu' à ta loi leur choix les eût soumis, faire jadis l' essai de ses premieres armes contre leurs ennemis ? Cent fois d' une puissance impie et sacrilege leurs yeux t' ont vu braver les feux, les javelots, et, le fer à la main, briguer le privilege de mourir en héros. Ce n' est pas que le feu de ta valeur altiere n' eût pour premier objet la gloire et les lauriers : tu ne cherchois alors qu' à t' ouvrir la barriere du temple des guerriers. En mille autres combats, sous l' oeil de la victoire, des plus affreux dangers affrontant le concours, tu semblois ne vouloir assurer ta mémoire qu' aux dépens de tes jours. Telle est de tes pareils l' ardeur héréditaire : -------------------------------------------------------------------------------- p159 ils savent qu' un héros par son rang exalté ne doit qu' à la vertu ce que doit le vulgaire à la nécessité. Mais le ciel protégeoit une si belle vie : il vouloit voir sur toi ses desseins accomplis, et par toi relever au sein de ta patrie ses honneurs abolis. Un royaume fameux, fondé par tes ancêtres, devoit mettre en tes mains la suprême grandeur, et ses peuples par toi voir de leurs premiers maîtres revivre la splendeur. En vain le nord frémit, et fait gronder l' orage qui sur eux tout-à-coup va fondre avec effroi : le ciel t' offre un péril digne de ton courage ; mais il combat pour toi. Ce superbe ennemi des princes de la terre, contre eux, contre leurs droits, si fièrement armé, tombe, et meurt foudroyé par le même tonnerre qu' il avoit allumé. Tu regnes cependant ; et tes sujets tranquilles vivent sous ton appui dans un calme profond, à couvert des larcins et des courses agiles du scythe vagabond. Les troupeaux rassurés broutent l' herbe sauvage ; le laboureur content cultive ses guérets ; le voyageur est libre, et sans peur du pillage traverse les forêts. Le peuple ne craint plus de tyran qui l' opprime ; le foible est soulagé, l' orgueilleux abattu ; -------------------------------------------------------------------------------- p160 la force craint la loi ; la peine suit le crime ; le prix suit la vertu. Grand roi, si le bonheur d' un royaume paisible fait la félicité d' un prince généreux, quel héros couronné, quel monarque invincible fut jamais plus heureux ? Quelle alliance enfin plus noble et plus sacrée, éternisant ta gloire en ta postérité, pouvoit mieux affermir l' infaillible durée de ta prospérité ? Ce sont là les faveurs dont la bonté céleste a payé ton retour au culte fortuné que tes peres, séduits par un guide funeste, avoient abandonné. N' en doute point, grand roi ; c' est l' arbitre suprême qui, pour mieux t' élever voulut t' assujettir, et qui couronne en toi les faveurs que lui-même daigna te départir. C' est ainsi qu' autrefois dans les eaux de sa grace des fiers héros saxons il lava les forfaits, afin de faire un jour éclater sur leur race sa gloire et ses bienfaits. L' empire fut le prix de leur obéissance : il choisit les Othons, et voulut par leurs mains du joug des Albérics et des fers de Crescence affranchir les romains. Dès-lors (que ne peut point un exemple sublime transmis des souverains au reste des mortels ! ) -------------------------------------------------------------------------------- p161 l' univers vit par-tout un encens légitime fumer sur ses autels. Des héros de leur sang la piété soumise triompha six cents ans avec le même éclat, sans jamais séparer l' étendard de l' église des drapeaux de l' état. Rome enfin ne voyoit dans ces augustes princes que des fils généreux qui, fermes dans sa loi, maintenoient la splendeur de leurs vastes provinces par celle de la foi. ô siecles lumineux, votre clarté célebre devoit-elle à leurs yeux dérober son flambeau ? Falloit-il que la nuit vînt d' un voile funebre couvrir un jour si beau ? L' héritier de leur nom, l' héritier de leur gloire, ose applaudir, que dis-je ? Ose appuyer l' erreur, et d' un vil apostat, l' opprobre de l' histoire, adopter la fureur. L' auguste vérité le voit s' armer contre elle, et, sous le nom du ciel combattant pour l' enfer, tout le nord révolté soutenir sa querelle par la flamme et le fer. Ah ! C' en est trop ! Je cede à ma douleur amere ; retirons-nous, dit-elle, en de plus doux climats ; et cherchons des enfants qui du sang de leur mere ne souillent point leurs bras. Fils ingrat, c' est par toi que mon malheur s' acheve ; tu détruis mon pouvoir : mais le tien va finir ; -------------------------------------------------------------------------------- p162 un dieu vengeur te suit ; tremble ; son bras se leve tout prêt à te punir. Je vois, je vois le trône où ta fureur s' exerce tomber sur tes neveux de sa chûte écrasés, comme un chêne orgueilleux que l' orage renverse sur ses rameaux brisés. Mais sur ce tronc aride une branche élevée doit un jour réparer ses débris éclatants, par mes mains et pour moi nourrie et conservée jusqu' à la fin des temps. Rejeton fortuné de cette tige illustre, un prince aimé des cieux rentrera sous mes lois ; et mes autels détruits reprendront tout le lustre qu' ils eurent autrefois. Je régnerai par lui sur des peuples rebelles ; il régnera par moi sur des peuples soumis ; et j' anéantirai les complots infideles de tous leurs ennemis. Peuples vraiment heureux ! Veuillent les destinées de son empire aimable éterniser le cours, et, pour votre bonheur, prolonger ses années aux dépens de vos jours ! Puisse l' auguste fils qui marche sur ses traces, et que le ciel lui-même a pris soin d' éclairer, conserver à jamais les vertus et les graces qui le font adorer ! Digne fruit d' une race en héros si féconde, puisse-t-il égaler leur gloire et leurs exploits, et devenir, comme eux, les délices du monde et l' exemple des rois ! IV 6 SUR LES DIVINITES POETIQUES -------------------------------------------------------------------------------- p163 C' est vous encor que je réclame, muses, dont les accords hardis dans les sens les plus engourdis versent cette céleste flamme qui dissipe leur sombre nuit, et qui, flambeau sacré de l' ame, l' éclaire, l' échauffe, et l' instruit. Nymphes, à qui le ciel indique ses mysteres les plus secrets, je viens chercher dans vos forêts l' origine et la source antique de ces dieux, fantômes charmants, de votre verve prophétique indisputables éléments. Je la vois ; c' est l' ombre d' Alcée qui me la découvre à l' instant, et qui déja, d' un oeil content, dévoile à ma vue empressée ces déités d' adoption, synonymes de la pensée, symboles de l' abstraction. C' est lui ; la foule qui l' admire voit encore, au son de ses vers, fuir ces tyrans de l' univers dont il extermina l' empire : mais déja, sur de nouveaux tons, -------------------------------------------------------------------------------- p164 je l' entends accorder sa lyre : il s' approche ; il parle ; écoutons. Des sociétés temporelles le premier lien est la voix, qu' en divers sons l' homme, à son choix, modifie et fléchit pour elles ; signes communs et naturels, où les ames incorporelles se tracent aux sens corporels. Mais, pour peindre à l' intelligence leurs immatériels objets, ces signes, à l' erreur sujets, ont besoin de son indulgence ; et, dans leurs secours impuissants, nous sentons toujours l' indigence du ministere de nos sens. Le fameux chantre d' Ionie trouva dans ses tableaux heureux le secret d' établir entre eux une mutuelle harmonie : et ce commerce leur apprit l' art inventé par Uranie de peindre l' esprit à l' esprit. Sur la scene incompréhensible de cet interprete des dieux tout sentiment s' exprime aux yeux, tout devient image sensible ; et, par un magique pouvoir, tout semble prendre un corps visible, vivre, parler, et se mouvoir. Oui, c' est toi, peintre inestimable, -------------------------------------------------------------------------------- p165 trompette d' Achille et d' Hector, par qui de l' heureux siecle d' or l' homme entend le langage aimable, et voit dans la variété des portraits menteurs de la fable les rayons de la vérité. Il voit l' arbitre du tonnerre réglant le sort par ses arrêts : il voit sous les yeux de Cérès croître les trésors de la terre : il reconnoît le dieu des mers à ces sons qui calment la guerre qu' éole excitoit dans les airs. Si dans un combat homicide le devoir engage ses jours, Pallas, volant à son secours, vient le couvrir de son égide : s' il se voue au maintien des lois, c' est Thémis qui lui sert de guide, et qui l' assiste en ses emplois. Plus heureux si son coeur n' aspire qu' aux douceurs de la liberté, Astrée est la divinité qui lui fait chérir son empire : s' il s' éleve au sacré vallon, son enthousiasme est la lyre qu' il reçoit des mains d' Apollon. Ainsi consacrant le systême de la sublime fiction, Homere, nouvel Amphion, change, par la vertu suprême de ses accords doux et savants, -------------------------------------------------------------------------------- p166 nos destins, nos passions même, en êtres réels et vivants. Ce n' est plus l' homme qui pour plaire étale ses dons ingénus ; ce sont les graces, c' est Vénus, sa divinité tutélaire : la sagesse qui brille en lui, c' est Minerve dont l' oeil l' éclaire, et dont le bras lui sert d' appui. L' ardente et fougueuse Bellone arme son courage aveuglé : les frayeurs dont il est troublé sont le flambeau de Tisiphone : sa colere est Mars en fureur ; et ses remords sont la Gorgone dont l' aspect le glace d' horreur. Le pinceau même d' un Apelle peut, dans les temples les plus saints, attacher les yeux des humains à l' objet d' un culte fidele, et peindre sans témérité, sous une apparence mortelle, la divine immortalité. Vous donc, réformateurs austeres de nos privileges sacrés, et vous non encore éclairés sur nos symboliques mysteres, éloignez-vous, pâles censeurs, de ces retraites solitaires qu' habitent les neuf doctes soeurs. Ne venez point sur un rivage -------------------------------------------------------------------------------- p167 consacré par leur plus bel art porter un aveugle regard : et loin d' elles tout triste sage qui, voilé d' un sombre maintien, sans avoir appris leur langage, veut jouir de leur entretien ! Ici l' ombre impose silence aux doctes accents de sa voix : et déja dans le fond des bois, impétueuse, elle s' élance ; tandis que je cherche des sons dignes d' atteindre à l' excellence de ses immortelles leçons. IV 7 DEVOIR ET SORT GR. HOMMES le devoir et le sort des grands hommes. nous honorons du nom de sage celui qui, content de son sort, et loin des vents et de l' orage goûtant les délices du port, sait, au milieu de l' abondance, dans une noble indépendance trouver la gloire et le repos ; mais cette sagesse tranquille, vertu dans un mortel stérile, n' est point vertu dans un héros. Pour jouir d' une paix chérie les cieux ne nous l' ont point prêté ; il est comptable à sa patrie des dons qu' il tient de leur bonté : -------------------------------------------------------------------------------- p168 cette influence souveraine n' est pour lui qu' une illustre chaîne qui l' attache au bonheur d' autrui ; tous les brillants qui l' embellissent, tous les talents qui l' ennoblissent, sont en lui, mais non pas à lui. Il sait, et c' est un avantage peu connu de ses vains rivaux, que son véritable partage sont les veilles et les travaux ; que sur tous les êtres du monde des dieux la sagesse profonde étend ses regards généreux ; et qu' éclos de leurs mains fertiles, les uns naissent pour être utiles, les autres pour n' être qu' heureux. Ainsi, victime préparée pour le bonheur du genre humain, victime non moins consacrée à l' empire du souverain, soit sur la mer, soit sur la terre, soit dans la paix, soit dans la guerre, d' une foi mâle revêtu, son prince, dont il est l' organe, sa propre vertu le condamne à s' immoler à sa vertu. La dépendance est le salaire des présents que nous font les cieux : un roi parle ; il faut, pour lui plaire, quitter sa patrie et ses dieux : héros guerriers, héros paisibles, il faut à ses lois invincibles asservir vos talents vainqueurs : -------------------------------------------------------------------------------- p169 partez, volez, ames viriles ; courez lui soumettre les villes ; allez lui conquérir les coeurs. Toutefois si de votre zele vous voulez recevoir le prix, revenez ; l' absence infidele enfante peu de favoris ; les récompenses les plus dues sont souvent des dettes perdues pour qui tarde à les répéter ; et sur l' absent qui les mérite le présent qui les sollicite est toujours sûr de l' emporter. Le mérite oublié du maître, et souvent même dédaigné, ne se fait jamais bien connoître dans un point de vue éloigné : en vain sous d' illustres auspices produiroit-il de ses services le témoignage glorieux ; sa présence est le seul langage qui puisse en assurer le gage : les rois ont le coeur dans les yeux. C' est à ces astres vénérables d' illuminer ses actions ; c' est de leurs rayons favorables qu' il doit tirer tous ses rayons : bientôt leur céleste influence va le combler d' une affluence de biens, de gloire et de splendeurs, et, l' éclairant d' un nouveau lustre, porter sa destinée illustre au plus haut sommet des grandeurs. -------------------------------------------------------------------------------- p170 Installé dans le rang sublime où l' ont placé leurs justes lois, il peut d' un pouvoir légitime exercer les plus vastes droits ; il peut, pour foudroyer le vice, de la force et de la justice réunir le double soutien ; il peut enfin, fidele oracle, faire trouver sans nul obstacle le bonheur public dans le sien. Mais si jamais un noir orage, long-temps suspendu dans son cours, fait sur lui crever le nuage élevé durant ses beaux jours ; c' est alors que, libre de crainte, le dépit que masquoit la feinte se change en mortelles fureurs, et que l' envie empoisonnée, par l' impunité déchaînée, dépouille toutes ses terreurs. Sa gloire aussitôt obscurcie, vaine ombre d' un jour éclipsé, disparoît, souillée et noircie par le mensonge intéressé ; canal impur, qui, dans leurs courses infectant les plus belles sources, change en erreur la vérité, l' industrie en extravagance, la grandeur d' ame en arrogance, et le zele en témérité. Tout fuit, tout cherche un nouveau maître ; ses complaisants les plus flatteurs sont les premiers qu' on voit paroître -------------------------------------------------------------------------------- p171 entre ses prudents déserteurs : en vain ses qualités suprêmes forcent les témoignages mêmes à l' équité les moins soumis ; en vain par ses bontés célebres cent noms sont sortis des ténebres ; les malheureux n' ont point d' amis. ô vous que la bonne fortune maintient à l' abri des revers, de la terre charge importune, peuple inutile à l' univers, au sein de la béatitude, bornez-vous, fixez votre étude au choix des plaisirs les plus doux ; et, dans l' oisive nonchalance de votre paisible opulence, ne songez qu' à vivre pour vous : tandis que le zele héroïque, esclave de sa dignité, à la félicité publique consacrera sa liberté, ou, perdu dans la foule obscure, et d' une vie ingrate et dure traînant les soucis épineux, verra, sans murmure et sans peine, de la prospérité hautaine briller le faste dédaigneux. IV 8 A LA PAIX -------------------------------------------------------------------------------- p172 ô paix, tranquille paix, secourable immortelle, fille de l' harmonie et mere des plaisirs, que fais-tu dans les cieux, tandis que de Cybele les sujets désolés t' adressent leurs soupirs ? Si, par l' ambition de la terre bannie, tu crois devoir ta haine à tes profanateurs, que t' a fait l' innocence injustement punie de l' inhumanité de ses persécuteurs ? équitable déesse, entends nos voix plaintives ; vois ces champs ravagés, vois ces temples brûlants, ces peuples éplorés, ces meres fugitives, et ces enfants meurtris entre leurs bras sanglants. De quels débordements de sang et de carnage la terre a-t-elle vu ses flancs plus engraissés ? Et quel fleuve jamais vit border son rivage d' un plus horrible amas de mourants entassés ? Telle autour d' Ilion la mort livide et blême moissonnoit les guerriers de Phrygie et d' Argos, dans ces combats affreux où le dieu Mars lui-même de son sang immortel vit bouillonner les flots. D' un cri pareil au bruit d' une armée invincible qui s' avance au signal d' un combat furieux, il ébranla du ciel la voûte inaccessible, et vint porter sa plainte au monarque des dieux. -------------------------------------------------------------------------------- p173 Mais le grand Jupiter, dont la présence auguste fait rentrer d' un coup-d' oeil l' audace en son devoir, interrompant la voix de ce guerrier injuste, en ces mots foudroyants confondit son espoir : va, tyran des mortels, dieu barbare et funeste, va faire retentir tes regrets loin de moi ; de tous les habitants de l' olympe céleste nul n' est à mes regards plus odieux que toi. Tigre, à qui la pitié ne peut se faire entendre, tu n' aimes que le meurtre et les embrasements : les remparts abattus, les palais mis en cendre, sont de ta cruauté les plus doux monuments. La frayeur et la mort vont sans cesse à ta suite, monstre nourri de sang, coeur abreuvé de fiel, plus digne de régner sur les bords du Cocyte, que de tenir ta place entre les dieux du ciel. Ah ! Lorsque ton orgueil languissoit dans les chaînes où les fils d' Aloüs te faisoient soupirer, pourquoi, trop peu sensible aux miseres humaines, Mercure, malgré moi, vint-il t' en délivrer ? La discorde dès-lors avec toi détrônée eût été pour toujours reléguée aux enfers ; et l' altiere Bellone, au repos condamnée, n' eût jamais exilé la paix de l' univers. La paix, l' aimable paix, fait bénir son empire ; le bien de ses sujets fait son soin le plus cher : et toi, fils de Junon, c' est elle qui t' inspire la fureur de régner par la flamme et le fer. Chaste paix, c' est ainsi que le maître du monde -------------------------------------------------------------------------------- p174 du fier Mars et de toi sait discerner le prix : ton sceptre rend la terre en délices féconde ; le sien ne fait régner que les pleurs et les cris. Pourquoi donc aux malheurs de la terre affligée refuser le secours de tes divines mains ? Pourquoi, du roi des cieux chérie et protégée, céder à ton rival l' empire des humains ? Je t' entends : c' est en vain que nos voeux unanimes de l' olympe irrité conjurent le courroux ; avant que sa justice ait expié nos crimes, il ne t' est pas permis d' habiter parmi nous. Et quel siecle jamais mérita mieux sa haine ? Quel âge plus fécond en titans orgueilleux ? En quel temps a-t-on vu l' impiété hautaine lever contre le ciel un front plus sourcilleux ? La peur de ses arrêts n' est plus qu' une foiblesse ; le blasphême s' érige en noble liberté, la fraude au double front en prudente sagesse, et le mépris des lois en magnanimité. Voilà, peuples, voilà ce qui sur vos provinces du ciel inexorable attire la rigueur ; voilà le dieu fatal qui met à tant de princes la foudre dans les mains, la haine dans le coeur. Des douceurs de la paix, des horreurs de la guerre, un ordre indépendant détermine le choix : c' est le courroux des rois qui fait armer la terre ; c' est le courroux des dieux qui fait armer les rois. C' est par eux que sur nous la suprême vengeance exerce les fléaux de sa sévérité, -------------------------------------------------------------------------------- p175 lorsqu' après une longue et stérile indulgence nos crimes ont du ciel épuisé la bonté. Grands dieux, si la rigueur de vos coups légitimes n' est point encor lassée après tant de malheurs ; si tant de sang versé, tant d' illustres victimes, n' ont point fait de nos yeux couler assez de pleurs ; inspirez-nous du moins ce repentir sincere, cette douleur soumise, et ces humbles regrets, dont l' hommage peut seul, en ces temps de colere, fléchir l' austérité de vos justes décrets. échauffez notre zele, attendrissez nos ames, élevez nos esprits au céleste séjour ; et remplissez nos coeurs de ces ardentes flammes qu' allument le devoir, le respect, et l' amour. Un monarque vainqueur, arbitre de la guerre, arbitre du destin de ses plus fiers rivaux, n' attend que ce moment pour poser son tonnerre, et pour faire cesser la rigueur de nos maux. Que dis-je ? Ce moment de jour en jour s' avance : les dieux sont adoucis, nos voeux sont exaucés : d' un ministre adoré l' heureuse providence veille à notre salut : il vit ; c' en est assez. Peuples, c' est par lui seul que Bellone asservie va se voir enchaîner d' un éternel lien : c' est à votre bonheur qu' il consacre sa vie ; c' est à votre repos qu' il immole le sien. Reviens donc, il est temps que son voeu se consomme, reviens, divine paix, en recueillir le fruit ; -------------------------------------------------------------------------------- p176 sur ton char lumineux fais monter ce grand homme ; et laisse-toi conduire au dieu qui le conduit. Ainsi, du ciel calmé rappelant la tendresse, puissions-nous voir changer par ses dons souverains nos peines en plaisirs, nos pleurs en alégresse, et nos obscures nuits en jours purs et sereins ! IV 9 A M. LE COMTE DE LANNOI à m le comte de Lannoi, gouverneur de Bruxelles, sur une maladie de l' auteur, causée par une attaque de paralysie, en 1738 . Celui qui des coeurs sensibles cherche à devenir vainqueur doit, pour les rendre flexibles, consulter son propre coeur ; c' est notre plus sûr arbitre : les dieux ne sont qu' à ce titre de nos offrandes jaloux ; si Jupiter veut qu' on l' aime, c' est qu' il nous prévient lui-même par l' amour qu' il a pour nous. C' est cette noble industrie, comte, qui par tant de noeuds t' attache dans ta patrie tous les coeurs et tous les voeux : rappelle dans ta pensée, à la nouvelle annoncée du dernier prix de ta foi, -------------------------------------------------------------------------------- p177 tous ces torrents de tendresse dont la publique alégresse signala son feu pour toi. En moi-même, ô preuve insigne ! Jusqu' où n' a point éclaté d' un caractere si digne l' intarissable bonté ! Dans le calme, dans l' orage, toujours même témoignage, sur-tout dans ces tristes jours dont la lumiere effacée de ma planete éclipsée me fait sentir le décours. Malheureux l' homme qui fonde l' avenir sur le présent, et qu' endort au sein de l' onde un zéphyre séduisant ! Jamais l' adverse fortune, ma surveillante importune, ne parut plus loin de moi ; et jamais aux doux mensonges des plus agréables songes je ne prêtai tant de foi. C' est dans ces routes fleuries où mes volages esprits promenoient leurs rêveries, d' un charme trompeur épris, que, contre moi révoltée, l' impatiente Adrastée, Némésis, avoit caché, vengeresse impitoyable, le précipice effroyable où mes pas ont trébuché. -------------------------------------------------------------------------------- p178 Tel qu' un arbre stable et ferme, quand l' hiver par sa rigueur de la seve qu' il renferme a refroidi la vigueur, s' il perd l' utile assistance des appuis dont la constance soutient ses bras relâchés, sa tête altiere et hautaine cachera bientôt l' arene sous ses rameaux desséchés : tel, quand le secours robuste dont mon corps est étayé en laisse à mon sang aduste régir la foible moitié, l' autre moitié qui succombe hésite, chancelle, tombe, et sent que, malgré l' effort que sa vertu fait renaître, le plus foible est toujours maître, et triomphe du plus fort. Par mes desirs prévenue, près de mon lit douloureux déja la mort est venue asseoir son squelette affreux ; et le regard homicide de son cortege perfide porte à son dernier degré l' excès toujours plus terrible d' un accablement horrible par l' insomnie ulcéré. Quelle vapeur vous enivre, mortels qui, chéris du sort, ne desirez que de vivre, -------------------------------------------------------------------------------- p179 et ne craignez que la mort ? Souvent, malgré leurs promesses, vos dignités, vos richesses, affligent leurs possesseurs : pour les ames généreuses, du vrai bonheur amoureuses, la mort même a ses douceurs. On a beau se plaindre d' elle ; quelque horreur que l' on en ait, les guerriers la trouvent belle, quand elle vient d' un seul trait les frapper à l' improviste : mais, juste ciel ! Qu' elle est triste, et quel rigoureux travail, quand ses approches moins vives par des pertes successives nous détruisent en détail ! Près de ma derniere aurore, en vain dit-on que les cieux de quelques beaux jours encore pourront éclairer mes yeux : ô promesse imaginaire quel emploi pourrois-je faire, soleil, céleste flambeau, de ta lumiere suprême, quand la moitié de moi-même est déja dans le tombeau ? Acheve donc ton ouvrage, viens, ô favorable mort, de ce caduc assemblage rompre le fragile accord : par ce coup où je t' invite permets que mon corps s' acquitte -------------------------------------------------------------------------------- p180 de ce qu' il doit au cercueil, et que mon ame y révoque cette constance équivoque dont la douleur est l' écueil. Ainsi, parmi les ténebres les yeux vainement fermés, dans mille pensers funebres mes sens étoient abymés ; lorsque d' une voix amie mon oreille raffermie crut reconnoître les sons : c' étoit l' ombre de Malherbe, qui sur sa lyre superbe vint m' adresser ces leçons : sous quelles inquiétudes, ami, te vois-je abattu ? Que t' ont servi nos études ? Qu' as-tu fait de ta vertu, toi qui, disciple d' Horace, par les nymphes du parnasse dès ton jeune âge nourri, semblois sur ces espérances contre toutes les souffrances t' être fait un sûr abri ? Ignores-tu donc encore que tous les fléaux tirés de la boîte de pandore se sont du monde emparés ; que l' ordre de la nature soumet la pourpre et la bure aux mêmes sujets de pleurs ; et que, tout fiers que nous sommes, -------------------------------------------------------------------------------- p181 nous naissons tous, foibles hommes, tributaires des douleurs ? Prétendois-tu que les Parques dussent, filant tes instants, signaler des mêmes marques ton hiver et ton printemps ? Quel dieu te rend si plausible la jouissance impossible d' un privilege inoui, réservé pour l' empyrée, et dont pendant leur durée jamais mortels n' ont joui ? En recevant l' existence que le ciel nous daigne offrir, nous recevons la sentence qui nous condamne à souffrir : à sa vigueur naturelle en vain notre corps appelle de ce décret hasardeux ; notre ame subordonnée, par les soucis dominée, paie assez pour tous les deux. Quelle fievre plus cruelle que ses mortels déplaisirs, quand la fortune infidele vient traverser ses desirs ? En tout pays, à tout âge, la douleur est son partage jusqu' à l' heure du trépas : dans le sein des grandeurs même, le sceptre et le diadême ne l' en affranchissent pas. -------------------------------------------------------------------------------- p182 Que dirai-je du supplice où l' exposent tous les jours l' imposture et la malice que farde l' art du discours, quand elle voit à sa place l' hypocrisie et l' audace triompher de leurs larcins, et la timide innocence, sans ressource et sans défense, livrée à ses assassins ? Si donc par des lois certaines l' ame et le corps son rempart ont leurs plaisirs et leurs peines, leurs biens et leurs maux à part ; n' est-ce pas une fortune, quand d' une charge commune deux moitiés portent le faix, que la moindre le réclame, et que du bonheur de l' ame le corps seul fasse les frais ? L' espérance consolante d' un plus heureux avenir de ta douleur accablante doit chasser le souvenir : c' étoit le dernier désastre que de ton malheureux astre exigeoit l' inimitié : calme ton ame inquiete ; Némésis est satisfaite, et ton tribut est payé. IV 10 A LA POSTERITE -------------------------------------------------------------------------------- p183 Déesse des héros, qu' adorent en idée tant d' illustres amants dont l' ardeur hasardée ne consacre qu' à toi ses voeux et ses efforts ; toi qu' ils ne verront point, que nul n' a jamais vue, et dont pour les vivants la faveur suspendue ne s' accorde qu' aux morts ; vierge non encor née, en qui tout doit renaître quand le temps dévoilé viendra te donner l' être, laisse-moi dans ces vers te tracer mes malheurs ; et ne refuse pas, arbitre vénérable, un regard généreux au récit déplorable de mes longues douleurs. Le ciel, qui me créa sous le plus dur auspice, me donna pour tout bien l' amour de la justice, un génie ennemi de tout art suborneur, une pauvreté fiere, une mâle franchise, instruite à détester toute fortune acquise aux dépens de l' honneur. Infortuné trésor ! Importune largesse ! Sans le superbe appui de l' heureuse richesse quel coeur impunément peut naître généreux ? Et l' aride vertu, limitée en soi-même, que sert-elle, qu' à rendre un malheureux qui l' aime encor plus malheureux ? Craintive, dépendante, et toujours poursuivie par la malignité, l' intérêt, et l' envie, quel espoir de bonheur lui peut être permis, -------------------------------------------------------------------------------- p184 si, pour avoir la paix, il faut qu' elle s' abaisse à toujours se contraindre, et courtiser sans cesse jusqu' à ses ennemis ? Je n' ai que trop appris qu' en ce monde où nous sommes pour souverain mérite on ne demande aux hommes qu' un vice complaisant de graces revêtu ; et que des ennemis que l' amour propre inspire les plus envenimés sont ceux que nous attire l' inflexible vertu. C' est cet amour du vrai, ce zele antipathique contre tout faux brillant, tout éclat sophistique, où l' orgueil frauduleux va chercher ses atours, qui lui seul suscita cette foule perverse d' ennemis forcenés dont la rage traverse le repos de mes jours. écartons, ont-ils dit, ce censeur intraitable que des plus beaux dehors l' attrait inévitable ne fit jamais gauchir contre la vérité ; détruisons un témoin qu' on ne sauroit séduire ; et, pour la garantir, perdons ce qui peut nuire à notre vanité. Inventons un venin dont la vapeur infâme, en soulevant l' esprit, pénetre jusqu' à l' ame ; et sous son nom connu répandons ce poison : n' épargnons contre lui mensonge ni parjure ; chez le peuple troublé, la fureur et l' injure tiendront lieu de raison. Imposteurs effrontés, c' est par cette souplesse que j' ai vu tant de fois votre scélératesse jusques chez mes amis me chercher des censeurs, et, des yeux les plus purs bravant le témoignage, -------------------------------------------------------------------------------- p185 défigurer mes traits, et souiller mon visage de vos propres noirceurs. Toutefois, au milieu de l' horrible tempête dont malgré ma candeur, pour écraser ma tête, l' autorité séduite arma leurs passions, la chaste vérité prit en main ma défense, et fit luire en tout temps sur ma foible innocence l' éclat de ses rayons. Aussi, marchant toujours sur mes antiques traces, combien n' ai-je pas vu dans mes longues disgraces d' illustres amitiés consoler mes ennuis, constamment honoré de leur noble suffrage, sans employer d' autre art que le fidele usage d' être ce que je suis ! Telle est sur nous du ciel la sage providence, qui, bornant à ces traits l' effet de sa vengeance, d' un plus âpre tourment m' épargnoit les horreurs : pouvoit-elle acquitter par une moindre voie la dette des excès d' une jeunesse en proie à mes folles erreurs ? Objets de sa bonté, même dans sa colere, enfants toujours chéris de cette tendre mere, ce qui nous semble un fruit de son inimitié n' est en nous que le prix d' une vie infidele, châtiment maternel, qui n' est jamais en elle qu' un effet de pitié. Révérons sa justice ; adorons sa clémence, qui, jusques dans les maux que sa main nous dispense, nous présente un moyen d' expier nos forfaits, et qui, nous imposant ces peines salutaires, nous donne en même temps les secours nécessaires pour en porter le faix. -------------------------------------------------------------------------------- p186 Juste postérité, qui me feras connoître, si mon nom vit encor quand tu viendras à naître, donne-moi pour exemple à l' homme infortuné qui, courbé sous le poids de son malheur extrême, pour asyle dernier n' a que l' asyle même dont il fut détourné. Dis-lui qu' en mes écrits il contemple l' image d' un mortel qui, du monde embrassant l' esclavage, trouva, cherchant le bien, le mal qu' il haïssoit, et qui, dans ce trompeur et fatal labyrinthe, de son miel le plus pur vit composer l' absinthe que l' erreur lui versoit. Heureux encor pourtant, même dans son naufrage, que le ciel l' ait toujours assisté d' un courage qui de son seul devoir fit sa suprême loi, des vils tempéraments combattant la mollesse, sans s' exposer jamais par la moindre foiblesse à rougir devant toi ! Voilà quel fut celui qui t' adresse sa plainte, victime abandonnée à l' envieuse feinte, de sa seule innocence en vain accompagné ; toujours persécuté, mais toujours calme et ferme, et, surchargé de jours, n' aspirant plus qu' au terme à leur nombre assigné. Le pinceau de Zeuxis, rival de la nature, a souvent de ses traits ébauché la peinture ; mais du sage lecteur les équitables yeux, libres de préjugés, de colere et d' envie, verront que ses écrits, vrai tableau de sa vie, le peignent encor mieux.